CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Le pauvre vieux curé égorgé en France par un islamiste qui n'a pas encore vingt ans m'a fait repenser à Georges Wolinski, le vieux (et grand) dessinateur tué au milieu des crayons et des feuilles de Charlie Hebdo par des bouchers de la même espèce. (…)
Que le père Jacques Hamel et Wolinski aient pu vivre, travailler et vieillir dans le même pays, utiliser en public des langages si différents, croire à des choses apparemment si inconciliables, c'est une preuve formidable de ce que nous entendons, lorsque nous essayons de parler - confusément et prêts à nous émouvoir - de liberté.
Michele Serra, Journal La República, 27 juillet 2016.

1 Si on ne naît pas magistrat mais que l'on apprend à le devenir, dans quelle mesure la laïcité aide-t-elle à faire ce passage ? La laïcité peut-elle se penser non seulement comme un principe institué mais comme une exigence instituante de postures professionnelles pour les acteurs de la justice ? Ces questions empiriques sont relatives à l'application de la laïcité dans l'activité judiciaire. Elles ne se partent pas du droit de la laïcité mais de la laïcité dans le droit [1]. Elles en mesurent les effets aussi bien sur les identités collectives, domaine largement investigué, mais également sur les identités personnelles, se demandant comment la laïcité « fait » le magistrat ; qu'est-ce qu'elle « fait » au prévenu ou au mineur pris en charge par la protection judiciaire de la jeunesse. Quel est le coût psychique et éthique de l'ascèse laïque, qui est aussi une ascèse de l'argumentation, dont font preuve les acteurs de la justice au sein d'une institution judiciaire laïque pour juger, dans un procès juste et équitable, des justiciables aux convictions religieuses parfois intransigeantes voire intolérantes ? Comment la laïcité contribue-t-elle à faire en sorte que le droit, et l'exercice judiciaire soient au service de la paix et de la tolérance civile ; et peut-elle le faire sans la mobilisation affective, corporelle et rationnelle des acteurs de justice ? La laïcité qu'on décrète n'est pas sans une laïcité qu'on éprouve affectivement et qui met à l'épreuve, parfois dans l'éprouvant, ses acteurs. Entre des fondamentalistes, voire terroristes, refusant d'être jugés par des juges « infidèles » ou « mécréants », déniant le serment qu'exige une justice humaine trop humaine et des juges qui jugent, dans un procès équitable, et malgré tout, de tels individus qui les récusent, qui a le monopole de la grandeur et le sens du sacré ? Nous retrouvons là une vieille question qui est aussi un défi permanent pour les institutions de la République dont l'institution judiciaire. La tolérance s'applique-t-elle à l'intolérant et peut-elle le faire sans relativisme [2] ? Si tel est le cas, cette même justice ne doit-elle pas apprendre à approfondir encore le sens qu'elle donne à sa propre sécularisation, travaillant à élaborer un espace et un temps du judiciaire, sinon neutre, du moins neutralisant les effets induits des religions et plus largement de toutes les convictions en son sein ? La constitution d'un espace-temps social et politique pacifié et tolérant n'est-elle pas la finalité longue de la laïcité ?

I - De la laïcité comme principe à la laïcité comme méthode

2Si la laïcité est un principe constitutif, elle est aussi une méthode constituante pour les identités personnelles et professionnelles. Telle sera notre thèse. Principe, elle dira que La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. Ce rappel de l'article premier de la constitution de la Cinquième République est nécessaire pour redire une idée simple. La laïcité est un principe constitutionnel pour nos identités collectives en contexte républicain. La France se pense et se vit comme laïque. Cette laïcité juridique et formelle destinée à l'État, se sépare d'une définition substantielle de la laïcité propre à une philosophie particulière (rationaliste, agnostique ou athée, etc.). Pour permettre à tout un chacun d'avoir sa philosophie, il n'y aura pas de philosophie officielle de la laïcité mais une forme juridique [3]. Comme méthode, la laïcité oriente les pratiques, stylise un certain ethos, opère de façon transversale, prenant soin d'un lien social qu'elle voudrait, non seulement neutre, mais fraternel. Si la laïcité est un code de civilisation, elle est aussi un cadre interprétatif au sein duquel apprendre à déchiffrer ensemble ce que peut signifier pour chacune et chacun, et pour toutes et tous, la protection de la liberté de conscience et de l'expression de ses convictions. La laïcité met en travail les identités, dans une forme d'herméneutique de soi, notamment celles des juges et des magistrats qui apprennent à se penser et à penser leurs activités de manière laïque. Quels en sont les effets sur ces identités ? En quel sens la laïcité est-elle une méthode, voire une ascèse, pour les professionnels du droit ?

