« Et donne à la raison des ailes vagabondes. »
1Dans mon bureau de l’université est accrochée cette plaque qui définit ce qu’est un expert : « Un expert, c’est un homme ordinaire qui donne son avis... quand il n’est pas à la maison. » Cet avis revêt un caractère d’autant plus audacieux qu’il est ici émis par un habitant du pays figurant au 37e rang du célèbre classement des systèmes de santé de l’OMS et adressé aux habitants du pays classé numéro un.
2Les idéaux sont souvent assimilés aux « buts et objectifs clairs » que les responsables politiques recherchant la voie à suivre devraient considérer comme les étoiles leur permettant de naviguer, mais en ce qui concerne les affaires humaines (y compris en matière de santé), la dichotomie idéal/réel laisse entendre que cette clarté est inaccessible. En apparence, le système de santé idéal est facile à définir : l’accès aux soins et leur qualité doivent être élevés, tandis que les coûts doivent rester abordables et supportables. Toutefois, si l’on approfondit ne serait-ce qu’un peu, la spécificité de cet idéal disparaît : différents interlocuteurs définissent de façons diverses ce qui constitue un accès, une qualité et des coûts « acceptables » et les conceptions de l’équilibre idéal entre ces éléments dépendent non seulement des différentes valeurs en jeu, mais également d’une interprétation discordante des faits et de l’interaction entre faits et valeurs.
3Les systèmes de santé sont des précipités de compromis qui associent idées, institutions et intérêts. Institutions et intérêts incarnent des idéaux plus ou moins proches de la surface de leur travail, et les « réformes » (appels à l’introduction de nouveaux idéaux ou reprogrammation des anciens idéaux) sont filtrées à travers les caractères organisationnels des acteurs publics et privés, ainsi qu’à travers la vision professionnelle et politique des réformateurs (en ce qui concerne l’auteur, celle d’un analyste politique de centre gauche).
4Il ne s’agit pas d’affirmer que les idéaux sont enfermés dans un statu quo. Les événements, qu’ils soient traumatisants comme les guerres, les dépressions économiques et les catastrophes naturelles, ou plus mesurés comme les changements de génération, font pression sur un système de santé basé sur des hypothèses normatives et nous poussent à nous demander si la politique ne dépendrait pas de façon excessive de voies stratégiques particulières. Les tensions économiques qui ont débuté dans les années 1970 ont jeté un éclairage nouveau et parfois cruel sur les idéaux de politique sociale (solidarité, justice sociale, équité, universalité, redistribution) qui prévalaient au cours des Trente Glorieuses qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, et ont donné l’élan à d’autres idéaux (viabilité, efficience, rentabilité, responsabilité individuelle, forces du marché, choix des consommateurs, concurrence et intégration) qui remettent en cause la texture conceptuelle des politiques de santé. Ces considérations épineuses n’ont en aucun cas supplanté leurs ancêtres sociaux-démocrates, mais elles remettent sans cesse davantage en cause leur légitimité1 [1] [2].
Les idéaux en tant qu’idées brillantes
5À en juger par son adoption d’innovations largement considérées comme nécessaires (et comme suffisantes dans certains milieux dévots) pour parfaire (ou tout du moins améliorer) les systèmes de santé contemporains, la France semble effectivement à la traîne. Bien que certains considèrent l’arrivée du choix du médecin traitant comme le signe avant-coureur de la mise en place d’un système de gestion globale des soins [3], le pays a peu œuvré en faveur d’une réorganisation du système autour de grands groupements de cabinets de médecins, payés à l’avance ou autrement. Bien qu’il existe une concurrence entre les assureurs au sein du secteur des complémentaires santé, elle ne fait pas l’objet d’une « gestion » importante et l’allégeance à une concurrence gérée telle qu’on la retrouve aux Pays-Bas, en Suisse ou en Allemagne est largement absente en France. Même si le pays expérimente actuellement une version des maisons médicales et met en place un système de dossiers médicaux électroniques, l’obsession de « l’intégration » dans ses multiples acceptions ne s’est pas développée en France. Même si la Haute Autorité de santé (HAS) étudie l’efficacité des médicaments, dispositifs et actes médicaux pour adapter en conséquence le niveau de couverture, les responsables politiques français parlent rarement de « rationnement » et n’expriment que peu d’intérêt envers le NICE (National Institute for Health and Clinical Excellence) ou autres vecteurs similaires permettant un rejet explicite des nouveaux médicaments, dispositifs et actes. Bien que le gouvernement Sarkozy ait pris certaines mesures en faveur de la privatisation, par exemple en rapprochant les conditions de financement des cliniques privées de celles des hôpitaux publics, les entités privées, et en particulier celles à but lucratif, continuent à frapper aux portes d’un système qui leur réserve un accueil peu chaleureux, ses dirigeants s’accrochant à la notion désuète selon laquelle profits et marchés ne devraient pas dominer la sécurité sociale et l’assurance sociale. En outre, bien que la part des coûts reposant sur les consommateurs ait augmenté, peut-être dans des proportions inquiétantes, la notion selon laquelle il faudrait demander au patient de supporter une plus grande part des coûts afin de préserver l’efficacité du secteur de la santé ne rencontre que peu d’écho dans le discours français de la politique de santé.
