CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1On est tenté de voir le jouet comme une copie « en moins grand » et en « moins sérieux » du monde des adultes. Ainsi conçu, il a pour tâche de divertir l’enfant et de le préparer à de futures obligations ou acquisitions, notamment dans le domaine de la lecture, de l’écriture ou du calcul. Mais les enfants ont toujours trouvé le moyen de subvertir les situations culturelles que les adultes associent à leurs jouets. Surtout, l’apparition de nouveaux jouets interactifs, bénéficiant des progrès les plus pointus de la miniaturisation électronique, est en passe de bouleverser totalement cette situation. En les utilisant, l’enfant ne répète pas à sa façon les conduites qu’il voit être celles de ses parents, mais il entre en relation avec eux au même titre qu’avec les personnes, adultes ou enfants qui l’entourent.

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Karol Agaesse, Legos, huile sur toile
© Karol Agaesse.

2Certains de ces jouets répondent à l’enfant avec une voix aux apparences humaines pour l’encourager à réaliser certaines tâches ou le dissuader d’en réaliser d’autres. La marque Lego a installé des circuits électroniques à l’intérieur de ses plots de plastiques de manière que le jouet puisse, à l’aide d’un moteur minuscule, être doué de divers mouvements. L’enfant conversera très bientôt avec des jouets qui auront l’apparence d’un animal ou même d’un humain en miniature, et il pourra non seulement leur donner des ordres, mais aussi recevoir des explications de leur part et même, pourquoi pas, s’ils sont programmés pour cela, des conseils. Le chien-robot « Aïbo » mis au point par Sony peut apprendre des tours et se déplacer seul. C’est bien sûr aujourd’hui un jouet pour adultes fortunés, mais il constitue aussi le prototype d’une nouvelle génération de jouets interactifs. Déjà, des peluches bavardent ou babillent quand on les prend dans les bras (« Teletubbies » de Tomy), un chien métallique grogne, réclame à manger et aboie contre les intrus (« Cyberdog » de Nikko), et certaines poupées peuvent prononcer jusqu’à 1000 phrases, crier, rire et pleurer (« Miss Lansay »). Demain, des jouets se brancheront d’eux-mêmes régulièrement sur Internet pour télécharger de nouvelles fonctions. Ces jouets ne révolutionnent pas seulement la façon de jouer des enfants. Ils les préparent surtout bien mieux que les adultes à adopter vis-à-vis des machines intelligentes les nouvelles formes de relations qu’elles appellent.

Le bouleversement de la miniaturisation

3Dans le domaine du jouet, la miniaturisation électronique change à la fois tout et rien. Rien, parce que quelles que soient les performances exceptionnelles du jouet, les enfants sont toujours émerveillés par ses potentialités, puis déçus par ses limites. Ils trouvent toujours que le jouet en fait «moins » que ce qu’ils désireraient, même s’il en fait « plus » que ce qu’ils avaient imaginé. C’est que tout enfant cherche à reproduire avec son jouet la relation d’osmose parfaite qu’il a désiré entretenir avec sa mère.

4Pourtant, les nouvelles technologies changent tout. L’être humain est habitué à vivre dans un monde où coexistent des minéraux, des végétaux, des animaux, des êtres humains et des machines. La règle est qu’il faut pouvoir repérer et identifier tout objet comme appartenant à l’un ou l’autre de ces règnes. Une fois identifié comme humain, ou comme animal, un « interlocuteur » ne peut changer de statut – pas plus que les relations que nous entretenons avec lui. Bien entendu, il pouvait arriver que des cultures attribuent à certains animaux une nature humaine ou même divine. Mais, une fois cette attribution réalisée, le mouvement est irréversible. L’animal considéré comme alter ego ou divinité le reste jusqu’à sa mort.

5Cette irréversibilité de la relation que nous entretenons avec notre environnement nous a d’ailleurs obligés à diviser chaque catégorie en deux sous-ensembles : les « plus » et les « moins ». Il y a ainsi d’un côté nos animaux domestiques – auxquels nous pensons volontiers qu’il « ne manque que la parole » – et de l’autre les animaux de boucherie qui ne sont censés éprouver ni douleur ni angoisse. De la même façon, il y a les humains dont nous nous sentons proches et ceux dont nous nous sentons radicalement étrangers. Et, parmi les plantes, il y a celles de notre jardin que nous chérissons – et auxquelles éventuellement, nous parlons – et les graminées industrielles que nous jugeons tout juste aptes à nourrir nos bestiaux. Dans chacun de ces cas, les catégories que nous constituons sont fixes et immuables. Or c’est cette manière de percevoir les choses qui est en passe d’être complètement bouleversée par le développement des nouvelles technologies. Les robots, dont certains sont des jouets, sont des objets qu’il faudra apprendre à considérer, selon les moments, comme des êtres vivants doués des mêmes capacités que nous – au moment où nous avons envie de jouer ou de converser avec eux – ou comme des assemblages de plastique, de silicium et de tôle. Le chienrobot de Sony, qui « voit », « entend » et « reconnaît » son maître, n’en demeure pas moins une machine qui peut être débranchée à tout moment comme un simple moulin à café pour retourner à la passivité des objets.

