Introduction
1Le crowdfunding, ou financement par la foule, semble aujourd’hui faire partie intégrante du paysage entrepreneurial international. C’est une nouvelle expression de modes de financement historiquement établis, mais auxquels manquaient les technologies de l’information pour devenir significatifs à grande échelle (Harriet et al., 2017). Les acteurs économiques et institutionnels sont désormais habitués à un phénomène qu’ils identifient principalement avec : des projets difficiles à financer au travers des moyens classiques ; des entrepreneurs culturellement aptes à profiter de cette nouvelle manne ; l’existence d’une « foule » susceptible de soutenir la campagne de levée de fonds ; et enfin, des parties prenantes qui permettent de telles opérations, notamment les plateformes de crowdfunding (Gerber & Hui, 2013). Cependant, au-delà de ce consensus apparent, les relations entre les entrepreneurs, les financeurs (la foule), et les autres acteurs (parmi lesquels en premier lieu les plateformes dédiées), sont plus riches et plus variées que ne le laisse présager une liste des bonnes et mauvaises pratiques d’un phénomène qui mûrit (Bessière & Stephany, 2014).
2Au travers de l’exploration inductive de quatre cas emblématiques de pratiques et de situations actuelles du crowdfunding, cet article vise à établir une typologie de gouvernance du crowdfunding. Un point induit par la variété de choix et d’innovations proposée par les acteurs du crowdfunding au sens large est de savoir comment s’opère dans les faits le contrôle sur le projet en phase de financement avec les contraintes et les opportunités induites par la foule. Notre abord de cette question se fera ainsi sous un angle original : par quel(s) mécanisme(s) les projets explorés produisent-ils un effet sur la gouvernance de leur objet (qui peut être soit la campagne elle-même, soit l’organisation qui en découle). Après une revue de littérature détaillant les motivations du choix du crowdfunding par les entrepreneurs, les impacts d’un tel choix pour les parties prenantes, et l’usage instrumental du crowdfunding comme offrant des possibilités fermées dans le cadre des solutions de financement classiques, notre étude portera sur les implications et les pratiques de gouvernance offertes par ce mode de financement. Afin d’illustrer les questions ouvertes par cette revue de littérature, nous offrons ensuite une description détaillée de quatre cas choisis dans des domaines géographiques et institutionnels variés : l’action humanitaire (Zebus Overseas Boards), le tourisme (la Grave), les hautes- technologies (Oculus VR), et enfin le lien social (Potato Salad).
1 – Revue de littérature
1.1 – Crowdfunding : raisons d’usage du CF par les entrepreneurs et autres parties prenantes
3Les sources habituelles de financement des entreprises, tels que les prêts bancaires, le capital-risque, sont difficiles à mobiliser pour certaines petites entreprises (Gompers & Lerner, 2004). L’évolution de la réglementation financière ne favorise pas l’utilisation de ces sources de financement qui ont alors tendance à se tourner vers des financements de type love money (fonds venant du premier cercle de connaissances personnelles, souvent composé de la famille ou d’amis, de l’entrepreneur). Ces sources étant souvent insuffisantes (Schwienbacher & Larralde, 2012), il en découle que de nombreux projets ne sont pas financés. Afin de pallier ces situations, le recours au crowdfunding permet de collecter des contributions généralement faibles auprès d’un grand nombre de financeurs. Schwienbacher et Larralde (2012) définissent le crowdfunding en ce sens comme un appel de fonds ouvert (généralement par le biais d’Internet). Celui-ci peut prendre la forme de donation, d’échange de récompense, et/ou d’attribution de droits de vote pour soutenir des projets spécifiques (Onnée & Renault, 2014).
4Différents projets peuvent permettre aux financeurs d’atteindre des objectifs distincts, dont la plupart concernent l’une des catégories suivantes (Hemer, 2011) : (1) des projets de type parrainage (aucun retour sur investissement n’est attendu) ; (2) des projets assimilés à des prêts dont un rendement est attendu par le financeur (crowdlending) ; (3) des projets basés sur les récompenses (les financeurs reçoivent une gratification : goodies ou prévente par exemple) ; (4) des projets basés sur une prise de participation assimilant les financeurs à des investisseurs (equity crowdfunding).
