1Dans une approche économique, le terme de valeur de la vie humaine fait référence au prix que les individus sont prêts à payer pour obtenir une réduction de leur probabilité de décès. Les décisions prises quotidiennement reflètent ainsi le prix attaché implicitement à la vie. Si l’on considère le domaine de la sécurité routière, répondre au téléphone en conduisant, ne pas attacher son enfant à l’arrière d’un véhicule, doubler dans des conditions difficiles un poids lourd qui impose une vitesse plus réduite sur le réseau, renoncer à un airbag en raison du prix demandé par l’industriel, prendre ou ne pas prendre une option en matière d’assurance, sont autant de décisions qui reflètent un prix implicite de la sécurité et donc une valeur attachée à la vie. Il en va de même en matière de santé, où des comportements de consommation de substances toxiques, ou de certains types d’aliments, augmentent de manière significative la probabilité de survenue de certaines maladies, voire de décès.
2De manière identique, le décideur public est amené à opérer de tels choix pour la collectivité qu’il représente, la question étant alors de savoir quel est l’effort que la collectivité est prête à consentir pour réduire les probabilités de décès. C’est dès le XVIe siècle que Paracelsus (1493-1541), l’un des pères de la santé publique, est amené à réfléchir à la mesure de la vie humaine dans sa pratique de médecin de l’armée. Mais ce n’est qu’un siècle plus tard qu’elle reçoit un traitement plus formel, lors de la définition des compensations à verser au titre de l’assurance vie. L’estimation de la valeur de la vie humaine s’est depuis généralisée pour la définition, au cas par cas, du niveau de compensation assurantielle, notamment pour les accidents de la route ou les accidents médicaux.
3Mais la nécessité d’un recours systématique à une valeur de la vie ne s’est véritablement imposée qu’au moment où des choix ont dû être opérés et justifiés entre programmes financés sur fonds publics limités. L’analyse économique des choix publics, qui s’inscrit dans une longue tradition du calcul économique en France, a conduit à estimer une valeur dite « statistique » de la vie humaine, ou encore, de manière plus parlante, une valeur de l’évitement d’un décès. Elle est identique pour tous et utilisée avant que la décision ne soit prise, afin d’en éclairer les enjeux.
4Si l’usage de cette valeur statistique est assez répandu dans le domaine de la sécurité routière comme dans celui de l’environnement, l’application au domaine de la santé reste plus controversée [1]. Mais les nouvelles stratégies de soins, qui font appel à des technologies médicales de plus en plus sophistiquées, sont aussi de plus en plus coûteuses. Tous les pays sont alors confrontés, de manière plus ou moins explicite selon leur degré de richesse et le mode de financement en place, à la question d’apprécier la valeur relative de ces stratégies. De même, au niveau local, le décideur (public ou privé) est amené à opérer des choix entre stratégies alternatives, choix qu’il convient d’éclairer pour assurer le meilleur usage de ressources toujours trop rares face à des besoins croissants.
5Si les méthodes du calcul économique peuvent varier selon le domaine d’application, elles sont toutes fondées sur la même conception de la responsabilité du décideur public : avant d’engager les ressources de la collectivité, il doit se demander si elles ne pourraient pas être mieux utilisées à d’autres fins, que ce soit dans son propre domaine d’intervention, la santé par exemple, ou dans un autre. En effet, si les ressources pouvaient être mieux utilisées ailleurs et si elles étaient engagées malgré tout, la collectivité serait privée d’un supplément de valeur, qu’on qualifie de « coût d’opportunité » de cette utilisation des ressources. À l’évidence, ce concept de coût d’opportunité n’est pas spécifique à la décision publique. Il s’impose à toute décision humaine dès lors qu’elle porte sur la gestion de ressources rares (le temps, les biens et services, la monnaie, etc.).
6L’objet de cet article est de brosser un état des lieux comparé des usages réservés à la valeur statistique de la vie humaine dans les secteurs de la santé et des transports. De cette comparaison naissent un certain nombre d’interrogations et de pistes d’échanges entre ces deux secteurs qui sont une invitation à une réflexion plus approfondie.
