CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La recherche dont il est question dans cet article, intitulée Pop-Part, Les quartiers populaires au prisme de la jeunesse et engagée en septembre 2017, porte sur dix quartiers populaires de la région francilienne. Elle entend analyser les reconfigurations sociales et urbaines en cours sur ces territoires dans un contexte de métropolisation, à partir du prisme de la jeunesse. En appréhendant les expériences des jeunes, filles et garçons, à partir de leurs ancrages territoriaux, de leurs trajectoires, de leurs représentations sociales et en les replaçant dans une histoire passée et présente des quartiers populaires, elle vise à saisir les dynamiques contradictoires qui contribuent à ces reconfigurations. Pour ce faire, elle s’appuie sur une triple démarche : (1) partir de l’expérience des jeunes, (2) appréhender l’espace métropolitain du point de vue des quartiers populaires, (3) coproduire la recherche avec les jeunes dans une perspective de sciences citoyennes.

2 Alors que les jeunes des quartiers populaires font l’objet de nombreux discours médiatiques et politiques, rares sont aujourd’hui les occasions qui leur sont offertes de prendre la parole et de porter un regard analytique sur leurs pratiques et leurs représentations. Lorsqu’ils s’inscrivent dans une tradition de sociologie compréhensive et ethnographique, les entretiens menés par des chercheurs sont de ces occasions. Toutefois, comme le notent nombre d’analyses, le recueil de données par entretiens comporte des biais et des limites. La situation asymétrique dans laquelle se trouvent intervieweur et répondant, ainsi que les rapports de pouvoir qui lient les deux parties sont à ce sujet fréquemment invoqués comme des facteurs qui biaisent potentiellement les données obtenues et ce depuis que les chercheurs ont commencé à promouvoir cette méthode et à défendre sa valeur scientifique [1]. Par ailleurs, les dispositifs d’enquête utilisant l’entretien comme seul outil méthodologique font courir le risque de ne recueillir que des données partielles. Stéphane Beaud (1996) défend ainsi l’idée que l’entretien approfondi n’a toute sa valeur qu’inscrit dans un dispositif d’enquête plus large, dans lequel, lorsque cela est possible, l’observation participante est centrale. Cela permet notamment d’observer l’enquêté dans son milieu et donc de contextualiser sa parole et ses actions en fonction des situations dans lesquelles il se trouve - là où le seul entretien, parce qu’il extrait l’enquêté de son milieu, peut produire des effets de décontextualisation parfois difficiles à identifier et à prendre en compte dans l’analyse. Notons également que la parole recueillie en entretien est dans la plupart des cas interprétée par les seuls chercheurs - à l’exception notable des travaux mobilisant la méthodologie de l’intervention sociologique [2]. Elle est ensuite mobilisée dans des publications sans que les résultats ne soient présentés aux enquêtés et sans que les enquêtés n’aient la possibilité de réagir aux interprétations qui ont été faites de leurs discours.

3 Si l’on considère les quelques limites méthodologiques relevées ici de manière non limitative, mobiliser l’entretien comme seule méthode d’enquête pour une recherche sur les quartiers populaires peut contribuer à produire un regard partiel, au risque d’alimenter les stéréotypes et discriminations dont ils font l’objet. En effet, les représentations et les analyses de ces quartiers sont le plus souvent produites en surplomb de ceux qu’elles décrivent. Ces derniers vivent ainsi une forme de dépossession sociale, culturelle et politique. Les jeunes en particulier font l’objet de débats publics dans lesquels ils n’ont souvent pas de voix. En nous positionnant contre ces analyses en surplomb, nous avons conçu une méthodologie qui utilise les entretiens, mais qui les intègre dans un dispositif méthodologique plus large : une recherche participative, associant des chercheurs, des animateurs et des éducateurs de structures dédiées à la jeunesse ainsi que des jeunes de 15 à 25 ans. La recherche participative pouvait seule nous permettre d’appréhender la jeunesse au-delà de « sa fraction la plus visible dans l’espace public » [3], de porter le regard sur ceux que l’on voit moins mais également de réinterroger les catégories utilisées pour désigner ceux que l’on voit le plus. Au-delà, elle pouvait conduire à apporter des éléments de réponse à un questionnement épistémologique central à nos yeux : alors que les représentations sociales ont une importance majeure dans la construction des rapports sociaux et des politiques publiques, comment faire en sorte qu’elles ne soient pas toujours imposées de l’extérieur ? Comment faire pour que la production de la recherche participe d’une démarche d’empowerment[4] ?

