1Les kamikazes du 11 septembre ont dans l’ensemble été décrits comme de bons maris, de bons parents et éventuellement de bons éducateurs, malgré des parcours personnels pour la plupart difficiles. Mais c’était au prix d’être devenus des sortes de « monstres dormants », animés d’une haine aussi intense que secrète. De telles formes d’organisation psychique sont plus fréquentes qu’on ne le pense. Elles consistent dans un clivage particulièrement bien réussi entre les capacités d’adaptation sociale d’un côté, et le maintien d’une haine préservée de toute raison de l’autre.
Neville Elder, Drapeau et débris d’acier dans les ruines du World Trade Center, août 2002

Neville Elder, Drapeau et débris d’acier dans les ruines du World Trade Center, août 2002
2Elles sont longtemps passées inaperçues dans la mesure où les conflits qui ensanglantaient l’Europe tous les vingt ou trente ans permettaient qu’elles soient recyclées d’une guerre à l’autre, comme cela a d’ailleurs encore été le cas en ex-Yougoslavie.
3La mise en place d’une telle aptitude psychique ne suffit pourtant pas à fournir le point de départ d’actes de destruction. Lorsque des moyens sont donnés à ces personnes de pouvoir canaliser dans des activités socialement valorisées la haine qu’ils éprouvent pour une partie du genre humain, ils peuvent devenir des hommes d’affaire ou des entrepreneurs d’autant plus efficaces qu’ils sont sans état d’âme pour leurs ennemis. Lorsque de telles perspectives sont fermées, leur haine peut aussi, heureusement, rester en sommeil, mais elle a toutes les chances d’être propulsée au devant de la scène psychique si le hasard de l’histoire les confronte à une situation de violence quotidienne banalisée. Qu’il s’agisse de violence infligée à autrui, subie, ou à laquelle ces personnes assistent en tant que témoin, le clivage destiné d’abord à les protéger n’est plus perçu comme une mesure de défense extrême contre une situation extrême, mais comme un moyen normal de se défendre contre une situation normale. Ainsi, alors que le premier des ingrédients permettant les comportements terroristes est psychique, le second est historique puisqu’il s’agit d’une situation qui banalise la souffrance et la mort – et qui est le plus souvent une guerre ou une catastrophe. Mais un troisième ingrédient est encore nécessaire pour que se développent des comportements terroristes. Il consiste dans une organisation disposant de moyens d’information et de communication puissants afin de présenter comme « rationnel » et « adapté » une conduite faisant fi de sa propre vie et de celle des autres. C’est là que le rôle joué par Ben Laden s’est probablement révélé déterminant dans la mesure où il a donné un caractère universel, une justification religieuse et des moyens financiers à des sentiments qui étaient d’abord éprouvés par beaucoup comme une particularité personnelle. Il a ainsi permis à des personnalités organisées sur le mode du clivage d’avoir l’illusion de pouvoir réconcilier les diverses parties d’elles-mêmes, en permettant à leur haine secrète de se socialiser et de trouver une justification. Ce qui montre l’absurdité qu’il y aurait à croire que l’élimination de Ben Laden suffirait à éradiquer le terrorisme. Car même en l’absence d’un tel encadrement, cette aptitude peut s’exprimer dans des actes de sabotage isolés. Il semblerait d’ailleurs que la piste de l’anthrax puisse être de cette nature et relever d’actions non coordonnées accomplies par des individus sans contact entre eux et désireux chacun de rattacher leur haine personnelle à une cause perçue comme universelle. En tous cas, qu’il soit encadré ou non, la recette du clivage psychique est toujours la même : la meilleure manière de garder intacte la force de son ressentiment est de marquer sa vie quotidienne au coin du dévouement… tout en mettant secrètement tout en œuvre pour anéantir ceux qu’on a désignés pour être ses ennemis. Tel est bien sûr le cas des terroristes,… mais probablement aussi, aujourd’hui, d’un certain nombre d’Américains.
