Introduction
1Les entreprises des secteurs traditionnels suscitent un intérêt croissant chez les chercheurs depuis les années 2000. Cela concerne autant les recherches sur l’artisanat (Boldrini, Chéné et Journé-Michel, 2011 ; Bréchet et al,. 2009 ; Cognie et Aballéa, 2010 ; Paturel et Richomme-Huet, 2007 ; Schieb-Bienfait et Journé-Michel, 2008), les secteurs alimentaires (Cehlay et Cusin, 2011 ; Chabault, 2016 ; Robic, 2007) ou les petites industries low-tech (Asselineau et Cromarias, 2011 ; Avlonitis et Salavou, 2007).
2Dans un contexte de mondialisation et d’internationalisation des entreprises, d’industrialisation et de standardisation, la question de la place et du devenir de ces entreprises traditionnelles est importante. Les chercheurs ont tenté d’appréhender la capacité d’adaptation de ces entreprises face à un environnement changeant et qui comporte des chocs exogènes. Ces ruptures environnementales peuvent concerner de nouvelles règlementations (Reyes, 2013 ; Robic, 2007), l’apparition de nouvelles technologies de pointe (Della Corte, Zamparelli et Micera, 2013 ; Kammerlander et al., 2015), la survenue d’une concurrence internationale du fait de la mondialisation (Kammerlander et al. 2015), la domination de gros groupes industriels (Hafsi et Hu, 2016), une crise économique (LancianoMorandatt et Nohara, 2003 ; Bégin et Chabaud, 2010) ou encore une guerre (Bégin et Chabaud, 2010). Ces changements poussent les entreprises traditionnelles à adapter, voire abandonner, leurs valeurs traditionnelles au profit de nouvelles logiques de production, de management, d’internationalisation, etc.
3En particulier, dans un contexte de règlementation intense via des normes, directives ou lois, un courant de recherche s’est développé autour du concept de tétranormalisation, afin de souligner la prolifération des règlementations dans toutes les sphères de la société, et à laquelle les entreprises doivent faire face. Théoriquement, les entreprises traditionnelles paraissent capables de s’adapter à ces aspects normatifs grâce à leur résilience et leur innovation (Reyes, 2013 ; Robic, 2007). Empiriquement pourtant, les exemples de règlementation perturbant les valeurs traditionnelles sont nombreux et remettent en cause cette capacité d’adaptation. Un exemple typique est celui du secteur du fromage, dont les normes européennes endiguent les modes de production traditionnels au lait cru. Si l’on considère la loi comme l’aboutissement et la surenchère d’une normalisation accrue, elle peut apparaître comme une remise en cause des valeurs professionnelles dans les entreprises traditionnelles. Comment, alors, les entreprises traditionnelles peuvent-elles réagir face à l’apparition d’une loi perturbant leurs valeurs professionnelles ?
4Nous proposons de répondre à cette question en nous focalisant sur le cas de la loi Labbé qui concerne les entreprises traditionnelles de paysage en France et qui intervient à la suite de nombreuses mesures en matière de réduction de l’impact environnemental. La loi Labbé (loi no 2014-110 du 6 février 2014) « interdit aux personnes publiques d’utiliser ou de faire utiliser les produits phytopharmaceutiques » en zones non agricoles accessibles au public, à l’exception des produits autorisés en agriculture biologique. Mais la France est un contexte particulier. Le jardin « à la française » doit sa renommée mondiale à son classicisme qui impose un ordre formel, géométrique. La volonté de respecter cette tradition a un impact sur la consommation de produits phytosanitaires, dont la France est d’ailleurs le plus gros consommateur en Europe (Miquel, 2003). La tradition a inévitablement façonné la vision du paysage des populations qui le planifient, l’aménagent et l’habitent, et, malgré les arguments environnementaux et de santé publique avancés, cette nouvelle loi ne fait pas l’unanimité au sein de la profession.
5Dans une première partie, nous présenterons notre cadre conceptuel en introduisant les notions de tradition et de tétranormalisation. Après avoir présenté nos objectifs de recherche, nous expliciterons dans une deuxième partie notre dispositif méthodologique qui s’appuie sur une étude empirique conduite auprès d’un échantillon de professionnels du secteur du paysage. Nous présenterons dans une troisième partie les résultats ainsi obtenus, et discuterons ces résultats à la lumière du cadre théorique mobilisé dans une quatrième partie avant de conclure.
1 – Revue de littérature et objectifs
1.1 – Les entreprises traditionnelles face aux changements de règlementation
6La tradition correspond à la transmission de quelque chose, matériel ou immatériel, du passé dans le présent, à travers au moins trois générations (Shils, 1981). Ces contenus transmis peuvent être des savoirs (Hibbert et Huxham, 2011 ; De Massis et al., 2016), des pratiques (Dacin et Dacin, 2008), des savoir-faire (Bréchet et al., 2009), des savoir-être (Zarca, 1988), mais également des symboles, des artefacts, des croyances, etc. (Shils, 1981). La tradition, provenant du passé, ne peut apparaître dans le présent que si elle a surmonté la succession des générations : quand les gens qui portaient en eux le passé meurent, la tradition peut dépérir si personne n’est poussé à se la réapproprier (Shils, 1981). Cependant, la tradition ne transmet pas l’intégralité du passé, et un choix est opéré par la génération vivante : elle effectue un tri de ce qu’elle choisit de conserver (Lenclud, 1987). À un moment donné, tout le monde ne se réfère pas à des croyances issues du même âge, ce qui crée une hétérogénéité au sein des sociétés (Shils, 1981) ou des communautés de professionnels, qui sont stratifiées en groupes, attachées aux traditions qui leur conviennent (Lenclud, 1987). La tradition n’est pas à confondre avec un conservatisme stricto sensu, qui se contenterait de conserver sans renouveler ou adapter. Le devenir d’une tradition dépend donc de l’attachement que les individus ont pour elle et la capacité qu’ils ont à l’adapter au présent.
7Une entreprise traditionnelle est une entreprise dans laquelle les individus respectent les traditions qui leur ont été transmises. Les traditions peuvent provenir de l’origine familiale de l’entreprise (Ben Mahmoud-Jouini, Bloch et Mignon, 2010 ; De Massis et al., 2016), du territoire (Cannarella et Piccioni, 2011) ou du métier (Zarca, 1988 ; Boldrini, Chéné et Journé-Michel, 2011). Ainsi, une entreprise traditionnelle peut être une entreprise familiale, une entreprise implantée et impactée par un territoire traditionnel (terroirs spécifiques, identité régionale forte, etc.), ou une entreprise issue d’un métier, d’une industrie, d’une filière ou d’un secteur traditionnel, dans laquelle des règles de l’art sont bien établies : les filières agricoles et les métiers de l’artisanat en sont des exemples typiques.