6Les coûts de santé ayant été étiquetés comme « incontrôlables », les responsables politiques ont généré une demande incessante d’identification d’idées brillantes susceptibles de restaurer l’équilibre budgétaire du système. Individus porteurs de projets politiques, universitaires et autres ont répondu à cette demande par un torrent d’idées qui, bien qu’incontestablement brillantes, sont sans doute plus astucieuses que sages, et ont en tout cas été extrêmement survendues. Bien que la gestion globale des soins impose l’attention internationale comme la seule manière supposément juste de surmonter les incitations perverses (hypothétiquement) inhérentes à l’association de paiements par des tiers et d’honoraires liés aux services médicaux, le bilan du seul pays ayant sérieusement appliqué ce système depuis quarante ans montre : 1) un vaste écart entre la « réalité » (groupements de cabinets prépayés tels que Kaiser-Permanente) et les organisations de gestion globale des soins qui se sont développées, 2) une tendance de la part de ces organisations à gérer les coûts plutôt qu’à soigner des individus, 3) une réaction très brutale de la part des prestataires de soins et des consommateurs lorsque ces organisations réalisent ne serait-ce que des efforts minimes pour gérer les coûts ou les soins, et 4) peu d’impact évident sur les dépenses de santé extraordinairement élevées aux États-Unis. De plus, la gestion globale des soins pourrait espérer fonctionner uniquement si elle imposait de sévères contraintes aux prestataires, dont l’autonomie en matière de décisions cliniques a été respectée non seulement dans la médecine libérale française, mais également dans d’autres pays occidentaux qui ont assuré depuis longtemps l’indépendance des médecins par rapport à toute microgestion en échange de leur participation à une négociation collective des honoraires.
7La gestion de la concurrence importe dans les affaires sanitaires le credo des économistes classiques, selon lequel le gouvernement peut élaborer un cadre réglementaire pour ensuite laisser les lois supposées de la concurrence engendrer des efficiences économiques, mais ses défenseurs tendent à rejeter les objections selon lesquelles le fonctionnement des institutions de santé, et donc des marchés de la santé, n’est pas conforme au scénario proposé. De ce dogmatisme des marchés découlent plusieurs inconvénients (aujourd’hui observés aux Pays-Bas) qui obligent les gouvernements à improviser des méthodes permettant : 1) de faire en sorte que la sélection des risques ne se fasse pas au détriment de l’équité, 2) d’élaborer des plans de paiement qui font la distinction entre augmentation des coûts liée à une mauvaise santé et coûts dérivés d’une mauvaise gestion par les régimes d’assurance maladie, 3) de surmonter la méfiance des consommateurs qui doutent que la sélection des prestataires par ces régimes s’effectue véritablement en fonction de leurs intérêts, et 4) de faire en sorte que les fusions, regroupements et autres stratégies de protection des régimes n’écartent pas la « véritable » concurrence [4] [5].
8Si elle revêt plusieurs significations, l’« intégration » implique également des coûts divers, transactionnels ou autres. Le fait que ces coûts puissent être largement supérieurs aux bénéfices qu’elle engendre, et que les mérites spécifiques d’une intégration renforcée doivent en général être jugés dans des contextes très particuliers, n’a pas empêché les détracteurs de la « fragmentation » d’embrasser l’intégration comme une sorte de panacée pour résoudre les problèmes posés, des plus simples (par exemple une meilleure coordination du personnel des urgences et de celui des autres services) aux plus importants (par exemple les affirmations répétées de Relman [6] et autres, selon lesquelles seules des intégrations majeures du type groupements de cabinets prépayés peuvent permettre au système américain de sortir du marasme).
9La médecine fondée sur les preuves et les directives et « bonnes pratiques » qui en découlent sont difficiles à remettre en cause, mais également à mettre en œuvre. Seul un petit pourcentage des traitements reposent sur des preuves solides, les prérequis d’une évaluation fiable (par exemple essais cliniques contrôlés randomisés contre d’autres méthodes moins exigeantes) font l’objet de débats et tout éloge des directives et autres check-lists suscite une riposte qui insiste sur l’importance incompressible du jugement, de l’expérience et de l’intuition du professionnel lorsque les effets des traitements sont incertains (ce qui est souvent le cas pour un ou plusieurs aspects importants, notamment par rapport aux préférences et aux valeurs des patients) [7].
10Le fait que le consommateur supporte une plus grande part des coûts peut atténuer le risque moral et encourager la « responsabilité personnelle », mais cela implique également pour les défenseurs de cette approche, entre autres choses, d’associer le prix des soins à leur coût (ce qui inclut bien entendu le temps, les transports, l’anxiété, la contrariété, les traitements indignes, l’exposition aux microbes et les traitements inutiles ou risqués), de dissuader les moins riches de demander des soins de prévention ou aigus en temps et en heure, et (comme le fait remarquer Deborah Stone [8]) de donner l’impression que le risque moral est le fait de consommateurs insouciants et non des prestataires responsables du choix des traitements.
11Selon certains experts, pour limiter les coûts de santé, il faudra inévitablement avaler la « pilule amère » du rationnement et apprendre à dire non aux innovations médicales de moindre valeur [9]. Mais l’attachement britannique à un rationnement explicite, étendu et détaillé tel qu’il est représenté par les QALY et le NICE, semble présupposer des propensions culturelles utilitaires qui peuvent être caractéristiques du Royaume-Uni, voire uniques au pays de Bentham.
12Les autorités de santé publique jouent également avec ferveur le jeu de l’entreprise. « Nous savons que la prévention fonctionne », déclarent ses partisans, qui s’interrogent rarement sur les méthodes à utiliser pour qu’elle fonctionne réellement, au-delà des événements ponctuels tels que les vaccinations, et pour permettre les modifications comportementales complexes nécessaires à (par exemple) une vie active et une alimentation saine [10]. Cependant, plutôt que de respecter soigneusement la différence entre corrélation et causalité [11] et de se focaliser sur les individus ainsi que sur les populations [12], les professionnels de la santé publique poussent les responsables politiques à déclarer la guerre à l’« épidémie » d’obésité, une croisade qui en fait peu pour réduire le poids de la population mais beaucoup pour renforcer les profits des fabricants de pilules amaigrissantes, des praticiens en chirurgie bariatrique, des auteurs et des éditeurs de régimes à la mode et des psychologues/psychiatres qui en soignent les stigmates.
