1Deux séries de faits, mises l'une à côté de l'autre, doivent nous intriguer. Elles laissent penser que le droit est devenu, presque à notre insu, le terrain de la conscience prise d'une métamorphose des relations des humains et de la nature. Il ne serait pas seulement la caisse d'enregistrement de ces métamorphoses, mais un des acteurs majeurs de la transition écologique. D'un côté nous constatons que nous sommes les contemporains d'une inventivité juridictionnelle exceptionnelle, remettant en cause nos « évidentes » distinctions nature/culture, homme/animal, personne/chose. Dans des accents shakespeariens s'écriant “N'aie peur de rien jusqu'au jour où le bois de Birnam marchera vers Dunsinane” (Macbeth, Acte 5), il semblerait que rien ne va plus au royaume d'un droit anthropocentré. Ainsi dans une accélération formidable a-t-on vu le droit français enrichi d'un principe de précaution par la loi Barnier du 2 février 1995, destiné notamment à garantir le besoin de développement des générations futures (actuel C. envir., art. L. 110-1) ; ou la reconnaissance de l'animal comme être vivant doué de sensibilité par la loi du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures (actuel C. civ., art. 515-14) [1] ; et la reconnaissance de l'animal comme être vivant doué de sensibilité par le code civil qui remet en cause sa réduction au rang de bien meuble ou sa réification, même s'il reste soumis à ce régime des biens. La Constitution de l'Équateur, en 2008, fait de la Nature ou Pacha Mama expressément un sujet de droit. Le 15 mars 2017 la Nouvelle Zélande accorde le statut de personne juridique au fleuve Whanganui tandis que le 20 mars 2017 la Haute cour de l'État himalayen de l'Uttarakhand (Inde) décrète que le Gange devrait maintenant être considéré comme une « entité vivante ayant le statut de personne morale ».
2Une autre série de faits peut nous paraître étrange. Relative à l'histoire du droit, elle consiste à se demander pourquoi n'a-t-on pas, sur l'animal ou l'environnement, statué plus tôt pour leurs reconnaître, en plus d'un prix, une valeur ? On pourrait ainsi constituer une histoire du droit comme la longue histoire d'une amnésie quant à l'animalité de l'humain. À moins que, dans une version plus optimiste, on l'envisage comme l'enjeu d'un élargissement progressif des droits à des êtres ou entités qui en étaient jusque-là exclus : droit des femmes, des enfants, et aujourd'hui droit non plus pour mais des animaux ; et peut-être, demain, pour ces êtres hybrides que seront les cyborgs ? Dans cette téléologie implicite du droit, promis à toujours plus d'universalité, une perplexité, sinon une sourde inquiétude, s'installe. Pourquoi nous a-t-il été plus facile d'accorder, et depuis longtemps, une personnalité morale à une entreprise ou à une municipalité, bref à des entités abstraites, alors qu'il n'en a pas été de même pour ces êtres vivants qui nous sont familiers avec lesquels nous formons des communautés de vie hybrides, voire pour ce milieu, dans et avec lequel, nous apprenons à devenir qui nous sommes ? Pourquoi nous fut-il si aisé de personnaliser l'abstrait et si difficile d'inclure les animaux ou les milieux écologiques ? Quel regard l'humain porte-t-il sur lui-même lorsqu'il se regarde dans le miroir du droit qu'il a élaboré ?
3Ce double constat est une invitation à nous demander si le droit n'est pas devenu le terrain d'une compréhension renouvelée de l'humain à l'égard de la nature et des non humains ? N'y est-il pas engagé une reconfiguration de ce que signifie pour nous être humain sur la Terre, questionnant alors quel type d'anthropologie soutient notre conception du droit ? Si le droit positif tient parfois pour admise et évidente une conception de l'humain autonome, raisonnable pour lequel la nature n'est tout au plus qu'un décor, le droit en train de se faire à l'heure de la crise environnementale et de la transition écologique nous invite à repenser l'anthropologie qui le fonde et à mettre au jour les précompréhensions qui le rendent possible. Qu'est-ce que l'homme pour le droit en anthropocène ? L'enjeu n'est-il pas, non de moins penser l'humain, mais en le pensant en relation avec les non humains et la nature, de le penser mieux ? Si tel est le cas, le droit en train de se faire, via le judicaire, se comprendrait comme une mise en travail de notre intelligence de l'humain se re-découvrant terrien, voire terrestre dirait Bruno Latour.
