CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1charnière entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Le paysL a République Islamique de Mauritanie occupe une place géographique s’étend sur un territoire vaste d’une superficie de 1.030.700 km2. La population est en revanche peu nombreuse, estimée à environ 2.500.000 habitants, même si le taux de croissance annuel de cette population est évalué à 3% depuis le recensement de 1977. Le principal problème du pays concerne la répartition géographique de la population. La densité moyenne de la population est d’environ 2,5 habitants au km2, mais surtout la répartition est très inégale sur le territoire, avec par exemple moins de 1 habitant au km2 dans la région de Tiris-Zemmour et plus de 40 habitants au km2 dans la région du Fleuve Sénégal. Cette inégale répartition tient en partie aux conditions naturelles. Ces caractéristiques constituent un défi pour l’accès à la santé de la population. Comment permettre l’accès aux soins des populations les plus isolées, dans des régions inaccessibles une partie de l’année ?

2Par ailleurs, les changements de modes de vie impliquent aussi une forte mobilisation des autorités sanitaires. Ainsi, la proportion des ruraux nomades qui représentaient 73% de la population totale en 1965 est désormais inférieure à 5%. Parallèlement, l’urbanisation croissante de la population, avec un taux annuel supérieur à 5%, impose une forte mobilisation des autorités sanitaires dans les zones urbaines. Dans un tel contexte, comment assurer l’accès aux soins à une partie de la population rurale toujours nomade, même si elle est de moins en moins importante, et permettre également un accès égalitaire à la population urbaine, qui croît à un rythme non maîtrisable ? Le développement de quartiers défavorisés dans les zones urbaines et l’existence de populations nomades très éparpillées constituent des défis considérables pour le système de santé. Le pays n’est pas resté inactif et a développé depuis l’Indépendance des politiques sanitaires. Cependant, malgré ces efforts, de nombreux problèmes subsistent.

3Nous proposons dans cet article un cadre analytique qui permet d’aborder les problèmes d’accessibilité au système de santé. Ce cadre analytique s’inspire de l’approche par les capabilities initiée par Amartya Sen. Ensuite, nous illustrons ce cadre avec des données. Enfin, nous concluons sur l’idée de seuil de santé à atteindre par les politiques.

1. LE CADRE ANALYTIQUE

4Le bien-être d’une personne est selon Amartya Sen défini par la qualité de son existence. Cette dernière est définie elle-même à partir du vecteur de ses fonctionnements représentés par un ensemble d’états ( being) et d’actions ( doing). Ces fonctionnements sont très variés et peuvent être (plus ou moins) complexes. Il existe des fonctionnements élémentaires tels que "avoir suffisamment à manger, être en bonne santé, échapper aux maladies évitables et à la mortalité prématurée, etc. » et des fonctionnements complexes tels que "être heureux, rester digne à ses propres yeux, prendre part à la vie de la communauté, etc." (Sen, 2000,65).

5Ces fonctionnements ne reflètent cependant le bien-être que sous la forme de sa réalisation. Mais au-delà de la réalisation se pose la question des possibilités de cette réalisation. Ainsi, "étroitement liée à la notion de fonctionnements, il y a l’idée de capabilité de fonctionner. Elle représente les diverses combinaisons de fonctionnements (états et actions) que la personne peut accomplir" (Ibid, 66). Les capabilités constituent donc une contrainte sur les possibilités de fonctionnements. Elles peuvent être comparées à une contrainte de budget. Comme la contrainte de budget délimite les possibilités d’achat de biens, elles délimitent les possibilités de fonctionnements.

6Dans l’analyse qui est menée ici sur la santé, en tant que fonctionnement élémentaire (être en bonne santé), les capabilités de base seront définies à partir de possibilités d’accès. Cette accessibilité exprime les conditions minimales pour lesquelles l’individu sera en mesure de réaliser ce fonctionnement. L’approche que nous proposons met en relation quatre éléments clés pour apprécier l’état de santé. Le postulat de départ est que l’état de santé de la personne est fonction de quatre paramètres.