5Indépendamment des modèles de crowdfunding, les objectifs suivis par les financeurs sont extrêmement hétérogènes (Bessière & Stéphany, 2017) : du désir d’obtenir un produit novateur et que ne proposeraient pas les entreprises installées, au soutien à une cause, du militantisme engagé (Gerber & Hui, 2013) au simple esprit de plaisanterie. La littérature récente sur le crowdfunding a eu tendance à s’intéresser plus particulièrement qu’aux motivations, au rôle des financeurs et des investisseurs. Ces études, assez représentatives, ont cependant tendance à négliger le rôle des plateformes de crowdfunding dans la mise en forme des projets. Par exemple, Kuppuswamy et Bayus (2015) identifient des sentiers de dépendance autour du financement des projets sur la plateforme Kickstarter, et examinent l’influence des chroniques de financement des projets et du temps sur la réussite des campagnes. La viabilité des projets de crowdfunding dépend également de la capacité des porteurs de projets à générer de la valeur par l’implication de la foule et à générer des relations de confiance avec les communautés d’utilisateurs (Lebraty & Lobre-Lebraty, 2015). Le développement de mécanismes spécifiques par les plateformes, tels que le e-vote (Gerber et al., 2012), contribue à renforcer cette dimension fiduciaire. En formatant et en présentant les projets (Bessière & Stéphany, 2017), les plateformes contribuent à faire émerger et à fédérer une opinion au sein de la foule, érigée en expert. Du fait des cahiers de charges (formats texte, vidéo, contenu, etc.), elles n’agissent pas seulement comme des hébergeurs des campagnes de financement, mais comme de véritables gardiens de la pratique, en tant que créateurs de règles, définissant des typologies de projets ou des limites de récompenses et d’objectifs. Elles décident de facto de la vie (et de la mort) des projets, et jouent alors un rôle de réintermédiation (Benavent, 2016), notamment du fait des coûts de traitement de l’information pour les autres partenaires.
1.2 – Crowdfunding et gouvernance
6Le seed-capital et son obtention impliquent une gouvernance spécifique du fait de la concentration du capital sur la personne du dirigeant (Bonnet & Wirtz, 2011). De fait, dans une telle phase, les mécanismes disciplinaires classiquement mobilisés (réglementaires, délégation des droits de décision, limitation de l’enracinement…) pour contrôler son opportunisme s’avèrent inefficients. De façon similaire, dans le financement par crowdfunding, Bessière et Stephany (2014) soulignent que le dispositif cognitif entourant le financement joue un rôle central, et ne contribue pas seulement à contrôler le dirigeant. Le pouvoir qu’exerce la foule est donc à la fois peu ou pas contraignant, et offre une latitude discrétionnaire importante à l’entrepreneur et à son équipe pour collecter des informations, mobiliser les connaissances et l’expertise des membres de leurs réseaux (Girard & Deffains-Crapsky, 2016). La foule contribue donc à alimenter la réflexion et l’apprentissage du porteur de projet. Mais cette forme de crowdsourcing de la sélection du projet n’est pas sans soulever quelques questions. L’aspect contre-culturel potentiel, l’impulsivité, la soumission et/ou l’indifférence de la foule, pouvant produire des effets inattendus, voire contre-productifs (Burger-Helmchen, 2011). Les plateformes se sont donc adaptées à cet environnement, et pour corriger ce type de biais émotionnels potentiellement nuisibles, elles tendent à sélectionner la foule (Bouaiss et al., 2015), créant ainsi une version régulée de la démocratie financière initialement prônée par les premiers acteurs du financement participatif.
7Le plus grand nombre peut participer au financement des projets, et de fait choisir les projets pertinents aux yeux de la communauté de bailleurs de fonds. Bien que le financeur puisse exercer son pouvoir au moment de la décision de financement, le porteur du projet, une fois que le projet est financé par la plateforme, a l’opportunité de privatiser entièrement les avantages associés à la réussite de celui-ci. À partir de ce moment, le pouvoir d’exprimer son opinion quant à la conduite du projet sur les réseaux sociaux et dans la communauté reste le seul mécanisme de contrôle disponible pour les donateurs. C’est en ce sens que les communautés de backers et de porteurs de projet se libèrent de la dépendance des acteurs habituels du marché du financement. Néanmoins, dès qu’ils acceptent de financer, les backers transfèrent et activent leur consentement à financer le projet sans droit de propriété en retour (sauf dans le cas de l’equity crowdfunding bien entendu), le porteur de projet concentrant alors les fonctions de propriété et l’essentiel des droits de contrôle sur celui-ci. De fait, la régulation des comportements opportunistes de la part du porteur de projet ne passe ni par un mode actionnarial, ni par un mode partenarial (Plihon et al., 2001). Ce mécanisme offre, en tant que tel, des moyens limités de gouvernance disciplinaire. Cette relation est alors fondamentalement plus proche d’un type de contrôle appelé gouvernance cognitive (Bessière & Stephany, 2014). Dans cette approche plus large de la gouvernance d’entreprise, les mécanismes de contrôle ne sont pas destinés uniquement à discipliner les gestionnaires. Ils permettent également au porteur du projet de bénéficier de leviers cognitifs, et d’offrir en supplément des tests à son schéma cognitif lui-même (Bonnet & Wirtz, 2011).