13Le problème analytique qui caractérise ces diverses conceptions politiques est une indifférence aux facteurs institutionnels, culturels et politiques qui façonnent la manière dont ces idées brillantes vont fonctionner ou échouer dans la pratique [13] [14] [15]. Ce triste constat n’est cependant pas surprenant puisque ces questions complexes n’occupent pas une grande place dans les modèles et les mentalités des créateurs des « réformes » actuelles, et elles n’intéressent pas plus les responsables politiques qui, travaillant sous pression pour « faire quelque chose » pour un système de santé « au bord de l’implosion », sont reconnaissants de pouvoir trouver quelque chose à faire qui peut être « développé » pour eux, et par eux pour le public, dans des termes simples (quoique simplistes). Dans la mesure où ce modèle de réforme politique omniprésent dans les systèmes de santé occidentaux est au mieux inefficace, et au pire préjudiciable, le scepticisme prophylactique des élites politiques qui façonnent la politique de santé française à travers les gouvernements [16] [17] est sans doute une bonne chose pour le pays.
Nouveaux idéaux, nouvelles donnes
14Les conceptions en vigueur de l’évolution idéale des systèmes de santé déçoivent non pas parce que leurs objectifs sont défectueux ou leurs diagnostics ineptes, mais plutôt parce qu’elles proposent des directives d’en haut à des institutions complexes dont elles tendent à minimiser la « densité ». On pourrait par conséquent s’attendre à constater des évolutions (entre autres vers les « idéaux » mentionnés plus haut) quand et dans la mesure où les innovations répondent aux besoins croissants ressentis, non seulement chez les responsables politiques mais également au sein des institutions elles-mêmes. L’interaction entre initiatives de réforme et adaptations institutionnelles varie selon les domaines politiques, mais le défi posé par les soins de longue durée peut donner une idée de ce que cette conception interactive de l’évolution pourrait être.
15Les progrès de la médecine, de la santé publique et des conditions sociales réalisés depuis le milieu du XXe siècle permettent aujourd’hui à plusieurs millions de citoyens de vivre au-delà de leur 90e année avec une ou plusieurs maladies chroniques, parfois développées lorsqu’ils avaient 40 ou 50 ans et qui auraient pu autrefois réduire leur espérance de vie. Tout comme dans d’autres pays, ces affections de longue durée dominent de plus en plus la politique de santé française et ont donné naissance à divers plans menés sur plusieurs années et concernant l’autisme, la maladie d’Alzheimer et autres pathologies chroniques [18].
16La mise en œuvre de cette politique va déclencher, ou tout du moins devrait déclencher, une réflexion sur un éventail de réformes, et peut engendrer des contextes pour l’adaptation productive de certaines des propositions répertoriées plus haut qui ont été survendues en tant que « solutions » en elles-mêmes. La bonne gestion des maladies chroniques nécessite de nouveaux cadres intégratifs qui réunissent au sein d’une même organisation un éventail de prestataires (médecins généralistes, infirmières, travailleurs sociaux, nutritionnistes, kinésithérapeutes, professionnels de la santé mentale et autres), ce qui implique par conséquent : 1) de définir les modèles organisationnels exploitables et acceptables pour les prestataires, les payeurs et les patients, 2) de reconfigurer la répartition du travail entre les diverses professions, et 3) de déterminer comment payer au mieux l’organisation en elle-même et les prestataires qui y travaillent. Les erreurs et problèmes intégratifs qui s’ensuivent évolueront non pas conformément à des plans visionnaires, mais plutôt en réaction au va-et-vient entre pressions venues d’en haut et besoins ressentis par une myriade de parties prenantes, aux niveaux local et régional aussi bien que national.
17La quête d’une gestion des maladies chroniques devrait conduire à un rapprochement entre soins aigus et santé publique. Moins les pathologies contractées par la population sont nombreuses et sévères, et plus elles se déclarent tardivement, plus les coûts (financiers ou autres) liés à leur gestion sont réduits ; ainsi, en France, on pourrait s’attendre à ce que l’attention des médecins se focalise de plus en plus sur les causes des maladies chroniques qu’ils traitent et à ce qu’une attention nouvelle soit accordée aux conceptions des autorités de santé publique en matière de prévention des maladies et de promotion de la santé. Corrélativement, on pourrait s’attendre à ce que la santé publique évolue pour passer des échecs en ce qui concerne la sécurité des produits qui ont profondément affecté le secteur [19] à la promotion d’une alimentation saine, de l’exercice physique (mangez/bougez) et à des modifications de l’environnement bâti.
18En cherchant à prévenir et à retarder l’apparition des maladies chroniques tout en améliorant leur prise en charge, on pourrait identifier des antidotes à la crise identitaire largement débattue des médecins généralistes français [20] [21], qui s’inquiètent au sujet de leur rôle central et de leur légitimité dans un monde scientifique dirigé par la spécialisation et par une technologie sans cesse plus performante. Si les responsables politiques cherchent à renforcer le système là où la spécialisation et les technologies de pointe n’entrent pas encore en jeu avec les coûts élevés qui y sont associés, les généralistes devraient trouver de nouvelles « spécialités » valables (et de plus en plus valorisées) dans l’assimilation de la prévention et de la promotion à la pratique clinique, dans la gestion des maisons médicales et des équipes nécessaires à la bonne gestion des soins de longue durée, et dans un programme de recherche intégrant santé publique et facteurs sociaux déterminants à la pratique médicale.