8L’acceptation de la tradition par les nouvelles générations provient de l’autorité de la tradition (Hibbert et Huxham, 2011), de la légitimité qu’elle procure dans le champ professionnel (Stringfellow, Shaw et Maclean, 2014) et de la bonne réputation qu’elle véhicule (Paige et Littrell, 2002). Ainsi, la transmission de la tradition n’est pas automatique, et elle est permise grâce à la force du message qu’elle véhicule qui est culturellement significatif (Lenclud, 1987). Le respect de la tradition peut relever d’un choix délibéré de l’entrepreneur qui la perçoit très positivement, car elle est synonyme d’un savoir-faire inimitable et acquis au cours d’un long apprentissage (Jarrige, 2016). En somme, la tradition apparaît comme une ressource distinctive (Messeni Petruzzelli et Albino, 2014). Plus souvent pourtant, le respect de la tradition relève d’une disposition d’esprit qui n’est pas conscientisée. L’acte traditionnel ne se caractérise alors ni par son efficacité physique, ni par sa nature intentionnelle (Guille-Escuret, 2004). Il relève de l’habitus professionnel (Zarca, 1988 ; Stringfellow, Shaw et MacLean, 2014). L’habitus est une disposition à agir qui repose sur le passé et qui n’est pas le résultat d’un calcul (Bourdieu, 1997). Bien que partagé et homogène, l’habitus de groupe relève de pratiques « qui vont de soi », sans concertation, sans calcul stratégique, ni adhésion à une norme. Cette disposition est un schème de perception, d’appréciation et d’action indépendant des contraintes externes (Bourdieu, 1980). Les liens formés par les images du passé contraignent quelquefois la ligne de conduite des acteurs (Shils, 1981), au détriment de calculs stratégiques (Bourdieu, 1980) et de l’efficacité matérielle (Guille-Escuret, 2004).
9Ainsi, certaines entreprises subissent la tradition comme un poids (Schieb-Bienfait et Journé-Michel, 2008). Les règles et standards issus du passé sont des contraintes subies par ces entreprises traditionnelles (Tarondeau, 2010) pour s’adapter aux évolutions de l’environnement. Dans ces conditions, l’entreprise doit rompre avec les représentations anciennes pour faire évoluer le métier. Cette rupture peut survenir à la suite de chocs ou événements exceptionnels mettant en péril l’entreprise (crise, guerre, etc.), ou à l’arrivée dans l’entreprise d’une nouvelle génération (Bégin et Chabaud, 2010). L’arrivée d’une règlementation perturbant l’habitus professionnel peut constituer l’un de ces chocs.
10Établir une réglementation désigne le fait « d’assujettir quelque chose ou quelqu’un à un ensemble de prescriptions, plus ou moins impératives, émanant d’une autorité, et relatives à la vie, à la conduite d’un individu ou d’un groupe humain » (CNRTL). Le caractère impératif distingue les différentes règlementations. Tandis que la norme incite à respecter des règles, la loi finit par les imposer : la loi apparaît bien souvent à la suite des normes (El Hila et Amaazoul, 2013).
11Selon la théorie de la tétranormalisation, la prolifération des normes – sociales, écologiques, commerciales et financières – conduit à des effets de concurrence et de conflit entre elles, et pose la question de leur application effective et des fraudes délibérées qu’elles impliquent (Zardet et Bonnet, 2010). La fraude est une infraction volontaire à la norme, qui serait, selon cette théorie, liée à l’ambiguïté que la profusion des normes génère (Pesqueux, 2009 ; Zardet et Bonnet, 2010). Le rythme des réformes impose aux professionnels de se positionner vers des stratégies dans lesquelles ils ne maîtrisent pas toujours les compétences et qui remettent en cause leur identité professionnelle (Reyes, 2013). Valeurs professionnelles et normes entrant en conflit, les individus développent des stratégies d’ajustement individuelles. Certaines entreprises présentent une résilience organisationnelle qui leur permet de résister aux chocs (Bégin et Chabaud, 2010). Mais pour d’autres, ces ajustements peuvent passer par la fraude. Ainsi, la fraude peut provenir d’un écart entre valeurs culturelles et normes sociales (Pesqueux, 2009). Dans ce cas, elle permet aux individus de trouver de la cohérence dans leur modèle cognitif et de rester dans leur zone de confort moral (Le Maux, Smaili et Ben Amar, 2013).
1.2 – Objectifs de la recherche
12La littérature s’intéressant au concept de tradition se concentre généralement sur la façon d’en tirer le meilleur parti (De Massis et al., 2016 ; Messeni Petruzzelli et Albino, 2014 ; Dumoulin et Simon, 2008), mais cela suppose la persistance et la continuité de la tradition, à moins qu’elle ne soit inventée (Hobsbawm, 2013) ou redécouverte (Cannarella et Piccioni, 2011). Notre recherche questionne le rôle joué par la loi dans cette continuité. En considérant la loi comme l’aboutissement et la surenchère d’une normalisation accrue, elle est envisagée comme étant de nature à contester les valeurs professionnelles dans les entreprises traditionnelles. Comment, alors, les entreprises traditionnelles peuvent-elles réagir face à l’apparition d’une loi perturbant leurs valeurs professionnelles ?
13Il existe une tension entre respect de la loi et conservation de la tradition qui va de la résilience organisationnelle à la fraude. Nous cherchons à découvrir et comprendre les comportements de professionnels traditionnels face à une loi qui entre en conflit avec leur tradition. Pour ce faire, nous menons une recherche empirique à caractère exploratoire en nous intéressant aux comportements effectifs des professionnels, ainsi qu’aux arguments qu’ils avancent pour justifier leur comportement. L’étude de la loi Labbé appliquée aux entrepreneurs traditionnels du paysage constituera l’étude de cas unique exploratoire supportant cette recherche.
2 – Méthodologie d’approche du terrain d’étude
14Cette recherche à caractère exploratoire investigue un terrain d’étude par le biais d’une méthodologie qualitative. Ce choix a été retenu carpeu de recherches en sciences de gestion ont été menées sur les tensions existant entre valeurs traditionnelles et normes émergentes. Cette approche s’inscrit dans une recherche compréhensive, et nous utilisons, pour cette raison, la méthodologie de l’étude de cas (Yin, 2014). L’étude de cas permet de se concentrer sur l’influence du contexte, qu’il soit social ou politique par exemple (Stake, 2005).
2.1 – Sélection du cas : la loi Labbé
15Notre étude se concentre sur le cas de la loi Labbé, règlementation radicalisant la position des politiques à l’encontre de l’usage des pesticides, dans le contexte des entreprises du paysage.