La laïcité, un discours de la méthode pour les acteurs de justice ?

3Poser de telles questions revient à aborder la laïcité non à partir de la doctrine et du contenu positif de la loi (la Constitution ou la loi de 1905 sur les séparations des Églises et de l'État qui, notons-le n'est pas une loi de laïcité mais une loi de séparation par laquelle l'État reconnaît qu'il n'est pas en état d'instaurer une religion d'État) mais plutôt dans une perspective réaliste. Qu'est-ce que les acteurs du droit font et deviennent avec les lois. Que signifie se comprendre comme sujet, personnel et collectif, au sein d'un cadre laïque ? Les magistrats interprètent des lois mais les lois font les magistrats. Elles en profilent l'agir. Ce ne serait pas au juge qui « fait » la loi mais à la loi qui « fait » le juge qu'il s'agira de s'intéresser. L'enjeu n'est plus seulement juridique. Il devient déontologique si l'on pense à l'article 25 de la loi du 13 juillet 1983 qui contraint les agents publics, dont les acteurs de la justice, (magistrats, greffiers, gendarmerie et police, personnel pénitentiaire et protection judiciaire de la jeunesse) à exercer leurs fonctions dans le respect du principe de laïcité, et de la neutralité qu'elle exige. Ne pouvant manifester leurs opinions philosophiques ou religieuses dans l'exercice de leur fonction, ces acteurs n'auraient pas davantage le droit de porter des signes religieux. Cela vaut-il pour la greffière qui remet son foulard à la sortir du palais de Justice ? Cela s'applique-t-il à l'avocate qui place une toque, attribut désuet du costume judiciaire, au-dessus de son foulard, si l'on pense à « l'affaire de Bobigny » ? Cela est-il d'importance pour la prière au sein d'un établissement public ? Ne doit-on pas s'interroger sur la façon dont les convictions philosophiques des magistrats ont, ou non, comme effets sur les pratiques du jugement en matière confessionnelle ?

4De déontologique, les enjeux se muent ici en interrogation éthique. Ils se concentrent sur l'agir des acteurs de la justice et la volonté de viser le juste avec justesse en matière de protection de la liberté de conscience. La laïcité n'est donc pas uniquement un règlement à appliquer mais bien un principe avec lequel s'expliquer, s'engager, se comprendre ; et ce, au plus intime de ses « intimes convictions ». Telle est la tension entre appliquer la loi et s'appliquer à l'appliquer. L'interrogation se porte sur le soi de l'acteur de justice, sur ce que signifie y mettre du sien dans une activité où, au nom de l'arbitrage objectif, le soi devrait être suspendu ou mis en suspens. Cela concerne bien la nature du jugement en droit, afin d'en éviter les dérives et les arbitraires. C'est là un topos de la réflexion propre à l'épistémologie juridique que de dire qu'en plus d'une stricte positivité de méthode - à ne pas confondre avec un positivisme philosophique -, la laïcité est un élément clé de la déontologie des agents de justice. Le montre l'enquête « la laïcité dans la justice », qui demandait par exemple aux magistrats de la cour d'appel de Lyon : « Êtes-vous amenés à prendre en considération le fait religieux dans votre action professionnelle ? », question à laquelle ils apportent une réponse positive, justifiée contextuellement. Ainsi, un juge aux affaires familiales affirme être « de plus en plus souvent confronté à des situations où la question de la pratique d'une religion, principalement la religion musulmane, est mise en cause dans le cadre de l'exercice de l'autorité parentale ». Un autre magistrat indique être amené à connaître « des infractions en lien avec les convictions religieuses des mis en cause. Dans certains passages à l'acte, des motivations ou explications religieuses ou culturelles sont avancées par les mis en cause ou les victimes. Cette réalité doit donc être entendue, prise en compte pour comprendre sans pour autant impliquer un traitement différent, induire une atténuation ou aggravation de la réponse »[4].