7L’accès dit objectif’ aux services de santé (disponibilité des services de santé : accès physique et financier). Ce niveau d’accès peut être défini par un paramètre indiquant le taux d’accessibilité géographique (proximité des services de structures de santé), l’accès aux médicaments (revenu), et la qualité des soins (accueil dans les structures).

8L’accès dit subjectif’ (perceptions et comportements de la personne et du groupe à l’égard de la santé). Le niveau d’accès est défini par un paramètre qui dépend des comportements et des perceptions individuelles, familiales et collectives à l’égard de la santé.

9L’accès dit social défini par un paramètre qui dépend des facteurs culturels, des opportunités sociales positives et négatives. Ceci amène à la relation entre état de santé et durabilité sociale en termes de transfert de capital santé intergénérationnel. L’accessibilité sociale est fortement liée aux discriminations qui s’exercent à l’encontre de certaines personnes ou certains groupes. Alors que l’accessibilité subjective concerne les personnes elles-mêmes dans leur rapport à la santé, l’accessibilité sociale relie la santé des personnes aux comportements et aux perceptions des autres personnes.

10Des externalités définies par le paramètre qui dépend des interactions sociales entre les personnes et les groupes. Ce paramètre représente l’influence positive ou négative des externalités.

11Ces quatre paramètres peuvent être utilisés pour définir un cadre général de l’état de santé. Il est schématisé dans les graphiques qui suivent. Ces graphiques ont pour seule vocation de fournir une représentation des rôles respectifs de chaque forme d’accessibilité à un moment donné. Ils ne préjugent donc en rien de la diversité des situations réelles et de leurs mesures.

figure im1
Etat de santé A B Accessibilité Accessibilité sociale objective Accessibilité subjective

12Sur ce schéma, les paramètres ( ?, ?, ?, ?) représentent des taux de contribution à l’état de santé. La somme des contributions partielles permet d’obtenir la contribution totale à cet état de santé. Cette représentation est statique. Dans cette perspective le point A est à considérer comme l’état de santé que l’on cherche à atteindre, tandis que le point B indique les contributions des différentes formes d’accès à l’état de santé réel. Il faut également interpréter chaque partie du graphique comme un état de la contribution et non comme une relation. Par exemple, la relation entre l’état de santé et l’accessibilité objective est croissante, plus l’accessibilité augmente plus l’état de santé à des chances de s’améliorer, ce qui devrait se traduire par une relation croissante. Or, la droite pourrait laisser penser à une relation décroissante, ce qui serait une mauvaise interprétation. Il ne s’agit donc pas de représenter la relation entre l’état de santé et les différentes formes d’accessibilité mais simplement la contribution à l’état de santé, à un moment donné, de chaque forme d’accessibilité.

13L’intérêt de cette illustration réside dans sa capacité à présenter les différents apports de chaque forme d’accessibilité. Par exemple, sur le schéma suivant, le passage du point B d’état de santé réel vers le point A, représentant l’état de santé recherché, s’effectue par des changements dans les formes d’accessibilité. Tandis que globalement l’état de santé s’améliore, par le passage de B à A, cette amélioration est le résultat de changements dans les formes d’accessibilité. La ligne en gras indique une accessibilité objective inchangée (pente de la droite identique), une amélioration de la perception et donc de l’accessibilité subjective ainsi qu’une amélioration de l’accessibilité sociale (pente de la droite en gras plus horizontale que la pente de la droite pleine), en même temps qu’un niveau constant d’externalités négatives et/ou positives. Une autre illustration est donnée par les droites en pointillés. Dans cette configuration, l’amélioration est produite par un accroissement marqué de l’accessibilité objective, tandis que l’accessibilité subjective et l’accessibilité sociale restent les mêmes (pentes des droites identiques) et que les externalités jouent un rôle négatif en diminuant en partie les effets de l’accroissement de l’accessibilité objective.

figure im2
Etat de santé A B Accessibilité sociale Accessibilité objective Accessibilité subjective

14Ces illustrations indiquent, par conséquent, que l’amélioration de l’état de santé est une combinaison de différents facteurs liés à l’accessibilité. La partie suivante illustre le rôle joué par les différentes formes d’accessibilité à partir de données socio-sanitaires sur le pays.

