Le fait associatif est longtemps resté un impensé dans la sphère académique s’intéressant à l’économie sociale. Invisibilisées, prises entre l’action publique et le capitalisme, les associations se révèlent pourtant des analyseurs des conflits sociaux qui traversent la société. Instrument d’état ? Projet d’actions collectives ? C’est cette ambivalence que se propose de mettre au jour cet article.
1. Une question longtemps sous-théorisée
2Au XXe siècle, l’économie sociale a fait l’objet d’une approche sectorielle. D’abord pratiquée par Fauquet (1965) sur les coopératives et « les rapports relativement invariants » qui les caractérisent, elle a été développée par Desroche (1976) et Vienney (1994) identifiant des entités dont les spécificités tiennent à la combinaison volontaire d’un groupement de personnes et d’une entreprise, réciproquement liés par un rapport d’association et d’activité. Cette théorie de l’économie sociale admet comme référence centrale la coopérative et n’intègre que les associations gestionnaires d’entreprises. C’est donc l’affirmation selon laquelle il existe des entreprises non capitalistes qui est principale, couplée à celle d’une capacité à assumer la concurrence avec les entreprises capitalistes. Le rapport aux pouvoirs publics n’est appréhendé qu’à travers certaines questions comme les demandes d’adaptations législatives et le traitement préférentiel dans les marchés publics. Ce sont des préoccupations empiriques qui dominent dans les relations aux politiques publiques.
3L’approche du tiers secteur, centrée sur les organisations sans but lucratif, présente également des limites dans l’approche des rapports aux politiques publiques. Aux limites liées à l’axiomatique du choix rationnel s’ajoutent celles liées à la hiérarchisation des secteurs : c’est seulement dans le cas d’échecs du marché que l’Etat est légitime à intervenir et dans les cas d’échecs du marché et de l’Etat que le tiers secteur trouve sa place. Cette conception subsidiaire a engendré une vision qui amène à contraster société civile et Etat plus qu’à examiner leurs articulations. Néanmoins, à partir des années 1990, des théoriciens du tiers secteur comme Gidron, Salamon et Kramer (1992) ont abordé les rapports au gouvernement au travers de typologies rendant compte des configurations observables.
4En effet, la montée de l’importance des associations est spectaculaire dans les dernières décennies. En France par exemple, elles ont, pour la première fois, créé plus d’emploi que les entreprises à but lucratif dans la décennie 2000 – 2010. Cette montée a également été sensible dans l’économie sociale où elles représentent dans le même pays 80 % du total des emplois. De telles tendances sont représentatives de ce qui se passe dans d’autres contextes nationaux et cette évolution a généré un intérêt plus marqué pour les interactions avec les politiques publiques d’autant plus que les financements publics sont déterminants pour l’accès aux ressources dans des champs tels que le social, la culture, les sports et les loisirs. Cette donnée pratique s’est en outre accompagnée d’un renouvellement théorique dont deux traits ont eu des conséquences majeures. Premièrement, l’économie solidaire a mis l’accent sur la dimension publique des associations alors que l’économie sociale comme le tiers secteur les avaient appréhendées comme des organisations privées. Deuxièmement, une autre inflexion s’est manifestée dans les sciences politiques par le scepticisme vis-à-vis des méthodologies autonomisant l’étude des politiques publiques, et par l’émergence d’une conception étendue de l’action publique couvrant « l’activité des pouvoirs publics et plus largement toute activité articulée sur un espace public et nécessitant une référence à un bien commun » (Laborier & Trom, 2003, p.11).
2. L’ambivalence des associations
5Les deux innovations se renforçant, des problématisations inédites ont vu le jour du fait que des interrogations plus fortes ont porté sur le contenu des interdépendances entre, d’une part, l’économie sociale et solidaire et, d’autre part, les pouvoirs publics. Quatre thèmes peuvent être cités à cet égard: l’ambivalence des associations, l’isomorphisme et l’entrepreneuriat institutionnels, les processus d’institutionnalisation, l’encastrement politique.
6Cette contribution abordera uniquement le premier thème cité, celui de l’ambivalence [1].