5Il est ainsi des effets éthiques sur les acteurs du droit du principe laïcité. Ceci en raison du fait que ce principe laïcité est double. Il comporte une part négative ou en creux de neutralité relative à l'abstention des convictions dans l'exercice public de ses fonctions (réglementation). Mais il comporte aussi une part positive d'attestation dont la vertu de tolérance demeure l'horizon d'attente (visée éthique). Ce que la laïcité neutralise n'est pas sans ce qu'elle appelle et incite à vivre et à faire vivre : la tolérance. On confond, lorsqu'on pense à l'objectivité du juge en ces matières la neutralité et l'impartialité. L'objectivité du juge tient à l'exigence éthique d'impartialité - une conquête sur ces convictions - ; et non, contrairement à ce que l'on pense souvent, à une neutralité réglementaire relevant d'une logique d'abstention. Sans quoi le juge ne serait plus un garant de la liberté mais un spectateur désengagé - ce qu'encourage le positivisme qui parlera du « fait religieux » comme si c'était une chose. La laïcité comme méthode n'interdit pas au juge d'aborder les questions religieuses, bien au contraire, car peut-on bien juger, « apprécier » si on ferme volontairement les yeux sur un élément du dossier ? [5] Mais n'est-ce pas cette distinction entre neutralité et tolérance qui nourrit les discussions récurrentes, sinon les conflits d'interprétation, entre laïcité intransigeante et laïcité ouverte, la première envisageant la laïcité comme un principe réglementaire dans sa dimension juridico-politique ; la seconde comme une méthode dans sa mise en œuvre éthico-sociale ?

Petite histoire de la sécularisation du droit et du travail judiciaire

6Penser la laïcité comme une méthode, en même temps qu'une posture professionnelle conquise sur ses convictions, nous tourne vers son histoire. La longue histoire de la sécularisation et de la laïcisation du droit invite, en amont, à penser au passage du droit canon au droit positif, de la loi naturelle au droit naturel, et aux droits de l'homme. En aval, elle confronte au sacré sans le sacré auquel doit faire face le droit dans des cas difficiles comme dit Ronald Dworkin ou à la réactualisation de la confrontation justice des hommes/justice religieuse par les nouveaux fondamentalismes.

7Les institutions, en raison de leur dimension d'organisation du monde commun, réunissant des humains qui ne se sont pas choisis dans le temps et dans l'espace, régulant leurs relations, n'échappent pas aux effets de la laïcité. Cela concerne l'institution judiciaire. De ce point de vue, le droit, comme la religion relie. Mais l'un le fait au nom de la loi positive, l'autre au nom de la loi divine. Raisons pour lesquelles d'ailleurs les religions peuvent vouloir faire de celle-là leur instrument si l'on pense aux législations religieuses (du droit canon aux techniques juridiques en Islam) servant un entre nous. Raisons pourquoi, d'un point de vue théologico-politique, le droit est une des institutions qui ait pris très tôt son autonomie à l'égard des traditions religieuses afin, notamment d'éloigner les guerres de religion, d'instituer la paix civile pour tous par la discussion réglée des conflits dans une enceinte dédiée à la parole. À la différence de la religion, le sens commun éclairé par l'aspiration démocratique s'appuie sur des raisons qui ne sont pas seulement acceptables par les membres d'une seule communauté de croyance. … La contrepartie de la liberté religieuse est effectivement une pacification du pluralisme des visions du monde, laquelle a eu pour conséquence de faire peser les charges de manière inégale. … Ce sont eux (les croyants) qui doivent traduire leurs convictions religieuses dans une langue séculière s'ils veulent que leurs arguments puissent emporter l'adhésion d'une majorité[6]. Notons ici, nous y reviendrons, que la sécularisation et la laïcité, ont donc un coût psychique, affectif et cognitif de reconnaissance non négligeable, et souvent négligé. Celui relatif à l'effort fait de traduction du plan des convictions à celui de la critique des raisons et des arguments. C'est ce que nous voulons dire lorsque nous disons que la laïcité fait les identités, les tiraille et les met en travail.