2. UNE ILLUSTRATION DES CONTRIBUTIONS DES FORMES D’ACCESSIBILITÉ

15Dans cette section, nous illustrons, à partir de quelques données sur la Mauritanie, le cadre théorique proposé. Pour ce faire, nous examinerons successivement les trois formes d’accessibilité et les problèmes d’externalités en relation avec la santé.

L’accessibilité objective

16L’existence ou non d’infrastructures et de services, ainsi que la distance à parcourir pour s’y rendre constitue un premier indicateur essentiel à l’accessibilité objective.

17Les données de l’enquête démographique et de santé consacrées à la disponibilité des services communautaires (El Arbi, 2001) soulignent que la question de la disponibilité géographique est loin d’être parfaitement résolue. Si 57% des femmes habitent à proximité d’un poste de santé (moins de 5 kilomètres), cette proportion diminue dès qu’il s’agit de l’accès à une structure hors soins primaires. Elles ne sont plus que 52% à être à moins de 5 kilomètres d’un centre de santé/PMI (Protection Maternelle et Infantile) et 26% pour un hôpital. 20% des femmes doivent parcourir 30 kilomètres au moins pour accéder à un centre de soin. Cette proportion est de 27% quant il s’agit d’un centre de santé/PMI. De plus, une analyse spatiale de la répartition indique clairement que les zones urbaines sont largement avantagées par rapport aux zones rurales. Les femmes résidant en zone rurale sont 46% à devoir parcourir plus de 30 kilomètres pour accéder à un centre de santé/PMI et 83% pour accéder à un hôpital. Si à la place de la distance à parcourir, on utilise le temps de trajet, les résultats sont similaires. Par exemple, 68,7% des femmes ont besoin de plus d’une heure pour se rendre à l’hôpital le plus proche en zone rurale. Le taux est de 3,6% en zone urbaine.

18L’accès aux médicaments ne présente guère de meilleurs résultats. 56,1% des femmes doivent faire un parcours d’une durée de plus d’une heure pour accéder à un dépôt pharmaceutique. Il faut souligner que la difficulté du transport se pose de façon chronique du fait de la grande centralisation des véhicules au niveau des programmes et de l’absence de moyens de transport au niveau des services périphériques.

19Or, comme le souligne El Arbi Housni (2001), la proximité des services est essentielle. Elle favorise, par exemple, l’accouchement dans de bonnes conditions. Rappelons que pour la Mauritanie, sur la période 1994-2001, le taux de mortalité maternelle est estimé à 747 décès maternels pour 100 000 naissances vivantes (Barrère et Barrère, 2001a). Ce niveau de mortalité maternelle est un des plus élevés des pays africains. Si nous comparons avec les pays voisins, il est de 30% plus élevé qu’au Mali et au Sénégal et 2 fois plus élevé qu’au Maroc. Il est 34 fois plus élevé que dans les pays développés. Ces résultats dramatiques sont évidemment à mettre en relation avec l’accessibilité objective. Le manque de transports au niveau des Moughataa [2] est certainement un élément essentiel. Si à la suite des différents plans sanitaires, le niveau d’accessibilité géographique aux structures de santé s’est fortement amélioré, le problème de l’accessibilité est loin d’avoir atteint un niveau satisfaisant. Par ailleurs, en dehors de l’accessibilité en tant que telle, le problème de l’accès à des structures fonctionnelles persiste, à savoir des structures équipées et dotées de personnel adéquat. Parmi les causes d’insatisfaction, avancées par les femmes qui ont accouché dans une structure sanitaire, les trois premières sont : le prix, le temps d’attente trop long, le mauvais équipement (Ibid.).