8Comme on l’a vu plus haut, la plus grande partie de la littérature sur le crowdfunding a porté sur le lien mécanique entre les profils d’entrepreneurs ou de projets et les raisons d’utiliser le crowdfunding, sans remettre en question son lien fondamental avec la société. Nous devrions alors considérer la gouvernance du crowdfunding à l’aune des liens sociaux nécessaires à l’existence de telles opérations. Ces liens sociaux dans ce contexte peuvent être décrits et analysés en termes de capital social, car les opérations de crowdfunding consistent essentiellement à utiliser une capacité à créer, à maintenir et à tirer parti de connexions sociales pour générer un nombre suffisant de décisions d’investissement (Chaboud, 2016). Dans ce sens, le capital social peut être considéré comme un ensemble de voies d’accès existantes, potentiellement utilisées par les futurs organisateurs-constructeurs (Stryjan, 2006). La principale norme pertinente dans ce contexte est liée aux « règles d’équité générale » (Ouchi, 1980), norme qui « s’applique dans le sens où les membres/participants d’un réseau de soutien s’attendent à ce que leur contribution soit réciproque à long terme, mais pas nécessairement dans la même devise » (Stryjan, 2006), certains offrant des idées, une capacité créatrice ou de gestion, les autres leur temps ou de l’argent par exemple. La plupart des craintes du côté des financeurs sont donc liées à un manque potentiel de confiance dans l’utilisation des fonds par les porteurs du projet. Ce risque moral est principalement lié à l’orientation future de l’entreprise et du développement de produits (Ward & Ramachandran, 2010) ; il est renforcé ici par la difficulté d’utiliser des solutions classiques, telles que les litiges ou l’application de la réglementation commerciale (Johnson et al., 2010). Ces représentations alimentent la question de l’évolution des modalités de gouvernance, et de leur formulation dans une perspective disciplinaire, cognitive ou comportementales (Charreaux, 2011), au-delà de la simple résolution des conflits d’intérêts entre parties prenantes (héritée des approches actionnariales classiques). Meier et Schier (2008) soulignent que ces approches, qu’ils appliquent au cas des associations, « constituent une ouverture intéressante pour analyser la gouvernance d’organisation où la coexistence d’objectifs pluriels peut créer des situations de blocage entre la sphère économique et la sphère sociale, notamment autour des questions de mission, de rentabilité et de légitimité ». En raison de l’importance de la construction de compétences et de la capacité d’innovation des coalitions constituées par les parties prenantes, la résolution des conflits passe par de nombreux media, communicationnels ou culturels, comme le montrent Wirtz et al. (2012) ou Bughin et al. (2010). Ils contribuent à façonner et modifier l’environnement dans lequel ils opèrent, en créant de nouvelles opportunités de création de valeur. Charreaux (2011) envisage l’argument cognitif « soit comme moyen de faciliter la coordination qualitative et de réduire les coûts des conflits cognitifs, soit comme mode d’invention de nouvelles opportunités productives ». L’édiction de règles, la formulation d’une communication à destination des (ou de certaines) parties prenantes, la formulation d’éléments de culture communautaire (philosophie, sémantique, jargon…), représentent autant de mécanismes à l’œuvre des modalités de gouvernance cognitive et comportementale.