4 Ainsi, le protocole de la recherche – que nous décrivons et analysons au fil de l’article –, mobilise les entretiens à côté d’autres sources orales. De plus, les entretiens ne sont pas, temporellement parlant, la première technique de recueil de données utilisée dans la recherche. Nous revenons ici sur la manière dont nous avons pensé et réalisé l’articulation entre ces différentes méthodologies. Notre objectif est de montrer en quoi l’inclusion de la méthodologie de recherche par entretien dans un dispositif plus large, mobilisant d’autres techniques d’investigation, permet de dépasser certains des biais et des limites de la recherche par entretien évoqués plus haut.

Coproduire des sources orales

5 La volonté de conduire une recherche participative nous a menés à imaginer un dispositif de recueil de données participatif, mobilisant une dizaine de jeunes aux profils sociologiques diversifiés (genre, race, situation sociale) sur chacun des dix terrains, des animateurs et éducateurs ainsi que des chercheurs. Notre objectif était de produire une « science » réflexive qui prenne en compte les relations de domination dans la production et les rapports au savoir.

6 Une dizaine d’« ateliers » par quartier, réunissant l’ensemble des parties prenantes sur chacun des terrains ont ainsi constitué le premier temps de cette démarche. Un protocole commun a été établi pour les ateliers, alternant des travaux individuels (ateliers d’écriture, cartes mentales) et collectifs (les mots pour parler du quartier, les lieux de pratique et d’évitement), des visites du quartier, des séances de photographie et de vidéo avec les jeunes dans le quartier mais également des séances de discussion à partir des productions des jeunes. La démarche visait ainsi à reconnaître et à prendre en compte différents types de savoirs sans les hiérarchiser a priori : savoirs académiques, savoirs issus de l’expérience, savoirs d’usage, savoirs de l’action [5]. Les séances ont été enregistrées, filmées pour certaines.

7 Ce processus participe de ce que Michael Burawoy qualifie de recherche publique construite en discussion avec des publics [6]. Pour que les jeunes deviennent pleinement parties prenantes de la collecte des données, nous avons tout d’abord laissé ouvert le champ des thématiques explorées, en suggérant certaines mais en laissant la place aux préoccupations apparaissant au cours du processus. Ensuite, nous avons pensé le processus de manière à ce que les jeunes puissent tirer des rétributions de la recherche, et ce à plusieurs niveaux : symbolique (partage de points de vue, rencontres avec des jeunes de leur quartier et d’autres quartiers, confiance en soi...), matériel (initiation à l’enquête sociologique et à l’outil vidéo, indemnisation financière), réflexif (apprendre à analyser ses pratiques, se situer dans l’espace social, comprendre sa trajectoire au regard d’autres trajectoires et de processus inégalitaires). Les jeunes ont ainsi été engagés dans une collaboration qui avait pour ambition de leur donner un statut clairement établi, dans laquelle de l’importance était conférée à leur présence et à leur discours.

8 Dans un tel dispositif, la recherche dépend pleinement des jeunes et de leur engagement sur le temps long : si le groupe de jeunes ne se constitue pas ou se dissout, la recherche ne peut pas avoir lieu.

La méthodologie de l’entretien dans le projet Pop-Part

9 Chacun des jeunes participant aux ateliers devait également prendre part à un entretien semi-directif avec un chercheur à l’issue des ateliers. Les entretiens ont été pensés comme un moyen pour appréhender plus précisément les trajectoires des jeunes participant au projet. Les données ainsi recueillies devaient permettre d’analyser notamment les différences entre trajectoires masculines et féminines, en les croisant avec des effets de l’expérience de la discrimination ethno-raciale, des trajectoires, des histoires familiales et des rapports au territoire.

