1Du fait d’une situation singulière, les États-Unis constituent toujours un point de repère intéressant pour les comparaisons internationales des systèmes de santé. Ils représentent non seulement l’archétype du modèle libéral de fourniture des soins et d’assurance maladie, mais occupent aussi une position facilement identifiable : premier pays en termes de dépense totale de santé par habitant, premier pays consommateur de médicaments, premier pays pour la part de la richesse consacrée à la santé, premier pays au vu de la dépense privée de santé. Fortement ancré sur des principes de liberté des agents, le système de santé apparaît comme très consommateur de ressources alors même que les indicateurs sanitaires restent relativement décevants [1]. Ce constat conduit à s’interroger sur le coût d’opportunité de la dépense de santé dans un pays où le traitement des maladies chroniques (en particulier les maladies cardiovasculaires et le diabète) en concentre les trois quarts.
2La maîtrise des dépenses de santé figure régulièrement au rang des principales questions politiques nationales et représente actuellement l’une des priorités des programmes électoraux démocrate et républicain. Force est de constater l’impact éphémère des mesures successivement adoptées depuis quatre décennies pour contenir la croissance des dépenses, qu’elles se soient traduites par davantage de régulation (Medicare et Medicaid dans les années 1960, politique de contrôles des salaires et des prix dans les années 1970, ou politique de « l’effort volontaire » dans les années 1980) ou par davantage de concurrence (managed care dans les années 1990) [2]. Ces échecs, qui s’expliqueraient par la volonté des Américains de ne pas sacrifier l’éventail des choix du consommateur et l’accès aux toutes dernières technologies de soins, rendent les velléités d’élargissement de la couverture maladie ou du panier de soins toujours plus difficiles à concrétiser.
3C’est naturellement sur ces orientations que se distinguent les programmes des candidats à l’élection présidentielle, rendant assez incertaines les perspectives d’évolution du système de santé : alors que les démocrates envisagent de renforcer la réglementation du système de santé afin de promouvoir l’accès à la couverture maladie et le contrôle des coûts, les républicains projettent de restaurer les conditions d’une meilleure concurrence, actuellement trop biaisée par des abus de position dominante et des rentes de situations. Afin d’apporter un éclairage à ce débat, cet article se propose de présenter des éléments d’analyse du coût du système de santé américain.
Une dépense sans commune mesure avec les autres pays de l’OCDE
4En 2006, la dépense de santé a atteint 2 106 milliards de dollars pour 300 millions d’Américains (7 026 $ par habitant), soit 16% du PIB [3]. Elle est consacrée pour 31% aux soins hospitaliers, 21% aux services de médecins, 10% aux médicaments prescrits, 7% à l’administration, 6% aux soins infirmiers à domicile et 25% aux autres dépenses (soins paramédicaux et dentaires, produits médicaux durables, médicaments OTC, santé publique, recherche structure et équipement).
5La dépense de santé de 2006 représente presque trois fois celle de 1990 (714 milliards $) et plus de huit fois celle de 1980 (253 milliards $). Au cours de la période 1960-2005, son taux de croissance annuel a été particulièrement élevé, de l’ordre de 9,9%. Il convient de s’interroger sur les principaux facteurs ayant contribué à une telle croissance : le Centre national des statistiques sanitaires américain estime que 39% de cette croissance sont attribuables à l’inflation générale des prix, 33% sont expliqués par l’intensité des soins, 17% par la surinflation des biens et services de santé et 11% par l’évolution démographique. Si bien que la part de la dépense de santé dans le PIB a continûment augmenté sans commune mesure avec les autres pays de l’OCDE. Les projections réalisées par les pouvoirs publics, supposant un taux de croissance annuel moyen de 6,7% à partir de 2007, prévoient que le pays consacrera 19,5% de son PIB à la santé en 2017 [4].
6Comment expliquer que la gestion du risque santé par des assurances privées puisse coûter plus cher que l’assurance sociale ? Si la concurrence permet une plus grande capacité à s’adapter à la demande des patients et à segmenter le marché selon leurs dispositions à payer, elle engendrerait deux effets moins favorables en assurance santé en raison des défaillances du marché [5] : un accroissement rapide du coût des soins et des charges administratives plus lourdes pour les organismes d’assurance.