2 – Présentation des cas et méthodologie
9Notre choix s’est porté sur une méthode qualitative, associée à une philosophie interprétative (Denzin & Lincoln, 2011). Nous avons choisi une telle posture car notre but est de découvrir et de comprendre les mécanismes plutôt que mettre en évidence leur prévalence. Ce type d’approche est également nécessaire afin de déchiffrer des conduites construites au travers de l’interprétation et de la représentation des processus en action dans chacune des quatre opérations de crowdfunding que nous décrivons ici. Ce choix d’une recherche par études de cas est ici dicté par le fait que le phénomène que nous analysons est original, si ce n’est dans son existence, du moins dans ses modalités, les questions étant elles-mêmes nouvelles, un faible nombre de cas permettant l’élaboration de typologies initiales (Eisenhardt, 1989 ; Wacheux, 1996). Ici, la difficulté réside dans le fait que l’analyse de processus émergents implique par nature une impossibilité pour le chercheur de savoir par avance ce qui sera trouvé, et jusqu’à un certain point, ce qui doit être cherché (Yin, 2014). Ainsi, afin de nous assurer de la validité et de la productivité d’une telle méthode qualitative inductive, nous avons choisi de coder par une méthode axiale les données qualitatives apportées par chacun des cas étudiés, qui nous permet de tracer des liens entre chacune des catégories et des sous-catégories rencontrées (Saldaña, 2015). Une telle méthode nous apparaît appropriée pour décrire et explorer un sujet se situant aux frontières des organisations qui les accueillent. En tant qu’étude empirique exploratoire, cet article a pour but de développer des idées initiales sur la nature du crowdfunding tel qu’il est pratiqué à ce jour, ainsi que sur son rôle comme phénomène organisationnel et social dans sa dimension de gouvernance. Cette forme d’investigation nous permet, in fine, de proposer une typologie initiale des questions de gouvernance et de démocratie au sein des campagnes de crowdfunding sans pâtir d’un codage préétabli qui aurait été inducteur et limitatif des catégories produites (Eisenhardt et al., 2016). L’analyse des quatre cas s’est décomposée en plusieurs étapes : la condensation des données collectées sur les campagnes de crowdfunding, la présentation de ces dernières et la construction de différentes propositions discutées dans la conclusion de cet article. Le tableau suivant illustre le codage axial réalisé sur nos quatre cas.
Structure du codage axial
Codage axial | Sous-thèmes codes | Expression du codes |
---|---|---|
Contexte de la campagne | ||
Objectif du financier | C-OBJ-FIN | Parrainage ; Assimilation à un prêt ; Récompenses ; Prise de participation |
Objectif institutionnel | C-OBJ-INST | Légitimation ; Instrumentalisation ; Revendication ; Communication |
Caractéristiques du financement | ||
Taux | CARAC-FI-TX | Coût du prêt ou du financement |
Durée | CARAC-FI-D | Durée du financement |
Récupération | CARAC-FI-RECC | Modalités de récupération de l’investissement initial et des intérêts |
Mécanismes de gouvernance | ||
Types de mécanismes | MECA-GOUV-TYPES | Règles, Communication, Philosophique, Sélection de la foule |
Structure du codage axial
10Les quatre cas présentés ci-dessous ont été sélectionnés non pas pour leur caractère « normal » mais bien au contraire pour leur singularité exemplaire. Cette singularité réside dans un choix reflétant un critère d’exemplarité au regard de la littérature existante (Oculus VR ou La Grave), ou pour la salade de pommes de terre et Zebu Overseas Board pour un critère d’exception (Uy et al., 2010). Alors que chacun des projets dont il est question ici est tourné vers un objectif différent, tous offrent cependant des indices de ce qu’apporte et permet le crowdfunding. Ils se situent dans la perspective du don contre don, autour d’attentes de la foule en termes de performance que Bessière et Stéphany (2017) qualifient de « type affect ». Bien que certains de ces projets aient vu leur campagne de crowdfunding utilisée dans le but final d’obtenir, au-delà des fonds recueillis directement ou des préventes, une légitimité nécessaire à une levée de fonds plus importante (Oculus VR et La Grave), aucun des cas étudiés ne relève directement de l’equity crowdfunding. Si ce choix limite la portée de notre étude, il permet néanmoins, en la tenant hors de l’univers des réglementations plus strictes qui peuvent régir les émissions de titres, de découvrir des modalités de gouvernance qui tiennent plus particulièrement aux rapports avec la foule des financeurs. Ces cas donnent notamment l’occasion d’observer les paramètres de la relation, soit institutionnalisée soit plus informelle, qui relie les différentes parties prenantes de ces projets. De manière plus intéressante encore, ces cas démontrent une réelle volonté d’user de la forme novatrice, ou du moins singulière, qu’est le crowdfunding, pour aboutir à des résultats précis, souhaités par l’entrepreneur en particulier. Cette instrumentalisation, qu’elle soit vertueuse ou non (un jugement qui dépendra beaucoup du point de vue adopté), est particulièrement visible lorsque l’on examine les positionnements relatifs de plusieurs projets sur ce critère (voir Figure 1.). La nature plus majoritairement sociale, une modalité très présente dans le choix de faire appel au crowdfunding, ou plus entrepreneuriale de chaque projet tendra souvent à polariser ce positionnement par un besoin de cohérence entre les buts et les moyens affichés. La singularité des projets que nous avons sélectionnés, et leur approche plus ou moins inattendue et étonnante des relations de financement, ont été en tous cas le gage pour cette étude d’une richesse en termes de description de ces pratiques.