19Ce programme intellectuel, managérial et de recherche positif et élargi, qui place le généraliste dans un rôle bien plus important que celui de spécialistes « à la manque », devrait à son tour accélérer la « réforme » de la formation proposée dans les facultés de médecine, dont on sait qu’elles ne comptent pas parmi les institutions les plus souples, mais qui, en France, sont en train de reconnaître progressivement les contributions de la médecine générale (désormais reconnue officiellement comme une spécialité) en créant par exemple des chaires réservées à ses praticiens. Ces réformes de l’éducation entraînent alors une vague de changements générationnels caractérisés par un nombre plus important de femmes au sein de la profession médicale, une volonté accrue d’échanger travail contre famille et loisirs, une reconnaissance nouvelle des vertus du travail en équipe et une volonté croissante d’accepter divers types de rétributions, tous ces éléments menant à une reconsidération de la signification de la médecine libérale.
20Les défis posés par les soins de longue durée vont bien au-delà de la structure et de la prestation des soins par le médecin. L’augmentation des coûts à la charge du patient liée à l’augmentation des dépassements d’honoraires, la limitation des remboursements par la Cnam et l’inégalité des couvertures complémentaires peuvent décourager un accès facile et précoce aux soins de prévention et aux soins primaires nécessaires pour identifier, traiter et prendre en charge des maladies chroniques d’apparition récente et évolutives. Cela nécessite une réévaluation des politiques qui maintiennent le taux moyen de couverture des soins courants réalisés en ambulatoire de l’ordre de 55 % (hors affections de longue durée, ALD), qui acceptent les dépassements susceptibles d’être à l’origine des déserts médicaux fonctionnels (impossibilité d’accéder à des spécialistes du secteur I dans certaines localités) tout aussi préoccupants que le manque de diversité des spécialités selon les zones, et qui hésitent à encadrer plus fermement les pratiques des assurances complémentaires françaises en matière de fixation des tarifs et de modalités d’inscriptions basées sur les risques [22].
21La prise en charge des maladies chroniques jette également un éclairage nouveau sur les disparités dont on a un temps pensé qu’elles étaient destinées à disparaître grâce à la présence bénéfique d’une couverture et d’un accès universels, mais dont on constate aujourd’hui qu’elles persistent et parfois s’aggravent à travers les communautés socioéconomiques, ethniques et régionales. Responsables politiques et prestataires font aujourd’hui face à une incertitude considérable quant à la meilleure manière de déployer ressources et stratégies. Les disparités sont parfois résolues de façon efficace grâce à des mesures axées sur l’offre : il s’agit par exemple d’inciter davantage de médecins à s’installer dans des zones confrontées à des pénuries, d’optimiser le recours aux infirmières et au personnel non-médecin dans ces zones, d’encourager la création de maisons médicales, de reconfigurer l’environnement bâti de manière à encourager la pratique de la marche et du vélo, et de réduire les obstacles financiers qui pèsent davantage sur les citoyens les plus pauvres.
22Il est toutefois tout aussi important de résoudre la partie de l’équation qui concerne la demande, et qui repose largement sur le renforcement des interventions des autorités de santé publique visant à décourager le tabagisme, l’alcoolisme et la toxicomanie, ainsi qu’à promouvoir une alimentation plus saine et l’activité physique ; ces approches permettent de réduire l’hypertension, le diabète, les maladies cardiovasculaires et certains cancers dans la population globale et peut-être encore plus particulièrement chez les moins favorisés, ce qui non seulement améliore la santé de la population globale, mais permet également de combler l’écart entre les individus les plus riches et les plus pauvres. Ce dernier objectif n’est pas facile à atteindre : en Angleterre par exemple, la santé s’est améliorée pour toutes les classes sociales, mais moins rapidement dans les classes inférieures, ce qui a renforcé les disparités et suscité un débat sur l’équilibre offre/demande qui serait le mieux adapté pour améliorer la santé des plus démunis.
23Le renforcement de l’efficacité et de l’efficience des services de prise en charge des maladies chroniques pose également la question de l’évolution et du rôle futur des hôpitaux qui, en France comme ailleurs, luttent pour (re) définir leur rôle collectif dans des systèmes qui enregistrent une baisse de la demande d’hospitalisation, mais une demande croissante en traitements spécialisés, ainsi que pour renforcer leur position sur des marchés caractérisés par une concurrence de plus en plus intense pour attirer des patients et générer des recettes. Pour les hôpitaux, les réformes des soins de longue durée sont un mélange de menaces et d’opportunités : de menaces, parce que la plupart de ces réformes envisagent des alternatives à l’hospitalisation (par exemple, les maisons médicales et les systèmes améliorés d’assistance de proximité devraient réduire le nombre de visites répétées et/ou inutiles aux urgences et d’admissions à l’hôpital), et d’opportunités parce que les hôpitaux peuvent, de façon proactive ou faute de mieux, diriger la refonte de l’éventail des soins (directeurs d’hôpitaux et médecins peuvent par exemple collaborer avec des médecins de ville pour créer des maisons médicales, améliorer la planification des sorties, etc.).