16Les activités de ces entreprises recouvrent l’ensemble des travaux de création, restauration et entretien des parcs et jardins. Ces entreprises, à la frontière entre l’artisanat et l’agriculture, peuvent être qualifiées de traditionnelles du fait des caractéristiques du métier : des pratiques bien établies par des règles de l’art, une large transmission du maître à l’apprenti, etc. De plus, ces entreprises, bien souvent familiales et implantées en milieu rural, peuvent également être soumises à des traditions familiales et territoriales.
17La loi Labbé remet en cause certains savoir-faire et acquis ancrés dans l’habitus de ces professionnels. La vision fonctionnaliste et hygiéniste du territoire partagée par ces professionnels implique une éradication des « mauvaises herbes », mais l’abandon des pesticides chimiques s’oppose à ce principe. Ainsi, la loi Labbé suscite des réticences de la part des professionnels (Emellianoff, 2011 ; Menozzi, 2007), malgré le fait qu’elle intervienne à la suite de nombreuses mesures en matière de réduction de l’impact environnemental et qu’elle s’inscrive ainsi dans un contexte historique que la tétranormalisation peut éclairer.
18Les premières prémices à la renonciation de l’usage des produits phytosanitaires chimiques sont apparues avec le programme « Bretagne Eau Pure », qui vise à améliorer rapidement la qualité de l’eau en réduisant l’utilisation de pesticides. Dès 2000, ce programme concerne les Zones Non Agricoles (ZNA) et implique ainsi les paysagistes. Découlant de ce programme, des mesures à l’échelle nationale commencent à émerger sur la protection d’espaces fragiles, la diminution des quantités appliquées et la mise en œuvre qualitative de ces produits. Le pourtour des plans et cours d’eau se voit défendu de tout traitement chimique (arrêté du 12 septembre 2006, article 11) ; le plan « Ecophyto 2018 », issu du Grenelle de l’Environnement, poursuit l’objectif de réduire l’utilisation des produits phytosanitaires de 50 % en 10 ans (2008-2018) ; la certification individuelle « Certiphyto » de chaque applicateur devient obligatoire (décret no 2011-1325 du 18 octobre 2011) ; etc.
19Un engagement progressif et volontaire de la part de nombreux acteurs publics dans la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires se manifeste partout en France dès 2005, avec les villes de Versailles, Rennes, Nantes et Lyon comme figures de proue. Institutionnalisant cet engagement volontaire des collectivités, des systèmes de labellisation se développent. Dès 2012, le label « Ecojardin » garantit une gestion sans produit chimique d’un espace vert, tandis que le label « Terre Saine, Communes sans pesticides » valorise cette démarche à l’échelle communale.
20La loi Labbé, qui apparaît dans ce contexte, interdit dans un premier temps, l’emploi de substances chimiques dans les espaces ouverts au public à compter du 1er janvier 2017. Initialement envisagée comme un arrêt total des produits phytosanitaires, la loi s’est assouplie en autorisant le traitement dans des zones où la sécurité est en jeu (loi no 015-992 du 17 août 2015), comme les autoroutes par exemple ; ou en cas de dangers sanitaires mettant en péril des éléments patrimoniaux (loi no 2017-348 du 20 mars 2017), à l’image du buis, emblème du jardin à la française, mis actuellement en péril par un parasite.
21Nous pouvons ainsi constater que la loi Labbé s’est développée dans un contexte réglementaire dense, tant normatif que législatif, qui n’est pas sans remettre en cause les traditions de travail des professionnels du paysage. Ainsi, le contexte des entreprises du paysage est traditionnel et la loi Labbé, particulièrement contemporaine puisque mise en application depuis janvier 2017, impacte ce contexte traditionnel. L’étude du cas de la loi Labbé sur les professionnels du paysage apparaît donc particulièrement appropriée pour répondre à notre question de recherche.
2.2 – Collecte des données
22L’étude de cas gagne en crédibilité par la triangulation des descriptions et des interprétations, et permet d’aboutir au développement de propositions théoriques. Nous avons ainsi privilégié une collecte permettant la triangulation des données, en réalisant une étude de documentation secondaire issue de la presse professionnelle spécialisée et en conduisant des entretiens semi-directifs avec des professionnels concernés.
23La presse professionnelle est la presse qui traite d’une profession et qui vise le lectorat de celle-ci (Roth, 1997). L’étude de cette presse nous permet d’atteindre une description profonde du contexte étudié, tant sur l’historique de la règlementation ayant abouti à la loi Labbé, que les réactions qu’elle a pu susciter. Cette description est indispensable pour comprendre le cas. Nous avons réalisé une recherche d’articles dans 9 revues professionnelles [2] à partir des mots clés « loi Labbé » et « zéro phyto [3] », et avons ainsi analysé 111 articles.
24Par ailleurs, le recueil des données primaires a été permis par la conduite de 18 entretiens semi-directifs auprès de professionnels de l’aménagement paysager (voir Tableau 1).
Récapitulatif des répondants de l’étude


Récapitulatif des répondants de l’étude
25Le choix des entreprises contactées a été réalisé à partir de l’annuaire de l’UNEP [4] et sur la base de considérations de taille d’entreprise et de localisation. Notre choix s’est porté sur la plus grande variété possible en termes de taille (de 1 à plus de 2 000 salariés). En revanche, le métier de paysagiste étant fortement impacté par le climat, nous avons choisi de conserver une relative homogénéité géographique liée à la présence d’un climat océanique similaire (quart nord-ouest de la France).
26Dans notre étude, nous avons considéré des chefs d’entreprises proches du terrain et conscients des pratiques réelles, ainsi que des salariés-encadrants, qui disposent d’une vision des pratiques de l’entreprise au plus proche de la réalité. Pour contacter ces cadres, nous avons utilisé l’annuaire des anciens élèves de l’ITIAPE [5]. Au total, nous avons interrogé 15 professionnels au sein de structures privées, ainsi que 3 acteurs connexes : un syndicat professionnel pour l’entreprise, une école pour la formation et un institut technique pour la recherche. Chacun de ces entretiens a duré environ une heure.
2.3 – Analyse des données
27Chaque entretien a fait l’objet d’un codage descriptif (Huberman et Miles, 2002) destiné à repérer des extraits, ou unités d’analyse, et à les affecter à des méta-catégories : « arguments en faveur/défaveur de la loi » et « comportement adopté en réponse à la loi ». Notre recherche a une visée compréhensive qui « se définit et se précise en se faisant » (Dumez, 2013, p. 39). C’est pourquoi nous avons adopté un codage a posteriori. Seuls les extraits d’entretiens respectant les deux critères de Lincoln et Guba (1985) ont été utilisés : l’extrait doit aider à la compréhension au regard des questions de recherche posées ; l’extrait doit être interprétable en l’absence d’informations additionnelles.
28L’unité d’analyse choisie a été le paragraphe afin de capturer l’idée défendue par le répondant dans son contexte. Il résulte de ce codage 23 codes différents, issus de 191 unités d’analyse (voir Tableau 2). À l’issue de ce codage intégral du corpus, les codes stabilisés ont été explicitement définis et tous les extraits ont été recodés à la lumière de cette clarification. Des extraits sont utilisés ci-après à des fins d’illustration.