20L’accessibilité objective apparaît comme un double défi orienté autour de l’accessibilité financière et de l’accessibilité géographique. Ces deux éléments ne doivent pas être confondus, même s’ils sont souvent associés. Si l’accessibilité objective est déterminante, l’accessibilité subjective constitue aussi un enjeu majeur. Sans prise de conscience de la maladie et du besoin de soins, les structures peuvent être mises en place, elles ne serviraient à rien.

L’accessibilité subjective

21Dans les économies où les contextes de privations et d’inégalités sont fortement marqués et durables, comme le souligne Sen ( 2000,85-86), "il est possible qu’une personne subissant les pires privations et menant une vie extrêmement limitée n’apparaisse pas terriblement mal lotie si on lui applique l’étalon de mesure mentale du désir et de sa satisfaction, pour peu qu’elle accepte son sort avec résignation et sans se plaindre. Dans des situations de privation durable, les victimes ne continuent pas à récriminer et à se lamenter tout le temps. Très souvent, elles font de gros efforts pour prendre plaisir au peu qu’elles ont et ramener leurs désirs personnels à des proportions modestesréalistes".

22Le problème se pose évidemment pour les questions de santé. La perception qu’une population a de la santé et de la maladie constitue donc un enjeu majeur pour le système de santé. Selon l’enquête de perception de la pauvreté (PNUD, 2000), les personnes interrogées indiquent que la maladie, le handicap et l’incapacité de se soigner sont perçus comme de très importants signes de pauvreté et sont classés en priorité par rapport à l’éducation. L’enquête indique que la construction d’un dispensaire dans une communauté donnée est mieux accueillie que celle d’une école.

23La santé est donc perçue comme un élément essentiel du bien-être et la maladie comme une atteinte importante à ce bien-être ; en revanche, la perception des risques de maladie ou des risques liés aux maladies est assez différente selon les ménages. À ce titre, un indicateur intéressant de l’accessibilité subjective est le taux de vaccination des enfants de 0 à 5 ans. Le Programme élargi de vaccination (PEV) mis en place en Mauritanie avec le plan de 1989 à 1991 a largement favorisé l’accessibilité objective. En effet, la dimension ‘revenu’ ne peut être considérée comme une cause explicative des différences de vaccination, puisque les services de vaccinations sont gratuits pour tous les enfants, quel que soit le niveau de revenu des parents.

24Selon l’enquête de démographie et de santé (Barrère et Barrère, 2001a), il existe de fortes disparités selon les caractéristiques socio-démographiques des enfants et de leur mère. Par exemple, le rang de naissance est semble-t-il un facteur important dans la vaccination. Les enfants de rang 6 ou plus sont globalement plus vaccinés que les autres. On peut interpréter ce résultat comme un effet d’apprentissage ou de prise de conscience de la part des parents. Surtout, le niveau d’instruction de la mère joue un rôle crucial dans la couverture vaccinale des enfants. Les enfants dont la mère à un niveau d’instruction primaire ou secondaire sont mieux vaccinés que les autres. La proportion est de 40% dans le premier cas contre 28% pour les enfants dont les mères ont seulement fréquenté l’école coranique, et 27% pour les enfants dont les mères n’ont pas fréquenté l’école.

25Le niveau d’instruction de la mère joue d’ailleurs un rôle dans de nombreux domaines de la santé, par exemple l’utilisation de contraception (ONS, 2000-01), et se reflète y compris sur le taux de mortalité infanto-juvénile (Barrère et Mboup, 2001). Ces résultats indiquent bien que l’état de santé est dépendant de facteurs subjectifs liés à l’éducation et à la perception des risques et des besoins de soins liés aux maladies.

26Mais au-delà de ces deux formes d’accessibilité, une troisième forme peut être mise en évidence. Il s’agit de l’accessibilité sociale. Nous entendons par là qu’indépendamment des conditions objectives d’accessibilité, et au-delà de la perception subjective à l’égard de la santé, toutes les personnes ne seront pas traitées de la même manière. Leur état de santé dépend étroitement de leur statut.