24Le contexte clinique et fiscal évolutif imposé par les soins de longue durée aux hôpitaux accélérera vraisemblablement la poursuite de leur évolution vers, d’une part, des institutions davantage impliquées en matière de soins primaires et d’interventions de santé publique dans les communautés où elles sont implantées, et, d’autre part, vers des « centres d’excellence » plus spécialisés cherchant à proposer des soins pointus à des patients issus de communautés et de régions diverses [23]. Bien que « l’universalisme libéral » français ait sans doute contribué à imposer davantage de réglementation aux hôpitaux qu’aux médecins [24], les capacités et la productivité des hôpitaux (peut-être en particulier en ce qui concerne les établissements privés) restent une sorte de boîte noire, et bien que le devenir des hôpitaux soit inévitablement et à proprement parler façonné par la « politique » locale, régionale et nationale, il serait probablement judicieux de mieux faire entendre la voix des interlocuteurs experts dans le débat politique sur les hôpitaux français et de renforcer leur importance.
Idéaux et institutions
25Dans l’idéal, l’innovation stratégique serait accompagnée par les innovations institutionnelles qui offrent aux systèmes de santé la capacité pratique de traduire leurs objectifs en actions. Hélas, en France comme ailleurs, l’attention accordée par les analystes des politiques de santé aux considérations institutionnelles est aussi déficiente que leur fascination pour les plans de réforme abstraits est importante ; par conséquent, toute évaluation des progrès réalisés en France dans ce domaine doit être préliminaire et relever de l’impression. Ceci étant dit, plusieurs développements institutionnels récents semblent prometteurs.
26Les objectifs de dépenses définis annuellement par le Parlement depuis 1996 (Ondam) ne constituent pas une obligation, mais ils associent la légitimité de la délibération démocratique à la transparence d’un chiffre unique (l’objectif annuel), obligeant ainsi les parties prenantes à au moins expliquer publiquement les raisons pour lesquelles l’objectif n’a pas été atteint et ce qu’elles ont l’intention d’entreprendre pour s’en approcher à l’avenir. La création de la Haute Autorité de santé en 2004 a permis de renforcer la stature, la visibilité, les ressources et les équipes dédiées (entre autres) à l’évaluation des technologies de santé, aujourd’hui largement axée sur les médicaments mais qui inclut également l’examen des dispositifs et actes médicaux.
27En France, l’année 2004 a également connu, avec la loi Mattei du 9 août, un développement majeur des attributions du secteur de la santé publique et de la formation en santé publique. Auparavant axé principalement sur la formation des responsables des hôpitaux français et sur les réactions aux crises concernant la sécurité des produits de santé, ce secteur vise désormais également à résoudre les questions politiques, former les responsables politiques et les responsables des sphères institutionnelles au-delà des hôpitaux, et à assimiler pour la France les informations glanées à partir de l’expérience internationale de dizaines de pays dont les étudiants fréquentent l’EHESP. Le développement parallèle de formations sur les politiques de santé à Sciences Po contribue par ailleurs à l’internationalisation de la conception française des politiques de santé, qui s’ajoute aux formidables atouts des élites politiques françaises traditionnelles.
28En outre, la Cnam, « pôle administratif [25] » des politiques françaises relatives aux remboursements et à la couverture sociale, a fait l’objet d’une importante réorganisation. La gouvernance de la Cnam, trophée de guerre des partenaires sociaux (patronat et salariés) et des partis politiques qu’ils soutenaient, est désormais entre les mains d’un directeur général nommé par l’État pour cinq ans renouvelables. Froissée par les critiques selon lesquelles elle se contenterait de brasser du papier (factures entrantes, chèques sortants), l’assurance maladie s’apparente de plus en plus à un acheteur prudent, actualisant ses systèmes de données et ses capacités d’analyse des nombreuses données recueillies, traduisant des capacités analytiques en études qui permettent d’élaborer des directives (« bonnes pratiques ») et expérimentant de nouvelles méthodes de paiement (par exemple, rémunération à la performance, basée sur l’indicateur Capi) et de nouvelles organisations d’intégration.
29La loi « hôpital, patients, santé, territoires » (HPST) de 2009 a renforcé l’influence des responsables non médecins dans les hôpitaux publics français et relancé les efforts de longue date du système en faveur de la création d’organismes régionaux (aujourd’hui appelés agences régionales de santé) qui poursuivent une mission ambitieuse (« acheteur de soins hospitaliers et ambulatoires, et autorité de régulation [26] ») et sont chargées à la fois d’appliquer les politiques nationales au niveau local et de faire remonter les préférences politiques locales et régionales au niveau central. Cette communication réciproque entre centre et périphérie résulte d’un engagement ambitieux envers la démocratie sanitaire, concept adopté dans le cadre de la loi Kouchner de 2002. En France, la démocratie sanitaire n’est pas un simple slogan, mais plutôt un mélange de réformes qui cherche à renforcer le rôle du patient comme partenaire dans sa relation avec le médecin (par exemple en élargissant les droits d’accès du patient à son dossier médical), à installer des représentants des associations de patients au sein des conseils d’administration des hôpitaux, et à faire participer les citoyens à des conférences régionales sur la santé qui permettent d’exprimer les priorités locales lors des conférences annuelles nationales sur la santé publique.
30L’efficacité de ces innovations institutionnelles reste difficile à déterminer, notamment parce que bon nombre d’entre elles sont trop récentes pour avoir fait clairement leurs preuves, mais également parce que l’analyse qualitative approfondie des performances organisationnelles n’est pas vraiment prisée dans les études sur les politiques de santé françaises (ou autres). Toutefois, si l’on considère l’ensemble de ces innovations, une tendance apparaît : il ne s’agit pas d’un plan d’envergure transmis d’en haut visant à transformer et à adapter les systèmes, mais plutôt d’une série de tentatives menées par le gouvernement visant à développer les capacités organisationnelles et analytiques de diverses institutions (le Parlement, la Haute Autorité, les autorités de santé publique, la Cnam et l’ARS) qui viennent alors soutenir les réformateurs dans les négociations perpétuelles avec les parties prenantes qui constituent toujours et partout l’essence politique des réformes de santé. Cette interaction évolutive entre État et statu quo mérite une analyse attentive de la part des chercheurs qui souhaitent identifier des pratiques prometteuses qui permettront de piloter le changement.