Le deuil impossible des terroristes
4En France, la mère de l’un des terroristes a essayé de justifier l’engagement de son fils par une injustice grave qu’il aurait subie [1]. Bien que son interprétation soit à prendre avec précaution, le récit qu’elle fait de l’événement en cause n’a pas à être mis en doute. Alors que son fils avait douze ans et obtenait d’excellents résultats au collège, un enseignant aurait déclaré, au sujet de son orientation : « Celui-là fera un CAP, c’est bien assez bon pour un arabe ». Pour cette mère, c’est cette parole, surprise par son fils, qui aurait fait basculer celui-ci dans la haine où il aurait, plus tard, puisé la force de haïr les États-Unis. Mais la mère de ce garçon, dans son explication, n’envisage qu’une petite partie du problème. Un enfant confronté à une telle situation n’éprouve pas seulement de la haine pour son enseignant méprisant et pour la communauté qu’il est censé représenter. Il en ressent également pour ses parents qui n’ont pas su l’en protéger, et il éprouve aussi, puisqu’il se sent lui-même un objet de mépris, du mépris pour eux. D’ailleurs, la mère de ce garçon n’a pas indiqué qu’elle-même ou son mari aient pris la défense de leur fils. Dans une telle situation, l’enseignant et la communauté qu’il représente ont alors toutes les chances d’être triplement haïs par l’enfant : pour leur mépris vis-à-vis de lui, pour leur mépris vis-à-vis du groupe auquel celui-ci appartient avec ses parents, et enfin pour le pouvoir qu’ils ont de rendre ceux qui l’aiment impuissants à le défendre. L’enfant tient alors à l’intérieur de lui-même un raisonnement qui est à peu près celui-ci : « Ce ne sont pas mes parents qu’il faut blâmer, mais ceux qui les ont si bien écrasés qu’ils ne savent plus aujourd’hui ni se défendre, ni me défendre ». Découvrir que l’adulte censé le protéger se soustrait à ce devoir crée chez l’enfant un traumatisme irrémédiable. La haine pour ces parents qui l’ont trahi ne lui permet plus de continuer à exprimer l’amour pour les parents idéalisés d’avant le traumatisme. Mais par ailleurs, l’enfant qui a senti une fois ses parents écrasés ou méprisés ne peut plus courir le risque de la révolte contre eux. Pire encore, il est constamment menacé par l’idée que c’est sa propre haine – tout à fait normale chez un enfant à certaines périodes de son évolution – qui aurait pu les affaiblir ou les déprimer au point qu’ils n’aient plus eu la force de se défendre, ni de le défendre.
5Pour ces deux raisons – préserver l’idéalisation des parents et ne pas les accabler davantage –, l’agressivité que tout enfant éprouve normalement vis-à-vis de ses parents se trouve alors déplacée vers une cible extérieure à son groupe familial, ou même à son groupe culturel. Peu à peu, une idée se fixe en lui : « Si mes parents ne m’ont pas mieux protégé ou aidé, c’est parce qu’ils en ont été empêchés… Je me vengerai de ceux qui en sont les responsables ». La nostalgie de l’amour pour l’objet perdu – c’est-à-dire pour les parents idéalisés d’avant la désillusion – fonde ainsi une haine meurtrière à l’égard de la communauté censée les avoir meurtris. Ce déplacement de la haine renforce bien sûr en retour l’intégration familiale, notamment à l’adolescence. Et cela change peu quand l’enfant grandit. Un adulte peut bien entendu comprendre mieux qu’un enfant que des parents brisés ont beaucoup de raisons de l’être qui ne l’engagent ni lui, ni des persécuteurs extérieurs : des raisons liées à leur histoire personnelle, à leurs liens avec leurs propres parents, à une éventuelle dépression, etc. Mais cette manière d’envisager les choses suppose que cet adulte ait un espace de pensée qui lui permette de prendre de la distance par rapport à ses proches. Or c’est justement cet espace qui fait défaut dans certaines familles, que ce soit en liaison avec une histoire traumatique particulière ou avec la tradition religieuse ou culturelle dont elles se réclament. Le traumatisme vécu ne peut pas être alors dépassé par son élaboration, mais seulement par un enfermement et un déplacement [2].
6Un enfant qui cherche à échapper à l’agressivité qu’il éprouve pour ses parents déplace donc sa haine sur une autre cible. Sur ce chemin, il rencontre en général rapidement un ennemi désigné par son groupe : l’enfant né en France de parents français et appartenant à un milieu populaire haïra les « patrons » et les « capitalistes » ; un enfant né de parents ayant appartenu à une nation anciennement colonisée continuera à haïr les anciens colonisateurs, même si la colonisation remonte à plusieurs générations ; et un enfant né d’un pays qui a connu une défaite militaire pourra se lancer dans la lutte économique – ou dans des formes engagées de création artistique – avec l’idée de venger l’humiliation subie par ses parents, comme cela se voit aujourd’hui au Japon dans les milieux d’affaire, mais aussi chez certains intellectuels.