Exemples de verbatim codés

Exemples de verbatim codés
3 – Résultats
29Le processus de codage de nos données empiriques nous a conduits à l’émergence de 23 codes distincts que nous avons répartis en 6 catégories (économie, tradition et loi d’une part ; respect total, partiel et irrespect d’autre part), elles-mêmes regroupées en deux méta-catégories (voir Figure 1). Ainsi, nous présenterons tout d’abord les arguments en faveur et en défaveur du respect de la loi par les professionnels selon les trois catégories « Économie », « Tradition » et « Loi », puis nous nous intéresserons à leur comportement effectif dans un second temps selon les catégories « Respect », « Respect partiel » et « Irrespect ».
Arborescence des codes et catégories issus de l’analyse des données empiriques

Arborescence des codes et catégories issus de l’analyse des données empiriques
3.1 – Un arbitrage entre aspects économiques, traditionnels et légaux
30Le comportement des professionnels n’est souvent pas dû à un seul argument, ni à des arguments allant dans le même sens. Il résulte de nombreux arguments contradictoires parmi lesquels se détachent trois grands ensembles : la dimension économique, l’ancrage traditionnel et le caractère légal – donc obligatoire – de la réglementation.
3.1.1 – Un aspect économique en défaveur de la loi
31La loi Labbé implique, pour les professionnels installés, de changer de pratiques, en particulier pour le désherbage. Plutôt que d’appliquer des herbicides chimiques, ils doivent choisir entre différentes méthodes dites alternatives, de nature thermique (désherbeur thermique, eau chaude, etc.), mécanique (brosse, binage, etc.), préventive (bâche couvrant le sol, couche de copeaux de bois, etc.) ou manuelle. Pour la gestion des parasites, seuls les produits dits de biocontrôle restent autorisés (prédateurs naturels, phéromones ou substances naturelles). Ces nouvelles pratiques étant innovantes et émergentes, le matériel associé ne fait pas encore l’objet d’une production de masse et le coût d’entrée reste élevé pour les petites entreprises. De plus, l’abandon des méthodes de traitements chimiques conduit à l’emploi de méthodes alternatives jugées plus chronophages. Les tâches sont plus longues, nécessitent plus de main d’œuvre et doivent être renouvelées plus régulièrement ; pour un résultat considéré comme inférieur aux méthodes chimiques : « [Un herbicide chimique], ça va beaucoup plus rapidement à appliquer sur une grande surface que de mettre deux gars avec un paroir à faire les mauvaises herbes qui poussent dans les allées, et on n’a pas le même résultat car on a une repousse beaucoup plus rapide. » [LF]. Cet argument se rapproche d’une conception productiviste du métier, car, plus que le coût d’entrée, c’est la rentabilité de ces pratiques, jugées bien moins efficaces, qui freine l’adoption de la loi. Aucune étude officielle n’a permis de comparer économiquement méthodes alternatives et méthodes chimiques ; en effet, le nombre de variables est grand (coût des investissements, des consommables, des salaires, durée de vie du matériel, etc.). L’étude réalisée à l’échelle d’une entreprise par Chamault (2014) montre que le coût de désherbage au mètre carré annuel pour un cheminement est de l’ordre de 25 centimes pour l’application de produit, 1 € par désherbeur thermique et de 5 € manuellement. Les méthodes alternatives restent, dans tous les cas, plus consommatrices en main-d’œuvre (Laïlle, 2013), ce qui accroît le coût direct et nuit au respect de la loi : « Le souci c’est qu’on a un coût de main-d’œuvre qui est hyper important en France et que ça, ça nous bloque… Aujourd’hui on n’a pas d’autre solution pour le désherbage des massifs que le manuel, donc quand tu dois remplacer les produits phyto par ça, tu es bloqué car le coût de la main-d’œuvre est très cher » [NO]. Mais, si le coût des méthodes alternatives se veut si dissuasif, c’est bien relativement aux moyens restreints des maîtres d’ouvrages.
32En effet, les enveloppes budgétaires des collectivités publiques diminuent drastiquement, ce qui se traduit par une baisse en nombre et en montant des appels d’offres pour des travaux d’aménagements paysagers et entraîne des difficultés économiques graves au sein des entreprises de paysage : « En 3 ans, j’ai vu un rétrécissement encore plus violent des budgets, et surtout, j’ai dû commencer des chantiers qu’on sait déjà avec une perte » [OL]. La demande publique devient alors contradictoire : les collectivités demandent de réaliser des travaux plus coûteux, sans pour autant baisser leurs exigences, et avec une enveloppe budgétaire réduite. Par conséquent, le commanditaire public désireux de respecter à la fois la législation et son budget choisit des prestataires à bas coûts, mais qui n’auront pas assez de moyens pour faire correctement la tâche demandée : « Le Conseil général a une volonté de zéro phyto, sauf qu’ils veulent avoir quelque chose de nickel chrome, mais aujourd’hui, aucune entreprise n’est capable d’assumer ces prestations au prix qu’ils souhaitent. Finalement, ça se traduit par un travail qui est à moitié fait alors que ce n’est pas leur volonté » [RS]. L’image culturelle du jardin en France passe traditionnellement par un entretien impeccable. Mais la loi Labbé a tendance à favoriser la protection environnementale au détriment de l’art paysager et de l’esthétique du territoire, ce qui pose des problèmes d’acceptation par les professionnels. Aussi, pour pouvoir résister face à la concurrence et être en accord avec leurs traditions, certaines entreprises finissent par dépasser le cadre légal et utiliser des produits chimiques : « Aujourd’hui les marchés sont tellement tendus, les prix sont au ras des pâquerettes que, une entreprise, même si elle a la volonté de faire du développement durable, elle [n’]est pas retenue parce qu’elle est trop chère. […] J’ai le sentiment que nous ne sommes pas encore sur le même pied d’égalité, car certains continuent à utiliser [les produits chimiques] sans pour autant être sanctionnés » [RS].