L’estimation de la valeur statistique de la vie
7Qu’appelle-t-on valeur statistique de la vie humaine ? C’est la valeur que la collectivité doit prendre en compte lorsque, ex ante, elle accepte ou non tel ou tel arbitrage qui aura des conséquences, en matière de sécurité, de santé ou de tout autre attribut, l’individu concerné in fine par la décision étant à ce stade nécessairement inconnu (cf. encadré). Le terme de valeur statistique de la vie humaine retenu dans la littérature permet donc de marquer cette distinction et de rappeler qu’il ne s’agit en aucun cas de la valeur de la vie d’un individu particulier.
Valeur statistique de la vie humaine: un exemple simple
8Elle est par ailleurs utilisée dans le cadre de décisions qui toutes relèvent d’une logique incrémentale, ou encore marginale comme le disent les économistes. En règle générale, les questions posées ne sont pas de savoir s’il faut ou pas de la sécurité, par exemple, mais bien plutôt de savoir s’il en faut moins ou plus. Dans ce cas, elle mesure l’effort que la collectivité réalise pour éviter un décès prématuré supplémentaire. À titre d’illustration, si les infrastructures sont déjà très sécurisées, obtenir une réduction supplémentaire du risque sera plus coûteux. Le niveau d’effort à consentir varie donc en fonction du niveau de sécurité déjà présent.
9Enfin, la valeur statistique de la vie humaine doit être comprise comme un instrument de mesure relatif, permettant la comparaison entre projets alternatifs, y compris entre secteurs d’application. Ceci garantit une forme de cohérence inter-temporelle et sectorielle dans les décisions prises en matière d’investissements publics, et donc une équité de traitement entre individus.
10De très nombreux travaux ont donné lieu à l’estimation d’une valeur statistique de la vie humaine [2] [3]. Les méthodes d’estimation ont évolué vers une prise en compte plus globale de l’ensemble des dimensions de la vie humaine. Trois groupes de méthodes permettent d’apprécier la valeur statistique de la vie humaine.
11Le premier regroupe les méthodes du capital humain dans lesquelles on considère la perte de production que représente le décès d’une personne. Dans ce cas, la valeur d’un individu pour la collectivité est mesurée à l’aune de la richesse qu’il apporte à la collectivité et qu’on réduit à sa seule contribution au produit intérieur brut (PIB). Ces méthodes, développées dès les années 1930 et utilisées jusque dans les années 1970, ont le mérite de la simplicité. Mais elles n’ont pas manqué de susciter de nombreuses interrogations, notamment dans une société confrontée à un chômage massif et au vieillissement de sa population : dans ce cas, réduire la mesure à la seule perspective de la production conduit en effet à une impasse éthique. Ces mesures ont été élargies en ajoutant la consommation de l’individu, ou encore la valeur du budget temps consacré aux loisirs (censées mieux appréhender la valeur que l’individu accordait à son existence et que l’accident prématuré lui a retirée). Malgré cette extension, la principale critique adressée à cette méthode demeure, à savoir la sous-estimation d’une part importante de la réalité humaine associée à ces décès prématurés (perte de la jouissance de la vie, peines et douleurs des proches, etc.). Elle n’est donc plus utilisée aujourd’hui comme seul instrument de mesure et ne peut fournir, en tout état de cause, qu’une valeur plancher de la valeur statistique de la vie humaine.
12Le deuxième groupe comprend les méthodes des préférences révélées qui tentent de mieux refléter l’importance que la collectivité semble attacher à certains attributs comme la réduction de l’insécurité routière ou l’amélioration de l’état de santé. Elles reposent sur l’observation de valeurs que les individus sont amenés à révéler dans les choix qu’ils effectuent et auxquels est associé un risque de décès. De très nombreux travaux économétriques ont été menés pour approcher cette valeur. Certains portent sur le marché du travail, où des individus peuvent accepter des emplois risqués, pour un différentiel de salaire qu’ils considèrent adéquat. D’autres portent sur les prix auxquels s’échangent des biens de protection. L’intérêt de ces méthodes repose sur le fait qu’elles sont basées sur des comportements effectifs qui résultent de décisions individuelles. Mais elles ont conduit à des distributions de valeurs très contrastées. Elles ne sont pas exemptes de difficultés techniques, notamment celle rencontrée pour isoler les effets multiples qui expliquent les choix opérés. Elles reposent par ailleurs sur une double hypothèse : que les agents, supposés rationnels, disposent de l’ensemble de l’information relative à l’attribut que l’on tente de mesurer ; que les marchés observés fonctionnent correctement. Enfin, elles s’adressent souvent à une partie peu représentative de la population générale, de telle sorte que la valeur observée sur ces marchés est difficilement utilisable comme fondement d’une valeur collective. Les méthodes de réparation appartiennent aussi à ce deuxième groupe. Elles se fondent sur l’observation des valeurs des indemnisations retenues par les tribunaux, les indemnités versées par les sociétés d’assurance, ou plus généralement encore les moyens engagés par la collectivité pour un blessé par exemple. Mais dans ce dernier cas, il ne s’agit plus à proprement parler de la seule valeur de la vie humaine.
