
1Le papier à lettre porte l’écriture, le papier d’emballage emballe et l’“essuie tout” est toujours utile là où il se trouve. Pourtant, la fonction utilitaire ne rend pas compte à elle seule des relations parfois ambivalentes que nous établissons avec ces objets apparemment usuels. L’homme a inventé le papier et l’imprimerie comme prothèses de sa mémoire et de sa main, et ces inventions ont bouleversé son organisation sociale et son organisation psychique. Mais il a inventé aussi le papier de soie, le papier cerise et les fleurs en papier qui bouleversent son rapport émotionnel au monde. Le papier est une matière à double entrée. Un objet n’est pas seulement un instrument technique. Il a aussi des fonctions psychiques, souvent minimes, parfois considérables.
2Une femme de milieu aisé descendait dans des hôtels de luxe et en volait systématiquement le papier toilette. D’autres se contentent du papier à lettre ou des enveloppes. Ils justifient leur vol par l’intention de l’utiliser plus tard… mais mettent rarement leur projet à exécution. Les écritures du monde rendent proches l’espace et le temps lointains. Mais le moindre petit morceau de papier dont j’enveloppe amoureusement un cadeau réduit le monde entier à mon désir pour un être aimé. Le choix d’un papier cadeau plutôt que d’un autre, tout comme le choix d’un vêtement plutôt que d’un autre euphorise mon existence et médiatise les émotions qu’appelle en moi la pensée d’une rencontre. Avec le papier, l’homme n’a pas seulement créé un objet qui change sa représentation de l’espace et du temps, et par contrecoup celle qu’il a de lui-même. Il a aussi créé un objet qui lui permet de changer sa représentation de lui-même et par contrecoup celle qu’il a de l’espace et du temps.
3Le papier, comme tous les objets, n’appelle pas une forme de relation avec lui, mais deux. Pour une part, l’objet est un outil. Ce qui importe, c’est sa manipulation. Et il faut ici prendre le mot dans son sens concret : l’objet outil est touché, tenu, conduit, utilisé, bref transformé. Ces transformations consistent dans les traces qui sont imposées à l’objet, son adaptation à des tâches nouvelles ou simplement l’usure liée à son usage. A l’opposé, l’objet peut devenir un “fétiche”. L’objet fétiche n’est pas fait pour être manipulé. Il est au contraire conservé précieusement, et même, peut-on dire, “pieusement”, mis “sous clef” ou “sous verre”. L’objet n’est plus un outil. Il est comme un cercueil dans lequel sont enfermées, et par là tenues à l’écart de transformations possibles, certaines parties de l’expérience. Nous ne céderons pourtant pas à la tentation d’établir une “typologie” des papiers. Il n’y a pas de “papier outil” ni de “papier fétiche”. Il n’y a que des utilisations du papier, tantôt “outil” et tantôt “fétiche”.
4Par exemple, tel artiste n’utilise que du papier “népalais ». Il dit en apprécier la texture, le grain, le poids et le toucher, le bruit même. Je ne demande qu’à le croire. Mais peut-être, après tout, ne fait-il qu’entretenir, dans les manipulations qu’il impose à sa matière privilégiée, le souvenir crypté d’une rencontre intense et inavouable au Népal… Impossible, donc, d’établir toute typologie. Dans tous les cas, la signification du papier est étroitement dépendante de la relation que nous organisons avec lui. C’est même peut-être la définition de l’objet de médiation : un objet qui ne prend sa signification que de la relation où il est impliqué. Faut-il alors renvoyer nos diverses utilisations du papier à la généralité de nos relations aux objets, tantôt “outils” et tantôt “fétiches” ? Non, parce que le papier s’offre à nous à travers de multiples sensorialités qui font appel d’images, qui à leur tour nourrissent notre pensée. Ces sensorialités se développent autour du tissage, de la peau, du “couper-coller”, de l’odeur, du bruit et du pli, et constituent autant de portes d’entrée de nos relations au papier.