10 Pour ce faire, nous avons souhaité mener des entretiens de type semi-directifs et biographiques, intégralement enregistrés et retranscrits, permettant de revenir sur les différentes thématiques au centre de la recherche. Nous avons construit une grille commune à l’ensemble des terrains dans l’objectif de pouvoir mener l’analyse à une double échelle : par terrain et transversale. Nous souhaitions pouvoir donner la parole aux jeunes sur des sujets multiples et non sur un évènement ou une pratique spécifique. La grille d’entretien étant très longue, nous avons défini une thématique prioritaire : celle de l’expérience urbaine, dans la mesure où elle était au centre de notre problématique et que son évocation permettait de croiser bien d’autres questions. L’ensemble des questions était organisé dans une perspective intersectionnelle (cf. encadré grille d’entretien simplifiée).

Atelier sur les pratiques urbaines des jeunes dans la ville de Pantin

Atelier sur les pratiques urbaines des jeunes dans la ville de Pantin

Atelier sur les pratiques urbaines des jeunes dans la ville de Pantin

2019, © Pop Part Pantin.

11 Toutefois, une problématique majeure s’est imposée à nous : alors que le travail en atelier avait permis de mettre en place des relations de collaboration dans la dynamique de production des données, l’entretien nous ramenait dans une situation asymétrique avec les jeunes. S’agissait-il encore d’une recherche participative ? Ou plus exactement, comment la méthode de l’entretien pouvait-elle trouver sa place dans une recherche participative ?

12 Plusieurs solutions à ce questionnement ont été trouvées collectivement par les chercheurs, les animateurs et les éducateurs. La première a été de coconstruire les grilles d’entretiens avec les jeunes. Sur certains terrains, nous avons ainsi travaillé autour de grilles d’entretien ciblées sur certaines des thématiques de la recherche, que nous avons pu ensuite intégrer à la grille commune à tous. Toutefois, la coconstruction n’a pas pu se faire avec l’ensemble des groupes, car nous ne sommes pas parvenus à faire coïncider notre souhait d’avoir une grille identique pour tous les terrains, le calendrier des ateliers des différents terrains et le démarrage imminent de certaines séries d’entretiens. Nous avons également décidé de présenter les entretiens aux jeunes comme une occasion qui leur était offerte de réfléchir à leur passé, leur présent et leur futur, autrement dit de faire le point sur une série de thématiques. Cette dimension venait directement alimenter les effets de la recherche en termes d’acquisition d’une posture analytique et réflexive sur soi, objectif que nous cherchions par ailleurs à atteindre avec l’ensemble du dispositif méthodologique déployé. Par ailleurs, nous avons encouragé les animateurs et les éducateurs à participer aux entretiens, quand cela leur paraissait pertinent, afin d’augmenter le niveau de confiance des jeunes. Nous avons enfin ouvert la possibilité de mener des entretiens réciproques, afin de permettre aux jeunes de poser eux aussi des questions au chercheur. Cette adaptation de la méthode a l’avantage de réduire le caractère asymétrique de l’entretien tout en facilitant la prise de parole des jeunes. Sur l’un des terrains sur lequel la campagne d’entretiens est en cours, le dispositif ira encore plus loin : certains jeunes vont réaliser eux-mêmes les entretiens avec leurs pairs.

Penser la complémentarité entre l’entretien et les autres sources orales

13 Le travail en ateliers est achevé mais la campagne d’entretiens est encore en cours. Le travail d’analyse sur les dispositifs déjà déployés n’est dans tous les cas pas suffisamment avancé pour que nous soyons en mesure de dresser un bilan stabilisé de cette expérience et d’analyser les effets de la mobilisation et de l’articulation de ces différentes sources. Nous pouvons toutefois rendre compte de la manière dont nous avons envisagé la complémentarité entre l’entretien et les autres sources orales mobilisées et donner des premières pistes d’analyse sur le sujet.

14 Tout d’abord, les temps de travail en atelier ont permis de recueillir des données que nous n’aurions pu obtenir avec les seuls entretiens. Les discussions et les débats entre des jeunes aux profils diversifiés offrent la possibilité d’analyser leurs interactions et plus exactement les dynamiques de groupe, les conflits, les divergences mais aussi les points d’accord entre les jeunes. Alors que les entretiens conduisent à recueillir un discours sur les pratiques, cette méthodologie nous a amenés à recueillir, en complémentarité, des observations des pratiques elles-mêmes.

