1 Le projet Archives sonores – Mémoires européennes du Goulag est né comme une collecte d’entretiens menés auprès de celles et ceux qui avaient été déportés vers les régions du Grand nord russe, de Sibérie, d’Asie centrale entre 1939 et 1941 puis 1944 et 1953, à partir des territoires annexés à la suite du pacte Molotov-Ribbentrop (Ukraine occidentale, Lituanie, Lettonie, etc.), ainsi que des pays d’Europe centrale et orientale entrés dans la sphère d’influence soviétique après la Seconde Guerre mondiale (Pologne, Hongrie, etc.). Nous cherchions à écrire une histoire où une expérience collective (les déportations étaient menées par grandes campagnes, le plus souvent, emportant des centaines voire des milliers de personnes en un même convoi) ne gommait pas les singularités, inscrites tant dans les trajectoires qui avaient précédé ce moment, dans les conditions de survie et d’insertion en exil que dans les conditions du retour.
2 Staline envoya en effet hommes, femmes et enfants de ces territoires nouvellement annexés vers les camps du Goulag (pour une partie des hommes) et vers des villages d’exil dispersés sur l’immense territoire soviétique, dans des lieux très souvent inhospitaliers. Il mêla dans cette politique volonté « d’extraire » tous ceux qui pouvaient être hostiles à l’annexion de par leur position sociale, puis, après le conflit, utilisa ces déportations pour lutter contre les insurrections qui s’y développaient ou pour mobiliser une main-d’œuvre corvéable à souhait.
3 Ce projet de recherche a été une aventure collective, coordonnée par Marta Craveri, Valérie Nivelon et l’auteur de ce texte. Les treize chercheurs qui y ont participé, ont recueilli 199 entretiens [1]. Il a débuté en 2007 et la principale phase de collecte et d’analyse s’est terminée en 2012, se prolongeant pour certains d’entre nous jusqu’à aujourd’hui. Il a été collectif car il se voulait multidisciplinaire, rassemblant historiens, sociologues, anthropologues. Il l’a été aussi car nous devions maîtriser les langues de l’ensemble de ces territoires (nous avons ainsi recueilli ces entretiens en quinze langues). Nous ne voulions pas passer par des intermédiaires car notre recherche impliquait une proximité directe avec ceux qui nous livraient leurs témoignages.
4 Les déportations étaient au fondement, dans certains des territoires étudiés, d’une mémoire historique largement utilisée pour cimenter des formes d’unités nationales dans les États ayant recouvré ou acquis leur indépendance après 1989-91. Cela était particulièrement vrai en Lituanie [2], sans doute moins en Ukraine où la grande famine de 1933 jouait un rôle prépondérant dans cette mémoire. De plus le projet a débuté alors que les diverses vagues de déportations et les mécanismes politiques qui en étaient à l’origine, étaient déjà bien connus, grâce aux nombreux travaux menés depuis le début des années 1990 dans les archives centrales de Russie et des États concernés. L’objectif n’était donc pas d’écrire cette histoire « d’en haut », mais de retourner à sa dimension individuelle, en étudiant les trajectoires de celles et ceux qui subirent ces déportations, dont la plupart étaient enfants au moment même de l’exil.
5 Il n’était pas question de qualifier ce projet « d’histoire orale » puisque les entretiens que nous menions devaient être rassemblés en archives [3] au même titre qu’un ensemble d’archives écrites, photographiques voire cinématographiques utilisées dans le même projet. L’objectif n’était pas plus de constituer une archive brute. Il s’agissait d’élaborer un récit, une analyse, fondée sur l’exploitation de ces entretiens, articulée à celle de documents recueillis auprès des institutions archivistiques ou des très nombreux documents publiés depuis la fin des années 1990. Il s’agissait aussi de laisser à chaque matériau son caractère, oral, écrit, photographique d’une part, personnel ou institutionnel d’autre part. Nous avons ainsi renoncé, à quelques exceptions près, à retranscrire les entretiens et les traductions ont été faites sous forme d’interprétations orales, réalisées non durant l’entretien, mais a posteriori, selon le dispositif d’une interprétation simultanée. L’historien ou le sociologue ne réagit en effet pas de la même manière face à un texte écrit et un document oral, face à une photographie privée et des photographies prises dans des cadres officiels, face à un document écrit dactylographié selon des normes bien établies et une correspondance manuscrite. Nous souhaitions donc, en développant notre récit, donner à celui qui l’appréhenderait ces mêmes conditions de perception, à chaque fois différentes selon le matériau.