13Plus récemment ont été développées des méthodes d’évaluation contingente d’une part, et de choix discrets d’autre part. Elles reposent toujours sur l’estimation des préférences individuelles, mais celles-ci sont à présent déclarées et non plus révélées. La construction de scénarios permet d’amener les répondants au questionnaire à déclarer leur disposition à payer (willingness to pay, WTP, en anglais). L’intérêt est de contrôler l’ensemble des paramètres a priori, au moment de l’élaboration des différents scénarios. La première méthode conduit à révéler directement la valeur monétaire, la deuxième conduisant à une monétarisation indirecte et permettant de mieux appréhender des situations dans lesquelles les individus ont à arbitrer entre plusieurs dimensions [4]. Ces méthodes permettent de tester des situations très diverses et de mieux comprendre les déterminants de la disposition à payer des individus, que ce soit pour eux-mêmes, pour leurs proches, ou de manière plus générale pour une politique publique. Comme les méthodes précédentes, elles posent des problèmes méthodologiques qui font l’objet de nombreux travaux de recherche.
Usages et enjeux dans le secteur des transports
14En France comme dans beaucoup d’autres pays, la sécurité routière reste un sujet de préoccupation majeur : on compte encore un peu plus de 4 500 tués sur la route en 2007, même si la réduction est importante, comparé au début des années 1970 (15 000/an, sans compter les blessés graves). Les décisions collectives à prendre dans ce secteur sont très diverses : faut-il ou pas réaliser un projet d’infrastructure susceptible d’améliorer la sécurité routière (c’est-à-dire éviter concrètement un certain nombre de décès supplémentaires sur les routes), faut-il mettre en place (ou durcir) une réglementation en limitant plus encore la vitesse, sachant qu’une telle baisse constitue l’un des moyens les plus efficaces pour réduire la mortalité ? De telles décisions impliquent que soient mis en balance d’un côté les gains de temps et de l’autre les gains à retirer d’un niveau de sécurité amélioré. Les arbitrages collectifs qui sont quotidiennement opérés en matière de choix publics traduisent, de fait, une certaine susbstituabilité entre attributs des différentes options, révélant un prix implicite pour la sécurité. Parce que les décideurs sont nombreux, du niveau national au niveau local, les prix implicites peuvent varier de manière conséquente, conduisant à des inégalités géographiques en matière de sécurité et parfois même à des incohérences. Pour cet ensemble de raisons, la nécessité d’un référentiel commun s’est progressivement imposée dans le secteur des transports.
La nécessité d’un référentiel unique et son élaboration
15Sous la houlette du commissariat général du Plan (CGP) a été menée une réflexion visant à établir un référentiel de valeurs qui traduirait la disposition à payer de la collectivité et qui doit orienter les choix publics [5]. Ces valeurs sont tutélaires en ce qu’elles ne sont pas fournies directement par un marché, ou parce que les valeurs révélées sur les marchés ne reflètent pas le vrai coût pour la collectivité (le coût social). Elles traduisent donc la valeur que l’État entend donner à ces effets non marchands et ont été fixées en fonction des attentes de la société telles qu’on peut les appréhender. Elles sont le fruit d’un compromis élaboré sur la base d’un dialogue entre économistes, partenaires économiques et sociaux et représentants des organisations non gouvernementales. En ce sens, le processus de production de ce référentiel constitue bien un acte politique par excellence et ne se substitue pas à lui.