33D’autres arguments de nature économique vont pourtant en faveur du respect de la loi. Pour des entrepreneurs qui s’installent, le coût d’entrée dans l’application de produits chimiques est important (formation, équipements de protection et de stockage, gestion des effluents, etc.) et il est plus aisé pour eux de ne pas employer de produits chimiques : « Moi maintenant, clairement, depuis 3 mois d’activité, je n’ai pas acheté un seul produit phyto, pas un seul bidon de désherbant, je n’ai pas de pulvé[risateur] » [GA]. Pour les TPE en général, le coût de la formation au Certiphyto, obligatoire depuis 2013 pour l’application de produits phytosanitaires, incite à passer directement à une démarche sans produit chimique, les invitant ainsi à anticiper la loi : « Le Certiphyto, c’est un coût initial de plusieurs milliers d’euros, c’est énorme. Et on a la même législation qu’un agriculteur qui va épandre 500 kg ou 2T de pesticide à peu près, c’est complètement fou [alors que] je ne facture pas plus de 200 ou 300 € par an » [DF]. Enfin, les risques économiques liés au non-respect de la loi peuvent inciter les professionnels à son respect, mais c’est surtout parce qu’ils ne savent pas exactement ce qui est autorisé ou non qu’ils ne prennent pas de risques. En effet, les différentes mises à jour et discussions sur la loi créent un flou chez les professionnels sur les substances autorisées, sur les espaces où l’application reste autorisée, et sur les sanctions encourues : « Ça dépend de ce qu’on met dans le chimique, quand on fait de la bouillie bordelaise, est-ce que c’est du chimique ? Est-ce que c’est du bio ? Où est-ce qu’on met la limite entre les deux ? » [GA].
3.1.2 – La tradition, un argument mitigé face au respect de la loi
34La tradition du métier de paysagiste repose sur des savoir-faire établis, des habitudes et des valeurs, qui dépendent de la définition du métier que se font les professionnels. En effet, les individus d’une même société peuvent s’attacher à des traditions de différents âges (Shils, 1981). Sur un même chantier d’aménagement paysager, qui fait intervenir un maître d’ouvrage (le client), un maître d’œuvre (l’architecte paysagiste) et une entreprise prestataire (l’entreprise de paysage), ces différentes croyances se confrontent parfois, à l’image de ce chantier où les maîtres d’œuvre étaient « branchés sur l’écologie », le maître d’ouvrage « moins concerné » et l’entreprise de paysage prestataire obnubilée par « l’utilisation de la chimie » [OL]. Nous observons ainsi trois groupes d’individus. Les professionnels dont la tradition s’apparente plutôt à celle de l’agriculture avec un emploi systématisé des produits phytosanitaires ; d’autres professionnels, ancrés dans une tradition du jardinage généralement plus ancienne qui s’accorde avec les valeurs écologiques ; et finalement des professionnels qui possèdent des valeurs écologiques indépendantes des traditions du métier.
La tradition agricole
35La définition du métier de paysagiste comme un métier moderne permettant de dompter la nature, dans une tradition agricole, freine le respect de la loi. Abandonner le produit phytosanitaire, fer de lance de la Révolution Verte, est pris pour un retour « vers des temps archaïques » (Menozzi, 2007, p. 150) : « Y’a des grosses villes qui travaillent à retrouver des plantes indigènes alors que pendant 100 ans on a travaillé avec des pépiniéristes pour avoir des superbes plantes, avec des belles floraisons, qui durent plus longtemps, des coloris plus sympas, il y a parfois des niveaux qui ne sont pas compris. Je pense que l’écologie, c’est un retour en arrière » [QI]. L’aspect productiviste est important dans cette définition du métier (Prével, 2007) et les méthodes alternatives, réputées moins rapides à mettre en œuvre, ne sont pas plébiscitées : « Tout ce qui est glyphosate, en rémanent et non rémanent, en traitement des trottoirs, des parkings, des allées en schiste, des massifs, c’est plus rapide d’utiliser ces produits-là que de faire ça manuellement » [NO]. Cette vision du métier conforte la conservation des professionnels, à la fois de leurs savoir-faire acquis et établis, et par conséquent, leurs habitudes de travail, qui peuvent pousser à un certain immobilisme. Le savoir-faire est directement relié à la formation et à l’expérience : « Depuis une génération, depuis 20 ans, les salariés et les apprentis qu’on embauche ne sont plus botanistes. Ils connaissent 10 plantes ornementales, ils ne connaissent pas les mauvaises herbes, et maintenant les mauvaises herbes, on les explique, puisqu’on les accepte » [CI]. Les résultats obtenus avec l’usage de produits chimiques correspondent à leurs attentes, en termes de propreté, de rapidité d’application et d’action, et leur maîtrise de ces méthodes les enferment dans leurs habitudes. L’habitude étant liée à l’expérience, il s’agit davantage des professionnels établis depuis longtemps qui auraient le plus de mal à se débarrasser de ces pratiques : « Les anciens, ils ne comprennent pas “holàlà on peut plus [utiliser] le Roundup” » [CN].
36Finalement, les valeurs partagées au sein de cette tradition sont agricoles et vont à l’encontre des dimensions écologiques. En agriculture, la mauvaise herbe n’est pas tolérée car elle est nuisible pour les cultures et nous constatons une extension de cette vision chez certains paysagistes. Les jardiniers formés à l’application de produits phytosanitaires n’ont généralement pas de sensibilité quant à la protection de l’environnement (Dahéron, 2010). Ces professionnels s’attachent à une tradition du métier qui les conduit à rejeter l’emploi de méthodes alternatives : « J’ai vraiment l’impression que le paysage est un milieu qui est déjà très très lent en termes d’évolution, et qui est dans une volonté de rester dans un mode un peu arriéré, alors le mot est un peu fort, mais on est vraiment dans des conceptions paysannes : c’est le phyto, c’est comme ça que ça fonctionne et c’est très difficile de mettre en place des programmes qui sont contre la chimie en entreprise » [OL]. Cet attachement à l’application de produit chimique met à mal l’atteinte des objectifs de protection de l’environnement.
Tradition du jardinage d’antan
37Certains professionnels définissent leur métier dans une tradition beaucoup plus ancienne du jardinage, antérieure à l’apparition des produits chimiques, et dans un respect de la nature. Les savoir-faire anciens qu’ils valorisent sont souvent redécouverts à la lumière de nouvelles valeurs écologiques (Cannarella et Piccioni, 2011) : « Je pense qu’on peut se passer du chimique. Avec le temps, on redécouvre des techniques parce qu’il y a 50 ou 100 ans il n’y avait pas de chimique, ils se débrouillaient comment ? […] Voir dans le passé, et puis faire un mix avec les nouvelles découvertes scientifiques, sans partir dans les OGM non plus. » [GA]. Cette définition du métier renvoie à une certaine nostalgie et une conviction selon laquelle la bonne pratique est celle qui a été abandonnée : « Pour moi il y a une déconnexion entre le jardinier et le jardin. Il faudrait se reconnecter avec les anciennes méthodes et savoir-faire. » [OL]. Il s’agit de professionnels qui, bien souvent, ont développé des habitudes en phase avec le métier d’antan, comme [PF] qui a été un précurseur dans la redécouverte du pastoralisme dans le paysage et qui en a fait sa spécialité. Les valeurs qui ressortent de cette tradition de métier sont en faveur de l’environnement et pourraient être qualifiées d’idéologie écologiste. La prise en compte concerne autant la biodiversité que le respect de la santé humaine, et abonde dans le sens de l’arrêt d’emploi des substances chimiques : « Depuis que [la mairie de Paris a] arrêté les traitements, [il y a] plein d’espèces végétales et animales qui reviennent, eux ils ont du recul, ça fait 5 ans. Après, il faut être un peu obtus pour ne pas reconnaître que le phyto ce n’est pas forcément bon, ni pour la nature, ni pour la santé » [PA]. Tous ces arguments de la tradition du jardin d’antan paraissent ainsi en faveur du respect de la loi.
