1Parmi les contraintes qui pèsent sur le système de santé français, la démographie médicale est l’une des plus importantes et des plus mal analysées. Aujourd’hui, le déclin démographique pose une question majeure en termes de santé publique en raison de l’inadéquation qui apparaît pour plusieurs spécialités médicales entre le nombre de médecins et la demande en temps médical de l’organisation hospitalière. Plusieurs spécialités sont touchées, en particulier l’anesthésie-réanimation, la pédiatrie et la radiologie, spécialités transversales, qui assurent le fonctionnement des plateaux techniques.
2Cette pénurie relative de médecins dans plusieurs spécialités indispensables à l’offre de soins hospitalière aurait dû encourager les restructurations indispensables qu’impose la modernisation de l’offre de soins. Dans son rapport sur la démographie médicale, Jean Choussat avait pourtant attiré notre attention sur les relations étroites qui existent entre les choix démographiques et l’organisation du système de santé. Il rappelait en particulier que «?tous les choix organisationnels ont leurs impératifs démographiques et que tous les choix démographiques ont leur traduction organisationnelle?».
3Malheureusement, loin de favoriser les restructurations hospitalières, la diminution du nombre de médecins dans plusieurs spécialités indispensables au fonctionnement de l’hôpital a conduit les établissements à renforcer un système de soins plus centré sur l’offre de soins que sur le patient lui-même, à encourager une mobilité des médecins qui est loin d’être toujours justifiée et confine souvent au nomadisme médical, et surtout à favoriser le recours à l’intérim, dont le coût est aujourd’hui écrasant pour les structures hospitalières.
Les contraintes de la démographie médicale
4Le déclin démographique du corps médical est la résultante d’une volonté politique qui s’est matérialisée pour l’ensemble des médecins par l’institution d’un numerus clausus (loi du 12 juillet 1971) à la fin de la première année des études médicales et, pour les médecins spécialistes, par une réforme du troisième cycle des études médicales en 1984.
5Ce numerus clausus a été mis en place à la demande des organismes payeurs, et accepté par les syndicats médicaux inquiets pour les uns de l’augmentation de dépenses de santé et pour les autres de la pléthore médicale, qui à leurs yeux instaurait une trop forte concurrence entre les praticiens. Par ailleurs, la féminisation des professions médicales a contribué à la diminution du temps médical disponible dans les établissements hospitaliers.
6Le numerus clausus a été fixé de façon arbitraire, sans analyse précise des besoins médicaux et surtout sans proposer ni imposer de mesures pour améliorer l’efficience du système hospitalier.
7Les nouvelles modalités de formation des médecins spécialistes instaurées en 1984 par la réforme du troisième cycle des études médicales et pharmaceutiques ont été à l’origine d’une baisse brutale, et inégale entre les spécialités, du nombre de médecins en formation. Pourtant, l’un des objectifs de cette réforme était «?de mieux maîtriser la démographie médicale?» en régulant l’accès au troisième cycle spécialisé, exclusivement accessible par le nouveau concours de l’internat dit «?qualifiant?». La filière parallèle des certificats d’études spéciales, accessible auparavant à tous les étudiants en médecine indépendamment du concours de l’internat, et qui assurait la formation de la plus grande partie des spécialistes français, a été abolie.
8L’anesthésie-réanimation a été particulièrement touchée par cette mesure, car plus de 95?% des anesthésistes ont été diplômés avant 1984 par la filière du certificat d’études spéciales pour des raisons historiques et sociologiques. Ainsi, seulement cinq anesthésistes-réanimateurs en 1988 et trente et un en 1989 ont été diplômés en France par le nouvel internat «?qualifiant?», alors que 355 étaient formés en moyenne chaque année sur les deux décennies antérieures.
9Cette diminution du nombre de médecins anesthésistes-réanimateurs a retenti rapidement sur l’offre de soins chirurgicale car, parallèlement, le nombre d’anesthésies réalisées en France chaque année augmentait de façon considérable?: 4 millions dans les années 1980, plus de 8 millions en 1996, comme l’a montré l’étude sur l’anesthésie en France [1]. La diminution de la population de médecins anesthésistes-réanimateurs formés conduit par ailleurs depuis plus de vingt ans à son vieillissement, lequel pénalise la permanence et la continuité des soins qui incombent à la spécialité d’anesthésie-réanimation. Un phénomène identique est observé en radiologie.
