CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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Juan Munoz, Die Winter Reise, 1994.
Collection du FNAC

1Sitôt qu’on pense à la question de la transmission, c’est évidemment le double rôle de la famille et de l’école qui viennent d’abord à l’esprit. Ma proposition de table ronde sur « Famille et transmission » n’ayant toutefois pas été retenue, je parlerai donc de l’école, mais d’une façon qui tente de croiser ces deux institutions, et cela de quatre façons différentes. Tout d’abord, dans la mesure où la famille et l’école sont chacune partie prenante des processus de transmission, leurs effets peuvent s’étayer, mais aussi s’annuler. Je montrerai cela à travers l’exemple de l’information sur le nazisme dans l’Allemagne de l’Ouest après-guerre. Ensuite, j’évoquerai la nécessité de séparer les espaces respectifs de l’école et de la famille et la manière dont cette séparation est constamment menacée par le désir parental de contrôler ce qui se fait dans l’école. Mon troisième axe de réflexion aborde la question que j’appellerai de « l’assimilation psychique » On peut, bien entendu, débattre du problème de savoir dans quelles conditions et de quelles façons une information est « communiquée » ou bien « transmise ». Mais, pour un psychanalyste, ce qui importe, c’est bien plutôt la manière dont elle est ou non « assimilée » par son récepteur. Enfin, je ferai pour terminer quelques propositions centrées autour de la nécessité de distinguer enseignement et éducation au sein des établissements scolaires.

La mémoire du national-socialisme en Allemagne

2L’Allemagne de l’Ouest, à partir de 1950, s’est indéniablement engagée dans un effort d’explication du national-socialisme. Pourtant, certains historiens disent aujourd’hui qu’il n’y a pas eu dans l’Allemagne d’après-guerre une véritable volonté d’expliquer. Comment concilier ces deux points de vue apparemment opposés ?

3En fait, il n’y a pas eu, en Allemagne de l’Ouest, après la guerre, deux consignes opposées qui auraient été données à la même instance, et qu’on pourrait résumer ainsi : d’un côté « parlons du national-socialisme », et de l’autre, « n’en parlons pas ». Si tel avait été le cas, il aurait été possible de dénoncer la duplicité beaucoup plus tôt et les historiens ne se seraient pas privés de le faire. Le problème est qu’il y a bien eu deux messages différents, mais qu’ils ont été donnés à deux instances distinctes de telle façon que les efforts faits d’un côté soient annulés de l’autre. D’un côté, en effet, l’État encourageait ses propres institutions, et notamment l’école, à évoquer les crimes du national-socialisme ; mais, d’un autre coté, le même État encourageait le silence familial sur cette période de l’histoire allemande. En pratique, cela signifie qu’un enfant qui entendait parler longuement de la guerre à l’école, puis qui rentrait chez lui et tentait de parler avec ses parents, se heurtait à leur silence. Ainsi, des informations étaient bien données, mais, en même temps, la loi du silence était maintenue. On peut dire que ces informations étaient bien communiquées, mais de telle façon qu’elles ne pouvaient pas faire l’objet d’une assimilation psychique parce que celle-ci aurait nécessité une participation familiale, et que cette dernière n’était jamais présentée par l’État comme utile au travail de mémoire.

4Cette politique a produit en Allemagne une génération née après-guerre prise entre deux fidélités : d’un côté une fidélité à la mémoire officielle, et, d’un autre, une fidélité au silence familial. Et c’est cette situation qui permet de comprendre le refus manifesté aujourd’hui par certains Allemands d’une « culpabilisation excessive » de l’Allemagne. En fait, quand un Allemand né après la guerre déclare : « je ne me laisserai pas culpabiliser par des événements auxquels je n’ai pas participé puisque je suis né après la guerre », il faut entendre aussi qu’il dit d’abord : « je ne vous laisserai pas culpabiliser mes parents ». À partir de cette situation, on s’aperçoit combien la question de la mémoire n’a pas seulement deux pôles, l’individu et le collectif, mais trois, l’individu, le collectif et la famille. C’est pourquoi il faut tenter d’articuler à tout moment la transmission de la mémoire dans la famille et celle qu’opèrent les institutions qui en ont officiellement la charge, comme l’école.