Valeurs écologiques indépendantes de la tradition
38D’autres entrepreneurs, enfin, qui ne sont pas du métier, s’emparent d’un effet de mode d’une idéologie écologiste relativement récente en France. La mode est une croyance ou une pratique qui devient populaire mais qui n’est pas suffisamment ancienne pour être une tradition (Shils, 1981). Ces entrepreneurs sont des « artisans d’installation » qui n’ont pas la formation au métier (Paturel et Richomme-Huet, 2007) et sont libérés de l’emprise de la tradition : « Ce que je déplore souvent, c’est de voir que mes confrères qui sont assez actifs sur l’innovation sont des gens qui ne sont pas du tout issus du métier. Donc je pense qu’en fait, la problématique qu’on a, c’est la tradition. » [FP]. Ce chef d’entreprise, qui prône le respect de la biodiversité par l’innovation, s’est installé lui-même comme paysagiste sans avoir de formation du métier.
39Ainsi, en fonction de la tradition d’appartenance des professionnels, mais également de leur approche en termes d’économie, un arbitrage entre des arguments favorables et défavorables au respect de la loi est en jeu pour expliquer leur comportement.
3.1.3 – La loi, une règlementation incitative
40La loi impose et soumet à des risques de pénalité. Le caractère obligatoire et coercitif de la loi pousse ainsi certains professionnels à son respect, malgré la force des arguments économiques ou traditionnels : « Est-ce qu’on peut se passer du chimique aujourd’hui ? On est forcé de s’en passer ! » [CN]. D’un autre côté, ce caractère obligatoire qui contraint les pratiques révolte certains professionnels qui ne s’inscrivent pas dans une dimension écologique du métier ou qui trouvent aberrante la mesure en termes économiques : « J’ai vu une sorte de revendication de continuer à utiliser de la chimie. Pas du tout cette volonté d’arrêter » [OL]. Outre le caractère obligatoire de la loi, c’est la complexité liée à l’accumulation de règlementations diverses qui égare certains professionnels tandis que d’autres considèrent qu’il y a de la complexité à ne pas respecter la loi, surtout en raison d’un sentiment de ne pas bien être au courant, du risque de se tromper et de se faire sanctionner : « Par rapport au gars qui n’a pas le Certiphyto, l’achat des produits, l’utilisation des produits, si y’a un contrôle de DRAF c’est compliqué, il faut gérer pour ne pas se prendre une tôle, donc on évite. » [NO].
41Les trois sources d’arguments en faveur et en défaveur du respect de la loi sont ainsi les aspects économiques, traditionnel et légal. Pour de nombreuses raisons que nous envisageons comme pouvant provenir de biais cognitifs (dissonance cognitive par exemple) et de recherche (biais de désirabilité sociale), ou du fait de la pondération interne des individus par rapport aux arguments qu’ils envisagent, il existe une différence entre les arguments avancés par les répondants et leur comportement effectif. Ainsi, nous concentrons à présent notre analyse sur les actes des professionnels.
3.2 – Comportements adoptés face à la loi
42Nous avons repéré trois types de comportement : dans certains cas, le respect de la loi est total ; dans d’autres cas, il est partiel ; et finalement, le non-respect est également possible. Ainsi confrontés à un même environnement, certains professionnels du paysage cherchent à contourner la loi, alors que d’autres redoublent d’ingéniosité pour y répondre au mieux par l’innovation.
3.2.1 – Le respect de la loi
43Même s’ils ne sont pas convaincus par les termes de la loi, certains professionnels vont la respecter parce que, par nature, elle est une loi. Plus que tout autre argument, le simple fait que la règlementation imposée soit une loi les pousse à un respect total : « On est très tenté [d’utiliser des produits], mais on ne le fait pas, on y arrive même si c’est quand même dur. “Ouais mais le coup de phyto, c’est pas mal”, ouais mais hé, si là on a un mec de la DRAF qui passe parce qu’il va au boulot, qu’est-ce qui se passe ? Je ne sais même pas ce qu’on encourt » [NO]. Dans l’arbitrage entre les trois volets étudiés précédemment, c’est celui du légal qui éclipse alors tout autre argument.
44Le respect peut aussi être lié à une situation particulière plutôt qu’à un argument : celle de s’installer. L’entrepreneur qui s’installe n’est pas encore impliqué dans des habitudes, et l’investissement en termes de formation et de matériel pour pouvoir utiliser les produits chimiques devient dissuasif : « Clairement, si je devais traiter dans ma société, je ne ferais que ce que je connais, ce qui serait assez limité parce que depuis que j’ai fini mon BTS, ça a quand même pas mal évolué au niveau de la législation et tout ça. Je pense qu’il faudrait sûrement que je refasse une formation complémentaire, pour pouvoir me mettre à jour sur la connaissance des molécules, des produits autorisés, des manières de procéder pour pulvériser, pour que ce soit bien » [GA]. Ces professionnels qui arrivent sur le marché s’installent directement en étant en phase avec la loi.
45D’autres professionnels, qui se qualifient eux-mêmes d’« innovateurs », sont très attentifs aux façons de s’adapter à la loi, voire de l’anticiper ou d’aller plus loin. Quel que soit le sujet de la loi, ce qui compte, finalement, c’est l’innovation : « Les entreprises de paysage font face à toutes les mêmes problématiques de n’importe quelle entreprise : évolution de la clientèle, évolutions règlementaires, contexte politique et économique. Tout cela demande une grande capacité d’adaptation et oblige quelque part l’entreprise à innover si elle souhaite se démarquer des autres, satisfaire sa clientèle, rester compétitive. En tant que chef d’entreprise, on porte de sacrées responsabilités sur les épaules, cela peut pousser à innover ! » [UNEP]. L’adoption précoce d’un désherbeur thermique (DF) et l’introduction de l’écopastoralisme dans le secteur du paysage français (FP) illustrent ce phénomène. D’autres professionnels vont jusqu’à développer eux-mêmes de nouvelles méthodes à l’image d’un entrepreneur qui a trouvé une solution de densification de plantation en massif, contraire aux règles de l’art du métier, en prévention de l’apparition des mauvaises herbes (DG). L’innovation est un bon moyen pour les professionnels de s’adapter à la loi.