6 Le recueil d’entretiens a été alors, dès le début, indissolublement lié au développement d’un site, qualifié de « musée virtuel », dans lequel ce qui est oral le reste, ce qui est écrit est présenté comme tel, etc. Par ailleurs, l’institutionnel et l’individuel s’y mêlent et s’entrecroisent, l’expérience commune croise la singularité, la trajectoire de vie est ancrée dans la dimension territoriale. À ce site se sont adjointes des publications dont la première, collective, a mêlé texte, photo et voix [4], ainsi que des émissions radiophoniques toujours centrées autour d’une ou deux trajectoires de vie [5]. Le site Archives sonores – mémoires européennes du Goulag [6] ne peut donc être dissocié du projet de collecte car ils ont été pensés ensemble, dans une même dynamique. De la même manière que le projet radiophonique qui l’a accompagné, lui est intimement lié : la voix est essentielle.
Projet de page d'ouverture pour la rénovation du site Archives sonores : Mémoires européennes du goulag

Projet de page d'ouverture pour la rénovation du site Archives sonores : Mémoires européennes du goulag
7 Le projet nous a alors entraînés vers une histoire qui redonne une dimension singulière à ces déportations : un intérêt fort pour les trajectoires, la déportation ou la vie en exil resituée dans l’histoire de chacun, une attention portée à la dimension familiale. Le guide d’entretien mis en place pour mener le projet imposait de demander à chaque interviewé un récit de sa vie, et non un récit de sa déportation. Bien entendu, chacun savait pourquoi nous étions là, mais nous insistions bien pour qu’il ou elle nous propose un récit de sa petite enfance jusqu’à aujourd’hui.
8 La nature orale et donc individualisée du projet a eu, pour certains d’entre nous qui poursuivirent le travail au-delà des premières années, des conséquences fortes. La collecte d’archives qui accompagna le projet ou le suivit, fut naturellement orientée vers les documents qui offraient à voir les trajectoires, les vies entières, qui parlaient de l’individu. Alors que les archives soviétiques ont longtemps été perçues comme conservant des sources bureaucratiques donnant à voir, surtout, les mécanismes du pouvoir central, celles que nous avons utilisées ont révélé une très grande richesse permettant, au contraire, de reconstituer une « histoire par le bas ».
9 Cet usage de sources très riches offrant à voir les individus eux-mêmes a fortement orienté plusieurs recherches qui ont suivi [7]. La découverte des dossiers de familles déportées dans les archives lituaniennes et ukrainiennes [8] ouvraient ainsi des perspectives inattendues, renforcées par celle de l’immense quantité de lettres écrites par ces personnes déplacées, par leur entourage, correspondance qui circulait à travers toute l’URSS. Les récits qui nous avaient été livrés croisaient désormais ceux que nous retrouvions dans cette correspondance, dans les rapports de surveillance, bien d’autres documents qui remettaient l’individu au cœur de l’histoire des déportations. Ces textes, qui s’accumulaient dans les dossiers des archives nationales d’Ukraine ou de Lituanie, étaient souvent construits sous forme de récits autobiographiques, tendant à montrer la loyauté de ceux qui envoyaient les requêtes. Les correspondances interceptées entre proches - les uns en exil, d’autres dans un camp, les autres restés à leur domicile -, les propos rapportés par les agents, constituaient un autre corpus d’écrits, le plus souvent hostiles aux nouvelles autorités. Tout cela permettait de reconstruire des fragments biographiques. L’écrit et l’oral se mêlaient alors pour offrir une histoire qui n’est pas simplement celle de victimes et de leurs souffrances, bien réelles, mais aussi celle d’acteurs historiques qui, en multipliant les recours, en s’adressant aux autorités, ont façonné une sortie du stalinisme. Les entretiens montraient des femmes et des hommes qui ne voulaient pas se présenter exclusivement en victimes, qui s’inséraient dans la société soviétique, alors qu’ils étaient encore en déportation, pour sortir de leur statut infamant de déporté, qui, éduqués à l’école soviétique, suivaient parfois des parcours inattendus. Ils faisaient apparaître de multiples trajectoires singulières malgré l’expérience d’une violence collective.
