1Dorothea Lange fabrique en 1938 une image devenue emblématique des grands espaces américains : un cordon de bitume court en ligne droite vers l’infini [1]. La même photographie, ou presque, est refaite dix-sept ans plus tard par Robert Frank. Deux différences séparent pourtant ces images : d’une part, la route de Frank est verticale alors que celle de Lange est horizontale; et d’autre part, la ligne blanche qui la coupe en son milieu est continue au lieu d’être interrompue.

2Ces deux caractéristiques contribuent à accentuer, dans l’image de Frank, la sensation que la route coupe le paysage comme une incision ou une fracture. Une telle image nous introduit à l’idée que la photographie de route peut alimentée des rêveries différentes de la route elle-même. Toute route est en effet d’abord perçue comme un moyen de déplacement et de communication. C’est pourquoi les rêveries de la route sont dominées par l’imaginaire associé aux mouvements que nous pouvons faire sur elle et aux déplacements qui en résultent. Se déplacer sur une route – en réalité ou en imagination – c’est toujours anticiper le moment de l’arrivée. En ce sens, les rêveries de route sont inséparables de l’imaginaire de la rencontre (familière ou inattendue, agréable ou terrifiante) et de la vitesse. L’axe du temps et l’axe de l’espace se recoupent sur la route. Et l’imaginaire de la photographie de route rencontre lui aussi ces deux axes. La route est alors tantôt valorisée du point de vue de la « voie » qu’elle représente et tantôt du point de vue de la « vitesse » qu’elle permet. Côté « voie », les rêveries de la photographie de route recoupent celles du chemin étroit de la quête initiatique, de la large voie des plaisirs ou encore de l’horizon toujours repoussé de la fuite en avant. Côté « vitesse », au contraire, la photographie de route est tendue entre les pôles de la rapidité et de la flânerie, et elle devient facilement une métaphore spatiale de la durée de la vie. Mais la photographie de route, en tant que surface de papier sur laquelle sont inscrites des formes, est également porteuse d’un imaginaire qui lui est propre. Elle est alors un tracé qui divise l’espace en deux, et qui, selon les cas, réunit ou sépare, ouvre ou ferme.
Côté « voie » : fuite ou quête
3Toute photographie nécessite de la part de son spectateur une reconstruction visuelle des plans successifs qui la constituent. Cette reconstruction s’appuie sur les lois de la perspective euclidienne. Le travail du regard « décolle » successivement chaque objet représenté de ceux qui lui sont immédiatement proches pour reconstituer l’espace réel probable qui a servi de prétexte à l’image. En effet, sur une photographie, il n’existe aucun indice qui permette de savoir si un objet vu plus gros l’est en réalité ou parce qu’il est plus proche. De ce point de vue, les photographies de route simplifient particulièrement le travail visuel et psychique du spectateur ! En suivant le fil conducteur du cordon de la route, nous restituons sans peine aux plans successifs de l’image leurs positions respectives dans la réalité. Mais là où la route disparaît au point de fuite de l’image, le regard désire poursuivre. L’image de route invite son spectateur à prolonger le voyage au-delà de ce qu’elle montre. Selon les cas, l’image de route alimente alors des rêveries de fuite en avant ou au contraire de quête spirituelle. Le premier de ces aspects a été illustré par Danny Lyon avec des images de chevauchée à moto dans l’esprit du film Rebel Without a Cause.
4On retrouve une continuité avec ce mythe de la route américaine dans les photographies de Wim Wenders et dans celles de deux Français, Michèle Vignes et Alain Dister. Chez eux, la route de la fuite fait parfois place à celle de la quête métaphysique. Mais c’est avec les photographies de Bernard Plossu que cet aspect des images de route s’impose avec la plus grande évidence.
5La force des « routes » de Bernard Plossu n’est pas de nous projeter vers un ailleurs, mais de nous convier à accompagner la lente transformation de l’image [2]. Le flou qui affecte certaines parties d’entre elles fonctionne plus comme le signe d’un devenir ouvert à l’imprévisible que comme celui d’un effacement progressif. Elles ne sont pas nostalgie du passé, mais exaltation d’un avenir toujours ouvert. Elles nous engagent aussi autant à prendre le chemin du temps que celui de l’espace. Regardons ce sentier qui se détache latéralement d’une route large et goudronnée. Photographié par Bernard Plossu, il ne nous invite pas à prendre un « raccourci » pour « gagner du temps », mais au contraire à flâner et « serpenter », bref à savoir en perdre pour le plaisir.