16Le travail accompli pour l’administration française dans le cadre des groupes de travail présidés par Marcel Boiteux a été transcrit dans la circulaire qui encadre les évaluations des grands projets d’infrastructure de transport. Il a consisté en la production d’un référentiel en matière de valeur tutélaire de la vie humaine, à partir des différentes estimations disponibles. Cette recherche de convergence a nécessité un travail préalable de revue de littérature afin d’établir des fourchettes de valeurs dans les différents secteurs de l’administration, au-delà du seul secteur des transports. Les valeurs de référence obtenues ont été définies en euros constants car elles ont vocation à évoluer dans le temps en parallèle à la consommation par tête des ménages, sous l’hypothèse que la valeur de la sécurité varie positivement avec le niveau de richesse. Elles devront aussi faire l’objet de mises à jour régulières, en fonction de nouvelles estimations. À titre d’illustration, l’acte du Grenelle de l’Environnement devrait conduire à reconsidérer le système de prix relatifs entre les biens environnementaux, les gains de temps et la valeur de la sécurité telle que retenue précédemment (tableau 1).

17L’intérêt d’un tel référentiel est de chercher à préserver le maximum de vie à dépense égale, et donc de répartir les efforts de sécurité jusqu’à égaliser en tout domaine le coût d’évitement d’un décès supplémentaire. Il s’agit donc bien de sauver le plus possible de vies humaines dans le cadre de contraintes financières collectives données. Négliger cette égalisation, et donc ces calculs, revient à accepter des morts supplémentaires. Ce référentiel constitue donc le maximum collectivement acceptable de coût d’évitement d’une mort supplémentaire anonyme. Il perd en effet de sa pertinence dès lors que l’on chercherait à lever le voile de l’anonymat.
Les interrogations suscitées par le référentiel dans le secteur des transports
18La production du référentiel a suscité de nombreuses interrogations, notamment sur la place respective de la responsabilité individuelle et de la responsabilité collective. La valeur de la vie statistique humaine renvoie en effet nécessairement à la question du partage du risque entre les individus et la collectivité. Ainsi, la sécurité routière est une coproduction qui engage certes l’État (qualité des infrastructures, des réglementations), les constructeurs d’automobiles, mais aussi les individus, dans leurs comportements au volant. Quelle part la collectivité doit-elle assumer, compte tenu de la myopie des agents, et quelle est celle qui devrait rester à la charge de l’individu ? À titre d’exemple, faut-il ainsi envisager de :
- séparer les valeurs routières de celles des transports collectifs en estimant que dans le premier cas, le conducteur assume une partie du risque d’accident par son propre comportement, mais que ce même individu peut attendre de la collectivité de le protéger des risques qu’il encourt lorsqu’il confie sa vie à un tiers qui réalise le transport (transport ferroviaire ou aérien) à sa place ?
- fabriquer un référentiel spécifique pour l’impact de la pollution atmosphérique provenant des transports sur la santé ? Une fois déterminée la relation à établir entre les émissions des véhicules et les causes de décès qui se mesurent en années de vie perdues, il faut transformer ces effets physiques en unités monétaires. La difficulté réside dans le fait qu’il est très discutable d’utiliser la valeur de la vie humaine calculée pour la sécurité routière, où la durée de vie moyenne du mort sur la route est de l’ordre de quarante ans alors qu’il n’est que de dix ans en moyenne pour les personnes qui décèdent en raison d’une exposition à la pollution atmosphérique (quelques semaines pour certaines des personnes les plus âgées).
19Ainsi, parmi les voies futures d’amélioration de l’estimation des valeurs tutélaires dans le secteur des transports, et pour pouvoir comparer les enjeux entre les différentes politiques publiques entre secteurs, il apparaît important de disposer d’une valeur de l’année de vie humaine et non de la vie humaine, pour tenir compte de la durée de vie gagnée. Une deuxième voie d’amélioration est la prise en compte des conséquences associées à l’existence de très nombreux blessés graves. La valeur actuelle, en se focalisant sur le seul décès, conduit à une sous-estimation. On observe en effet que les juges accordent, dans les contentieux, des indemnités certes très contrastées d’un tribunal à l’autre, mais toujours beaucoup plus importantes en cas de survie qu’en cas de décès et dans des ordres de grandeur très supérieurs aux valeurs tutélaires actuelles. Il semble donc que ces valeurs ne soient pas en phase avec la réalité sociale du problème. Raisonner sur l’année de vie en intégrant la qualité de ces années de vie devrait permettre de dépasser cette sous-estimation.