I - le contrat naturel versus les arbres en procès. Retour sur une controverse
4La question du droit des animaux et de la reconnaissance d'une valeur intrinsèque des non humains et des milieux écologiques a une longue histoire. Nous ne la ferons pas ici. De même nous tiendrons la question du droit des animaux pour une rubrique, très singulière certes [2], mais incluse dans la reconnaissance plus générale de la valeur et des droits des entités naturelles non humaines (végétal, animal, écosystème). De cette histoire, nous retiendrons un texte pionnier et une controverse significative.
5Ce texte phare est celui d'un juriste nord-américain. Il faudrait d'ailleurs, en ces matières, interroger ce qui fonde les disparités thématiques et les décalages chronologiques entre le droit aux États-Unis, qui a beaucoup valorisé la wilderness ou nature sauvage et le droit européen et français, articulant davantage la nature et l'histoire valorisant la wildness ou nature ordinaire. Le texte en question a été publié en 1972 dans la Southern California Law Review [3], traduit récemment en français sous le titre Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? [4]
6Christopher Stone, son auteur, est un juriste. C'est en tant que tel qu'il intervient à l'occasion d'un conflit engendré par un projet de la Walt Disney Company risquant de mettre à mal une forêt de séquoias. Défendant l'idée d'une valeur intrinsèque du vivant végétal, il travaille à justifier ce qui peut conférer aux entités non humaines un droit leur permettant d'être représentées en justice. Il ouvrait ainsi la voie à un primat de leur valeur intrinsèque sur le seul calcul économique. Si, pour ce dernier, ce qui n'a pas de prix n'a pas de valeur, pour celle-là, ce qui a de la valeur n'a pas de prix. Aussi écrit-il, - redisons-le c'était en 1972, à l'époque où, en France, le commandant Jacques Cousteau disait déjà qu'il n'y avait pas de temps à perdre pour la protection des océans - : L'heure est sans doute venue où nous devons envisager de subordonner certaines revendications humaines à celles de l'environnement per se [5]. Quelle est la portée de ce per se ? Prendre en compte la valeur intrinsèque de la nature ou faire en sorte qu'un être soit un sujet de droit (right holder) suppose pour Stone l'articulation de trois critères : a) qu'il puisse engager une action en justice en son nom ; b) qu'au cours d'un procès, les dommages qu'il a subis ou causés soient pris en compte pour eux-mêmes et c) que, s'il obtient des réparations, il en soit directement le bénéficiaire (création d'un fonds dédié par exemple pour collecter les indemnités de réparation ou les amendes, etc.). Le premier critère reconnaît à l'entité naturelle une agentivité juridique. Cela engage un débat de fond d'ontologie radicale portant sur ce type d'altérité que peut être celle du végétal par exemple. Il consisterait à se demander dans quelle mesure est-il possible de penser comme des autres, sujets de droit, des végétaux comme les arbres, mais aussi ces générations futures dont nous ne serons jamais les contemporains ? Nous y reviendrons. Les deux autres critères sont honorés de la façon suivante : des associations ou des collectivités s'engagent pour protéger la nature au nom de la reconnaissance d'un préjudice écologique pur (cf. concept forgé à la suite du jugement de la cour d'appel de Paris concernant l'affaire Erika), détaché de toute atteinte à l'homme pour ne s'attacher qu'aux atteintes à l'environnement ; il est par ailleurs possible d'envisager la possibilité d'une réparation de ce préjudice par compensation et non par remise en état au sens strict, qui s'avère souvent impossible, en raison du caractère dynamique et non figé du vivant ou des écosystèmes. On ne répare pas la dynamique relationnelle d'un littoral souillé par une marée noire comme on répare une machine. L'histoire des relations entre droit et environnement, dans l'évolution contemporaine, pourrait se lire relativement à la façon de décliner les manières de comprendre et de prendre, ou non, en compte, ces trois critères.
7Significativement, c'est sur le premier critère, à portée métaphysique et éthique, que les philosophes se sont opposés, là où les juristes et l'activité judicaire ont travaillé principalement, sur le droit en train de se faire à partir des deux derniers critères : préjudice et compensation. Telle est la controverse qui s'est exprimée dans les années 1990 en France concernant les relations entre le droit et l'environnement.