L’étoffe
5En plein travail du manuscrit la Nouvelle Héloïse, Rousseau l’habille comme un être aimé. Pour mettre au net “les deux premières parties de la Julie”, écrit-il, “j’ai employé le plus beau papier doré, de la poudre d’azur et d’argent pour sécher l’écriture, et de la non-pareille bleue pour coudre ses cahiers” [1]. Imaginerait-on un cinéaste emballer dans du satin les boîtes métalliques de sa pellicule ou un concepteur de CD-Rom tricoter un étui pour ses disquettes ? Non, bien sûr. Mais ce n’est pas seulement parce que l’époque a changé. Si le papier appelle de tels traitements, c’est parce que son imaginaire se situe au plus près de celui de l’étoffe. Pourtant, si on s’en tient à sa matière le papier ne doit rien à l’étoffe. Il y a eu des papiers de lin ou de coton, mais aussi de chanvre et de pomme de terre avant que l’essentiel vienne du bois. Du point de vue de la fabrication, la différence est encore plus radicale. L’étoffe est tissée à partir de fils. Au contraire, le papier est d’abord une pâte dont l’eau est évacuée progressivement. Alors que le coupon d’étoffe naît linéairement millimètre par millimètre, la feuille de papier est d’emblée constituée comme une surface. Mais voilà, cette surface, dans les sociétés occidentales, est essentiellement utilisée comme support d’écriture. Or le travail du texte fait métaphore du travail du tissage. Organiser des liens, telles sont en effet les opérations communes à l’enlacement des mots et à celui des fils, au tissage de l’étoffe et au travail du texte. A travers l’écriture, le papier se trouve donc engagé vers l’imaginaire de l’étoffe. D’ailleurs, certains écrivains tentent aujourd’hui de produire des textes imitant les contraintes du tissage : entrecroisement des thèmes, reproduction des mêmes motifs à des tailles différentes, (les plus petits inclus dans les plus grands), possibilité de suivre le texte à partir de chacun de ses nœuds privilégiés. Le verbe latin texere qui a donné en français “tisser” n’est-il à la fois à l’origine des substantifs “texte” et “textile” ? Plus fonctionnellement, les artisans du textile furent les premiers à cultiver la conjonction d’une habileté manuelle et d’une application mentale bien avant la naissance de l’écriture. A tel point qu’on a pu émettre une hypothèse bien séduisante : les cultures qui ont développé l’écriture de gauche à droite utilisaient des métiers à tisser où l’introduction du fils de chaîne se faisait par ce côté. Ceux qui ont développé l’écriture de droite à gauche pratiquaient un tissage dans l’autre sens [2].
La peau
6Un dessinateur d’une cinquantaine d’années me disait : “Le corps d’une fille de dix huit ans, c’est presque obscène. Il n’y a pas de trait, pas de marque, rien.” Rien à lire, pourrait-on dire. Pas d’histoire inscrite dans les cicatrices et les rides. L’obscénité, c’est cette nudité que non seulement rien ne cache, mais même que rien ne vient inscrire dans une histoire. Seul ce qui est inscrit s’inscrit à son tour. Le corps sans inscription, donc sans histoire, a quelque chose d’inhumain. Si toute surface d’inscription évoque une peau, c’est parce que toute peau, d’abord, est une surface où s’inscrit la mémoire des gestes, des caresses et des sensations qui l’ont introduite à la vie. Le papier d’écriture partage avec la peau la caractéristique d’être à la fois une surface d’inscription et une surface de lecture. Une lettre, c’est le même papier pour deux, l’un qui l’émet et l’autre qui le reçoit. Au contraire, dans le cinéma, l’image est d’abord inscrite sur un film sensible, puis projetée sur un écran où elle s’inscrit fugitivement. Et dans la photographie, elle est fixée définitivement sur un support. Entre l’inscription et sa lecture, le cinéma et la photographie imposent un intermédiaire. Ce n’est pas le cas du papier, c’est pourquoi il permet les rencontres métaphoriques des corps. “Nous sommes couchés ensemble dans le même article” peuvent dire deux auteurs cités côte à côte. “Nous sortons ensemble” peuvent rire deux écrivains dont les ouvrages paraissent en même temps…
7Le papier n’est pas seulement porteur de rêveries d’écriture sur la peau, mais aussi sous la peau. Toujours en exergue de ses Confessions Rousseau écrit “Intus et in cute”, c’est à dire littéralement “Intérieurement et sous la peau”. Greenaway, dessinateur et peintre, évoque dans Pillow book des textes invisibles cachés dans les replis des muqueuses. Inscrits sur la langue, à l’intérieur des joues, au bord de l’anus, ils sont comme glissés dans les anfractuosités du corps. Ils le questionnent en renouant avec les rêveries premières de l’enfant autour de ses orifices : à quoi servent ces fentes, ces trous, ces plis ? Quels plaisirs, quelles douleurs peuvent s’y attacher ? Parfois, comme pour Flaubert, ce n’est plus le papier qui est une peau, c’est le style. Ne disait-il pas que ses phrases avaient une peau tendre, souple ou bistrée ?