Un accroissement rapide du coût des soins pour les organismes d’assurance
7En dehors des facteurs exogènes susceptibles d’expliquer une intensification et un accroissement de la charge financière liée au traitement des maladies chroniques, deux facteurs contribuent à la forte croissance du coût des soins :
- l’intensification des soins : la dérive des coûts vient du progrès technique qui est aussi le pendant de la recherche d’une qualité toujours plus élevée. Les progrès médicaux engendrent une demande de soins qui n’est pas contenue dans le sens où l’insuffisante évaluation médico-économique des innovations n’assure pas la meilleure efficience des choix médicaux. Par ailleurs, les États-Unis disposent d’un parc technique important, avec le nombre le plus élevé d’appareils IRM (26,6 unités par million d’habitants, contre 3,2 en France) et de scanners (32,2 unités par million d’habitants contre 7,5 en France) [6]. Enfin, il est notable que le poste « médicaments prescrits » concourt le plus fortement à la croissance de la dépense de santé. Ainsi, durant la dernière décennie, les médicaments prescrits ont augmenté de 80%, les brevets pour nouveaux procédés médicaux de 100%, les protocoles des hôpitaux universitaires de 200% et les tests génétiques de 1 500% ;
- le prix des soins : contrairement à un système d’assurance sociale dans lequel la plupart des prix des biens et services de santé sont réglementés, les prix dans le système américain résultent pour une grande part du libre jeu du marché des soins. Or, dans une situation de concurrence imparfaite et de pouvoir de marché conféré aux offreurs de soins, les assurances privées n’ont pas toujours la possibilité de peser sur la fixation des prix des offreurs de soins, d’autant moins que leur clientèle reste souvent libre de consulter en dehors des réseaux contractuels (naturellement contre participation financière plus élevée). Il existe fréquemment une discrimination par les prix selon le type de compagnie d’assurance du patient, les prix d’un même offreur de soins pouvant varier assez largement. Par ailleurs, l’évolution des prix des offreurs de soins médicaux prend en compte une composante indirecte du coût des actes liée à la judiciarisation croissante des rapports entre prestataires et bénéficiaires des soins. Celle-ci débouche sur une pratique défensive de la médecine plus coûteuse et sur une explosion des primes d’assurance professionnelle. La souscription d’une assurance permettant de couvrir les risques des erreurs médicales est en effet un élément explicatif important du renchérissement des soins [7].
Le poids des coûts administratifs de l’assurance santé privée
8Plusieurs facteurs se conjuguent pour aboutir au coût élevé de gestion de la couverture maladie aux États-Unis. Il s’agit notamment de la duplication des coûts fixes et de la multiplication des opérations de publicité et marketing engendrées par la concurrence entre organismes : on estime que ce coût administratif représente environ 7% de la dépense de santé et qu’il est quatre à cinq fois plus élevé que dans un monopole d’assurance maladie bénéficiant d’économies d’échelle [8]. Ce surcoût est également dû aux stratégies de sélection des compagnies d’assurance qui dépensent des milliards de dollars annuellement afin de concevoir des techniques permettant d’éviter les assurés coûteux. Ainsi les primes ont-elles connu une hausse sans précédent au cours des dernières années et le financement de la dépense de santé aboutit à un paradoxe : la dépense agrégée de santé est particulièrement élevée, alors même qu’elle est réduite du fait qu’une fraction de la population n’est pas assurée.
La crise du financement de la dépense de santé
9Actuellement, environ 16% d’Américains (12% des enfants) n’ont pas d’assurance maladie (soit 47 millions de personnes) ; près de 68% de la population dispose d’une assurance privée (généralement fournie par l’employeur) et 27% bénéficie d’un programme public de couverture santé [9].
10En 2006, la prime moyenne annuelle représente, pour près de la moitié des Américains, un quart de leur revenu annuel. En règle générale, le contrat d’assurance est assorti d’une combinaison de franchise, de co-paiements et de co-assurance. Pour un assuré, la franchise annuelle varie en moyenne de 461 à 1 729 $ selon le type de programme. La participation financière est plafonnée pour 71% des assurés, la limite annuelle pouvant varier de 2 000 à 6 000 $.
11Depuis 2000, les primes de couverture santé prises en charge par les employeurs ont augmenté de 87%, ce qui dépasse largement le taux de croissance des revenus du travail et le taux d’inflation. Cette hausse se répercute de plus en plus par un transfert des charges vers les assurés sous la forme d’une participation financière plus élevée, ce qui se traduit par une difficulté croissante pour les assurés à y faire face et décourage l’accès à la couverture pour les non-assurés. De 1996 à 2002, la quote-part des ménages a augmenté de 36%, soit deux fois plus que l’augmentation de leurs revenus. Merlis et al. rapportent qu’en 2001 et 2002, près d’une famille sur six dépensait au moins 10% de son revenu en reste-à-charge [10]. Compte tenu des primes versées par ailleurs pour obtenir une couverture maladie, 23% des familles concernées allouent au moins 10% de leur budget au financement du poste santé. La forte augmentation du prix des médicaments conduit au renoncement à ces produits compte tenu des co-paiements élevés laissés par certains contrats : ainsi, avant la loi de modernisation de Medicare entrée en vigueur en 2006, près d’un quart des retraités (seniors) renonçaient à acheter leurs prescriptions [11].