8Cette controverse théorique opposa des philosophes autour de deux conceptions antagonistes du droit : Luc Ferry et Michel Serres. Elle s'est déroulée, en contrepoint du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992. Un tel sommet, au nom déjà étonnant, puisqu'il fait de la Terre l'occasion de penser une solidarité de fait à l'échelle globale avant de peut-être inventer une solidarité de projet, est incroyable quand on y songe. Inouï dans l'histoire de l'humanité, il a installé à l'agenda des rencontres internationales un rendez-vous des chefs d'États du monde entier sous l'arrière-plan d'un nouveau cosmo-politisme, d'un renouvèlement des liens entre cosmos et polis, entre la nature et l'histoire. En effet ces derniers sont réunis pour traiter de problèmes non pas internationaux mais transnationaux. Nous nous sommes depuis habitués à ces rendez-vous. Presque lassés, nous savons que cette diplomatie écologique ne parvient guère qu'à de pauvres compromis vites bafoués. Mais leur existence inédite sur le plan du droit international, voire le balbutiement d'un droit transnational doit toutefois nous arrêter. Pour la première fois, au moment où les humains sont devenus à l'échelle globale une nouvelle force géologique de la nature, ils prennent la mesure qu'être solidarisé par des problèmes entre histoire naturelle et histoire des hommes appelle à être solidaire.
9Mais la compréhension de ce que signifie cette solidarité, le sens qu'il convient de donner aux liens entre justice sociale et justice environnementale ne fait pas consensus. Il donne lieu à des interprétations antagonistes comme nous le voyons aujourd'hui dans le conflit qui oppose tenants (dont Luc Ferry) du développement durable et son solutionnisme technologique n'appelant aucune évolution sociale majeure - l'appel à la diffusion massive de technologies vertes au nom d'une nouvelle croissance, verte elle aussi - et partisans de la transition écologique exigeant « moins de biens, plus de liens ». Théoriquement cette controverse s'est cristallisée entre des traditions philosophiques qui ont elles-mêmes nourri des théories du droit fort différentes : le droit humaniste anthropocentré de la modernité occidentale (Luc Ferry) versus le contrat naturel nourri du matérialisme épicurien de l'écocentrisme (Michel Serres).
10En contexte français, cette discussion est bien connue. Il est significatif qu'elle se formule relativement au droit. Ferry choisit la figure du procès ; Serres, celle du contrat. Sans discuter la dimension rhétorique et stylistique des deux ouvrages, pourtant loin d'être secondaire, la différence de relation au droit qu'entretiennent Ferry et Serres pour penser la relation de l'homme à la nature est significative. Si Ferry parle de procès (d'animaux - insectes, sangsues - ; ou d'arbres) c'est qu'il situe son analyse à l'intérieur d'une anthropologie humaniste et rationaliste qu'il ne remet pas en cause comme cadre de compréhension. Cela lui permet de mettre au jour des situations de procédures judicaires présentées comme rocambolesques. Si Michel Serres parle de contrat naturel, avec ce que le concept peut avoir de provocateur eu égard à la tradition de philosophie politique du Contrat social, c'est précisément parce que pour lui les enjeux ne sont pas que de procédures. Ils concernent une reconfiguration du cadre juridique au sein duquel nous nous pensons et pensons la nature. L'avantage de cette controverse, presque caricaturale, est de faire ressortir des thèses en présence dont l'enjeu porte précisément sur la reconnaissance ou non d'une personnalité juridique à des non humains.