L’école et les parents

5Ce qui vient d’être dit pourrait laisser imaginer que l’école et la famille doivent absolument se rejoindre. Or c’est exactement le contraire. Il est absolument essentiel que la famille et l’école restent deux domaines absolument distincts. Au risque de choquer, je dirai même que le plus grand ennemi de l’école, ce sont les parents d’élèves ! Une situation actuelle le montre dramatiquement. Aujourd’hui, de nombreux parents ayant leurs enfants en crèche demandent l’installation de webcameras à l’intérieur de ces établissements. Il s’agit pour ces parents de pouvoir avoir accès, grâce à un numéro de code personnel, à un site Internet sur lequel ils puissent surveiller leur bambin à son insu… et aussi bien sûr le personnel chargé de s’en occuper. Or, derrière l’installation de caméras accessibles en direct aux parents dans les lieux de vie des enfants, c’est le désir – bien entendu inconscient ! – de retarder le nécessaire travail de séparation qui est en jeu. Le travail psychique de la séparation ne concerne pas seulement l’enfant, mais aussi les parents. La période d’adaptation en crèche est ce qui leur permet d’aborder cette étape cruciale pour le développement de leur enfant. Elle les oblige à déléguer leur pouvoir de rassurer l’enfant à des figures maternelles – les aides-puéricultrices – comme ils devront accepter, plus tard, de déléguer leur pouvoir de l’éduquer à des figures paternelles – les enseignants. Dans les deux cas, il s’agit pour eux d’accepter de perdre leur toute-puissance, mais également de considérer l’enfant comme un sujet à part entière, homme ou femme en devenir dont les désirs et les aptitudes sociales avec les pairs et les tiers ont besoin d’être encouragés dès le plus jeune âge. C’est un droit que les lieux de vie collectifs garantissent actuellement. Le risque est que le cordon ombilical virtuel établi via Internet entrave cette étape maturative que représente l’apprentissage en collectivité loin du regard des parents. Tous les enfants ont aujourd’hui la possibilité d’échapper à leur milieu familial le temps de leur intégration en collectivité, crèche, école ou clubs de jeunes. Ils y gagnent d’être confrontés à d’autres regards sur eux que ceux de leurs parents, et donc à un autre point de vue sur leurs apprentissages et leurs possibilités. Certaines acquisitions sont d’abord faites à la maison et d’autres en collectivité et il est essentiel de ne pas pousser l’enfant à se développer forcément au même rythme et de la même façon dans ces deux lieux. À travers cette diversité, c’est la découverte de la liberté qui est en jeu. La loi Guizot a tenté de garantir l’indépendance des écoles par rapport aux autorités locales, il est essentiel de la garantir aujourd’hui aussi contre l’autorité familiale, et d’interdire les webcams dans les crèches !

6Une autre question de l’interférence entre la transmission familiale et les transmissions scolaires est celle du « foulard islamique ». Je vais évoquer en quelques mots la façon dont j’ai tenté de la résoudre dans l’établissement médico-éducatif dont j’ai la charge. Il m’est apparu essentiel de fonder notre décision institutionnelle sur une prise en compte concrète des activités menées dans notre établissement. Nous accueillons la journée, comme dans toute autre école, des enfants pour qu’ils communiquent entre eux et avec leur maître et qu’ils bénéficient d’une « transmission ». Or celle-ci n’est pas une opération purement « psychique » ; elle engage les organes des sens. Il m’a donc semblé judicieux d’imposer que, quelles que soient les marques d’appartenance affichées par les enfants et les adolescents, les organes des sens soient toujours libres et accessibles. Un enfant peut avoir un walkman autour du cou, mais pas sur les oreilles, une paire de lunette de soleil dans la poche, mais pas sur les yeux, et il peut aussi choisir d’arborer une croix sur la poitrine, un tee-shirt Mac Donald ou une kippa juive. Mais, de façon générale, tous ces insignes et enseignes divers doivent être portés de manière à ce que les orifices sensoriels restent visibles et accessibles. En pratique, cela signifie : rien sur les yeux, les oreilles, le nez, la bouche et rien non plus sur les mains. Tous les signes d’appartenance sont acceptables à condition qu’ils respectent cette contrainte et le foulard islamique n’y échappe pas. Il n’a aucune raison de troubler le déroulement de l’enseignement des activités éducatives à partir du moment où il laisse les oreilles visibles.