Proposition d’une typologie de sélection des cas

Proposition d’une typologie de sélection des cas
2.1 – Zebu Overseas Board
11Zebu Overseas Board est une organisation de microcrédit qui vise le développement d’entreprises familiales à Madagascar. Elle se spécialise dans des opérations consistant à offrir depuis 1998 à des fermiers locaux des outils et des animaux (zébus, porcelets, volaille et équipements agricoles) en leasing. Les souscripteurs financent un « PEZ » (Plan d’Épargne Zolidarité, la tonalité humoristique du nom renforçant l’aspect « amical », voire se voulant bienveillant, de l’opération) et permettent ainsi aux agriculteurs de devenir propriétaires de leurs outils de travail au travers d’un contrat de crédit-bail. L’organisation propose aux financeurs une surveillance de l’activité des fermiers ainsi que d’opérer la sélection des animaux, ceci afin de garantir à la fois la bonne santé du bétail et la capacité des emprunteurs à rembourser leur contrat.
12Les souscripteurs sont autorisés à rencontrer les fermiers et voir leurs animaux. Le coût du prêt est de 25,5 % par an, et rapporte 5 % au prêteur, crédité annuellement sur le PEZ du souscripteur au cours d’une période dépendant du plan choisi (par exemple 10 mois pour un porc, 24 mois pour un zébu), les fonds étant bloqués durant cette période plus un jour. Après quoi, alors que le fermier devient officiellement propriétaire de l’animal ou de l’équipement, les souscripteurs peuvent récupérer leur capital et les intérêts, mais seulement en monnaie locale : l’Ariary malgache (MGA), et ce dans une limite de 5 ans. L’Ariary étant une monnaie non convertible, les souscripteurs se voient donc forcés d’aller récupérer leur argent à Madagascar, et ainsi de dépenser celui-ci localement, ou de signer à l’agriculteur une renonciation de dette.
13Ce dispositif crée une inefficience volontaire et assumée au sein du contrat. Dans les faits, la plupart des souscripteurs ne vont pas récupérer leur argent sur place. Et s’ils le font, ils soutiennent alors l’économie locale. Cette règle est imposée à l’ensemble des contractants et a été bien acceptée depuis près de 20 ans. Il est également intéressant de constater que, si cette plateforme se réclame du crowdfunding, dans les faits, la foule n’est en fait réunie que dans la création d’un cheptel. Finalement, l’achat d’un animal unique permet de ne faire appel qu’à un mécanisme de microfinance classique (Assadi & Hudon, 2011), accompagné de taux qui se verraient qualifier d’usuraires dans d’autres circonstances. Peut-être là aussi le crowdfunding est-il instrumental de pratiques moins légitimées par l’époque.
14On retiendra donc des types de mécanismes et leur expression, caractéristique de ce cas : le recours à des règles implicites et explicites (abandon de créance, circonscription de la distribution de la valeur…) et un habillage sémantique particulier (lié à l’humour ou la connivence dans la proposition de valeur), ainsi que le recours à l’appellation que l’on pourrait qualifier de légitimatrice de crowdfunding. Ce dernier point n’est d’ailleurs pas sans poser question quant à son usage mensonger ou détourné, éminemment opportuniste.
Types et expression des mécanismes identifiés pour le cas Zebu Overseas Board
Types de mécanismes | Règles et communication. Habillage sémantique. |
Expression des mécanismes | Inefficience assumée permettant de sélectionner les membres de la communauté et instrumentale de la communication de la plateforme. Appellation de crowdfunding légitimatrice mais potentiellement problématique. |
Types et expression des mécanismes identifiés pour le cas Zebu Overseas Board
2.2 – La Grave
15Le village de La Grave, dans les Alpes françaises, est connu comme l’un des lieux de ski hors-piste les plus authentiques du monde. La concession du téléphérique, qui est au centre de l’économie du village, devait être renouvelée en 2017. Dans ce contexte, deux projets se sont affrontés pour son obtention. Le premier est un grand projet économique et stratégique impliquant un consortium international exploitant la station voisine de l’Alpe d’Huez. Son but est de développer le domaine skiable en l’étendant ainsi qu’au travers d’un programme massif de construction d’hôtels. En réponse à ce projet, un groupe de personnes a établi ce qu’elles appellent le « Signal de La Grave ». Leur objectif est simple : protéger l’authenticité du village alpin. L’association Signal de La Grave désirant répondre à l’appel d’offres, elle a eu besoin de réunir une importante capacité d’investissement (environ 5 M€). Afin de réussir à obtenir le soutien de partenaires et investisseurs privés, l’association a lancé une campagne de crowdfunding sur Indiegogo. Dans ce cas précis, le but du crowdfunding n’est pas pécuniaire (le but de la campagne était de 45 000 €, loin du besoin réel en investissement) mais de promouvoir la légitimité du projet (Indiegogo, 2016). Avec un total impressionnant de 1 012 donateurs (une campagne moyenne de crowdfunding réunit environ 100 personnes), la campagne fut un succès et permit à Signal de La Grave de réunir plus de 60 000 €. Après la fin de la campagne, et malgré son succès, la concession a été remportée par le consortium hôtelier, et un important plan d’investissement, contraire aux idéaux du Signal de la Grave, est en cours.