L’accessibilité sociale

27L’accessibilité sociale se différencie de l’accessibilité objective et de l’accessibilité subjective, même si elle entretient des liens avec ces deux autres formes. Par exemple, la maladie d’une fille ou d’une garçon n’est pas perçue de la même manière. Il s’agit bien là de quelque chose de plus que la simple perception, puisque cette perception est différenciée selon les personnes. L’accessibilité sociale peut également avoir des répercussions importantes sur l’accessibilité objective. Par exemple, si culturellement il n’est pas permis à un homme, hormis le mari, de toucher, ou même de voir une femme dénudée, les implications en termes de personnels de santé sont immédiates. Il faudra du personnel féminin pour assurer l’ensemble des soins des femmes.

28Nous illustrons les problèmes liés à cette forme d’accessibilité par l’existence de certaines pratiques et les problèmes de santé qui y sont liés. Certaines pratiques affectent en effet directement l’état de santé de certaines populations. L’excision et le gavage sont deux de ces pratiques qui affectent singulièrement l’état de santé des jeunes filles [3].

29Selon Barrère et Barrère (2001b), 71% des femmes mauritaniennes ont été excisées, avec cependant des différences socio-démographiques importantes. La prévalence de l’excision est plus élevée en milieu rural ( 71%), dans la Zone Sud-Est ( 97%), parmi les femmes qui n’ont suivi qu’un enseignement coranique ( 80%) ou celles qui n’ont pas d’instruction (72%). Ces chiffres indiquent que la perception individuelle n’est pas totalement étrangère à ce type de pratique. Mais il ressort également que les facteurs culturels sont marquants. La quasi-totalité des femmes soninkés ( 92%) sont excisées, tandis que les femmes poulars le sont dans 72% des cas, les femmes arabes dans 71% des cas, et les femmes wolofs dans 28% des cas seulement.

30Or cette pratique n’est pas sans répercussion sur l’état de santé. Les résultats de l’enquête indiquent que 53% des jeunes filles ont eu au moins une complication pendant ou après l’excision et 27% ont eu deux complications ou plus. 25% des filles ont eu des saignements excessifs, la même proportion a eu des problèmes pour uriner, 23% ont eu des problèmes de cicatrisation, 17% ont eu une infection et 12% ont eu un gonflement de la zone génitale.

31Ces problèmes sont certainement à associer aux modes de pratiques de l’excision. 71% des filles ont été excisées par des praticiennes traditionnelles et seulement 1% ont été excisées par du personnel de santé. Il s’agit donc d’un phénomène social, qui affecte la santé mais qui n’est pas vécu par les ménages comme un acte nécessitant généralement des soins. D’ailleurs, cette enquête souligne que près de neuf femmes sur dix qui ont été excisées, ont fait exciser leurs filles, ou ont l’intention de le faire et que ce sont les catégories de femmes chez lesquelles la prévalence est la plus élevée qui sont aussi les plus nombreuses à avoir fait exciser leur filles ou à avoir l’intention de le faire. Le gavage est également une pratique qui affecte particulièrement l’état de santé des jeunes filles. Cette pratique, moins connue que l’excision, consiste à forcer les jeunes filles à manger de grandes quantités de nourriture, particulièrement du lait et de la bouillie, afin qu’elles deviennent grosses, ce qui est dans une partie de la société Maure perçu comme un gage de beauté, d’aisance sociale et favorise le mariage (Barrère, 2001).

32Cette pratique a été subie par 22% des femmes, principalement arabes puisqu’elles sont 28% contre seulement 2% des femmes d’autres origines ethniques. Elle débute en général entre l’âge de 6 et 11 ans et peut durer plus de 10 ans, même si dans la majorité des cas elle a une durée inférieure à 5 ans. Cette pratique a évidemment des répercussions fortes sur l’état de santé, à travers l’obésité qu’elle provoque. De plus, la pratique en elle-même s’avère parfois une atteinte à l’état de santé. Pour forcer les jeunes filles à manger, les pratiques contraignantes peuvent s’avérer violentes [4].