10 La constitution collective du corpus d’entretiens n’a donc pas simplement servi de sources à des travaux qui valorisent les parcours singuliers. Elle a guidé la recherche vers une lecture particulière des archives, un accès aux dossiers des familles déportées, aux rapports des organes répressifs locaux qui individualisent les observations, à tous ces documents qui rendent à l’individu une place centrale, venant appuyer une démarche orientée par une collecte tournée vers la personne. Elle faisait de chacun et chacune non pas seulement des victimes, mais des acteurs d’une histoire du XXe siècle soviétique.
Requête réclamant le retour de déportation des parents du requérant (février 1952)

Requête réclamant le retour de déportation des parents du requérant (février 1952)
Notes
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[1]
Outre les coordinatrices et le coordinateur, l’équipe était constituée initialement de Mirel Banica, Juliette Denis, Marc Elie, Catherine Gousseff, Malte Griesse, Emilia Koustova, Anne-Marie Losonczy, Jurgita Mačiulytė, Françoise Mayer, Agnieszka Niewiedzial, Isabelle Ohayon. Irina Tcherneva et Lubomira Valcheva se sont jointes ensuite à cette recherche ainsi qu’Amine Laggoune. Ce projet fut financé par l’ANR, l’INED et le Cercec (EHESS/CNRS) et reçut un soutien de RFI, avec laquelle nous avions signé un partenariat. Il a aussi reçu un soutien ponctuel de la FMSH et du consortium Corpus du CNRS.
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[2]
Une bonne synthèse de cette dimension se trouve dans Violeta Davoliūtė et Tomas Balkelis (dir.), Narratives of Exile and Identity. Soviet Deportation Memoirs from the Baltic States, Budapest & New-York, Central European University Press, 2018.
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[3]
Cette archive sera prochainement accessible à un public large de chercheurs avant de devenir archive ouverte. Une base comprenant les caractéristiques principales des personnes interviewées est d’ores et déjà accessible : http://database.gulagmemories.eu. La majeure partie des personnes interviewées s’y trouvent recensées (177 personnes, parmi les 199 interviewées). Les 22 personnes manquantes le sont pour des raisons techniques (qualité de l’enregistrement déficiente, problèmes d’identification, non disponibilité des droits de diffusion).
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[4]
Alain Blum, Marta Craveri, Valérie Nivelon (dir.), Déportés en URSS. Récits d’Européens au Goulag, Paris, Autrement, 2012, auquel un CD était joint.
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[5]
Durant le projet Valérie Nivelon a d’abord produit plusieurs émissions de La marche du monde sur RFI (http://museum.gulagmemories.eu/fr/salle/la-marche-du-monde-rfi), puis pour France Culture.
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[6]
http://museum.gulagmemories.eu. Ce site est en quatre langues : français, anglais, russe et polonais, tant pour lui donner une diffusion large que pour bien affirmer la pluralité des histoires qui y sont présentées. Il est actuellement en cours de rénovation mais reste accessible.
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[7]
Par exemple Alain Blum, “Décision politique et articulation bureaucratique : les déportés lituaniens de l'opération ‘Printemps’ (1948)”, Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 62-4, 2015/4, p. 64- 88 ; Juliette Denis, “The Latvian Orphans Released from the Siberian Special Settlements (1946-1947). The Story of an Unusual Rescue in the Post-War USSR”, in S. Hoffmann, S. Kott et P. Romijn (dir.), Seeking peace in the wake of war : Europe, 1943-1947, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2015, p. 145-162 ; Emilia Koustova, “(Un) Returned from the Gulag Life Trajectories and Integration of Postwar Special Settlers”, Kritika 16 (3), 2015, p. 589-620 ; Irina Tcherneva, “For an exploration of visual resources of the history of imprisonment. Photo and film in penal spaces in the USSR (1930-1970)”, PIPSS. The Journal of Power Institutions in Post-Soviet Societies, numéro sur la réforme des prisons, n°19, 2018. L’ouvrage de Marta Craveri et Anne-Marie Losonczy, Enfants du Goulag, Paris, Belin, 2017 est quant à lui fondé surtout sur les entretiens. Une bibliographie du projet est accessible sur http://museum.gulagmemories.eu/fr/salle/publications.
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[8]
Alain Blum et Emilia Koustova, “Negotiating lives, redefining repressive policies : managing the legacies of Stalinist deportations”, Kritika. Explorations in Russian and Eurasian History, n°19/ 3, 2018, p. 537- 571. Nous étendons cette recherche à l’Ukraine en collaboration avec Roman Podkur.