11Luc Ferry commence son ouvrage en rapportant un procès d'animaux, représentatif de procès ayant eu lieu en Europe du XIIIe au XVIIIe siècle. Ainsi mentionne-t-il un Traité des monitoires, avec un plaidoyer contre les insectes, par spectable Gaspard Bally, advocat au souverain Sénat de Savoye (1668). Si Ferry rapporte cet ouvrage c'est pour le mettre en regard de l'article de Stone et, par contraste, en annuler l'apparente dimension novatrice, et, de ce fait, la renvoyer à une période prémoderne, pour ne pas dire archaïque. Il écrit ainsi : Arrêtons-nous un instant encore à cet aspect juridique : il est tout à fait significatif d'un rapport prémoderne, c'est-à-dire pré-humanistique, à l'animalité ainsi qu'à la nature en général. (…) Pour nous, Modernes, … il nous paraît tout simplement insensé de traiter les animaux, êtres de nature et non de liberté, comme des personnes juridiques [6]. De nombreux déplacements se sont opérés, dans le champ du droit, depuis cette critique qui a associé écologisme à antihumanisme, prémodernité voire irrationalité, réduisant l'écologie profonde (deep ecology) à une écologie obscurantiste. Les décisions de justice, relatées au début de notre article, donnent déjà de mesurer ces déplacements et de mesurer le caractère assez idéologique de la critique de Ferry puisque nous sommes loin du confusionnisme et de l'antihumanisme annoncés. Nous rappellerons d'ailleurs, pluralisant ce faisant une mémoire souvent oublieuse et faussement homogénéisante, que ce praticien du droit qu'était Montaigne pensait la nature comme une Mère et que Rousseau, théoricien moderne du contrat social était tout près de penser que l'obligation éthique que nous éprouvons à l'égard des animaux nous impose de la prolonger, sur le plan du droit positif, en formulant des prescriptions accompagnées de contraintes légales, questionnant ainsi la brèche entre droits pour les animaux et un droit des animaux [7]. La modernité occidentale est donc dans notre histoire un moment complexe. La façon particulière qu'elle a eu de penser et d'instituer les relations de l'homme et de la nature peut en connaître d'autres.
12Ferry et Serres, pour des raisons et avec une argumentation fort différentes, prennent au sérieux la fonction instituante du droit. Ils n'ignorent pas la capacité qu'a le droit de faire sortir de l'indifférencié. Le droit a pour eux le pouvoir, aux deux sens de l'expression, de « faire la différence » par la fiction juridique. L'auteur du Nouvel ordre écologique [8] s'oppose frontalement à Michel Serres et à son ouvrage intitulé Contrat naturel [9] qui, juridiquement parlant, a pu davantage laisser perplexe que les propos du premier, plus familiers. En effet, Ferry, dans une veine kantienne prolongeait la distinction classique héritée du droit romain entre res et persona. Lorsque Kant affirmait : « Les choses ont un prix, seules les personnes ont une dignité », il confirmait la puissance qu'a le droit de faire sortir ou rentrer dans le monde des personnes les non humains. A contrario, l'ouvrage de Serres, qui fut très mal reçu, dénoncé comme porteur de « vagues allégations poético-chamaniques » [10], a été soupçonné de mener une « authentique croisade à l'américaine […] contre l'anthropocentrisme au nom des droits de la nature » [11]. Il faut reconnaître que l'expression même de contrat naturel paraît oxymorique. Moins démonstrative que suggestive, elle mobilise les forces imaginantes du droit pour parler comme Mireille Delmas-Marty, plutôt que sa stricte positivité. Ceci parce que le projet de Serres est de discuter les précompréhensions non discutées qui soutiennent notre conception du droit positif, revisitant le « grand partage » entre nature et culture et tous les dualismes qu'il cautionne (homme/animal ; âme/corps ; chose/personne, etc.) le tout pour initier une relation renouvelée des humains à leur écoumène.
13Outre le style poétique de Serres, la différence d'analyse est majeure. En 1989, lorsqu'il publie le Contrat naturel, avec un grand chapitre intitulé « science et droit », il le fait instruit du désastre écologique encouragé par une industrie et une économie capitaliste coupée de son site écologique, envisageant la nature comme une carrière à exploiter sur le modèle d'une guerre. Or s'il existe un droit, donc une histoire, pour les guerres subjectives, il n'en existe aucun pour la violence objective, sans limite ni règle, donc sans histoire. La croissance de nos moyens rationnels nous entraîne à une vitesse difficile à estimer, dans la direction de la destruction du monde qui, par un effet en retour assez récent, peut nous condamner tous ensemble, et non plus par localité, à l'extinction automatique. (…) Il nous faut, à nouveau, sous menace de mort collective, inventer un droit pour la violence objective, exactement comme des ancêtres inimaginables inventèrent le plus ancien droit qui amena, par contrat, leur violence subjective à devenir ce que nous appelons des guerres. Nouveau acte, nouvel accord préalable, que nous devons passer avec l'ennemi objectif du monde humain : le monde tel quel. Guerre de tous contre tout. (…) maintenant que nous savons nous associer face au danger, il faut envisager un pacte à signer avec le monde : le contrat naturel [12]. Michel Serres promeut une « philosophie du droit » mobilisant à nouveaux frais le concept de contrat. Imaginer un nouveau cadre juridique pour l'action politique supposerait d'adjoindre au contrat social, qui lie les hommes entre eux, un contrat naturel explicitant un lien non plus de « parasitage » mais de symbiose, des humains à la nature envisagée comme notre « maison commune ».