10Les projections alarmistes de la spécialité ont cependant conduit à des mesures correctrices. La régulation régionale (décret du 9 mars 2009) et l’augmentation du numerus clausus ont permis de doubler le nombre d’internes en formation en anesthésie-réanimation en Île-de-France depuis 2010. Le nombre d’internes en anesthésie-réanimation a encore augmenté en 2012.Par ailleurs, la nouvelle procédure d’autorisation d’exercice, réservée aux médecins à diplôme extra-communautaire, a également contribué à majorer le nombre d’anesthésistes-réanimateurs diplômés.
11Cependant, l’augmentation des flux de formation des médecins anesthésistes-réanimateurs est survenue trop tardivement. En effet, compte tenu de la durée des deux premiers cycles des études médicales et de l’allongement de la durée de spécialisation à cinq ans pour les spécialités médicales, l’augmentation du nombre d’internes en formation n’aura un effet significatif qu’avec une latence d’une douzaine d’années, à échéance 2017-2020, alors que la baisse des effectifs d’anesthésistes-réanimateurs se sera déjà installée [2].
12La pénurie des médecins anesthésistes-réanimateurs risque de cantonner cette spécialité à des activités de bloc opératoire, alors qu’il s’agit d’une spécialité aux multiples facettes. En effet, les médecins anesthésistes-réanimateurs exercent leur activité également en hospitalisation, pour la préparation de l’opéré et le suivi post-opératoire, et en réanimation. Ils sont également fréquemment en charge des urgences intra et extra-hospitalières (18?% d’entre eux) et de la prise en charge de la douleur aiguë et chronique (8?%) ainsi que de la fin de vie et des soins palliatifs (6?%). Une évolution vers moins de diversité professionnelle, véritable richesse du métier d’anesthésiste, compromettrait l’attractivité de la discipline et donc à terme son renouvellement.
Une occasion manquée
13Les contraintes démographiques auraient dû inciter à repenser l’organisation hospitalière pour moderniser l’offre de soins par des restructurations hospitalières, à bâtir un nouveau système autour des patients et non plus en se basant sur des structures hospitalières, comme le recommande Alain Cordier dans son récent rapport Pour un projet global pour la stratégie nationale de santé.
14La diminution du nombre de médecins spécialistes, en particulier ceux indispensables à la bonne marche des plateaux techniques, aurait dû conduire à refonder un système de soins en réalisant les restructurations hospitalières qu’imposait à l’évidence la modernisation de l’offre de soins, en particulier chirurgicale. Ces restructurations devaient permettre un meilleur fonctionnement des plateaux techniques et surtout le décloisonnement des structures hospitalières pour une meilleure efficience du circuit patient. Face à une pénurie médicale, elles étaient d’autant plus indispensables qu’elles assuraient la continuité des soins, et pour les établissements de santé accueillant les urgences la permanence des soins. En effet, en raison de la diminution du temps médical disponible, seul le regroupement des plateaux techniques et des structures chirurgicales permettait de garantir permanence et continuité des soins tout en assurant le respect des repos de sécurité pour les équipes médicales.
15Cette démarche s’imposait d’autant plus que les établissements se sont organisés à une période de forte croissance démographique des médecins spécialistes. Cette abondance de ressources humaines, et le faible coût du temps médical, ont favorisé la balkanisation des structures de l’hôpital et ont multiplié les gardes médicales, dont le nombre atteint actuellement un million par an en France.
16Dans ce domaine, comme le souligne Laurent Degos [3], il fallait envisager la sécurité des malades et la qualité des soins dans le cadre d’une démarche centrée sur le soin. Malheureusement, c’est une démarche centrée sur le système de soins et sa régulation qui a prévalu, l’attention étant portée au maintien de l’offre de soin dans tous les établissements, malgré un manque évident de médecins compétents pour permettre le fonctionnement de toutes les structures hospitalières.
Des effets délétères
17En l’absence de restructuration, les contraintes démographiques ont eu de nombreux effets délétères. La pénurie de médecins spécialistes est aujourd’hui d’autant plus préjudiciable à l’offre de soins que les restructurations des établissements de santé n’ont pas été menées à bien. Ces restructurations étaient d’autant plus nécessaires que les plateaux techniques hospitaliers nécessitent la présence souvent continue de plusieurs médecins maîtrisant des gestes techniques très spécialisés.