15 Les ateliers ont également conduit à mettre au jour les normes explicites ou implicites, partagées ou contestées qui structurent leurs relations. Par exemple, lors des séances d’ateliers, les jeunes de plusieurs groupes se sont régulièrement opposés aux représentations négatives de leur quartier, refusant de parler des questions de violence ou de drogue notamment, les marginalisant dans leur discours par rapport aux aspects positifs de leur quartier. Dans les entretiens réalisés avec ces mêmes jeunes pourtant, les difficultés quotidiennes rencontrées du fait de l’existence de telles situations semblent constituer des éléments structurants de leurs parcours de vie et de leurs pratiques et représentations actuelles. Autre exemple : plusieurs ateliers ayant eu lieu pendant la période du ramadan, la question du respect de ce principe de l’islam et, plus largement, de préceptes religieux, a constitué une toile de fond des échanges dans les groupes où des jeunes se présentaient comme musulmans. Alors qu’en ateliers, et donc devant le groupe, des jeunes clamaient haut et fort leur exemplarité dans la pratique de leur religion, certains ont expliqué lors des entretiens les adaptations auxquels ils procédaient (rupture du jeûne, sorties...). Dans l’un des groupes, des filles affirmaient en collectif qu’elles ne se marieraient jamais avec une personne d’une autre religion qu’elles quand, en entretien, elles assuraient le contraire. Le cumul et l’articulation des différentes méthodologies permettent ainsi de mieux saisir la manière dont les jeunes négocient avec les règles dans les différents domaines de leur vie.

16 À cela s’ajoute la possibilité de comparer et de confronter ces données entre elles, par la comparaison entre les échanges obtenus dans dix quartiers présentant une diversité de configurations urbaines. Cela ouvre la possibilité d’appréhender finement les représentations des quartiers populaires à l’échelle d’une métropole, dans leur diversité mais aussi comme un ensemble.

17 Ensuite, le travail de terrain intensif en ateliers et les temps informels liés nous ont permis de commencer à connaître les jeunes, de tisser des liens avec eux et, par conséquent, de libérer la parole en diminuant la méfiance que ce type d’échange peut amener. Par ailleurs, les chercheurs et les animateurs ont pu préparer les entretiens en dressant un petit portrait de chaque jeune à partir de ce qu’ils avaient appris sur eux au cours et autour des ateliers. Cela a permis non seulement d’aborder avec eux des points jamais évoqués ensemble, mais également de reposer des questions sur des choses a priori déjà connues (leurs parcours scolaires, leurs trajectoires familiales...) pour approfondir le sujet, voir si leurs propos avaient été bien compris, ou si les histoires recueillies en groupe étaient racontées différemment en face-à-face. Par exemple, l’une des jeunes ne pouvait jamais se rendre disponible le dimanche pour les ateliers. Elle disait simplement au groupe qu’elle devait se rendre à l’église, sans vouloir en dire plus. À plusieurs reprises, l’importance occupée par sa pratique religieuse et son implication dans la vie de son église sont apparues comme des éléments structurants de ses pratiques et représentations, sans qu’elle ne le commente jamais. On a pu faire l’hypothèse que lorsqu’elle se trouvait, lors des ateliers, en minorité dans un groupe majoritairement musulman, elle ne s’autorisait pas à raconter sa pratique religieuse et à la mobiliser dans les discussions. Au cours de l’entretien en revanche, sa pratique religieuse et sa foi fervente ont irrigué ses propos. Cela nous a permis de comprendre que sa vie était structurée par cette pratique et les formes qu’elle prenait concrètement.