7Prendre en compte leur dimension politique conduit à envisager les associations concrètes à la fois comme des espaces publics dans la société civile et des auxiliaires des politiques publiques, cette oscillation entre les deux rôles leur conférant une complexité particulière. Plus que les coopératives, les associations se trouvent au carrefour de deux trajectoires : vecteur d’une expression et action autonomes d’un côté, instruments des pouvoirs publics de l’autre côté. Les espaces publics ancrés dans la société civile sont traversés par des affrontements et des négociations entre classes et groupes sociaux. Leur caractère fragmenté et conflictuel s’explique par des luttes incessantes entre les groupes dominants manœuvrant pour élargir leur influence, voire s’assurer le monopole de l’expression publique légitime, alors que des groupes dominés ou exclus (femmes, minorités, classes populaires, …) se battent pour leur reconnaissance. Les associations existant à un moment historique donné sont enracinées dans des contextes culturels, sociaux et idéologiques, et traduisent donc bien l’état des rapports de force et des conflits sociaux.
8Comme le dit Giddens (1994, pp. 120-121), à propos des mouvements sociaux et des groupes d’entraide, les associations ne sont pas nécessairement démocratiques dans leurs finalités. Nombreuses sont celles qui entérinent des injustices, quelques-unes peuvent même s’efforcer de saper les bases du système démocratique ou être conduites par des démagogues et des manipulateurs dangereux. Il n’en reste pas moins qu’il existe une « relation intrinsèque » entre la démocratie et les associations, venant du fait qu’elles modèlent partiellement les espaces publics dans la société civile. Si toutes les associations n’œuvrent pas à une démocratisation de la société, il n’empêche que le fait associatif participe de la démocratie comme l’attestent les interdictions ou les contrôles dont il fait l’objet dans les régimes totalitaires.
9Néanmoins, les espaces associatifs n’échappent pas aux évolutions générales de la société marquée par l’emprise de l’argent et du pouvoir étatique. Ils peuvent en particulier être accaparés aux fins de légitimation du système politique par le biais de procédures formalisées visant l’efficacité. La forme associative a pu aussi être utilisée par l’appareil de l’Etat dans une visée fonctionnelle, par exemple pour organiser des services ou pour favoriser une concertation institutionnelle que les cloisonnements administratifs rendaient difficiles. Les associations ne sont pas que l’expression des citoyens, elles sont impliquées dans des rapports de pouvoir parce qu’elles « médiatisent les conflits idéologiques de la société globale, contribuent à la formation des élites et à la structuration du pouvoir local et participent à la définition des politiques publiques tout en légitimant la sphère politico-administrative » comme le note Barthélémy (2000, p.16). Les associations sont pour certaines institutionnalisées à un point tel qu’elles sont devenues plus des appendices de l’appareil de l’Etat que des organismes indépendants. Loin de n’exprimer que l’autonomie de la société civile, les associations peuvent être aussi envisagées « dans une stratégie de contrôle social » comme « le prolongement des pouvoirs institutionnels, notamment l’église, l’Etat et les collectivités locales qui régulent et favorisent leur action dans le but d’assurer l’adaptation et l’intégration sociale des individus » (ibid., p.59). En cela elles participent bien à la politique au sens de Weber puisqu’elles peuvent contribuer à l’exercice du pouvoir d’Etat et aux formes de domination qui y sont liées.
10Autrement dit, les associations réalisent une combinaison difficile qui leur est propre entre démocraties représentative et participative. Tout en développant en leur sein des mécanismes de représentation, elles contribuent par leur mode de formation à une démocratie participative où les parties concernées peuvent s’exprimer directement. Cette accessibilité spécifique procure aux citoyens une opportunité d’action qui n’assure pas pour autant « un accroissement de la qualité cognitive et morale des compétences décisionnelles des personnes ainsi mobilisées » (Lévesque, 2001, p.10). Le recours à cette participation ne préserve pas non plus des dépendances charismatiques, ni de l’ensemble des phénomènes de pouvoir que l’on rencontre dans toute organisation, il peut même induire un détournement de la démocratie représentative au profit des seuls professionnels (Godbout, 1983). En outre, les biens communs sur lesquels s’accordent les membres de nombreuses associations peuvent promouvoir des intérêts particularistes, voire à l’extrême contredire les règles démocratiques. La démocratie participative dont sont porteuses les associations ne permet pas de se conformer à un intérêt général dont la démocratie représentative reste garante. A défaut, la participation peut réduire le « fossé entre le citoyen et ses porte-paroles » (Callon et al., 2001, p.170) qui s’accentue quand la représentation est entravée dans les corporatismes et la technocratie.