7L’enfant confronté à une telle situation devient appliqué, sérieux et obéissant, et réussit souvent ses études au-delà de ce qu’on pouvait espérer compte tenu des difficultés qu’il a traversées. Il se préoccupe des autres, se dirige volontiers vers des professions à caractère altruiste, bref, il semble avoir dépassé les souffrances subies et échappé au risque de la haine d’autrui qu’elles auraient pu provoquer. Son traumatisme paraît avoir constitué pour lui le point de départ d’une nouvelle existence. Mais au fond de son cœur, il n’éprouve qu’esprit de vengeance, même si ce sentiment reste invisible [3]. J’ai connu plusieurs patients qui correspondaient à ce schéma. Du point de vue de leur existence familiale et sociale, ils semblaient avoir parfaitement surmonté leurs traumatismes d’enfance. Pourtant, ils se définissaient eux-mêmes intimement comme des « samouraïs » ou encore des « combattants de l’ombre ». Leur haine déplacée vers un ennemi qui laisse leurs parents hors de cause était intacte et ne demandait qu’à être utilisée.
8Le comportement suicidaire du kamikaze est ainsi guidé par la haine de l’autre et de soi, cette dernière trouvant sa source dans l’agressivité ressentie contre des parents auxquels il veut à tout prix épargner l’accusation d’avoir été de mauvais parents. Ainsi s’explique que certains de ces kamikazes aient pu demander pardon à leurs parents avant de mourir. Il ne s’agissait pas pour eux d’implorer ce pardon pour leurs actes terroristes – puisqu’ils pouvaient au contraire imaginer que leurs parents se sentiraient vengés par ces actes –, mais plutôt leur demander pardon de la haine éprouvée à leur égard.
9Pourtant, la position psychique des terroristes ne peut rien expliquer à elle seule. De telles conduites, encore une fois, sont au carrefour de la vie intérieure, des conditions sociales et des circonstances historiques. Cessons en tout cas de les stigmatiser et de les constituer en individus « à part ». Car si les terroristes refusent de faire leur deuil d’un objet d’amour idéalisé, la même position psychique habite aujourd’hui de nombreux Américains ! Mais les conditions sociales et politiques étant ici différentes, cette configuration psychique ne produira pas les mêmes effets. Pour autant, ils ne seront pas moins tragiques.
Le deuil refusé des Américains
10Les attentats du 11 septembre n’ont pas seulement plongé de nombreuses familles américaines dans le deuil de leurs morts ou de leurs disparus. Ils ont également invité l’ensemble des Américains – et notamment leurs dirigeants – à amorcer le deuil de deux certitudes : celle de l’invulnérabilité du territoire américain et celle du pouvoir de séduction universel de son modèle (puisque plusieurs terroristes qui ont « donné leur vie » pour tuer des Américains avaient grandi sur leur sol et semblaient en avoir intégré les valeurs). Or, face à ces deux questions, la réponse est à peu près la même, tant de la part des dirigeants que de l’opinion publique : rien n’aurait fondamentalement changé le 11 septembre ! La vulnérabilité est rapportée à une incapacité temporaire des services secrets ; et la haine des terroristes serait la preuve même de la perfection du « modèle » américain. « C’est parce qu’ils envient tout ce que nous avons – la démocratie, la liberté, la libre entreprise et le rayonnement intellectuel – qu’ils veulent nous détruire », pensent de nombreux Américains. Ces deux dénis sont évidemment d’autant mieux adoptés qu’ils flattent à la fois leur désir de réassurance (« ça n’arrivera plus jamais ») et d’universalité (« nous ne sommes pas seulement les plus puissants, mais aussi les plus enviés »).
11Pourtant, si un déni massif recouvre la profonde mutation occasionnée par ces événements, il ne saurait s’oublier lui-même au risque de ne plus être efficace. C’est pourquoi l’idée que rien n’a vraiment changé n’est pas du tout incompatible avec le fait de constituer cet attentat en événement fondateur. Fondateur non pas de la puissance américaine et de la perfection supposée de son modèle – puisque l’un et l’autre lui préexistaient –, mais du fait que les États-Unis seraient menacés d’un grand danger à l’oublier ! Rien n’est encore joué autour de ce que deviendra le 11 septembre pour les États-Unis, mais on peut d’ores et déjà percevoir à certains signes le risque que se développe une gestion de l’événement basée sur le déni, le clivage et l’idéalisation – c’est-à-dire sur les mêmes ingrédients qui animent le terrorisme.