14Plusieurs arguments soutiennent cette thèse : la nature seule ne peut réguler et absorber une anthropisation devenue entropique ; il y a de la contingence et de la fragilité dans les relations hommes/nature que l'activité humaine a amplifiées. Serres n'ignore pas qu'il n'y a de contrats qu'entre des libertés et des volontés, donc, devrait-on dire, qu'entre des personnes (sous-entendu des hommes). Mais s'il maintient l'idée, c'est que l'homme ne serait plus responsable de la nature mais devant la nature devenue sujet de droit. Ceci suppose une reconfiguration de l'idée de nature. La nature engagée dans ce contrat n'est pas l'univers mais la planète-Terre ou biosphère. Elle est expérimentée comme globale et non plus comme locale. Elle est pensable comme un système d'interactions, parmi lesquelles celles entre les humains et la Terre. Aussi, la tâche du contrat naturel est de donner, par la force instituante du droit, une signification éthique et juridique à ces interactions physiques avec la Terre. Le contrat naturel engage des décisions éthiques sur fond, non d'une métaphysique ou d'une ontologie de l'être (la loi naturelle, voire le droit naturel) mais d'une lecture de l'histoire des relations entre hommes et nature. Devenue force de la nature, « grandeur nature », en raison de l'expansion de leur système technique, les humains engagent de nouvelles relations et un nouvel équilibre avec la nature. Il appartient au contrat naturel de les arbitrer. Il y a l'âge de la nature dominant l'homme, l'âge de l'homme dominant la nature et l'âge de l'équilibre entre l'homme et la nature. Trois âges, trois contrats, trois éthiques ayant chacune raison en son temps [13].
15C'est à cette interprétation de notre situation géo-historique, articulant à nouveaux frais histoire naturelle et histoire humaine qu'il s'agit de s'atteler. Le droit, dans ses relations à l'environnement, l'acte, l'accompagne voire l'annonce.
II - Le droit à l'heure de l'anthropocène : un laboratoire anthropologique
16Trente ans après, la controverse s'est déplacée du philosophique vers le judiciaire. Nous sommes passés du terrain de la théorie du droit vers le droit en train de se faire. Son enjeu, mine de rien, remet sur le métier la compréhension que nous nous faisons de l'humain et de ses relations vécues avec les non humains et la Terre. Faire une histoire philosophique du droit, selon une téléologie pour laquelle le droit prendrait progressivement en compte toutes réalités au cours de son histoire, voire affirmerait que serait venu l'âge de l'équilibre des relations de l'homme et de la nature, est toujours périlleux. Elle rencontrerait de nombreux démentis. Plus modestement, on peut envisager les relations de l'homme à la nature, dont le droit est le chantier, comme un authentique laboratoire anthropologique où l'humain redéfinit les contours de son être. C'est ce dont témoigne une inventivité juridictionnelle qui a à arbitrer de plus en plus de conflits entre humains mobilisant une relation affective et effective à la nature. Que cela concerne des désastres écologiques (les marées noires) ou industriels, des risques biotechnologiques (du nucléaire aux organismes génétiquement modifiés en agriculture), le statut du bien-être animal dans le cadre de l'élevage industriel ou bien des conflits travaillant à reterritorialiser des enjeux hors territoires liés à l'économie financière globalisée si l'on pense aux zones d'aménagement différé (type Notre-Dame des Landes) devenues Zones à défendre et dont le triton crêté ou le triton blasius ont été les symboles, tous ces conflits ont travaillé à élargir la compréhension de ce qu'il fallait entendre par « intérêt humain » dès lors qu'on envisage les conditions de vie humaine en lien de symbiose avec leur milieu. Le déplacement est majeur. La nature n'est plus à l'arrière-plan comme un décor ou un théâtre sur le fond duquel les activités humaines se déploient. Avec la crise écologique c'est le fond qui monte à la surface. Le décor devient lui-même un « personnage » à part entière.