6C’est à la même promenade que nous invite l’Irlande du père Browne [3], récemment redécouverte. Au hasard d’un vieux clochard, d’une île dans le lointain ou d’un couple de cyclistes fixés à travers le pare-brise, ces photographies d’avant-guerre tissent une image de la route comme succession d’aventures familières éloignées de tout idéal inaccessible et pourtant susceptibles de devenir chacune le point de départ d’un mythe. Cette route-là n’est ni une frontière ambiguë, ni même une fuite en avant, ni un appel à la quête spirituelle. Elle est invitation à goûter le présent. C’était déjà ce à quoi nous invitait la photographie du Gertrude Käsebier prise en 1903 dans la campagne américaine et intitulée joliment La Route de Rome. C’était trente-cinq ans avant le cordon de bitume de Dorothea Lange…, à une époque où les États-Unis d’Amérique n’étaient pas encore les «USA».
Côté « durée » : vitesse et flânerie
7Soit une image de Gotthard Schuh [4]. La route n’est ni verticale ni horizontale, mais oblique. Son image constitue un triangle dont le dessin s’articule parfaitement avec celui de la campagne qu’elle traverse, comme une pièce de puzzle avec une autre. La route, ici, ne tranche ni ne réunit deux fragments du paysage. Elle fait partie du paysage même. Sur cette route, un piéton pousse son vélo tandis qu’un camion le croise. Sur la route, on peut en effet aller à pied, en vélo – une machine mue par la force musculaire – ou encore en voiture automobile. Cette juxtaposition de moyens de transport introduit moins l’idée d’un espace que celle d’une durée. « Amérique égale espace, Europe égale temps », écrit Régis Debray en invoquant le droit à une « petite mythologie des continents [5]. » C’est le temps en effet qui est le thème de cette image de route bien plus que l’espace. Le camion et le piéton passent comme passent les saisons dans la campagne environnante et comme passent aussi les saisons de la vie évoquées par le piéton fatigué. De même, c’est à une lecture temporelle que nous invite le paysage de campagne perçu dans le lointain. On peut y voir la stabilité du paysage minéral opposée aux changements du paysage mécanique (les maisons restent identiques à elles-mêmes alors que les moyens de transport se succèdent sur la route) ; ou au contraire la précarité du domicile traditionnel du paysan condamné à la disparition. La première de ces lectures, plus traditionnelle, était sans doute dominante au moment où la photographie a été prise, alors que la seconde qui tient compte du déclin de la paysannerie depuis un demi-siècle est plus « moderne ». Quoi qu’il en soit, la route rentre moins ici en opposition qu’en alliance avec le paysage. La route pensée dans sa relation à la durée entre dans une relation d’alliance avec les paysages qu’elle traverse.
8D’une autre façon, les photographies de Lartigue et de Marquis évoquent elles aussi les images de la durée. Mais, à la différence de la photographie de Schuh, la route y est sans paysage, réduite à n’être que le seul support d’un déplacement. La rêverie de route de ces auteurs doit tout au moyen de transport qu’ils utilisent et bien peu aux paysages qu’ils traversent. Il est vrai qu’ils ne s’y comportent pas de la même façon. Le premier – Lartigue – s’y comporte en aristocrate, alors que le second – Marquis – est plus proche d’un « roulant ». Mais cette différence est autant celle d’une époque que celle d’un tempérament. Avant guerre, la route est à quelques-uns. Dans les années 1950, au contraire, elle est à tous. La route de Lartigue est, comme celle de Paul Morand, une sorte de sillon creusé sur la terre, plus large et mieux aplati que les autres, que l’animal humain emprunte pour joindre un point à un autre. Engagé sur elle, le voyageur ne pense qu’au but, à moins que son œil ne soit accaparé par la machine qui le conduit. Cette route-là porte son véhicule tout comme celui-ci porte son passager. Même arrêtée, la voiture de Lartigue ne paraît jamais être au repos. Elle est en attente d’un nouveau départ.
9Marquis, lui, a accompagné à travers l’Europe, dans les années 1950, les « routiers » enfermés dans le cockpit de leurs « Berliet ». «Sa » route à lui n’est pas solitaire et aristocratique comme celle de Lartigue, mais populaire et populeuse. «La » route s’efface alors au profit « des » routes, les plus rapides et les mieux carrossées. Ses paysages entr’aperçus à travers le pare-brise anticipent de vingt-cinq ans les images semblables de Max Pam ou de Bernard Plossu.