Usages et enjeux dans le secteur de la santé
20En France comme dans tous les pays industrialisés, la dépense de santé croît structurellement plus vite que la richesse nationale. Cela tient à de multiples raisons, et probablement en premier lieu à la rapidité de l’innovation technologique dans ce secteur. En résulte un problème structurel de financement et un risque réel de désengagement collectif qui pénaliserait les plus vulnérables. D’où la nécessité de s’interroger sur la pertinence des choix publics d’allocation des ressources dans ce secteur d’activité. Mais sur quels critères ces choix peuvent-ils être réalisés ? Si le calcul économique [6] s’est développé depuis plus de trente ans dans le secteur de la santé pour apporter des réponses à cette question, il n’a pas conduit au recours systématique à une valeur tutélaire de la vie humaine, à l’instar du secteur des transports.
21Pour autant, les travaux menés depuis les années 1970 offrent des méthodes d’appréciation très élaborées de la valeur d’une année de vie supplémentaire en bonne santé, dénommée QALY (quality adjusted life year). Ces travaux ne connaissent encore qu’un usage limité dans d’autres secteurs d’application que la santé, alors même qu’ils pourraient être utilement mobilisés. Il convient donc de comprendre pourquoi une valeur statistique de la vie humaine ne s’est pas imposée en santé, de présenter les outils spécifiques qui y ont été développés, avant de conclure sur les usages qui pourraient en être faits dans d’autres secteurs.
Réticences à l’égard d’une valeur statistique de la vie humaine en santé
22Dans le secteur de la santé, les décisions de nature collective sont très décentralisées. Chaque médecin est ainsi amené à engager des dépenses financées par la collectivité et qui affectent la probabilité de survie et de qualité de vie de ses patients. Le caractère éclaté de ces décisions rend l’usage d’un référentiel unique peu opérationnel.
23Une autre raison, plus fondamentale, est à l’origine de l’absence de référence explicite à une valeur statistique de la vie. Contrairement à l’exemple défini précédemment en encadré, dans le domaine de la santé, la population n’est pas homogène mais composée d’individus affectés de pathologies clairement identifiées, avec chacune un taux de mortalité spécifique. Il devient dès lors difficile de ne pas identifier la sous-population qui sera plus particulièrement touchée par la décision publique. L’anonymat qui fonde la notion de valeur statistique de la vie, définie ex ante, n’est plus respecté. On est alors ramené à la situation qui prévaut lorsque survient un accident et que l’on met tout en œuvre pour sauver l’individu concerné. Dans ce cas, comme du reste dans les décisions des tribunaux, la valeur de sauvetage est une donnée ex post, une fois avéré le risque, et elle est en général bien supérieure à celle que l’on définit ex ante.
24Une troisième explication est le fait que la plupart des décisions concernent la morbidité, bien plus que la mortalité. Les médicaments, les interventions chirurgicales, ont de plus en plus une valeur d’amélioration de la qualité de la vie, plus qu’une valeur d’évitement du décès. C’est pour cette raison qu’a été privilégiée la démarche de mesure de la valeur d’une année de vie supplémentaire en bonne santé, ce que traduisent bien les QALYs.
Les avancées théoriques et opérationnelles permises par les QALYs
25De très nombreuses études ont été menées, depuis les travaux pionniers d’Alan Williams dans les années 1980 en Grande-Bretagne, pour définir une méthode de mesure des bénéfices associés à des actions en santé [7] [8]. Quels en sont les principes et les fondements éthiques ?
26Par commodité, le terme de « décideur public » désigne ici l’ensemble des décideurs qui prennent des décisions d’allocation des ressources publiques dans le secteur de la santé, à tous les niveaux. Cela laisse ouverte, bien entendu, la question essentielle de la coordination de ces décisions. À l’instant t, le décideur s’interroge sur la configuration souhaitable du système dans le futur. On part du cas le plus simple, celui d’une situation d’ordre thérapeutique, diagnostique ou préventif bien précisée, et de la prise en charge de la population concernée au cours de la période récente. La plupart du temps, il existe plusieurs prises en charge concurrentes possibles, notamment si on tient compte de l’innovation. Il faut alors se demander laquelle il conviendrait de mettre en œuvre. Le terme de « stratégie » (thérapeutique, diagnostique ou préventive) recouvre la « prise en charge » et la stratégie mise en œuvre au cours de la période récente est qualifiée de « stratégie de référence » (R) par comparaison à une stratégie nouvelle (N) qui aurait vocation à la remplacer.