Viabilité
31Bien évidemment, lorsqu’elle est confrontée aux déficits budgétaires d’un système de santé non viable, l’innovation stratégique et institutionnelle peut s’apparenter à une réorganisation des chaises longues sur le Titanic. Toutefois, cette viabilité ne relève pas d’un simple déterminisme économique comme on le dit souvent, mais plutôt, comme les systèmes de santé eux-mêmes, d’un mélange de construction politique et de plans d’urgence.
32La viabilité d’un système de santé, c’est-à-dire la capacité d’une société et des ménages à le financer au fil du temps, dépend de divers facteurs, notamment des taux de croissance économique globale, des évolutions de l’utilisation des soins (y compris de l’intégration des nouvelles technologies dans le système), des facteurs dissuasifs tels que les dépenses restant à la charge des patients, de la rémunération des prestataires, du taux d’inflation pour les biens et services autres que les soins médicaux et, pour conclure par un facteur non moins important, de l’injection de ressources financières dans le système. De plus, l’économie des soins de santé génère non seulement des coûts, mais également des bénéfices : par exemple, emplois à travers diverses réalisations éducatives, répercussions financières des institutions de santé sur les localités où elles sont implantées, baisse du nombre de jours de travail perdus en raison de maladies et amélioration des résultats scolaires des enfants en bonne santé.
33Plus l’écart entre la croissance économique globale et celle de sa composante santé est important au fil du temps, plus la pression qui pèse sur les responsables politiques pour imposer un ralentissement de la croissance des dépenses (partage des coûts renforcé, baisse des paiements aux prestataires, réduction de la couverture, fermeture de sites, allongement des délais d’attente, etc.) ou injecter de nouvelles ressources financières dans le système est élevée. La recherche d’efficiences est bien sûr une quête sans fin, mais elle est limitée par une grande affection populaire pour les progrès médicaux (y compris les technologies médicales) [27] [28] [29] et (tout du moins en Europe) par les préoccupations persistantes que sont l’équité et la solidarité. Lorsque la croissance économique globale est solide et régulière, les efficiences politiquement réalisables suffisent (du moins jusqu’à maintenant) à maintenir le système. Lorsque cette croissance fléchit, ces mêmes efficiences peuvent entamer l’estime de la population pour le système de santé et (probablement) la santé de cette population.
34Les difficultés qui entourent l’instauration des efficiences et la rhétorique de rationnement soulignent quant à elles la composante financière du tableau, c’est-à-dire les questions de finances publiques traditionnelles autour des effets fiscaux et des conséquences sur l’équité de différents types de taxes. Sur ce plan également, la France a adopté une approche pragmatique et éclectique en s’appuyant à la fois sur les contributions sur les salaires et sur les recettes dérivées de la CSG, recettes assises sur des sources de richesses allant bien au-delà de celles touchées par l’assurance sociale, cette association étant complétée par des taxes sur l’alcool, le tabac et d’autres produits, ainsi que par un soi-disant emprunt à court terme issu d’un fonds de financement de la « dette sociale ». Bien évidemment, ce mélange de sources financières n’est pas idéalement « progressif », mais dans ce contexte, la progressivité ne devrait pas être jugée uniquement en fonction de la source des fonds mobilisés, mais également de la manière dont ils sont distribués et à qui, et de leur efficacité à soutenir des politiques de redistribution au fil du temps. Par exemple, les taxes sur le revenu et sur la propriété qui occupent une place importante aux États-Unis sont formellement « progressives », mais leur impact redistributif est tempéré par la tendance de ces taxes (imposées selon des évaluations individuelles spécifiques du gouvernement et payées par versements forfaitaires à intervalles définis) à déclencher la colère contre la confiscation par l’État de ressources qui financent ensuite « les autres » de façon insuffisante [30]. Les taxes sur la consommation sont dégressives, mais également plus obliques et moins transparentes, et donc moins viables politiquement et mieux adaptées à une redistribution durable [31]. Sans un désenchantement populaire envers les progrès de la médecine et si la quête perpétuelle de nouvelles efficiences ne génère aucune efficacité nouvelle, la collecte de ressources financières imposant un consentement politique (même s’il est réticent) et consolidant la redistribution et l’interfinancement exigés par l’équité restera l’un des défis essentiels, sinon le défi essentiel auquel seront confrontés les responsables politiques, et l’hybridation des sources de financement improvisée par la France reste (sans doute) la réponse la plus intéressante à ce défi.