Côté « surface » : ligne et trace
10Plus l’appareil photographique est rapproché du sol et plus la route est une ligne qui fuit. Mais plus elle est vue de haut – en avion ou par satellite –, et plus la route s’impose comme une ligne de démarcation. Ses rêveries ne sont plus placées sous le régime du mouvement ou de la durée, mais sous celui de la division de l’espace en deux. Ses pôles ne sont plus la fuite ou la quête, ni la vitesse ou la flânerie, mais la coupure ou la réunion.
11A l’époque des pionniers américains, la route ouvrait toujours l’espace à la colonisation en permettant de franchir montagnes et torrents. Mais plus tard, en servant de repère pour la clôture des champs, elle a fermé l’espace aux déplacements. Des conflits meurtriers ont opposé les Indiens, puis les éleveurs partisans d’espaces ouverts, aux fermiers partisans d’espaces privés et clos. La photographie de route, notamment aux États-Unis, est tendue entre ces deux pôles : la représentation d’un espace ouvert à l’infini et celle d’un obstacle au libre mouvement. Dans Les Américains, de Robert Frank, la route qui file droit vers l’horizon (U.S. 285, New Mexico) trouve un contrepoint dans deux autres images où la chaussée, photographiée horizontalement, semble se dresser comme une barrière entre le spectateur et l’horizon. Dans les deux cas, cette impression est accentuée par des objets verticaux placés frontalement qui entravent le regard dans son mouvement vers la profondeur de l’image : des croix plantées dans le sol dans un cas (U.S. 91, Idaho) et des pompes à essence dans l’autre (Santa Fe, New Mexico).
12L’imaginaire de la route comme ligne de séparation est assez fort pour s’imposer même lorsque celle-ci ne coupe pas le paysage. Dans Butte, Montana de Friedlander (1970), c’est le pied d’un lampadaire (photographié en contre-jour et prolongé verticalement par son ombre) qui tranche le paysage en deux, tandis que la route elle-même est traitée comme un fragment de campagne au même titre que le champ qui lui fait face. Une autre variante de cette route qui tranche et sépare autant qu’elle réunit est donnée par Le Pont de Brooklyn de Walker Evans. Photographié par en dessous, le tablier sombre du pont semble partager le ciel et le monde en deux. Enfin, cette ambiguïté de l’image de route américaine se retrouve dans certaines photographies de rues comme celles de Friedlander, de Winogrand ou de Weegee. Alors qu’en Europe, la route s’oppose absolument à la rue comme la campagne s’oppose à la ville, il n’en est pas de même aux Étas-Unis. Dans la rue européenne, le regard est constamment arrêté par les immeubles triangulaires qui organisent des carrefours en patte-d’oie. Elle dessine des espaces clos propices à l’éclosion de commerces, de cafés et de rêveries d’intimité. Au contraire, la rue américaine qui traverse les villes en ligne droite donne un accès visuel à ce qui les entoure. Le regard peut s’y élever horizontalement vers la masse monotone des buildings ou au contraire courir à l’infini vers les paysages qui cernent la ville. Cette rue constitue une sorte de frontière dont on ne sait jamais si c’est un espace qui réunit ou au contraire qui sépare. Avec Street Line (New York, 1951), Robert Frank lui-même nous donne un équivalent citadin de sa route du désert : la ligne peinte qui partage la rue sur toute sa longueur partage aussi la ville en deux blocs. La rue n’est-elle pas souvent la ligne de partage des territoires de bandes rivales ?
13L’image de route rejoint par cet aspect les rêveries du trait telles que certains artistes américains les ont explorées avec d’autres moyens, notamment Fontana. Elle est à la fois rupture et continuité, coupure et lien, blessure et suture.
Notes
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[1]
U. S. 1954, près d’El Paso, Texas.
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[2]
Voir Bernard Plossu et Serge Tisseron, Nuage/Soleil, Ed. Marval, 1994.
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[3]
Édition Anatolia – Exposition au centre Georges-Pompidou du 3 avril au 27 mai 1996.
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[4]
Instants volés, instants donnés, La Guilde du Livre, Lausanne, 1956.
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[5]
L’Œil naïf, Seuil, 1996.