18 Cette interconnaissance a également facilité le travail de relance au cours de l’entretien et, surtout, aidé à ne pas rester à un niveau de généralité abstrait dans la discussion : les jeunes illustraient plus facilement leurs propos à partir de cas concrets, issus de leurs expériences personnelles ou de celles de leur entourage proche. Suivant la même optique, il a également été possible de s’appuyer sur les productions réalisées lors des ateliers (écrits, photographies, cartes mentales, dessins, vidéos) afin de leur faire expliciter ce qui figurait dans les documents mais également les modalités de leur production et les choix effectués pour les réaliser, notamment pour les vidéos. De manière générale, grâce au travail réalisé en amont des entretiens, les chercheurs et animateurs ont pu justifier leurs souhaits d’aborder tel ou tel sujet par le fait que la question était souvent apparue lors des ateliers, ou qu’au contraire elle en avait été quasiment absente. Les jeunes pouvaient ainsi comprendre plus immédiatement l’intérêt d’une question et, là aussi, se montrer moins méfiants pour apporter une réponse.

Préparation d'une promenade urbaine à Pantin, 2019

Préparation d'une promenade urbaine à Pantin, 2019

Préparation d'une promenade urbaine à Pantin, 2019

© Pop Part Pantin.

19 Si la situation d’asymétrie a été atténuée dans la plupart des cas, cela ne signifie pas pour autant que tous les entretiens ont été « faciles » ou « réussis ». En effet, plusieurs jeunes ont éprouvé une difficulté à se plier à l’exercice et à s’exprimer individuellement, sur leur situation personnelle, face à un chercheur ou un animateur. La possibilité donnée aux jeunes d’interroger les chercheurs et les animateurs n’a pas toujours été saisie, et cette ficelle s’est alors révélée sans effet.

20 Enfin, du point de vue de l’organisation des entretiens, les jeunes s’étaient engagés à en réaliser un à l’issue des ateliers, et leur indemnisation y était directement attachée. Dès lors, la prise de rendez-vous s’en trouve facilitée et la chance de voir ces rendez-vous effectivement honorés augmentée. Cet engagement garantit également la possibilité de réaliser un grand nombre d’entretiens, soit plus de cent, permettant de recueillir un matériau rarement réuni dans une étude qualitative. Sans prétendre à une représentativité statistique stricte, il permettra d’appréhender la diversité des trajectoires, dépassant ainsi les enquêtes ciblées sur des groupes spécifiques comme les « jeunes des rues » ou les filles déscolarisées, et cherchant au contraire à les analyser ensemble.

21 Ainsi, la recherche Pop-Part, en tant que recherche participative qui articule différentes méthodes de recueil de données, contribue à alimenter la réflexion épistémologique autour de la mobilisation et de la diversification des sources orales et des méthodologies de recueil de ces sources pour la production de connaissances. Elle ouvre la possibilité non seulement d’avoir accès à des données mais aussi de croiser les récits produits par des mêmes personnes dans des situations différentes (entre prise de parole en ateliers, en entretiens ou durant les temps informels). Cela permet non seulement de voir les choses autrement mais garantit également un approfondissement de la connaissance, une « traduction plus juste et étoffée du monde » [7]. Dans notre cas particulier, elle permet de saisir les recompositions en cours dans les quartiers populaires en dépassant les analyses homogénéisantes, stigmatisantes ou au contraire naïves, qui en sont le plus souvent données. Elle participe par ailleurs des tentatives de remise en cause des logiques de pouvoir dans la production de la recherche. Enfin, elle propose une tentative pour faire de la recherche un support d’émancipation, tout en défendant l’idée d’un droit à la recherche.

22 Pour autant, le dispositif ne permet pas de répondre à toutes les limites exposées en introduction et notamment à celle des rapports de pouvoir de la relation enquêteur/ enquêté. Par ailleurs, cette méthode pose d’autres problèmes épistémologiques et éthiques. On pense par exemple à des questionnements sur la posture du chercheur (qui adopte une multiplicité de statuts au-delà de celui de chercheur, tour à tour animateur, conseiller, confident...) et donc à la manière dont devront être analysées les données recueillies. La problématique des données que l’on pourra effectivement utiliser y est liée : peut-on utiliser tous les matériaux recueillis, et notamment ceux recueillis lors des temps informels ? De plus, nous avons prévu de poursuivre le travail partenarial entre chercheurs, animateurs, éducateurs et jeunes pour les phases d’analyse et d’écriture. Ces étapes demanderont une attention au langage, au vocabulaire, et passeront par un exercice de traduction qui nous amènera d’autres défis. Comment, notamment, réaliser ce travail de traduction auprès des jeunes, leur livrer nos interprétations tout en leur donnant les moyens d’y réagir et de construire les leurs ? Comment « écrire » avec eux alors que pour beaucoup ce seul mot fait peur et bloque toute velléité de participation au processus ? Alors que nous entrons aujourd’hui dans la phase d’analyse, ces questions et d’autres sont mises au travail et feront l’objet de prochains écrits !