Idéaux des politiques de santé : limitation, poursuite et réalisation
35L’« universalisme libéral » français a réconcilié le droit d’accès aux soins du citoyen avec une autonomie remarquable des acteurs du système, mais la récession économique entamée en 2008 constitue peut-être à ce jour le défi le plus complexe posé au « consensus inflationniste [32] » qui l’accompagne, en particulier à un moment où le pays s’efforce de réduire son déficit public à moins de 3 % du PIB, conformément aux exigences de l’Union européenne. Dans ce contexte, le fait de poser en principes et de poursuivre des idéaux de politique de santé est également compliqué par une dynamique qui semble plus prononcée dans le domaine de la santé que dans d’autres sphères politiques, à savoir l’accroissement constant des moyens et des objectifs du domaine. L’« assurance » santé visait à l’origine à se substituer au salaire des employés qu’une maladie ou un accident pouvait empêcher de travailler et donc laisser sans ressources. Elle a ensuite évolué vers une indemnisation des frais de santé exceptionnellement élevés (principalement des hospitalisations), puis vers un remboursement (ou une indemnisation) des soins aigus de routine et des dépenses d’hospitalisation, et on s’attend aujourd’hui à ce qu’elle couvre, au-delà de tous ces éléments, un accès facile et rapide à des services de promotion de la santé et de prévention des maladies (ce qui devrait permettre d’éviter des coûts plus importants liés aux futurs traitements). Ce qui est en jeu aujourd’hui, ce n’est pas l’« assurance » (au sens de paiements anticipés périodiques versés en échange de la garantie d’un remboursement des dépenses liées à une maladie ultérieure), mais plutôt la garantie des soins, c’est-à-dire la couverture d’un éventail complet de services définis et proposés au mépris des risques actuariels ou, en d’autres termes, « de façon solidaire ».
36Cette frontière sans fin de la couverture des soins de santé est bien évidemment un produit de la frontière sans fin des innovations médicales dont la nature est parfois technologique, mais qui incluent également les soins de santé mentale, les traitements contre l’alcoolisme ou la toxicomanie, et bon nombre de services « paracliniques » visant à améliorer le « bien-être », tant physique que psychologique. Le dynamisme du secteur de la santé est bien sûr à la fois bénéfique et coûteux, ce qui signifie que pour la France, trouver l’équilibre idéal entre accès, qualité et coût implique l’établissement d’un délicat équilibre stratégique entre (pour ainsi dire) limitation, poursuite et réalisation des politiques.
37La liste des dix premières « priorités » du système pourrait se présenter ainsi : 1) développer les efforts actuels en faveur de l’amélioration de la santé de la population en utilisant les deux interventions en matière de santé publique les plus importantes actuellement, c’est-à-dire la promotion d’une vie active et d’une alimentation saine ; 2) limiter la dérive vers le financement des coûts par les patients, ce qui menace incontestablement la tradition française des soins pour tous basés sur les besoins et non sur les revenus ; 3) encourager les innovations organisationnelles d’intégration exigées par les défis qui émergent des soins de longue durée ; 4) chercher à convaincre patients et prestataires de réduire leur recours aux médicaments de prescription (ce qui n’est pas facile dans un pays qui figure au troisième rang des producteurs pharmaceutiques) et d’utiliser des génériques chaque fois que cela est possible ; 5) augmenter les capacités et les activités de la HAS, de la Cnam et des chercheurs universitaires pour évaluer la rentabilité et l’efficacité comparative des nouveaux médicaments, dispositifs et actes ; collaborer avec les associations de médecins et les hôpitaux pour décourager le recours aux traitements inutiles ; et soumettre plus souvent la couverture des innovations médicales à la condition du recueil de preuves dans un contexte contrôlé sur la durée ; 6) faire davantage appel aux infirmières pour les soins primaires, notamment mais pas uniquement au sein des déserts médicaux ; 7) introduire une transparence et une réglementation accrues dans le système des complémentaires santé dont les rouages sont aujourd’hui « totalement opaques », pour reprendre les termes d’un observateur ; 8) proposer aux consommateurs et aux prestataires davantage de formations et de ressources leur permettant de participer à la démocratie sanitaire ; 9) renforcer le rôle, la mission et le statut des médecins généralistes, qui peuvent et doivent cultiver leurs atouts spécifiques pour résoudre (notamment) les questions liées à la gestion des soins de longue durée, à la médiation entre facteurs déterminants sociaux, traitements médicaux et résultats obtenus, et au déploiement d’interventions de santé publique ; et 10) mener des évaluations attentives, étroites, qualitatives et multisites des ARS afin d’instiller une certaine rigueur dans les débats sur les relations entre pouvoir central et régional qui décrivent trop souvent la manière dont les entités régionales devraient fonctionner, mais qui oublient également trop souvent de fonder ces visions sur la compréhension de leur fonctionnement (et du fonctionnement auquel on pourrait raisonnablement s’attendre) dans la pratique.
38Ce programme politique s’appuie (de façon ciblée) sur la transformation d’idées brillantes en ressources financières à tous les niveaux, tout en ne les considérant pas comme des « macrosolutions », mais plutôt comme des sources d’amélioration potentielle des performances qui doivent être testées de façon progressive en ce qui concerne leur adaptation aux institutions de santé et à la culture des professionnels, qui associe une reconnaissance des vertus de la continuité à la reconnaissance hésitante de la nécessité d’un changement. La traduction politique des idées en idéaux est relayée par des institutions et des cultures dont la profondeur ne peut être assimilée à un simple « bruit ». Les innovations se font par conséquent bon gré mal gré et progressivement ; elles se fraient un chemin à travers les pratiques de cultures et d’organisations formelles complexes, tandis que les leaders politiques font pression sur divers acteurs avec lesquels ils dialoguent et négocient. Dans ces dialogues sans fin, le programme de l’État peut s’appuyer sur des modèles idéaux, mais une part importante du leadership politique consiste en une série de réactions d’urgence et improvisées face à des événements inopinés au moment où les initiatives politiques passent à travers les filtres culturels et structurels d’un système de santé bien défendu.
39Le progrès nécessite d’associer le leadership central de l’État à une forte volonté politique et à des capacités analytiques exceptionnelles, non pour définir les règles du jeu pour ensuite laisser faire, mais plutôt pour rester impliqué coûte que coûte en observant, évaluant et remodelant les initiatives politiques. La France tire aujourd’hui sa force non seulement des élites politiques anciennes et compétentes, mais également d’une capacité croissante des institutions à identifier, évaluer et assimiler des pratiques internationales innovantes. Et ce sont à la fois le refus permanent du pays de céder l’autorité de l’État aux forces du marché et sa volonté grandissante de nourrir des innovations de démocratisation au niveau régional qui doivent rappeler aux réformateurs du monde entier que les idéaux des politiques de santé sont indissociables de l’art de gouverner.