Couper-coller
8C’est avec l’ordinateur que les rêveries du papier se dégagent à la fois de celles de l’étoffe et de la peau. Ce n’est paradoxal qu’en apparence. Les rêveries qui jouaient du texte comme d’une étoffe très proprement tissée avaient une fonction. C’était de faire oublier la noirceur concrète du travail réel de l’écriture, ses tâches, ses ratures et sa colle nauséabonde. Le laboratoire d’écriture sort d’une longue honte facilement compréhensible. Il mobilisait tout ce que l’école primaire, puis secondaire, réprouve le plus ! Raturer, effacer (que ce soit à la gomme, à “l’effacyl” ou au tippex) et surtout, honte suprême, “couper et coller”. Ces deux mots ont représenté pendant longtemps une “opération” terriblement hasardeuse plus proche de la charcuterie que de la chirurgie proprement dite. De la colle blanche à l’odeur de poisson pourri, puis à la fadeur nauséeuse, du papier qui s’imbibait de l’eau de la colle avant de se gondoler en séchant, une prise difficile - le manuscrit menaçait toujours de perdre ses morceaux -, une plume qui coulait, de l’encre qui s’étalait… Avec l’ordinateur, au contraire, “couper-coller” est devenu une opération propre, presque plus psychique que physique et l’imaginaire de l’écriture s’en trouve bouleversé. Ainsi, “couper”, “coller” et “mettre à la corbeille” n’ont jamais été des gestes autant nommés que depuis que leur pratique n’est plus effective. Tant que l’écrivant salissait et besognait, il avait besoin de sublimer son activité par une référence mythique au tissage qui fabrique l’étoffe proprement et du premier coup. Par contre, une fois nettoyé de ce qu’il avait de presque “trop humain », le “couper-coller” n’est plus une honte, mais une manipulation créatrice. Ne rêve jamais autant aux délices des manipulations que celui qui ne manipule plus, sauf du bout du doigt, sur un clavier…
Filigrane et palimpsestes
9Pour l’imagination, il n’y a pas de papier vierge. Face à une feuille blanche, tous les enfants rêvent de messages écrits à l’encre invisible que la chaleur d’une bougie fait monter de la profondeur où ils étaient d’abord enclos. Le “filigrane” est l’un de ces messages, à la fois emmuré dans l’épaisseur de la feuille et comme murmuré au regard. Tout comme le message invisible, le filigrane à demi visible appelle un geste de la main pour le rendre libre. Tous les psychologues connaissent ces séances où des enfants en psychothérapie travaillent à rendre visible, au crayon ou au stylo - et en noir plutôt qu’en couleur - le mot “extra-strong”. Mot incompréhensible et magique - magique parce qu’incompréhensible - dont l’inscription nette pose plus de problème qu’elle n’en résout. Le message caché dans l’épaisseur du papier une fois développé - comme on dit d’une photographie - ne cesse d’imposer l’épaisseur d’une énigme. Il n’y a plus qu’à arrêter la séance… Ce jeu qui épargne à l’enfant le risque d’un tracé personnel résonne comme un pied de nez au désir d’interpréter du psychanalyste. Non seulement “Extra-strong” n’appelle pas d’interprétation, mais même il les dissuade toutes. Mais ces deux mots que l’enfant fait lentement apparaître ne sont pas seulement un pied de nez au psychologue. Ils le sont aussi à tout écrivant ! Le geste d’écrire est en effet toujours un peu porté par le fantasme de libérer le texte de la feuille où il serait comme enfermé. Les théories modernes du texte qui envisagent celui-ci dans ses rapports avec d’autres textes antérieurs ne sont-il pas d’ailleurs la version rationnelle et raisonnée de cette rêverie ? Ne déplacent-elles pas sur l’écriture un fantasme associé primitivement à son support ? Ne vais-je pas, en écrivant, détruire ou effacer un texte sous-jacent et invisible ? Ne vais-je pas tuer, violer, détruire une œuvre cachée derrière la surface apparemment blanche et vierge du papier ? L’angoisse de la page vide pourrait bien être au contraire celle de la page déjà pleine d’une écriture invisible et qu’il faudrait à tout prix préserver. En tous cas, l’idée qu’un message latent puisse être caché derrière le message manifeste ne hante le travail du texte que parce que cette hantise est d’abord celle du papier. Mais cette logique imaginaire est, une fois de plus, très proche des rêveries de l’étoffe. Le geste d’ôter le texte visible pour découvrir le texte caché comme une chair palpitante de l’auteur évoque bien sûr celui d’ôter le vêtement pour découvrir la peau… Pour comprendre les rêveries du papier, il faut nous dégager des contraintes de l’inscription. Qui veut penser les rêveries propres du papier doit se libérer de l’écriture un peu comme celui qui veut penser les rêveries de l’étoffe doit se libérer de celles du vêtement.