17En amont du dualisme objet/sujet, le juridique peut épeler le fond d'appartenance qui lie les humains à la Terre par leur ancrage corporel en termes de droits opposables. La Nature n'est plus conçue comme un cadre inerte. Elle devient réalité relationnelle initiant un style d'être au monde. Ainsi on a vu les interactions entre enjeux sociaux et enjeux environnementaux redéfinir les contours du droit de propriété, opposant deux légitimités si l'on pense aux zones d'aménagement différé rebaptisées zones à défendre ou ZAD, le cas du projet d'aéroport de Notre-Dame des Landes dans l'ouest de la France étant le plus spectaculaire. Dans le même esprit, la pollution est qualifiée de prédation environnementale. Il en va de la conception de l'humain lui-même, élargie à des générations à venir dont les droits sont consacrés. Acteur d'une compréhension renouvelée de l'humain avec la nature, le droit ne le dissout pas dans un antihumanisme. Il ne s'agit pas de moins penser l'humain mais de le penser mieux, prenant en compte ces liens d'appartenances qui font de lui un vivant avec et parmi d'autres vivants. Moins spéculatives ces décisions judiciaires redéfinissent l'idée qu'elles se font de l'humain sur trois fronts : la mesure effectivement prise de ce qui lie l'humanité en tant qu'espèce dans le cadre de l'anthropocène ; la découverte de l'étroitesse de la distinction res/persona pour préciser notre humanité ; la redéfinition de l'idée de responsabilité.
18Il est devenu nécessaire de penser le devenir du droit en anthropocène. Concept encore en discussion au sein des géosciences comme des humanités environnementales, l'anthropocène [14] tente de donner consistance à l'idée d'humanité entendue comme force géophysique. Si l'humain n'est une espèce que dans la mesure où elle est une histoire, l'histoire de la dégradation irréversible de la Terre, de sa précarisation jusqu'à la vulnérabilité par les activités anthropiques, a involontairement unifié l'humanité par des problèmes translocaux qu'elle a désormais en partage. Le concept d'anthropocène, ce mot construit sur le modèle des temps géologiques, voudrait acter que les humains, en tant qu'espèce, sont devenus, en raison de leur système technique global, capable de modifier la nature à l'échelle 1. Le changement climatique ou l'extinction massive d'espèces et de variétés en sont les témoins. Le concept a bien sûr pour inconvénient d'unifier artificiellement l'humanité en une histoire commune comme s'il y avait un lien continu allant de la domestication du feu à la transformation de l'énergie fossile (charbon, pétrole) en force de travail. Il a de même pour inconvénient de suggérer avec le préfixe anthropos dans « anthropocène », que toute l'humanité, de façon homogène, aurait participé au désastre écologique. Ce faisant, il lisse les luttes entre classes (capitalocène) [15]. Il gomme les luttes coloniales de préemption des ressources (européocène). Sans ignorer ces objections, l'anthropocène a l'avantage de produire un grand récit qui réconcilie l'histoire et la nature de façon plus ou moins exigeante. En anthropocène toutefois, le droit attend encore son principe unificateur. En effet, on le découvre finalement comme étant au cœur d'un conflit des interprétations sur les conséquences juridiques de l'anthropocène. 1) Il peut, par le droit des brevets et au nom d'un techno-euphorisme, encourager la surenchère d'un solutionnisme technique qui, par des avancées technologiques et des innovations en vue d'une conquête de l'espace, servirait un remplacement des services écologiques gratuit par des technologies. 2) Dans une version d'un développement durable faible, accompagnant la croissance verte, il peut vouloir stabiliser l'évolution écologique sans modifier les pratiques sociales dans un usage très peu exigeant du droit et de son pouvoir contraignant. L'interprétation qui a été faite du principe de précaution, inscrit dans notre constitution afin de réguler un développement scientifico-technique débridé, questionnant à qui appartient la charge de la preuve pour démontrer l'innocuité d'une technique, pourrait en être l'illustration. De même le droit fiscal et ses techniques d'optimisation fiscale peut soutenir la fiction d'une économie déterritorialisée, d'une économie sans écologie, avec le « paradis fiscal » 3) Le droit peut aussi déterminer des biens non humains inaliénables comme témoin d'une part de nature valant inconditionnellement, témoignage de la vie de la nature sans la trace de l'humanité dans la définition de zones de biosphères intégrales. 