27Le premier critère de jugement pour mesurer la pertinence d’un tel remplacement se réfère aux résultats, c’est-à-dire à l’effet de chacune des deux stratégies sur la santé, voire de manière plus large sur le bien-être de la population, critère que l’on qualifie d’« efficacité » [9]. Selon ce critère, la stratégie préférée, ou encore à promouvoir, sera celle dont l’efficacité est la plus grande parmi les stratégies possibles. C’est le critère de jugement retenu par les professionnels de santé et sur lequel s’appuient les recommandations de pratiques professionnelles. Mais pour le décideur public, ce critère d’efficacité doit être complété par celui des ressources mobilisées, dès lors que sa responsabilité est d’éviter le coût d’opportunité associé à la décision.
28Deux cas de figure permettent une prise de décision simple : si N est plus efficace que R sans être plus coûteuse ou si elle est moins coûteuse sans être moins efficace. On dit alors que N est une stratégie dominante. La recherche des stratégies dominantes devrait être systématiquement encouragée car, tout en respectant le critère d’efficacité, elle permettrait de réduire les dépenses engagées. Un exemple simple est fourni par l’arrivée des médicaments génériques qui concernent de nombreuses stratégies thérapeutiques. À efficacité identique et à un coût inférieur à celui d’autres médicaments de même principe actif, leur utilisation aboutit à des stratégies thérapeutiques dominantes et devrait être systématiquement encouragée, en vertu du coût d’opportunité de promouvoir N.
29La question est plus complexe lorsqu’il s’agit de comparer deux stratégies dont aucune ne domine l’autre, N étant à la fois plus efficace et plus coûteuse que R, ce qui est le cas de la plupart des innovations technologiques, qu’il s’agisse de médicaments ou de dispositifs médicaux. Mettre en œuvre l’innovation améliorerait certes l’efficacité, mais engagerait aussi des ressources supplémentaires, avec le risque d’un coût d’opportunité élevé. Pour comparer les deux stratégies, on doit alors dépasser le cadre d’une situation particulière pour s’intéresser à l’ensemble du système de santé, voire à d’autres secteurs d’intervention des pouvoirs publics.
L’expérience du NICE en Grande-Bretagne
30La démarche suivie en Grande-Bretagne dans le cadre du National Health Service (NHS) [10] par le National Institute for Health and Clinical Excellence (NICE) est particulièrement représentative de l’aide que peut apporter l’évaluation économique dans ce deuxième type de situation. C’est en effet le système de santé où la démarche de l’évaluation économique est la plus systématiquement utilisée à des fins opérationnelles puisqu’elle aboutit à des recommandations utilisées par le NHS, favorables ou non au financement des stratégies de santé innovantes. Dans la suite, cette démarche sera qualifiée d’« analyse coût-utilité » (ACU). Elle est fondée sur trois grands principes, présentés ici de façon schématique :
- le système de santé a pour vocation d’améliorer la santé des individus. Comme les individus attachent de la valeur à la durée de leur vie et à sa qualité, la mesure de l’efficacité d’une stratégie doit prendre en compte ces deux aspects ;
- l’efficacité d’une stratégie par rapport à une autre est définie par le gain de durée de vie pondérée par la qualité de la vie (liée à la santé), généralement mesuré en QALYs. L’unité de mesure de l’efficacité est donc l’année de vie en bonne santé. Au-delà de son aspect technique, il s’agit bel et bien d’un premier principe d’équité : une année de vie en bonne santé gagnée vaut 1, quel qu’en soit le bénéficiaire, riche ou pauvre, vieux ou jeune, etc., et quel que soit son état de santé [11] ;
- on considère l’ensemble des stratégies de référence qui, mises en œuvre auprès des différentes populations concernées, constituent le système de santé à l’instant t. Et pour chaque situation, on considère l’ensemble des nouvelles stratégies possibles. En dehors des cas de domination, qui doivent aboutir à l’élimination des stratégies dominées, demeurent les situations où N est à la fois plus efficace et plus coûteuse que R. L’adoption de N se traduit par un coût supplémentaire qu’on peut rapporter au nombre de QALYs gagnées, pour obtenir le « ratio coût-utilité » (RCU) de N comparé à R. Si la collectivité accepte de remplacer R dans une situation donnée, donc si elle considère le ratio correspondant comme acceptable, elle doit considérer comme acceptable tout ratio inférieur qui serait obtenu dans une autre situation. Il s’agit là d’un deuxième principe d’équité.