46Finalement, d’autres professionnels respectent la loi pour des questions de cohérence avec leurs valeurs écologistes. Cet argument suffit à un respect total de la loi. Ces professionnels voient leur avenir dans l’écologie : « Il y a 30 ans, on a fait du jardin pour faire du décor, aujourd’hui on fait du jardin pour créer de la biodiversité et recréer des biotopes. Je pense que la visée du jardin n’est plus du tout la même et qu’il faut sortir justement, de cette tradition » [FP].
3.2.2 – Le respect partiel de la loi
47Certains professionnels ont une volonté de respecter la loi, mais si leurs clients formulent des demandes en faveur de l’utilisation de produits chimiques, ils peuvent aller à l’encontre de la loi : « Après, selon les clients, il y a en a qui sont vraiment dans cette optique-là et qui le précisent dans le [cahier des charges], et d’autres qui disent qu’il faut que ce soit nickel, même si c’est en utilisant du produit phyto, ce n’est pas grave » [DV]. Ces professionnels adaptent leurs pratiques à leur client, et adopteront des techniques alternatives sur certains chantiers, et des méthodes chimiques sur d’autres.
48D’autres professionnels ont le souhait également de respecter la loi, et tendent vers cet objectif, mais rencontrent des contraintes techniques. Ils ne savent pas comment faire sans produits chimiques, et en particulier sans désherbant chimique : « Moi, j’aime beaucoup la profession, j’ai un souci de l’environnement […], les produits phytosanitaires on essaie de moins en moins, il n’y a plus que le petit désherbant total qu’on utilise, c’est la seule chose » [DF]. Les professionnels qui n’utilisent plus d’autres produits chimiques que celui-là et qui cherchent à le supprimer peuvent être considérés en transition. La transition apparaît être à la fois une question de génération et de temps d’adaptation. La nouvelle génération de professionnels, davantage formée au respect de l’environnement et ayant grandi dans un environnement riche en scandales écologiques, est plus à même d’adopter des pratiques respectant la loi Labbé : « Ce système-là [de méthodes alternatives] est plus ou moins ancré chez les jeunes qui commencent à travailler que les anciens, parce que les anciens, ils ont vécu dedans et pour les sortir de ce système-là, ils ont du mal. » [RS]. Par ailleurs, la loi s’est mise en place d’une manière extrêmement rapide – sa mise en vigueur a été anticipée de 2 ans – et ces professionnels témoignent du manque de temps qu’ils ont eu pour trouver des solutions alternatives qui leur conviennent. L’adhésion de tous n’est pas impossible s’ils ont le temps de s’adapter à ce qui pourrait être un nouveau standard : « Il y aura peut-être toujours une certaine habitude de la part des anciens mais je pense qu’au fil du temps cette habitude [du chimique] va se perdre et il y aura un meilleur résultat à utiliser [les méthodes alternatives], il y aura plus de personnes qui utiliseront ces moyens-là plutôt que les produits phyto » [RS].
3.2.3 – L’irrespect de la loi
49Parce qu’ils souhaitent se rebeller contre la loi, ou parce qu’ils considèrent qu’ils peuvent tromper leurs clients, en particulier pour des raisons économiques, certains professionnels n’hésitent pas à frauder : « Bien évidemment, les techniques écolo, comme on les appelle, elles sont plus chères donc on essaye toujours de grappiller, de finalement pas faire, ou pas tout faire, ou utiliser un autre produit que celui proposé au démarrage » [OL]. Dans le cas de ces professionnels, le client n’est pas au courant des pratiques réelles de l’entreprise et se fait abuser.
50Enfin, d’autres comportements d’irrespect se réalisent à l’insu du client, mais également de l’entreprise : il s’agit de l’erreur. La loi devait initialement s’appliquer dans tous les espaces publics, puis épargner certaines zones, comme les terrains de sport et les cimetières qui ont finalement été concernés de nouveau dans certaines conditions. Ces débats ont créé un flou chez les professionnels, qui ne vont pas toujours aller vérifier les mises à jour de la loi : « On a un travail considérable à faire aujourd’hui dans cette interprétation, dans les deux sens, c’est-à-dire, l’interprétation vers l’interdiction, penser qu’on a encore le droit alors qu’on n’a plus le droit, ou au contraire, penser qu’on a déjà plus le droit alors qu’on a encore la possibilité de faire des traitements » [DA]. Le retour sur certains termes de la loi Labbé, par la loi Pothier (loi no 2017-348) ou la loi relative à la transition énergétique pour la Croissance Verte (loi no 2015-992) a renforcé ce manque de clarté.
3 – Discussion
51L’objectif de cette recherche est de comprendre comment se démêle la tension entre valeurs et normes chez des professionnels traditionnels confrontés à une loi rompant avec leur tradition. L’aspect économique peut dissuader, ou plus rarement engager, les professionnels à respecter la loi, mais ne suffit pas à expliquer les différences de comportements. En effet, dans un même contexte économique, les entreprises traditionnelles n’adoptent pas le même comportement face à cette loi, ce qui laisse entendre l’implication d’autres arguments dans les comportements effectifs des professionnels.
52Notre étude a permis de découvrir et d’identifier différents profils de professionnels au sein du même métier et qui répondent à des comportements homogènes face à la loi. Nous avons rencontré des professionnels ancrés dans une tradition agricole, qui ont des difficultés à respecter la loi ; des professionnels ancrés dans une tradition, plus ancienne, du jardin d’antan, qui redécouvrent des pratiques ancestrales en accord avec la loi ; et, finalement, des professionnels qui ne sont pas attachés aux traditions du métier. Une première proposition peut ainsi être formulée :
53Proposition 1. Il existe des profils d’entrepreneurs qui dépendent de la tradition et qui permettent d’identifier et d’anticiper les comportements face à un choc exogène, comme une loi.
54Comme Shils (1981) l’évoquait, des traditions peuvent coexister. Tandis qu’une tradition de métier, que nous nommons tradition d’immobilisme, est remise en cause dans sa continuité par la loi et représente un poids à l’adaptation (SchiebBienfait et Journé-Michel, 2008), une autre tradition définit en même temps le métier et devient un support à la « traditiovation » (Cannarella et Piccioni, 2011), c’est-à-dire à la redécouverte de pratiques oubliées qui deviennent des innovations dans ce nouveau contexte. Enfin, certains entrepreneurs, qui ne sont bien souvent pas du métier (Germain, 2004), n’ont pas d’attachement à une tradition du métier et se montrent plus aptes à respecter la loi. Pour Bégin et Chabaud (2010), c’est la résilience organisationnelle, résultante de capacités d’absorption, de renouvellement et d’appropriation, qui permet à l’entreprise de supporter les chocs, c’est-à-dire avoir l’envie de continuer et d’éviter la chute de l’entreprise, être capable d’imaginer des solutions adéquates, et enfin, tirer les leçons du choc subi. La créativité des entrepreneurs qui ne sont pas du métier n’est pas bridée par un schème de pensée préconçu par la tradition de métier. Cela leur permet d’explorer des pistes plus larges et se traduit également par une orientation très entrepreneuriale (Covin, 1991) : ils se montrent proactifs, sont capables de prendre des risques et d’innover.