16Ici, les mécanismes en jeu relèvent d’avantage d’une vision philosophique partagée, voire d’une portée hédoniste restrictive (restreinte à la communauté exclusivement, qui s’oppose à l’ouverture du domaine au plus grand nombre), qui passent par l’expression d’une instrumentalisation du CF à des fins de légitimation et de communication auprès des parties prenantes internes (la communauté des skieurs et des adeptes de la préservation du site) et externes (pouvoirs publics, opinion publique…).
Types et expression des mécanismes identifiés pour le cas du Signal de la Grave
Types de mécanismes | Philosophie |
Expression des mécanismes | Instrumentalisation du crowdfunding à des fins de légitimation et de communication |
Types et expression des mécanismes identifiés pour le cas du Signal de la Grave
2.3 – La salade de pommes de terre
17En décembre 2014, un jeune Américain, nommé Zack Brown, a réussi à lever 55 492 $ sur Kickstarter, la plus grande plateforme de crowdfunding, l’aspect particulier de cette campagne était son but inusité : faire une salade de pommes de terre. Près de 7 000 participants auront suivi et financé le projet. L’idée initiale était assez simple : « De base, je fais simplement une salade de pommes de terre, je n’ai pas encore décidé de la recette ». Brown prit également le soin de mentionner dans la description du projet un risque pour la réussite de celui-ci, en indiquant que la salade résultante risquait « de ne pas être très bonne ».
18Classiquement pour un projet en don contre don sur Kickstarter, des paliers de récompenses furent établis. Les souscripteurs qui versaient 1 $ au projet recevraient un « merci » sur le site Internet du projet et auraient leur nom prononcé à haute voix pendant la préparation de la salade, récompenses symboliques rappelant ce qui se fait dans ce type de campagne malgré, ou peut-être au contraire en soutien de, l’aspect iconoclaste de la campagne. Ceux qui investiraient 20 $ ou plus recevraient un haïku sur le thème de la salade de pommes de terre, écrit par le porteur du projet, leur nom gravé sur une pomme de terre servant d’ingrédient, un pot de mayonnaise, etc. Il est intéressant de noter que 21 souscripteurs donnèrent 110 $ ou plus, et reçurent le livre de recettes, le t-shirt et la casquette accompagnés d’une bouchée de la salade de pommes de terre, une photographie de Zack Brown faisant la salade de pommes de terre, un « merci » posté sur le site Internet et leur nom cité à haute voix durant la préparation du plat.
19Le projet fut clairement vu comme une plaisanterie virale que les membres de la communauté virtuelle qui le suivait partagèrent et auquel ils offrirent un effet boule de neige, faisant parvenir le résultat très loin de ce qui était espéré par le porteur de projet. L’idée pour les soutiens à ce projet ne fut clairement pas d’obtenir de quelconques droits de propriété ni aucune sorte de rendement financier. En fait, ce projet représentait une forme d’objet strictement non rationnel pour tout investisseur, les récompenses matérielles prenant de surcroit la forme de moqueries et de caricatures sur les récompenses classiques d’autres campagnes de crowdfunding. Les bénéfices furent essentiellement partagés sur les réseaux sociaux et vus comme une réussite de la communauté des financeurs. Même pour son créateur, la campagne fut un succès inattendu. Ce succès modifia les plans initiaux et vit une partie des fonds utilisée pour organiser une fête autour de la salade de pommes de terre pour remercier les soutiens, avec des œuvres locales de charité en invités.
20Ici, les mécanismes en jeu relèvent d’une vision philosophique partagée et communicationnelle. Ils s’expriment par la revendication d’un but clairement hédoniste, affichant un refus de se prendre au sérieux (la campagne devait initialement permettre de lever 10 $). L’objet social est arrivé dans un second temps, au vu du succès de la campagne.