31Bien entendu, l’application de cette démarche par le NICE pour le NHS n’est pas mécanique et d’autres critères entrent en ligne de compte. Cependant, les recommandations du NICE révèlent bel et bien a posteriori l’existence d’un tel seuil d’acceptabilité, qui semble se situer aujourd’hui autour de 45 000 £ [12]. La démarche adoptée par le NICE pose de nombreuses questions sur lesquelles une littérature scientifique considérable existe. Parmi celles qui sont encore débattues aujourd’hui : comment mesurer les QALYs, faut-il ou non les pondérer selon les situations cibles, pourquoi s’en tenir au seul secteur de la santé, que sait-on de l’efficacité et du coût des activités de soin qui échappent à l’évaluation du NICE, comment la valeur du seuil peut-elle être justifiée, etc. ? L’institution a récemment engagé et financé un programme de recherche très conséquent sur les principes d’équité sous-jacents à sa démarche et sur les valeurs sociétales sur lesquelles doivent se fonder les décisions.
32Si l’application de la démarche du NICE à d’autres pays suscite de vifs débats, il n’en reste pas moins qu’elle présente deux atouts majeurs. Premièrement, celui d’être explicite et transparente, en affichant les critères de jugement et la façon dont ils sont utilisés ou révisés [13]. Cette caractéristique présente un intérêt évident pour toutes les parties prenantes, en particulier les industriels, qui peuvent questionner, voire contester la règle de décision. Deuxièmement, celui de reposer sur un principe d’équité qu’on peut résumer de la façon suivante : l’année de vie en bonne santé gagnée a le même poids quel qu’en soit le bénéficiaire et le droit de tirage sur les ressources publiques pour obtenir ce résultat est le même pour tous.
33D’autres approches ont été développées dans le secteur de la santé, même si elles sont encore peu utilisées aujourd’hui. Elles recourent aux méthodes plus récentes de l’évaluation contingente ou des choix discrets, qui permettent d’expliciter les préférences des consommateurs/citoyens vis-à-vis des différentes prises en charge en santé. Mais il ne faut pas s’y tromper : ces approches s’appuient sur les mêmes catégories de critères de jugement, coût d’une part et résultat d’autre part, même si la mesure des résultats est ici différente puisque basée exclusivement sur des préférences déclarées. De ce fait, elles constituent tout autant des outils de priorisation, et peuvent conduire, par exemple, au rejet de certaines innovations pour les mêmes raisons : des moyens requis trop importants pour un résultat trop modeste. Il ne s’agit pas de rationner mais d’utiliser au mieux les ressources collectives : la mobilisation de ces moyens rendrait impossibles d’autres utilisations qui seraient plus intéressantes pour la collectivité. En d’autres termes, la mise en œuvre du calcul économique vise à éviter « des pertes de chance » pour la population. C’est en cela qu’il constitue un outil au service de l’éthique des choix publics dans le secteur de la santé.
Conclusion
34La valeur statistique de la vie humaine n’est pas une norme qui viendrait se substituer à la décision publique, le décideur pouvant à tout moment estimer légitime de s’écarter des conclusions auxquelles conduisent de tels calculs. Simplement, ce repère permet de chiffrer le surcoût de la décision et la met en perspective avec d’autres usages possibles des fonds publics. Un tel calcul peut donc clarifier et renforcer le débat public. Mais il n’a de sens que si l’on peut raisonner sur l’ensemble de la population.