L’inégalité sociale et l’assimilation psychique

7La question de l’articulation de l’école et de la famille a été résolue dans les années 1960 en insistant sur leur ressemblance ou leur différence. À cette époque, et notamment dans la ligne des travaux de Pierre Bourdieu, le couple école-famille était censé valoir pour l’enfant ce que valaient leurs ressemblances ou leurs différences. Si les connaissances et les habitus véhiculés par l’école étaient dans le même registre que ceux que véhiculait la famille, l’enfant bénéficiait d’une véritable potentialisation de ses capacités. Si, au contraire, les informations culturelles et les habitus véhiculés par la famille étaient différents de ceux que véhicule l’école – comme c’est le cas pour les familles culturellement défavorisées – alors l’enfant avait un handicap qui se traduisait par l’échec scolaire. Ce système diabolique méritait bien le nom sous lequel Bourdieu l’a rendu célèbre, la « reproduction ». Malheureusement, on est bien obligé de constater que les choses ne se passent absolument pas ainsi dans la réalité. Il y a des enfants issus de milieux très défavorisés qui s’élèvent très haut dans la hiérarchie sociale, et Pierre Bourdieu en est lui-même un exemple ! Et il y a aussi des enfants issus de milieux aisés, pour lesquels le « capital culturel » cher à Bourdieu ne manque pas, et qui échouent pourtant lamentablement, à la fois scolairement et socialement, alors que, j’insiste sur ce point, ils sont parfois remarquablement intelligents.

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Attribué aux Abbés Pierre et Henri Monot, Enfants du collège Saint-Joseph, Roanne, vers 1930.
Musée Nicéphore Niépce, Châlonsur-Saône

8Dès le début des années 1980, j’ai proposé une explication à ce phénomène, que j’ai depuis amplement développée. Les performances scolaires de l’enfant ne sont pas seulement fonction de son intelligence et de l’aide que lui apporte à son insu son milieu familial par l’imprégnation culturelle qu’elle lui propose – les fameux habitus. Elles dépendent aussi de sa capacité de symboliser les effets sur lui de ce que l’établissement scolaire vise à lui transmettre. Or certains enfants ont un blocage dramatique de leurs capacités de symbolisation lié au fait que certaines expériences familiales importantes sont pour eux interdites de symbolisation. Il peut s’agir d’une expérience intense vécue par l’enfant une seule fois, comme des sévices sexuels, mais aussi d’une expérience faite par lui un peu chaque jour et qu’il lui est interdit de mettre en mots, comme c’est le cas lorsqu’il existe un secret de famille [1]. Dans tous les cas, le résultat est le même. Le blocage des processus de symbolisation autour de cette expérience importante pour l’enfant porte son ombre sur l’ensemble de ses processus d’apprentissage. Le capital culturel ne manque pas à de tels enfants, mais il n’est pas utilisable. Pire encore, parfois, ces enfants issus de milieu privilégié jettent en quelque sorte le bébé avec l’eau du bain. Ils vomissent leur capital culturel. Celui-ci leur apparaît en effet comme une forme majeure d’hypocrisie à partir du moment où il leur semble utilisé par leur famille pour mieux leur cacher certains événements familiaux, présents ou passés. Il arrive que les gosses de riches refusent les facilités que leur milieu leur offre et s’engagent dans une carrière d’échecs scolaires, voire de délinquance ou de toxicomanie, parce que toutes ces facilités leur semblent le prix à payer pour accepter l’hypocrisie familiale. D’autres « jettent leur gourme », comme on dit, et essayent de tout reprendre à zéro, avec plus ou moins de succès.

9À l’inverse, il arrive que des enfants issus de milieux particulièrement défavorisés, à la fois sur le plan du capital matériel, culturel et relationnel, réussissent brillamment dans leurs études. Toutes les fois où j’ai rencontré de tels enfants, j’ai pu constater que leur milieu familial encourageait le travail psychique de la symbolisation. Lorsqu’il s’agissait de familles d’immigrés, notamment, les conditions de l’immigration et la période qui l’avait précédée faisait l’objet de récits, des photographies des parents en témoignaient et aucun événement vécu par l’enfant n’était interdit de parole. Ce travail d’assimilation psychique des expériences du monde familial se prolongeait alors naturellement dans un travail d’assimilation psychique des expériences du monde scolaire.