33Là également, on assiste à un mécanisme de reproduction sociale, puisque les mères ayant subi le gavage sont aussi celles qui le pratiquent sur leurs filles. Cependant, il faut noter une tendance à la baisse dans l’utilisation de pratiques extrêmes de violence.

34Cette pratique, comme l’excision, constitue une atteinte à l’état de santé des jeunes femmes, dont les effets se répercutent parfois des années plus tard avec les problèmes liés à l’obésité.

35Les discriminations opérées à l’encontre de certains groupes sociaux et le traitement social qu’ils reçoivent ne sont donc pas sans répercussions sur leur état de santé. Si on peut lier en partie l’accessibilité sociale à l’accessibilité subjective, notamment par le biais de l’éducation, il s’agit néanmoins de deux problèmes différents. De même, l’accessibilité sociale implique de nombreuses contraintes sur l’accessibilité objective. Comment notamment prendre en charge des pratiques dans des conditions sanitaires optimales, même si par ailleurs ces pratiques peuvent être amenées à évoluer avec l’éducation croissante de la population ?

Les externalités

36Les externalités constituent le dernier volet de l’analyse de l’état de santé. Les données sur ces externalités sont plus difficiles à évaluer. Elles peuvent consister en plusieurs catégories. Par exemple, il existe des externalités liées aux comportements des personnes : une personne tuberculeuse qui ne se soignerait pas, mais qui de surcroît serait accueillie dans le milieu familial pour des raisons d’assistance, engendre évidemment un risque important de contamination des autres membres de la famille, etc. Certaines externalités sont liées non pas aux comportements directs d’autres personnes malades, mais à l’état de l’hygiène et des conditions sanitaires générales de la zone de vie. Par exemple, les diarrhées des jeunes enfants sont plus nombreuses en milieu urbain qu’en milieu rural (21% contre 16%, Barrère et Barrère, 2001a). De manière générale, l’accès à l’eau potable, et les conditions d’hygiène générale influent fortement sur l’état de santé. Favoriser un bon état de santé consiste aussi à réunir un certain nombre de facteurs environnementaux favorables et à éliminer les facteurs environnementaux négatifs.

CONCLUSION : quels défis institutionnels ?

37Les problèmes d’accessibilité incitent à présenter les enjeux institutionnels comme la mise en place d’une politique de santé qui tient compte de l’ensemble des dimensions de l’accessibilité. Le défi auquel est confronté le secteur de la santé en Mauritanie est donc de développer des stratégies qui maximisent l’accès des personnes aux soins, tout en réalisant que l’accès à des structures fixes demeurera toujours limité, notamment en raison de la répartition géographique de la population et du maintien de certaines formes de nomadisme. Notre réflexion sur la mise en œuvre de mesures institutionnelles s’articule autour de l’instauration de politiques permettant d’atteindre un seuil minimal de santé.

38La notion de seuil de santé renvoie à la détermination d’un niveau minimum que les politiques de santé doivent atteindre. Boidin (1998,2001b) définit le seuil de santé comme l’état sanitaire à partir duquel la santé de l’individu contribue positivement à l’atteinte des capacités individuelles. Ainsi, selon cet auteur, ce seuil marque la capacité à exercer des choix au-delà des seules décisions de consommation permettant la simple subsistance. Dans notre problématique, la notion de seuil de santé se réfère à un état de santé minimal obtenu à partir des degrés d’accessibilité. Dans cette optique, deux approches peuvent être conçues.

39La première consiste à déterminer ce seuil à partir d’un état de santé minimal, en considérant que chaque élément de l’accessibilité doit jouer un rôle "neutre" vis-à-vis de l’obtention de ce seuil. Cela signifie que chaque forme d’accessibilité contribue pour une part équivalente à la réalisation de ce seuil, d’où l’expression de neutralité vis-à-vis de la réalisation de l’objectif.