55Proposition 2. La résilience organisationnelle et l’orientation entrepreneuriale sont plus grandes en l’absence de traditions professionnelles et facilitent l’assimilation d’un choc exogène, comme une loi.
56L’étude empirique met également en évidence l’importance de la réaction individuelle face à la loi. Certains professionnels assument une attitude rebelle à l’encontre d’une loi qu’ils jugent inappropriée ; d’autres ne la respectent pas pour répondre à la demande de leurs clients ; et d’autres se conforment à la loi parce qu’ils la trouvent justifiée, ou parce qu’ils n’envisagent pas de l’enfreindre. Les professionnels se trouvent à différents stades de leur développement moral, de celui qui respecte la loi par crainte des sanctions (stade 1) à celui qui ne respecte que ses propres principes moraux (stade 6) (Ponemon, 1990). Ainsi, le comportement effectif des individus face à une loi qui provoque un choc vis-à-vis de leur tradition professionnelle dépend de leur ancrage traditionnel mais sous l’effet modérateur de leur développement moral.
57Proposition 3. Le développement moral a un effet modérateur sur la relation entre la tradition et le respect de la loi.
58Enfin, la loi n’a pas un statut définitif et évolue sans cesse, apportant complexité et flou sur ses termes. Certains professionnels, pas toujours bien informés, craignent de ne pas bien respecter la loi, et rendent leurs pratiques réelles plus contraignantes que ce que la loi impose. À l’inverse, d’autres professionnels pensent respecter la loi mais, n’ayant pas bien interprété ou n’étant pas mis à jour sur la loi, se trompent. Dans l’irrespect de la loi, il faut ainsi considérer l’erreur, que la théorie de la tétranormalisation explique par la multiplicité et l’incohérence des normes entre-elles. L’interprétation donnée à la loi dépend de la disposition d’esprit dans laquelle l’individu se trouve, et nous pouvons y voir un lien entre la tradition de métier de référence des professionnels et leur propension à interpréter la loi en faveur de leurs croyances.
59Proposition 4. L’erreur sur l’application d’une règlementation est la résultante d’une tétranormalisation et d’une interprétation relative à la tradition de métier de référence.
60D’un point de vue managérial, il faut relever que l’objectif est un maintien des traditions de métier, ressources distinctives (De Massis et al., 2016 ; Messeni Petruzzelli et Albino, 2014), sans qu’elles ne soient des freins au respect des normes et des lois établies pour l’intérêt collectif. L’erreur, la fraude et un délai de transition sont les raisons de l’irrespect de la loi dans le cas étudié. Des efforts doivent être déployés par les institutions pour permettre aux entreprises traditionnelles d’être mieux informées sur la loi. Les modalités de contrôle et les sanctions doivent être adaptées aux professionnels visés, et des répertoires de nouvelles pratiques ainsi que des outils d’aide au changement doivent leur être disponibles pour accélérer et améliorer leur transition. Dans le secteur du paysage, qui est bien structuré, tous ces éléments sont présents. Pourtant, les répondants interrogés ne connaissaient généralement pas les outils proposés par l’UNEP et Plante & Cité : qu’il s’agisse des dernières recherches sur les méthodes alternatives, de la vulgarisation des termes de la loi, des sanctions encourues, etc. Un effort de communication auprès des professionnels, même des plus isolés, est indispensable. Le syndicat professionnel ou la presse professionnelle sont de bons médias, mais souffrent d’être non systématiques et réservés à des professionnels volontaires. À l’inverse, les relations du professionnel avec ses clients et ses fournisseurs sont incontournables dans l’exercice du métier et sont des moyens de communication à privilégier.
Conclusion
61Dans ce travail de recherche, notre objectif était de comprendre comment les entreprises réagissent face à une loi perturbant leurs valeurs professionnelles traditionnelles. En étudiant le cas de la loi Labbé pour les entreprises de paysage, il est apparu que les comportements pouvaient être multiples et semblaient dépendre de plusieurs éléments : le profil de l’entrepreneur, son orientation entrepreneuriale, son développement moral, son interprétation de la loi liée à son attachement à la tradition, la résilience organisationnelle et les effets de la tétranormalisation. Il ressort de cette étude que la tradition n’est pas toujours un frein à l’adaptation à des ruptures environnementales, et qu’elle ne peut permettre de prédire à elle seule le comportement des professionnels.
62Une limite importante de cette recherche réside, sur le plan méthodologique, dans le choix d’une étude de cas unique. La conduite d’autres études empiriques dans divers contextes traditionnels perturbés par la tétranormalisation permettrait d’étendre les résultats et de renforcer leur robustesse. Notamment, l’étude empirique nous a permis d’identifier des profils que de futures recherches pourraient profitablement confirmer et enrichir. Des études longitudinales permettraient d’appréhender d’éventuelles dynamiques des professionnels d’un profil à l’autre : le passage des professionnels qui ne sont pas imprégnés ni attachés à une tradition de métier vers un apprentissage et une appropriation de l’habitus professionnel, la possibilité d’une tradition d’immobilisme à une traditiovation, etc. Enfin, l’orientation entrepreneuriale semble corrélée à l’attachement aux traditions professionnelles, mais il serait intéressant de comprendre dans quelle mesure cela implique, ou non, une forme de déterminisme. Il conviendrait aussi de diversifier l’échantillon sur un plan analytique au sens de Yin (2014) en prenant comme critère, par exemple, l’implantation géographique ou le caractère familial des entreprises interrogées. Il serait ainsi possible de préciser le rôle des différents types de tradition sur les comportements observés.
Notes
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[1]
Article soumis dans le cadre des premières rencontres interdisciplinaires de la règle de droit aux nouvelles pratiques managériales dans les collectivités territoriales du 24 et 25 novembre 2016.
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[2]
En Vert et avec Vous, Horticulture et Paysage, Journal des communes durables, Le Lien Horticole, Paysage Actualités, Matériel et Paysage, Phytoma, Profession Paysagiste, Techni.Cités.
-
[3]
Nom donné à la démarche d’arrêter l’emploi de pesticides chimiques, souvent associé à la loi Labbé dans le jargon professionnel.
-
[4]
Union Nationale des Entreprises de Paysage, syndicat professionnel des entreprises de paysage français. Cet annuaire recense les entreprises adhérentes, s’inscrivant ainsi dans une communauté de professionnels.
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[5]
Institut des Techniques de l’Ingénieur en Aménagement Paysager de l’Espace : école d’ingénieur formant en particulier des conducteurs de travaux travaillant en entreprises de paysage.