12Progressivement, des employeurs sont conduits à renoncer à proposer une couverture maladie, ce qui concernait 40% d’entre eux en 2005. D’aucuns trouvent un intérêt croissant à développer une nouvelle formule de couverture fondée sur une responsabilisation accrue du consommateur en matière d’achat de soins et qui intéresse actuellement 5% des assurés (consumer-directed health plan). Cette formule est une combinaison de contrat d’assurance à haute franchise (de l’ordre de 1 000 $ au moins pour une personne) et de compte épargne santé (health savings account, HSA) exonéré d’impôt, sous contrôle du patient et susceptible de couvrir certaines dépenses de santé. Il s’agit d’inciter les patients à réaliser un arbitrage consommation-prix et leur permettre dans le même temps d’acquérir une couverture maladie moins onéreuse. Le patient paie de sa poche ou en puisant dans son compte épargne santé les dépenses jusqu’au plafond de la franchise, après quoi le contrat le couvre (éventuellement avec une participation financière plafonnée). Le compte épargne est alimenté par les employeurs (pour un montant inférieur à celui de la franchise) et/ou par les employés dont les versements donnent droit à crédit d’impôt.
Les perspectives
13La question de la santé figure parmi les deux principaux sujets que les Américains souhaitent voir traités par les candidats à l’élection présidentielle (avec l’Irak), quelles que soient leurs préférences politiques. La principale ligne de partage entre les programmes démocrate et républicain concerne l’objectif assigné aux prochaines réformes : selon une enquête menée fin 2007, les sympathisants démocrates placent en priorité l’expansion de la couverture de l’assurance santé pour les personnes non assurées tandis que pour les sympathisants républicains il convient de réduire en priorité les coûts des soins de santé et de l’assurance santé [12].
14Parmi les orientations communes des programmes figurent le développement des nouvelles technologies de l’information susceptibles d’améliorer la coordination des soins et d’engendrer d’importantes économies ; la promotion des programmes de prise en charge des maladies chroniques ; l’amélioration de l’information relative à la prévention sur les conduites à risque et les dépistages ; la portabilité de l’assurance santé ; la garantie d’accès à une assurance santé pour les individus à haut risque.
15Le programme démocrate met l’accent, d’une part, sur un plan se juxtaposant au système d’assurance actuel offrant un nouveau menu de contrats pour la population sans assurance ou souhaitant changer de contrat, incluant une option publique analogue au programme social Medicare et subordonnant un plafonnement des primes au revenu à l’aide de crédits d’impôts. D’autre part, il prévoit un renforcement de la réglementation visant la lutte contre la sélection de clientèle par les compagnies de même que des mécanismes de régulation de l’industrie pharmaceutique. Enfin, figure également au programme la création de maisons médicales et d’un institut visant à promouvoir les bonnes pratiques médicales. La clef de voûte du programme républicain est le développement du système des HSA, tout en s’engageant dans la recherche d’une plus grande transparence du marché et d’une plus grande concurrence (notamment dans l’industrie pharmaceutique), afin de promouvoir la qualité des soins et le contrôle des coûts. Par ailleurs, une priorité est accordée à la réforme du système de responsabilité civile.
16Il est remarquable de constater que, quelle que soit l’orientation qui sera finalement adoptée, les programmes n’envisagent pas une remise à plat du système et le développement d’une assurance maladie universelle, même sous la forme d’un panier minimal de soins. Ce choix semble traduire l’importance accordée à la liberté des patients et à l’accès ainsi favorisé – au moins pour les individus mieux assurés – aux plus récentes technologies de soins : même très élevé, le prix à payer semble probablement être le gage d’une recherche et développement ainsi que d’une diffusion technologiques non entravées.
Notes
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[1]
En 2004, l’espérance de vie à la naissance est de 77,8 ans et la mortalité infantile s’élève à 6,8‰. Le principal problème de santé publique est celui du surpoids, avec 66% des adultes concernés (dont 32% d’obèses) et 17% des enfants. Voir : National Center for Health Statistics (NCHS), Health United States 2007 with chartbook on trends in the health of Americans, Hyattsville, 2007.
-
[2]
Altman D.E., Levitt L., « The sad history of health care cost containment as told in one chart - Managed care is not alone in its failure to solve the health care cost problem », Health Affairs, 2002, web exclusive.
-
[3]
Centers for Medicare and Medicaid services (CMS), Office of the Actuary, National Health Statistics Group, National Health Expenditure Accounts, 2008.
-
[4]
CMS, 2008, op. cit.
-
[5]
Cf. par exemple Cremer et Pestieau, « Assurance privée et protection sociale », Revue d’Économie politique, n° 5, 2004.
-
[6]
NCHS, 2007, op. cit.
-
[7]
Drucker J., Faessel-Kahn M., « L’exemple américain », Sève, les tribunes de la santé, n° 5, hiver 2004.
-
[8]
Kaiser Family Foundation, Medicare ChartBook, 3rd ed., 2005.
-
[9]
Denavas-Walt C., Proctor B.D., Smith J., « US Census Bureau, Current population reports », in : Income, Poverty and Health Insurance Coverage in the US, US Gvt Printing Office, Washington DC, 2007, pp. 60-333.
-
[10]
Merlis M., Gould D., Mahato B., Rising Out-of-Pocket Spending for Medical Care: A Growing Strain on Family Budgets, The Commonwealth Fund, February 2006.
-
[11]
Safran D.G. et al., « Prescription drug coverage and seniors: findings from a 2003 national survey », Health Affairs, April 2005.
-
[12]
Deane C., Public Opinion: Health Care and Election ’08, Kaiser Family Foundation, February 2008.