4) Il pourrait encore, dans une autre perspective, soutenir une forme de réconciliation réussie de la nature et de l'histoire, travaillant à une sobriété heureuse. On pense à la responsabilité sociale et environnementale qui, dans sa version exigeante, a contribué à ce que le droit aujourd'hui propose une nouvelle définition de ce qu'est une entreprise (article 169 de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dites « Pacte ») qui n'est plus pensée comme un agent économique mais qui écrit que « la société est gérée dans son intérêt social et en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité » (C. civ., art. 1833). Cette nouvelle définition intègre la relation de l'entreprise avec toutes ses parties prenantes, non humains compris, comme faisant partie de ce qui fait la richesse. On le voit, en anthropocène, le droit interne, sans parler du droit international, n'est pas unifié. Il cherche encore son orientation parmi les quatre scénarios évoqués. On peut au moins constater que la transition écologique affecte tous les secteurs des affaires humaines.
19Il suit de là une nécessité de revisiter la distinction res/persona. Sans doute parce que la formule de Freud a fait florès, on n'en finit pas d'infliger des blessures narcissiques à l'humain. Après Galilée, Darwin et Freud qui ont tous trois travaillé à détrôner l'humain de son statut anthropocentré, le droit des animaux vient reconduire le vivant humain au rang de vivant parmi les vivants. Du moins le redéploiement de la grande partition entre choses et personnes engage-t-il ce travail, notamment en sortant, après que la bioéthique eu déjà commencé à le faire avec les parties extracorporelles du corps humain (statut non réifiable du sang, des greffons, ou du sperme), l'animal du rang des choses pour en faire un être vivant sensible…
20De même, il s'agit de métamorphoser notre conception de la responsabilité. La tradition juridique a fortement envisagé ce concept en termes de symétrie et d'imputabilité, mais nous sommes ouverts à une responsabilité d'un nouveau genre. Elle suppose un changement temporel dans le temps long des générations futures (métamorphoses de la responsabilité pour les générations futures) ; spatial en passant de l'espace du territorial au translocal (déconnecter le lien État/territoire) ; et en intensité incitant à une pensée des relations attentive à une représentation des sans représentants.
III - Ce que l'environnement fait au droit : une inventivité juridictionnelle
21Au temps court de l'activité juridictionnelle qui fait apparaître des procès aux décisions spectaculaires ou étonnantes, il faut adjoindre le temps long du travail du droit qui contribue à façonner une nouvelle alliance des humains avec la Terre. Dans cette perspective, le droit pourrait s'envisager comme le porteur d'un nouveau grand récit dont l'anthropocène, avec toutes les prudences que l'usage de ce concept appelle, constitue le métacadre. Il y a une puissance narrative du droit ouverte à la fois à sa dimension rétrospective -l'élargissement progressif de la sphère du droit à des êtres et réalités qu'il prend enfin en compte - et une dimension prospective : raconter le devenir dans des « étirements d'imagination » concernant ce que nous pourrons être, à commencer par exemple le droit des peuples sans terre si l'on pense aux pays qui, en raison des phénomènes de submersion, vont disparaître de la carte. Cette portée narrative aide à visualiser et imaginer un projet de société à l'heure de la transition écologique. Elle soutient des identités personnelles et collectives qui prennent la pleine mesure des relations qu'elles entretiennent avec la nature, inventant une manière d'exprimer une entente propre des humains avec leur milieu, ce que le philosophe japonais Watsuji Tetsuro nomme fudô. Lorsque la Bourgogne fait classer au Patrimoine mondial de l'humanité les climats qui permettent la viticulture sur sa côte n'est-ce pas ce qu'elle initie ?