Notes
-
[1]
C. Le Pen, « Assurance maladie : le modèle de 45 est-il mort ? », Hippocrate, 27 janvier 2010.
-
[2]
D. Tabuteau, « La métamorphose silencieuse des assurances maladie, Droit social, n° 1, 1-8, janvier 2010.
-
[3]
V. Rodwin, C. Le Pen, « Health care reform in France : the birth of state-led managed care », New England Journal of Medicine, 351, 2259-2262, 2004.En ligne
-
[4]
K. Okma et al., « Managed competition for Medicare ? Sobering lessons from the Netherlands », New England Journal of Medicine, 365, 287289, 2011.
-
[5]
S. Heinemann et al., « Managed competition in the Netherlands, A qualitative study », Health Policy, published online October 1, 2012.
-
[6]
A. Relman, A Second Opinion : Rescuing American Health Care, New York, Public Affairs, 2007.
-
[7]
J. Groopman, « Health care : who knows best ? », New York Review of Books, January 10, 2010 ; How Doctors Think, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2007.
-
[8]
D. Stone, « Moral hazard », Journal of Health Politics, Policy and Law, 36, 5, 887-896, 2011.En ligne
-
[9]
H.J. Aaron, W.B. Schwartz (with M. Cox), Can We Say No ? The Challenge of Rationing Health Care, Washington, DC, Brookings Institution, 2005 ; The Painful Prescription : Rationing Hospital Care, Washington, DC, Brookings Institution, 1984.
-
[10]
A. Oliver, L.D. Brown, « A consideration of financial incentives to address health inequalities », Journal of Health Politics, Policy and Law, 37, 2, 201-226, 2012.En ligne
-
[11]
J.E. Oliver, Fat Politics : The Real Story Behind America’s Obesity Epidemic, New York, Oxford, 2006.
-
[12]
C. Geertz, Life Among the Anthros and other Essays, Fred Ingles, Ed., Princeton, Princeton University Press, 2010, p. 131.
-
[13]
L.D. Brown, « The fox and the grapes : is real reform beyond reach in the United States ? », Journal of Health Politics, Policy and Law, 37, 4, 587-609, 2012.En ligne
-
[14]
T. Marmor, Fads in Medical Care Management and Policy, London, Nuffield Trust, 2004.
-
[15]
J. White, « My health policy nightmare », Health Matrix, 20, 423-436, 2010.
-
[16]
W. Genieys, The New Custodians of the State : Programmatic Elites in French Society, New Brunswick, Transaction, 2010.
-
[17]
P. Hassenteufel et al., « Programmatic actors and the transformation of European health care states », Journal of Health Politics, Policy and Law, 35, 4, 509-530, 2010.En ligne
-
[18]
Haut Conseil de la santé publique, La Prise en charge et la protection sociale des personnes atteintes de maladie chronique, Paris, La Documentation française, 2009, p. 35.
-
[19]
H. Bergeron, C.A. Nathanson, « Construction of a policy arena : the case of public health in France », Journal of Health Politics, Policy and Law, 37, 1, 5-36, 2012.En ligne
-
[20]
S. Buscail, « Le Yalta syndical autour de la médecine générale », Les Tribunes de la santé/ Sève, n° 18, 57-68, printemps 2008.
-
[21]
D. Tabuteau, V. Rodwin, À la santé de l’Oncle Sam, Regards croisés sur les systèmes de santé americain et français, Paris, Éditions Jacob-Duvernet, 2010, p. 13-34 et 126-127.
-
[22]
M. Kerlau et al., « Regulating private health insurance in France : new challenges for employer-based complementary health insurance », Documents de travail du Centre d’Économie de la Sorbonne, 2009.
-
[23]
D. Tabuteau, Dis, c’était quoi la Sécu ? Lettre à la génération 2025, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2009, p. 49-52.
-
[24]
M. Steffen, « The French health care system : liberal universalism », Journal of Health Politics, Policy and Law, 35, 3, 353-387, 2010.En ligne
-
[25]
L. Rochaix, D. Wilsford, « State autonomy, policy paralysis : paradoxes of institutions and culture in the French health care system », Journal of Health Politics, Policy and Law, 30, 1-2, 97-120, 2005, p. 101.En ligne
-
[26]
I. Durand Zaleski, The French Health Care System, New York, Commonwealth Fund, International Profiles of Health Care Systems, 2010, p. 26.
-
[27]
S. Glied, Chronic Condition : Why Health Reform Fails, Cambridge, Harvard University Press, 1997.
-
[28]
R. Fogel, « Forecasting the cost of US health care », The American : The Online Magazine of the American Enterprise Institute, September 3, 2009.
-
[29]
W.J. Baumol, The Cost Disease : Why Computers Get Cheaper But Health Care Doesn’t, New Haven, Yale University Press, 2012.
-
[30]
M.C. Michelmore, « What have you done for me lately ? The welfare state, tax politics, and the search for a new majority, 1968-1980 », Journal of Policy History, 24, 709-740, 2012.En ligne
-
[31]
K.J. Morgan, M. Prasad, « The origins of tax systems : a French-American comparison », American Journal of Sociology, 114, 1350-1394, 2009.En ligne
-
[32]
M. Steffen, « The French health care system… », art. cité, p. 379.