11Il existe une tension mais aussi une complémentarité entre démocraties participative et représentative. La démocratie participative, quand elle favorise la délibération, peut engendrer un processus d’apprentissage pour la « formulation de préférences mûrement réfléchies, cohérentes, généralisables, justifiables et socialement validées » (Offe et Preuf, 1997, p.227) élaborant ainsi « des définitions du bien commun qui ne sont pas présentes au départ dans la société » (Thériault, 1996, pp.147-148). Toutefois, la démocratie délibérative ne peut progresser que par un encouragement de la part des instances de démocratie représentative, à la fois par l’instauration de procédures participatives au sein des organes élus comme l’exemplifient les budgets participatifs (Gret et Sintomer, 2002) et par le soutien aux actions citoyennes, pour contrecarrer les blocages tenant à la technicisation des choix publics et à l’influence exercée sur ceux-ci par les mass-médias.
12En somme, les associations ne sauraient être idéalisées. La tension structurelle entre les deux pôles du politique repérée par Habermas dans les Etats constitutionnels démocratiques s’y retrouve. Ce qui se dessine dans l’espace associatif tiraillé entre les deux pôles du politique, c’est à l’évidence l’éventualité d’une instrumentalisation (Eme, 2001) par des autorités publiques ou des entreprises soucieuses de légitimation pour lesquelles les associations et la société civile n’ont droit de cité que si elles prolongent leurs propres actions. Mais se profile aussi la possibilité d’une « démocratisation de la démocratie » (Lévesque, 2001, p. 12), non pas par des processus de substitution entre démocratie participative et représentative, mais par une articulation entre ces formes de démocratie. C’est la perspective d’une démocratie plurielle ayant pour finalité la radicalisation du principe de la participation démocratique. Le paradoxe sur lequel elle repose est résumé par Chanial présentant la pensée de Walzer :
« l’Etat démocratique dépend aujourd’hui en premier lieu de la vitalité de la vie associative au sein de la société civile… Mais, à l’inverse, une société civile démocratique ne peut s’épanouir qu’au sein d’un Etat démocratique… Le rôle de l’Etat doit donc, selon Walzer, consister seulement à contribuer à démocratiser la société civile, en affrontant les inégalités et les formes multiples d’oppression ou de sectarisme qui surgissent au sein du monde associatif, mais également à ouvrir plus largement la sphère démocratique afin d’atténuer tant les différences entre les associations que les replis identitaires, et de remédier au caractère discontinu et souvent chaotique de l’engagement bénévole en faisant, par exemple, du volontariat un engagement stable au statut reconnu. En ce sens, seul un « Etat solidaire » -pôle de la solidarité secondaire- pourra renforcer et épauler une « société solidaire » -le pôle de la solidarité primaire-, et réciproquement »
Conclusion
14La recherche ayant trait aux associations est longtemps restée cloisonnée entre l’étude des politiques publiques et celles des évolutions du capitalisme marchand rendant leur lecture uniforme et niant leurs réalités multiples. Le fait associatif est bien un projet d’actions collectives, producteur de liens sociaux et de richesses économiques. Les ambivalences du fait associatif ne peuvent pleinement se mesurer qu’à condition d’envisager ces organisations au sein d’une démocratie plurielle. De par leurs modes de fonctionnement, elles génèrent des espaces publics de délibérations contradictoires au sens d’Habermas (1997). Autrement dit, les associations réalisent une articulation qui leur est propre entre démocraties représentative et participative. Les associations, tout en développant en leur sein des mécanismes de représentation, contribuent par leur mode de formation à une démocratie participative. Cependant, répétons-le, les associations ne sauraient être idéalisées. La tension structurelle entre les deux pôles du politique repérée par Habermas dans les Etats constitutionnels démocratiques s’y retrouve. En tant que « libres associations de citoyens » qui ne sont pas fondées sur une autorité extérieure, elles contribuent à « réaliser librement la formation de l’opinion et de la volonté » à travers des « contacts horizontaux d’interaction ». Toutefois, elles sont aussi parties prenantes d’un « système politique » dont la logique est la rationalité instrumentale, ce qui implique « commandement, imposition, contrainte et domination » (Ladrière, 2001, pp. 389-420).
Notes
- (1)Sur les autres thèmes, voir J-L Laville, Politique de l’association, Paris, Editions du Seuil.