35L’utilité sociale du calcul économique, une fois comprise, dépend aussi en partie de son appropriation par l’ensemble des acteurs. La qualité du processus de production d’un cadre de référence unique représente un enjeu important pour améliorer l’organisation du débat sur l’utilité sociale des dépenses publiques dans les domaines qui font référence à la sécurité, comme les transports et la santé. L’expérience du commissariat général au Plan permet de tirer un certain nombre d’enseignements :
- garantir la neutralité des valeurs de référence : la production des méthodes d’évaluation de ces valeurs doit pouvoir être élaborée de manière indépendante des préoccupations du moment, notamment de celles des lobbies qui se forment sur tel ou tel projet. Ces valeurs doivent être produites dans un lieu ouvert et reconnu, associant des expertises diverses garantissant et crédibilisant les normes proposées. Le processus de production lui-même doit être transparent pour pouvoir être contesté ;
- assurer la continuité du processus de coproduction du système de valeurs : il importe également que le processus ne soit pas figé pour qu’il reste en phase avec la réalité sociale. Cela suppose la permanence dans le temps du cadre de production de ces valeurs. Ce cadre doit assurer l’interaction entre les utilisateurs de ces valeurs, les attentes et les préoccupations de la population comme des décideurs, ainsi qu’entre la recherche théorique et appliquée. Il est notamment nécessaire d’élargir le spectre des valeurs en s’attachant à ce qui est le plus difficile à appréhender et qui touche par exemple à l’équité territoriale et sociale, ou encore à l’appréhension des effets de long terme ;
- diminuer le coût d’usage des outils : une des difficultés importante pour la diffusion de tels référentiels réside dans leur usage parfois coûteux en temps. Le réduire passe par le développement de guides de bonnes pratiques. Ces guides, sous réserve qu’ils émanent bien d’échanges entre professionnels des secteurs et universitaires, pourraient conduire à définir des procédures opératoires susceptibles d’encourager la généralisation de ces pratiques d’évaluation. Leur élaboration permettrait aussi de répertorier les points sur lesquels des études et des recherches mériteraient d’être lancées. Cela passe ensuite par l’animation et la formation sur le long terme des personnes susceptibles de concevoir, de réaliser ou de piloter des travaux d’évaluation de ce type ;
- inscrire la production de ces valeurs dans un processus politique d’évaluation : ces valeurs (un système de prix relatif pour des biens qui n’ont pas de prix) correspondent à un bien collectif que la collectivité doit décider de mettre à disposition des utilisateurs potentiels. On peut considérer qu’il existe des usagers potentiels intéressés à se référer à de telles valeurs pour alimenter leur argumentaire, demander des compensations ou des indemnités, défendre ou promouvoir un projet, etc. Mais cette demande ne s’exprime guère. Et l’investissement dans ce processus de production ne peut sans doute être entrepris que s’il est porté par des moyens et une volonté politique qui est en droit d’exiger, en contrepartie, un réel effort pour mesurer l’utilité que la collectivité accorde à tel ou tel attribut.
Notes
-
[1]
Jones Lee M., The Value of Life: An Economic Analysis, University of Chicago Press, Chicago, 1976.
-
[2]
Blomquist, G.C., « The economics of the value of life », International Encyclopedia of the Social and Behavioural Sciences, Pergamon Press, 2001.
-
[3]
Murphy K., Topel R.H., « The value of health and longevity », Journal of Political Economy, 114, 5, 871-904, 2006.En ligne
-
[4]
O’Brien B., Gafni A., « When do dollars make sense? Towards a conceptual framework for contingent valuation studies », Medical Decisionmaking, 16, 288-299, 1996.
-
[5]
CGP, « Transports : choix des investissements et coûts des nuisances », Rapport du groupe de travail présidé par M. Boîteux, rapporteur général, L. Baumstark, La Documentation Française, Paris, 2001.
-
[6]
Dans le secteur de la santé, on utilise plus couramment le terme « évaluation économique », sans doute par référence à l’expression anglo-saxonne « economic evaluation ».
-
[7]
Williams A.K., « Ethics and efficiency in the provision of health care », in : Bell J.M., Mendus S. (Eds.), Philosophy and Medical Welfare, Cambridge University Press, 1988.
-
[8]
Drummond M.F., Sculpher M.J., Torrance G.W., O’Brien B.J., Stoddart G.L., Methods for the Economic Evaluation of Health Care, Oxford University Press, 2005.
-
[9]
Ce terme désigne ici l’effet sur la santé des bénéficiaires, conformément à la définition couramment admise dans le domaine de l’évaluation économique, ou l’effet sur le bien-être de la population dans son ensemble de façon plus générale.
-
[10]
Le NHS concerne l’Angleterre et le Pays de Galles. Il prend en charge sur la base de l’impôt 95% des dépenses de santé de la population.
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[11]
Ceci est traduit en anglais par l’expression « A QALY is a QALY is a QALY ».
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[12]
Environ 60 000 euros en parité de pouvoir d’achat (OCDE 2007). Cf. Devlin N., Parkin D., « Does NICE have a cost-effectiveness threshold and what other factors influence its decision? A binary choice analysis », Health Econ., 13, 437-445, 2004.
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[13]
National Institute for Health and Cliniclal Excellence, Guide to the methods of technology appraisal, NICE, Londres, juin 2008.