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L’assimilation comme clef de la transmission

10En fait, c’est la prise en compte du travail psychique de la symbolisation qui permet de sortir de l’opposition stérile entre deux situations en miroir l’une de l’autre. L’important réside dans l’appropriation personnelle des effets sur soi des systèmes auxquels on est soumis. Dans les années 1960, on a volontiers opposé « transmission » et « expression » comme les deux termes d’un choix impossible. À la « transmission » s’attacheraient le pouvoir de véhiculer des valeurs éternelles, mais aussi le défaut de s’imposer à l’enfant comme un ensemble de contraintes brimant sa liberté de choix. Au contraire, à « l’expression » s’attacherait la libération des possibilités créatrices de l’enfant, mais aussi le risque de le tenir à l’écart d’une familiarisation avec les grands modèles de la pensée et de l’action. La « transmission » lui ferait courir le risque de renoncer à sa spécificité micro-culturelle sous prétexte de l’intégrer au groupe social élargi dont il fait partie, et notamment à la nation. Au contraire, « l’expression » lui ferait courir le risque de se condamner au morcellement et à l’inefficacité. En fait, la tension entre « transmission » et « expression » ne peut se résoudre que si on comprend qu’elles sont chacune placées sous le signe d’un processus qui leur est commun : le processus de la symbolisation.

11La « symbolisation » ne concerne pas le « symbolique », qui est de l’ordre des symboles constitués. Elle est le processus par lequel chacun se crée des représentations de ses expériences du monde, et cela selon trois formes complémentaires, verbales, imagées et sensori-affectivo-motrices [2]. En outre, il n’y a de symbolisation réussie que si les représentations qui en résultent sont reconnues et validées par un tiers. Or, pour cela, ces représentations doivent être incarnées. Ce peut être avec des mots, avec des images, ou avec des attitudes ou des jeux corporels. Et c’est là que l’adulte a un rôle considérable à jouer.

12Dans la transmission, l’important ne consiste pas à vérifier que le message a été bien reçu sous la forme où il a été émis. C’est de permettre à l’enfant de se créer ses propres représentations des effets que ce message a eus sur lui. C’est pourquoi, entre la communication et la transmission, je ne choisis pas, parce que je leur préfère la « symbolisation », qui est une mise en représentations personnelle. Et cette mise en représentation n’est efficace que si elle passe par les trois registres complémentaires du corps, des images et des mots. Il faut donc inviter les élèves non seulement à parler, et éventuellement à créer des images, mais aussi à mettre ce qu’ils éprouvent en représentations de gestes, joués et non réalisés « pour de vrai ». De telles activités, bien entendu, ne peuvent pas être le fait des enseignants. Il est essentiel en effet que l’enseignant assure d’abord un cadre à son enseignement. Comment, alors, résoudre le problème ?

13Il faut que ce qu’on appelle aujourd’hui l’école voie se développer des activités différentes gérées par du personnel différent dans des lieux différents et à des horaires différents [3]. Aux enseignants revient la tâche d’enseigner, et c’est déjà considérable. Mais pour certains enfants ou à certains moments de la journée (notamment le matin pour ceux qui ont regardé la télévision avant de venir à l’école), il est essentiel que soient introduites à l’école même des activités éducatives faites par des éducateurs spécialement formés. Ces tâches éducatives pourraient seules permettre que les connaissances diverses proposées à l’enfant, tant à l’école que dans son environnement quotidien, soient « assimilées » par lui.

Notes

  • [1]
    Voir à ce sujet mon ouvrage Nos Secrets de famille, Histoire et mode d’emploi, Ramsay, 1999.
  • [2]
    J’expose cette idée pour la première fois dans Tintin et les secrets de famille, Séguier, 1990, Rééd. Aubier 1992. Voir aussi Petites mythologies d’aujourd’hui, Aubier, 2000.
  • [3]
    Sur la place et la fonction de telles activités, on peut consulter Enfants sous influence, les écrans rendent-ils les jeunes violents ?, Paris, Armand Colin, 2000.
Serge Tisseron
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2013
https://doi.org/10.3917/cdm.011.0263
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