Types et expression des mécanismes identifiés pour le cas Potato Salad
Types de mécanismes | Philosophie et communication |
Expression des mécanismes | Revendication d’un but hédoniste, un refus de se prendre au sérieux |
Types et expression des mécanismes identifiés pour le cas Potato Salad
2.4 – Oculus VR
21Oculus VR est une entreprise fondée en 2012 par Palmer Luckey, un passionné de réalité virtuelle, une technologie alors tombée en désuétude pour ce qui est du grand public. Très actif depuis longtemps sur les forums spécialisés dans ce domaine sur Internet, Luckey a su profiter de la dynamique créée sur les forums spécialisés dans ces technologies ainsi qu’au travers de salons professionnels ou grand public de l’industrie du jeu vidéo, pour lancer, avec l’appui de célébrités historiques de ce domaine, une campagne Kickstarter en juin de l’année même de la création de la société. Cette campagne proposait la prévente d’un prototype du casque de réalité virtuelle qu’Oculus VR se proposait de créer. Au moment de lancer la campagne de crowdfunding, Luckey insistait sur le caractère communautaire de son action en déclarant sur les forums qu’il « ne ferait pas un Penny de profit sur ce projet, le but est de payer les composants, la fabrication, la livraison et les frais de carte de crédit/Kickstarter avec environ 10 $ de bénéfices restants pour une pizza et une bière pour fêter ça » (MTBS, 2009). La campagne, prévue pour avoir lieu sur trente jours entre le premier août et le premier septembre 2012, avait un but de financement initial de 500 000 $, mais fut plus modestement redimensionnée à 250 000 $ quelques heures avant son lancement par peur d’avoir été trop ambitieuse (Kumparak, 2014). Cette campagne fut pourtant un large succès, avec notamment plus de 5 000 personnes se positionnant sur l’offre à 300 $ permettant de recevoir le prototype réassemblé. Sur sa période de levée de fonds sur Kickstarter, la campagne aura en tout permis la levée de plus de 2,4 millions de dollars.
22L’étape suivante s’avéra une grosse surprise à la fois pour l’industrie du jeu vidéo et pour les financeurs de la campagne Kickstarter. Le 25 mars 2014, Facebook annonça en effet racheter Oculus VR pour la somme de 2 milliards de dollars. Lorsqu’Oculus VR publia la nouvelle de ce rachat sur sa page Kickstarter, qui était restée son lien principal avec la foule de ses financeurs, la réaction de ceux-ci fut sans précédent. En effet, plus de 80 % des commentaires faisaient part de réactions négatives vis-à-vis de cette opération (Chaboud, 2016). Ces commentaires allaient de l’expression modérée d’une grande déception (« Je ne peux pas dire que je sois heureux de cette annonce »), à des regrets d’avoir financé la campagne Kickstarter (« Sérieusement, vous ne pourriez pas faire comme prochain projet une machine à remonter dans le temps pour que je puisse revenir dans le passé et ne pas vous financer ? »), ainsi que des commentaires très courts mais assez forts sur le futur de l’entreprise (« RIP Oculus »). Les raisons de ces réactions négatives procédaient de deux causes. La première était un manque de confiance en Facebook en tant qu’entreprise : « Maintenant vous couchez avec l’entreprise la moins respectueuse de ses clients qui soit. Une entreprise avec les produits de laquelle je ne veux pas avoir le moindre rapport. Et ça inclut Oculus maintenant » (Kickstarter, 2014). La deuxième cause était un sentiment de trahison renforcé par la volonté initiale de créer le futur de la réalité virtuelle en tant que communauté, et ce au travers du financement d’un petit groupe de sympathiques pionniers, pour finir par créer des vendus au grand capital. Ici, les mécanismes en présence sont avant tout communicationnels. Ils contribuent à exprimer une relation d’égalité entre le porteur de projet et les membres de la communauté. Au vu des réactions à l’annonce du rachat d’Oculus VR par Facebook, on perçoit de la part de certains membres de la communauté un sentiment de trahison fort.
23Les quatre cas sélectionnés pour cette étude, à titre d’exemples de la diversité des techniques de crowdfunding, ne représentent à aucun titre la campagne de crowdfunding moyenne. Il serait donc sans doute important d’étudier des projets plus diversifiés ou normaux, voire potentiellement défaillants. Cependant, l’analyse des quatre cas présentés ci-dessus permet de mettre en avant la typologie suivante de mécanismes alternatifs de gouvernance lors de la phase de financement (Tableau 5).