18L’absence de restructuration des établissements de santé a conduit plusieurs établissements, face à une pénurie de médecins spécialistes, à tout faire pour recruter les médecins dont ils avaient besoin pour le fonctionnement de leurs plateaux techniques. Cette démarche a favorisé le nombre très important des autorisations d’exercice de l’anesthésie-réanimation délivrées dans le cadre de la nouvelle procédure d’autorisation d’exercice (PAE), le développement de la pluri-activité des médecins anesthésistes-réanimateurs travaillant sur plusieurs sites, et surtout le recours à l’intérim.
19En 2012, le nombre de médecins anesthésistes-réanimateurs obtenant leur autorisation d’exercice dans le cadre de la PAE est proche du nombre de médecins anesthésistes-réanimateurs diplômés dans le cadre de l’internat qualifiant. Cette parité devrait se maintenir dans les trois années qui viennent.
20Sans restructuration hospitalière, la pénurie de médecins anesthésistes-réanimateurs entraîne une mobilité, souvent médicalement non justifiée, des médecins anesthésistes-réanimateurs d’une structure hospitalière à une autre. Il est fréquent de les voir quitter une structure hospitalière dont l’offre de soins est indispensable pour répondre à la demande de la population pour une autre structure hospitalière, moins active, moins pertinente dans son offre de soins, mais en difficulté pour pérenniser ses activités chirurgicales. En milieu hospitalier, la mobilité des praticiens hospitaliers vers d’autres établissements de santé représente un flux de sortie annuel de près de 5?% [4]. Ces départs sont, toutes spécialités confondues, deux fois plus importants que les départs prévisibles à la retraite. Cette mobilité professionnelle, qui touche surtout la radiologie (7?% par an) et l’anesthésie-réanimation (5?% par an), fragilise le fonctionnement des structures hospitalières.
21L’activité des médecins anesthésistes-réanimateurs dans plusieurs établissements est loin d’être anecdotique. Elle a été codifiée de façon scientifique par une étude réalisée sous l’égide de l’Ined [5]. En 2007, 9,5?% des médecins anesthésistes-réanimateurs hospitaliers déclaraient exercer dans deux établissements, 2?% dans trois établissements, 0,5?% dans quatre établissements et jusqu’à dix établissements pour 0,1?% d’entre eux. Cette activité multisites conduit fréquemment à ce que le système de soins mis en place dans l’établissement soit plus conditionné par la présence et la qualification des médecins anesthésistes-réanimateurs que par les besoins réels de la prise en charge des opérés.
22L’absence de restructuration des plateaux techniques oblige les hôpitaux publics à recourir à des intérimaires, dont le coût retentit de façon majeure sur leurs dépenses.
23La pénurie touche essentiellement les médecins anesthésistes-réanimateurs, car ces spécialistes sont indispensables pour maintenir l’offre de soins chirurgicale à laquelle sont très attachés les hôpitaux. Elle touche également les médecins radiologues.
24Selon une récente étude du Centre national de gestion des praticiens hospitaliers, plus d’un poste sur quatre de praticien hospitalier est vacant dans les hôpitaux publics (extrêmes?: 41?% en Basse-Normandie, 15?% en Languedoc, source CNG). En ce qui concerne l’anesthésie-réanimation dans la région Rhône-Alpes, entre le 1er mars 2011 et le 1er mars 2012, 88?% des hôpitaux généraux étaient à la recherche de médecins anesthésistes-réanimateurs.
25Une pénurie d’anesthésiste, définie par un nombre de praticiens titulaires inférieur à celui des praticiens intérimaires, était observée dans plus de 50?% des établissements, au moins une journée par semaine.
26Afin de ne pas compromettre l’activité chirurgicale de l’établissement, les directeurs d’hôpitaux sont contraints de faire appel à des remplaçants, le plus souvent des intérimaires. Un véritable mercenariat s’est ainsi créé, les praticiens se faisant rémunérer entre 600 et 1?500 euros par jour, tarif quatre à cinq fois supérieur au coût d’un titulaire.
27Pour l’anesthésie uniquement, l’hôpital de la Source à Orléans a eu recours en 2012 à 880 journées de remplacement pour un coût annuel de plus d’un million d’euros (rémunérations, frais de logement, frais de déplacement des intérimaires).