40La seconde approche consiste, non pas comme la première à déterminer un seuil de santé global, mais à définir des objectifs minimaux pour les différentes formes d’accessibilité, afin d’obtenir un seuil global minimal. Il s’agit donc de définir des seuils partiels d’accessibilité. Dans cette optique, chaque forme d’accessibilité peut être mise à contribution de manière très différenciée en fonction des possibilités d’actions et des résultats que l’on en attend.

41Qu’il s’agisse d’une approche ou de l’autre, elles restent théoriques et se pose la question de l’opérationalisation de ce seuil ou de ces seuils partiels à partir d’une batterie d’indicateurs. De ce point de vue, une opérationalisation est pensable à partir d’indicateurs composites pour chaque forme d’accessibilité, ce qui permettrait de fournir une estimation des coefficients proposés dans le cadre analytique. D’un point de vue méthodologique, le choix des indicateurs aurait un impact réel sur le sens donné au seuil de santé. L’objet de cet article n’est cependant pas de résoudre le problème mais de le poser. Comme le souligne Boidin (1998,2001a, b), à défaut d’une mesure précise le seuil de santé peut néanmoins être approché par une série d’indicateurs, dans une optique d’objectivité située du bien-être.

42Quoi qu’il en soit, la redéfinition d’un cadre institutionnel d’intervention pourrait s’appuyer sur les problèmes d’accessibilité, ce qui aurait peut être pour avantage de mesurer les évolutions au-delà de simples indicateurs objectifs qui ne représentent qu’une partie du problème.

Notes

  • [1]
    C 3ED, Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines jjballetfr@ yahoo. fret ffah_brahim@ yahoo. fr Nous remercions vivement les rapporteurs de la revue pour leurs commentaires forts pertinents. Une grande partie de ces commentaires n’a pu être prise en compte en raison du format de l’article. Ils nous seront certainement utiles pour des développements futurs.
  • [2]
    Le pays est divisé en Wilaya (Régions) et Moughataa (Départements).
  • [3]
    L’excision consiste en l’ablation du clitoris et des petites lèvres. Les données d’enquête qui suivent y associent aussi d’autres pratiques, généralement assimilées par les populations s’y adonnant : la clitoridectomie (ablation du clitoris) et l’infibulation (ablation du clitoris et des grandes et petites lèvres avec suture du sexe).
  • [4]
    62% des femmes ayant répondu à l’enquête déclarent ainsi avoir été battues et 32% avoir subi la Zayar. Cette dernière pratique consiste à placer les pieds de la jeune fille entre deux morceaux de bois attachés aux extrémités par des cordes et à porter un poids suffisamment lourd sur ces bois afin d’obliger la jeune fille à ouvrir la bouche sous la douleur. Cette pratique peut bien sûr provoquer des fractures et des entorses aux pieds. D’autres pratiques consistent directement à casser les doigts de pied ou de main aux jeunes filles récalcitrantes.
Français

La République Islamique de Mauritanie a, depuis de longues années, développé des politiques spécifiques dans le domaine de la santé. Pourtant, le pays reste marqué par de nombreux problèmes d’accès aux soins pour certaines catégories de la population, ainsi que de fortes inégalités. Nous proposons un cadre analytique, inspiré des travaux d’A. Sen, pour appréhender les problèmes d’accès aux soins. Nous faisons ressortir les différentes formes d’accessibilité au système de santé, puis nous illustrons ce cadre par l’utilisation de données sur le pays. Nous concluons sur l’idée de seuil de santé comme repère pour l’accès aux soins des populations locales.

Mots-clés

  • accessibilité
  • capabilité
  • seuil de santé

BIBLIOGRAPHIE

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  • Sen A.K. ( 2003) Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob.
Jérôme Ballet
Fah Ould BRAHIM JIDDOU [1]
  • [1]
    C 3ED, Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines jjballetfr@ yahoo. fret ffah_brahim@ yahoo. fr Nous remercions vivement les rapporteurs de la revue pour leurs commentaires forts pertinents. Une grande partie de ces commentaires n’a pu être prise en compte en raison du format de l’article. Ils nous seront certainement utiles pour des développements futurs.
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