12Il est bien évident qu’une telle configuration de deuil ne relève pas, chez Georges Bush et son administration, d’une volonté consciente et organisée, au moins pas pour l’instant. Rien de comparable à la manière dont Hitler, par exemple, a fait des quelques militants tués lors de son premier coup d’État manqué les garants du nouvel ordre national socialiste. Mais l’idée de commencement d’une ère nouvelle est toujours mieux assurée quand elle peut être associée à quelques victimes. Dans le cas de la super puissance américaine, ce nouveau cycle pourrait s’arrimer à la conviction qu’un leadership n’est assuré que s’il n’est pas menacé. Les morts du World Trade Center et du Pentagone seraient alors le point de départ d’une idéologie de guerres préventives, nourries du slogan : « souvenez-vous du 11 septembre ! ». Les Twin Towers étaient un symbole de l’arrogance américaine. Aujourd’hui, le risque est grand que les victimes de ces mêmes tours jumelles symbolisent le droit des États-Unis à mener une guerre de prévention.
13Deux éléments plaident malheureusement dans le sens de cette configuration du deuil. Le premier est l’absence d’images de cadavres et de blessés dans les jours qui ont suivi les attentats. Cette censure pourrait, si l’on n’y prend pas garde, inaugurer un traitement du deuil sous la forme d’un « mystère » au sens religieux du terme, c’est-à-dire non pas un événement historiquement daté, mais le point de départ d’une croyance. On peut se demander ce que feraient les chaînes de télévision américaines si on leur apportait un film tourné dans l’une des tours, montrant la mort d’une ou de plusieurs victimes. On réserverait probablement à un tel document le même sort que celui préconisé par Claude Lanzmann, qui déclarait en 1999 que s’il trouvait des images tournées pendant l’agonie des Juifs dans les chambres à gaz, il les détruirait. Ce choix serait peut-être le bon, au moins actuellement, par égard pour les familles des victimes. Mais aussi légitime soit-il, il représente un risque qu’on ne saurait sous-estimer : celui de favoriser la mise en place d’une logique de deuil impossible.
14Le second élément qui fait craindre une telle évolution concerne les épitaphes rédigées par les proches des disparus, dont quelques-unes ont été reproduites dans la presse française. Leur tendance à l’idéalisation est telle que, parfois, des défauts manifestes des victimes y sont présentés comme des qualités – comme si les circonstances de leur mort les lavait de tout péché ! Or le travail du deuil fait normalement alterner des périodes pendant lesquelles les plaisirs et les bonheurs vécus avec le défunt sont au premier plan, et d’autres où revient le souvenir des souffrances et des frustrations bien inévitables, qui doivent faire l’objet d’une élaboration. S’il n’est pas équilibré par le second, le premier de ces mouvements alimente le sentiment d’une perte injuste que rien ne viendra jamais compenser. Un dialogue éternel avec le disparu s’instaure alors à l’intérieur de soi, qui n’a pas pour but d’intérioriser les qualités ou les valeurs du défunt pour les perpétuer, mais au contraire de nourrir la souffrance et d’alimenter la haine de ce qui a provoqué sa mort. Une telle modalité du deuil est malheureusement particulièrement fréquente en temps de guerre, parce qu’elle est taillée sur mesure pour alimenter un désir de vengeance, et donc justifier la guerre.
15Celui qui adopte une telle forme de deuil échappe évidemment à la dépression. Mais c’est en se fixant sur un désir de vengeance qui ne peut jamais être assouvi, parce qu’il s’enracine dans l’espoir de faire revenir le disparu. Le refus de renoncer à l’idéalisation du défunt conduit à « aimer son traumatisme » jusqu’à le constituer en moment fondateur. Et quiconque a mis en place une telle configuration psychique peut être conduit à réaliser plus tard un acte de violence, pour renouer intérieurement avec la haine à laquelle il n’a jamais voulu renoncer. Selon les circonstances et la situation sociale de celui qui réalise un tel acte, il peut prendre la forme de la délinquance, du terrorisme ou de la « bavure » policière ou militaire. Mais dans tous les cas, il est vécu par celui qui l’accomplit comme des retrouvailles exceptionnelles avec lui-même.
Notes
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[1]
Il s’agit de Zacarias Moussaoui.
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[2]
La même situation semble avoir prévalu pour David Hicks, celui qu’on a surnommé le « Taliban australien » (Le Monde, 29 décembre 2001).
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[3]
Ces réflexions conduisent évidemment à mettre en doute l’utilité du concept de « résilience », bien que le cadre de cet article ne permette pas d’en faire une critique en règle.