28Le coût de l’intérim médical a été précisément chiffré dans la région Midi-Pyrénées dans une étude réalisée en 2010 dans les 22 établissements (hors CHU) de la région. En raison de l’importance du nombre de journées d’intérim à prévoir sur l’ensemble des structures hospitalières de cette région, un appel d’offre a été lancé par les hôpitaux généraux auprès de sociétés d’intérim médical pour couvrir l’ensemble de besoins de la région. La proposition la plus basse s’élevait tout de même à 14 millions d’euros par an. Afin d’éviter la surenchère entre les hôpitaux pour recruter les médecins anesthésistes-réanimateurs compétents, une charte de bonne conduite a même été élaborée entre les hôpitaux de la région Midi-Pyrénées.
29En pratique, chaque hôpital trouve lui-même les moyens de recruter des médecins anesthésistes-réanimateurs?: solliciter un médecin aux exigences financières moins importantes, mais dont la qualité professionnelle ne sera pas évaluée, accepter les offres de service d’un praticien d’un autre hôpital, même si ce praticien exerce à temps plein dans une autre structure, majorée d’une rémunération donnée au médecin intérimaire, en rémunérant gardes et astreintes pas toujours médicalement justifiées.
30Plusieurs estimations évaluent le surcoût de l’intérim médical dans les hôpitaux à une somme égale au déficit des hôpitaux publics, chiffré à 435?millions en 2012. Une mission d’étude sur les dérives du recours à l’intérim dans les hôpitaux publics a été confiée au Dr Olivier Veran, neurologue et député PS de l’Isère.
31Les conditions de travail des remplaçants en anesthésie-réanimation dans les hôpitaux généraux ont été très bien décrites dans un article récent du Dr?Thomas Lieutaud [6], qui montre que la qualité des soins peut être compromise par le recours fréquent aux anesthésistes-réanimateurs intérimaires en raison des conditions dans lesquelles ces médecins travaillent dans la plupart des hôpitaux généraux. Ce recours favorise le travail posté au bloc opératoire ne permettant pas au médecin anesthésiste-réanimateur une prise en charge de l’opéré sur l’ensemble de son parcours de soins. Dans deux tiers des structures hospitalières, l’intégration préalable à la prise de gardes et astreintes était impossible et les remplacements effectués dans une situation de pénurie de titulaire, définie par un rapport «?médecin anesthésiste-réanimateur titulaire/médecin anesthésiste-réanimateur remplaçant?» inférieur à un au moins une fois tous les cinq jours.
32Face aux contraintes de la démographie médicale, les hôpitaux publics, incapables de se détacher d’une organisation centrée sur le système de soins et sa régulation pour réaliser les restructurations qu’imposait la modernisation de leur offre de soin, ont tout fait pour maintenir leurs activités malgré un manque évident de médecins spécialistes diplômés. Cette démarche a conduit à une augmentation très importante de la qualification des médecins hors Union européenne dans le cadre de la nouvelle procédure d’autorisation d’exercice, au développement de la pluri-activité des médecins anesthésistes-réanimateurs travaillant sur plusieurs sites et surtout au recours à l’intérim, à l’origine d’une dépense de moins en moins maîtrisée.
Notes
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[1]
F. Clergue, Y. Auroy, F. Péquignot, E. Jougla, A. Lienhart, M.-C. Laxenaire, «?French
survey of anesthesia in 1996?», Anesthesiology, 91, 1509-1520, 1999. -
[2]
S. Pontone, N. Brouard, «?La démographie médicale des anesthésistes-réanimateurs est-elle encore compromise en France à l’horizon 2020???», Ann. Fr. Anesth. Réanim., 29, 862-867, 2010.
-
[3]
L. Degos, V.G. Rodwin, «?Two faces of patient safety and care quality: a Franco-American comparison?», Health Econ. Policy Law, 6, 287-294, 2011.
-
[4]
S. Pontone, N. Brouard, «?La démographie médicale des anesthésistes-réanimateurs…?», art. cité.
-
[5]
N. Brouard, S. Pontone, P. Scherpereel, «?Modeling multisite activity from occupational surveys: deducing the number of anesthesiologists from a count of anesthesiology posts in France?», Math. Pop. Studies, 14, 2, 77-92, 2007.
-
[6]
T. Lieutaud, «?Besoins, intégration, conditions de travail des anesthésistes-réanimateurs remplaçants dans les centres hospitaliers généraux en région Rhone-Alpes?», Fr. Anesth. Reanim., 32, 409-415, 2013.