Types et expression des mécanismes identifiés pour le cas Oculus VR
Types de mécanismes | Communication |
Expression des mécanismes | Modèle de communication permettant d’afficher une relation d’égalité entre le porteur de projet et les membres de la communauté |
Types et expression des mécanismes identifiés pour le cas Oculus VR
Typologie de mécanismes de gouvernance au sein des campagnes de crowdfunding

Typologie de mécanismes de gouvernance au sein des campagnes de crowdfunding
Conclusion
24L’exploration inductive des quatre cas que nous avons sélectionnés à partir d’une typologie basée sur les attentes liées aux projets, en termes communautaires ou de financement, a permis de mettre en exergue quatre mécanismes impactant les modes de gouvernance du crowdfunding. Ceux-ci ne sont pas spécifiques à chacun des cas, qui parfois en utilisent exclusivement un, parfois en réunissent plusieurs. Ces mécanismes sont : la communication classique, l’habillage sémantique, la philosophie (ou une idée partagée par la communauté d’une philosophie intrinsèque) et enfin l’établissement de règles ad hoc.
25Si l’usage de la communication dans le crowdfunding a déjà été mis en évidence (Bessière & Stéphany, 2017), il l’a été comme outil de l’obtention du financement ou d’instrumentalisation de celui-ci, mais pas comme mécanisme de gouvernance. Plus inattendu par contre est l’usage de règles non pas en tant que garde-fous contre des comportements déviants, mais en tant que modalités de gouvernance renforçant la légitimité d’un projet, notamment par des inefficiences économiques volontaires et assumées. Outre la mise en évidence de ces mécanismes, ces cas contribuent également à mieux comprendre certains comportements de la foule, qui peuvent paraître irrationnels d’un point de vue instrumental ou économique. La dynamique du crowdfunding implique une relation assez simple : le financement dépend de l’adhésion de la foule (plaçant le porteur de projet dans une dynamique de crowdsourcing), conférant de facto un caractère partagé à la gouvernance des campagnes (et non pas, notons-le, des organisations qui en résultent). À l’inverse du signalement en œuvre dans le cas des campagnes d’equity crowdfunding, où la personnalité et le capital humain du porteur de projet vont contribuer assez largement à influencer le succès de la levée de fond (Dardour et al., 2018), Lemoine et al. (2017) identifient que les principaux motifs d’insatisfaction par les parties prenantes en présence dans les relations basées sur le crowdsourcing, résident dans l’ambivalence des jeux d’acteurs et du rapport de pouvoir en jeu.
26Les mécanismes de contrôle en œuvre contribuent à réduire les conflits cognitifs (tels que décrits dans l’approche cognitive de la théorie de la gouvernance), en faisant appel à des mécanismes que l’on pourrait qualifier d’alternatifs, tels que la communication, la culture communautaire, la philosophie partagée par les membres de la foule… Le recours à ces différents mécanismes de contrôle, sous une apparente bienveillance, peut parfois s’avérer contre-productif en termes d’appropriation de la valeur pour la communauté. En ce sens, il peut relever d’une instrumentalisation opportuniste de la part des porteurs de projet, au détriment du reste de la foule. Si le crowdfunding ne répond pas à la définition de l’entreprise en société démocratique (Sainsaulieu et al., 1983), puisqu’il n’y a ni appropriation collective des bénéfices, ni parité de représentation (Gand, 2015), on peut cependant l’assimiler à un vecteur de démocratie. La présence de la foule soulève ainsi plusieurs questions : cette dernière peut-elle prendre des décisions judicieuses et éclairées ? Ou la foule, par nature, adopte-t-elle un comportement moutonnier, influencé par le porteur de projet dont la singularité (permettant souvent sa réussite) repose sur une capacité à bien communiquer ? Nous avons pu voir que certains projets (La Grave en est un exemple frappant) consistent en l’obtention de l’adhésion de la foule plus qu’en celle du financement lui-même. Par contre, la marque de cette adhésion reste de manière absolue l’obtention du financement. La limite de cette introduction de la démocratie dans le financement est qu’elle est exclusivement liée à ce qui est visible et communicable (tout du moins suffisant pour obtenir le financement). Le résultat de cette dynamique est par nature de donner le pouvoir à celui qui pourra être audible par la foule, contrôler le vocabulaire admis, et la parole elle-même. Dans les faits, seul le porteur de projet revêt ces différents attributs, pour des questions de position, d’accès à la parole, de légitimité, et de motivation. Comparativement aux autres modes de financement, le crowdfunding rend l’investisseur et ses actions nettement manifestes. Par exemple, certaines plateformes communiquent l’identité et l’historique des participations des différents investisseurs. Ces pratiques relativement assez rares dans les modes de financement traditionnels témoignent des différences entre ces derniers et le crowdfunding, renforçant l’idée d’une démocratie participative ouverte à l’œuvre.