22L'histoire du droit nous raconte l'histoire passionnelle de la nature et de l'humanité. Dans une telle perspective, se déploierait alors une dimension narrative de la justice qui aurait une portée majeure :
- opérer par la narration un travail symbolique visant à expliciter les liens qualitatifs que les humains tissent avec leur milieu sans lesquels ils ne sauraient être pleinement qui ils sont ;
- unifier, autour d'un récit commun de la transition écologique, partageable sinon partagé, le caractère encore fragmenté sinon émietté, dans la diversité des juridictions, de l'activité juridictionnelle prenant en compte les non humains et l'écoumène ;
- revisiter le célèbre adage pascalien « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » qui trouvait dans la géographie la justification d'un certain scepticisme sinon relativisme juridique. Il montrerait précisément qu'avec la crise écologique, une interprétation renouvelée de la géographie s'invente, située en amont de la dichotomie nature/culture, géographie physique/géographie humaine, pensant des biens communs, des enjeux translocaux, la valeur des générations futures.
Est-il encore loin le temps où le droit traitera les objets environnementaux comme des sujets de droits juridiques ? Je ne saurai le dire. Mais on peut déjà relever une ou deux opinions dissidentes du juge de la Cour suprême Hugo Black au sujet du projet de construire au Texas une autoroute à six voies au beau milieu du parc naturel de San Antonio. Déplorant le fait que la Cour se soit refusée à suspendre le projet, Black fait la remarque suivante : « Suite au verdict d'aujourd'hui, la population de San Antonio, les oiseaux et les animaux qui habitent dans ce parc partageront leur paisible retraite avec le flux ininterrompu d'un trafic routier hideux et puant … Les arbres, les arbustes, et les fleurs seront fauchés »… À la fin de sa grande carrière était-il en passe de dire - juste de dire - que la nature a des droits qui lui sont propres ? Serait-ce donc si difficile ? »
Notes
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[1]
Je remercie Philippe Billet, directeur de l'Institut de droit de l'environnement, pour ses informations relatives à la législation française.
-
[2]
Sur ce point voir les travaux de J.-P. Marguenaud, Juriste, fondateur de la Revue semestrielle de droit animalier.
-
[3]
C. Stone, « Should Trees have Standing ? Toward legal Rights for Natural Objects”, vol. 45, n° 2, p. 450-501. Voir encadré dernière page.
-
[4]
Trad. T. Lefort-Martine, Éditions Le passager clandestin, Lyon, 2017 avec une préface de C. Larrère.
-
[5]
C. Stone, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? op. cit., p. 98.
-
[6]
L. Ferry, Le nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'homme. Grasset, 1992, p. 15-19.
-
[7]
Pour de plus amples développements, v. J.-L. Guichet, Rousseau, L'animal et l'homme. L'animalité dans l'horizon anthropologique des Lumières, Cerf, 2006.
-
[8]
L. Ferry, Le nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'homme. Grasset, 1992
-
[9]
M. Serres, Le contrat naturel, François Bourin, 1990.
-
[10]
D. Bourg, « L'appel de Heidelberg », Esprit, n° 184 (8/9) (Août-Septembre 1992), p. 181-183.
-
[11]
L. Ferry, op.cit., p. 28.
-
[12]
M. Serres, Le contrat naturel (1990) Champs/Flammarion, 2009, p. 32-33.
-
[13]
H. Faes, « Contrat social et contrat naturel. La nature comme objet de responsabilité », dans Philosophie. De La nature. De la physique classique au souci écologique, dir. Pierre Colin, Philosophie, Institut catholique de Paris, Beauchesne, Paris, 1992, n° 14, p. 136.
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[14]
A. Federeau, Pour une philosophie de l'anthropocène, PUF, 2017.
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[15]
(Avec l'anthropocène) l'humanité est réellement constituée comme un agent espèce universel qui « émerge tout à coup au sein du danger qu'est le changement climatique » (…) Mais l'argument ne tient pas. Il néglige ouvertement les réalités d'une vulnérabilité différenciée à toutes les échelles de la société humaine. (…) Si le changement climatique représente une forme d'apocalypse, celle-ci n'est pas universelle mais inégale et combinée… A. Malm, L'Anthropocène contre l'histoire - Le réchauffement climatique à l'ère du capital, trad. de l'anglais par E. Dobenesque, Paris, La Fabrique éditions, 2017, p. 15.