L’odeur
10Notre culture qui écrase tous les sens au profit du visuel a naturellement fait subir ce sort au papier. Le papier parfumé semble réservé aux usages les plus intimes, avances épistolaires provocantes ou retraites des lieux d’aisance. Finalement, les seuls à revendiquer l’odeur du papier pour elle-même semblent être les bibliophiles. Et encore serait-il plus juste de dire qu’ils aiment celle de l’encre d’imprimerie ! D’ailleurs, même non habillé d’encre, l’odeur de savon fade du papier vierge est peu de chose comparée à celles, racoleuses, de l’industrie cosmétique… sans parler des émanations de gaz d’échappement qui constituent notre atmosphère quotidienne. Pendant longtemps, pourtant, l’odeur du papier a accompagné la vie quotidienne. Chez les plus aisés, l’orientalisme âcre du papier d’Arménie “assainissait l’atmosphère ». Et chez les plus pauvres, le papier tue-mouches n’empoisonnait pas seulement les diptères. L’odeur du papier serait-elle condamnée à rester masquée derrière les préoccupations hygiénistes, désinfectantes ou insecticides ? L’odeur entêtante - pour ne pas dire suffocante - des cigarettes roulées dans du papier maïs rappelle pourtant que l’odeur et le goût du papier brûlé peut, pour certains, être synonyme de volupté…
Le bruit
11Il suffit du crissement d’un papier de cellophane pour nous arracher brutalement à l’envoûtement d’un spectacle de théâtre ou de cinéma. Dix violons ensemble ne font pas dix fois plus de bruit qu’un violon tout seul, nous assure la loi de Weber-Fechner. Un seul papier froissé fait plus de bruit que dix violons ensemble, hurle notre oreille agacée ! Mais le bruit du papier n’a pas toujours cet aspect catastrophique. Il est des souvenirs associés à des bruissements de papier comme à autant de surprises merveilleuses. Il faut à Noël des papiers craquants comme des brindilles, éclatant comme des feux d’artifice. La mémoire de la fête n’est pas seulement visuelle, elle est aussi sonore. Si l’étoffe est de toutes les fêtes officielles - drapeaux, robes de soirée, nappes et tentures -, le papier est de toutes les fêtes populaires : guirlandes, fleurs en papier, cotillons et confettis, mais surtout cadeaux ! Plus il y a de cadeaux, plus il y a de papiers ! Et quels papiers ! Que de bruits autour du sapin !
12Les cadeaux pour les adultes conservent en général de ceux qu’on fait aux enfants leur emballage extérieur tape à l’œil et tape à l’oreille, mais ils lui ajoutent un second feuillet évocateur d’intimité. Le parfum et les fleurs s’offrent dans deux papiers : un du “dessus”, épais, craquant et protecteur, et un du “dessous”, fin, doux et fragile. Comme un vêtement et un sous-vêtement, le papier cadeau se conjugue en deux couches pour mieux retarder la surprise et aiguiser l’attente. Le compositeur Georges Aperghis a élevé quelques uns des bruits du papier à la noblesse d’un concert d’opéra : dans le rôle des instruments à vent, un bottin dont les pages sont feuilletées face au micro ; dans le rôle de la batterie, une feuille de calque lentement brisée ; et dans celui des percussions, quelques languettes prises dans un courant d’air.
Pli sur pli
13Proust évoquait ces boulettes de papier venues du Japon qui, une fois jetées dans l’eau, se déploient en fleurs ou en animaux. L’origami est une autre manifestation de cet art des plis. Dans les deux cas, l’émerveillement du spectateur vient de la découverte qu’un volume peut s’organiser entièrement à partir d’une surface. Avec l’origami, le papier cesse d’emballer un volume réel, comme un bonbon ou un cadeau, pour emballer un espace virtuel. Sous le papier, aucune forme n’impose sa consistance et ses reliefs au papier. Pli après pli, certaines parties sont cachées, puis redeviennent visibles, mais transformées par une plicature et rendues méconnaissables par la proximité nouvelle que leur imposent d’autres faces de la feuille. Les plis, dans l’origami, ne recouvrent que des plis. La surface du papier n’enveloppe rien d’autre que ses propres transformations. Bachelard argumentait que notre culture - notamment psychanalytique - ne prend en compte que l’imagination formelle et oublie l’imagination dynamique et l’imagination matérielle. Avec le papier, cette méprise réductrice est impossible. Le papier n’a aucune forme, il peut les prendre toutes. C’est peut-être dans cette plasticité que réside la cause principale de la fascination qu’exercent ses pliages. Le papier est une surface qui, en se tordant et se retordant, crée des figures totalement imprévues qui ne doivent rien à sa surface mais tout aux forces qui lui sont appliquées. Le papier plié est une topologie dont la configuration ne s’explique que par la dynamique des forces qui s’y exercent. Et celles-ci ne sont à leur tour productrices de formes que si le papier se les laisse imposer sans déchirure, c’est à dire sans jamais cesser d’exister en tant que surface continue. Mais n’est-ce pas justement ainsi qu’on peut le mieux se représenter le fonctionnement psychique ? A partir de la nappe des perceptions, nos capacités psychiques plient et replient les données de base de l’expérience pour en constituer des représentations, des modèles et des formes.