GRILLE D’ENTRETIEN SIMPLIFIÉE

1-Expérience urbaine
  • Trajectoire et ancrage résidentiel à l’échelle du jeune et de sa famille
  • Pratiques du quartier, de la ville
  • Pratiques en dehors de la ville, à Paris et en banlieue particulièrement
  • Territoire parcouru seul et sa nature
  • Modes de déplacement
2-Rapport à la religion
  • Ce que veut dire « pratiquer » sa religion
  • Ce que représente la pratique religieuse dans sa vie quotidienne et celle de sa famille
  • Les implications sur les pratiques quotidiennes
3-Rapport aux discriminations
  • L’enquêté se voit-il de façon racisée ?
  • Se sent-il discriminé ? Discriminant ? (par/envers qui, sur quelle dimension, dans quels lieux...)
4-Rapport à la politique
  • Intérêt pour la politique
  • Références politiques, personnalités aimées ou non
  • Rapport au vote
  • Rapport à l’engagement
  • Quand je te dis 2005, ça t’évoque quoi ? Et quand je te dis 2015 ?
5-Rapport aux institutions
  • Rapport à l’école, à l’enseignement supérieur
  • Rapport aux structures d’animation et aux associations du quartier et de la ville
  • Rapport à la police
6-Réseaux sociaux
  • Connaissance et pratique des différents réseaux sociaux
7-Projection dans l’avenir
  • Comment et où se voit l’enquêté dans 5 / 10 / 20 / 30 ans
8-Le projet Pop-Part
  • Pourquoi a-t-il décidé de participer à Pop-Part, ce qu’il a appris, ce qu’il en retient, ce qu’il en attend
9-Conclusion
  • Ce qu’il pense de cet entretien

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, La misère du monde, Paris, Editions du Seuil, 1993, 947 p. ; Stéphane Beaud, “L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’’entretien ethnographique’”, Politix, no 35, vol. 9, 1996, p. 226-257 ; Hélène Chamboredon, Fabienne Pavis, Muriel Surdez, et al., “S’imposer aux imposants. A propos de quelques obstacles rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l’usage de l’entretien”, Genèses, no 1, vol. 16, 1994, p. 114-132.
  • [2]
    Olivier Cousin et Sandrine Rui, “La méthode de l’intervention sociologique”, Revue française de science politique, no 3, vol. 61, 2011, p. 513-532.
  • [3]
    Stéphane Beaud et Michel Pialoux, La « racaille » et les « vrais jeunes ». Critique d’une vision binaire du monde des cités, http://www.liens-socio.org/La-racaille-et-les-vrais-jeunes, 30 novembre 2005, consulté le 10 mars 2016.
  • [4]
    Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice, Paris, La Découverte, 2013.
  • [5]
    Linda Tuhiwai Smith, Decolonizing methodologies : research and indigenous peoples, London, Zed Books Ltd., 1999, 208 p.
  • [6]
    Michael Burawoy, “Pour la sociologie publique”, Actes de la recherche en sciences sociales, no 176-177, 2009, p. 121-144.
  • [7]
    Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais : Sciences - Fictions-Féminismes, Paris, Exils Editeur, 2007, 333 p.
Français

Cet article aborde la problématique de l’articulation entre une méthode de recueil de données par entretiens et d’autres méthodes de recueil de sources orales. A partir de la recherche participative Pop-Part, Les quartiers populaires au prisme de la jeunesse, il analyse les modalités de cette articulation, les apports pour la production de connaissance et les défis épistémologiques qui persistent.

Mots-clés

  • collecte de données
  • entretiens
  • recherche participative
  • quartiers populaires
  • jeunes
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/10/2019
https://doi.org/10.3917/mate.131.0032
Pour citer cet article
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