6Nous devrons savoir traiter les ordinateurs et les robots alternativement comme des équivalents d’êtres humains ou comme de simples mécanismes inertes. Pour profiter au mieux de leurs possibilités, nous devrons être capables, pendant le temps où nous les utilisons, de leur reconnaître des capacités de raisonnement et même des émotions. L’ordinateur devra être considéré comme pouvant s’adapter à mes réactions, me proposer des connaissances que j’ignore et des modes de raisonnement avec lesquels je ne suis pas familier. Celui qui ne sera pas capable de traiter la machine comme un interlocuteur à part entière ne pourra pas profiter pleinement de tout ce qu’elle peut lui offrir. En revanche, si nous continuons à lui accorder ces mêmes capacités à tout moment, nous serons rapidement persécutés par elle. Les ordinateurs de demain seront des machines hybrides qui appelleront des comportements hybrides : d’un côté, êtres humains, de l’autre, ouvre-boîtes perfectionnés qu’il faudra pouvoir débrancher ou dépecer pour en récupérer les morceaux.

La réversibilité

7C’est donc la réversibilité qui caractérisera notre relation aux machines. C’était l’intuition de Stanley Kubrick dans 2001 : l’Odyssée de l’espace. La scène où l’on débranche l’ordinateur central est un moment bouleversant. Le fameux Karl se souvient des chansons qu’il a apprises en commençant à parler, comme s’il se remémorait son enfance. Mais les plaintes quasi humaines de l’ordinateur en train de « mourir » ne dissuadent pas l’humain de s’en affranchir. Et c’est justement, « en petit », ce qu’apprend l’enfant avec ses jouets.

8Si un enfant qui joue décide qu’un petit caillou est une automobile, il supporte très mal qu’un adulte ou un autre enfant le lui enlève. Ce caillou est véritablement pour lui une automobile pendant la durée de son jeu. Mais cela ne l’empêche pas, si on l’appelle pour son goûter quelques minutes plus tard, d’abandonner sans plus d’intérêt ce même caillou. Ce qui était extrêmement précieux devient l’instant d’après sans valeur. Ce n’est pas l’envahissement des objets qu’il faut craindre, c’est la complexité croissante des machines, qui rendra de plus en plus difficile cette réversibilité. Pourtant, si nous n’y parvenons pas, les machines risquent de nous apparaître rapidement comme des persécuteurs.

9La relation que l’enfant établit avec l’écran de son ordinateur lorsqu’il est engagé dans un jeu vidéo est la même que celle qu’il établit avec n’importe quel objet sans valeur. La machine, si sophistiquée soit-elle, est totalement ce qu’il lui demande d’être. Bien sûr, d’une certaine façon, c’est aussi ce qui se passe lorsqu’un ordinateur est utilisé pour le travail. Mais la position subjective du joueur est différente. Il n’hésite pas à débrancher la machine lorsqu’il décide de faire autre chose, et c’est justement l’attitude qu’il nous faut apprendre à cultiver. Les jeux vidéo ne « scotchent » pas les enfants aux écrans. Ils leur apprennent au contraire à traiter les écrans pour ce qu’ils sont réellement : des objets nouveaux qui doivent nous engager à inventer de nouveaux types de relation.

La preuve par les tamagotshis

10Grâce à leurs jouets, les enfants pourraient bien s’adapter à la réversibilité de ces nouveaux objets intelligents plus vite que les adultes. C’est semble-t-il ce qui est arrivé avec les tamagotshis – ces petits ordinateurs de poche évoquant succinctement un animal, dont le possesseur devait virtuellement « s’occuper » [1]. Avec eux, les enfants se sont révélés capables d’une souplesse d’utilisation impossible à la plupart des adultes. Les premiers jouaient avec leur tamagotshi le temps qu’ils y prenaient du plaisir, puis décidaient sans hésitation d’arrêter le jeu, et d’enfermer le petit animal virtuel dans un placard. Certains enfants ont même décidé de jouer à celui qui les ferait mourir le plus rapidement possible, montrant bien par là qu’ils ne confondaient pas le réel et le virtuel. En revanche, la plupart des adultes qui avaient un tamagotshi se sont trouvés prisonniers des obligations qui auraient été les leurs si ces créatures avaient été réellement vivantes. Ils se sont sentis contraints de les « nourrir », de les « nettoyer » et de les « garder en vie » et en sont devenus esclaves ! Tout cela parce que leur éducation ne les avait pas préparés à la réversibilité de ces nouveaux objets. C’est ainsi qu’est arrivé le seul accident provoqué par les tamagotshis : une femme a lâché son volant pour nourrir le sien et a écrasé deux enfants !…

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Tim Head, Fall out, 1985
D.R.

11Traditionnellement, les jouets préparaient les enfants à un monde que les adultes connaissaient bien pour le pratiquer tous les jours. Aujourd’hui, les jouets interactifs les préparent au monde des machines intelligentes de demain, bien mieux et bien plus vite que les adultes.

Notes

  • [1]
    Voir l’étude de Fanny Carmagnat et Elisabeth Robson, « Qui a peur du tamagotshi ? Étude des usages d’un jouet virtuel », Réseaux n° 92-93, CENT/Hermès Sciences Publication, 1999.
Serge Tisseron
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2013
https://doi.org/10.3917/cdm.009.0135
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