8L'histoire du droit, en Occident du moins et de ce point de vue, pourrait se lire comme celle d'un processus de sécularisation, à l'égard des religions dont il tire ses sources mais qu'il a depuis longtemps « profanées » - rendues profanes. Nous ne nous intéresserons pas ici à une théorie pure du droit se demandant si, et comment, le droit et les sources du droit se sont émancipés d'une référence ou d'une tutelle religieuse dans le cadre du théologico-politique. On pense, notamment en Occident, à la tension entre loi naturelle, droit naturel et droit positif et aux effets du discours normatif sur notre réflexion pratique. On peut se contenter de dire que Parce que la nature ne constitue plus pour nous un ordre, parce que le monde, en devenant infini, est aussi devenu muet et n'indique plus par lui-même aucune norme, nous ne pouvons plus y lire le principe du juste…donc le principe d'une quelconque pénalité[7]. Cette question est bien évidemment majeure, mais nous la laisserons ouverte comme un chantier. Jürgen Habermas en a formulé pour notre moment le nœud problématique, notamment lorsque le droit doit aujourd'hui prendre des décisions à la frontière entre le légal, l'éthique et le sacré (Habermas pense à l'interdiction du clonage reproductif mais on pourrait aussi penser à l'opposition des sacrés entre jurer devant Dieu et jurer devant les hommes) : Les langues séculières qui éliminent purement et simplement ce que, en d'autres temps, on s'est efforcé de dire sont sources d'irritation. Lorsque le péché est devenu faute, lorsque la transgression est devenue manquement aux lois humaines, quelque chose a été perdu[8]. Quand il n'y a plus de sacré, il n'y a plus de sacrilèges et le délit n'est plus un déicide.

9Plus modeste, dans une perspective réaliste attentive à la façon dont le droit se fait, et ses acteurs le mettent en œuvre, une petite histoire de l'institution judiciaire la verra marquée par des « seuils de laïcisation » [9]. On se demandera alors si aujourd'hui, avec la présence de nouvelles traditions religieuses bien implantées sur le territoire et les différents fondamentalismes, ne s'initie pas un nouveau pacte laïque ?

10Préhistoire de la laïcité, la période pré-laïque de la révolution française est importante. Avec la fin d'une religion d'État et la première séparation des Églises et de l'État votée par la Convention en 1795, la constitution civile du clergé et l'institution de l'état civil, l'institution judiciaire prend son autonomie à l'égard d'une religion englobante tout en conservant sa symbolisation, voire sa ritualisation. Antoine Garapon note qu'avant qu'il y ait des lois, du droit, des juges, des palais de justice, il y avait un rituel. Qu'est-ce donc qu'un procès ? C'est d'abord un rituel…et pendant longtemps ce ne fut qu'un rituel[10]. Aussi, les acteurs du droit plongent-ils dans la mémoire longue, folklorique en ce sens, du rituel judiciaire et de sa dimension religieuse. En se souvenant de la raillerie de Pascal à propos du cérémoniel judiciaire, mêlant coutumes et costumes, Garapon demandait si « la justice pouvait se passer de mise en scène ? », le rituel préservant, au moins par la forme, sa sacralité. Ce rituel permettrait sans doute de dire, sur le plan formel, que de Saint Louis rendant sa sainte justice sous un chêne au juge du siège du tribunal civil qui rend justice de haut l'espace judiciaire, vibrerait une même enceinte sacrée. Il expliquerait le maintien symbolique dans le rituel judiciaire d'une dimension religieuse : la soutane du clergé trouvant son décalque sur la toge de l'avocat dont on dit qu'elle comporte 33 boutons en référence à l'âge du Christ à sa mort dans le vêtement judicaire. L'espace du tribunal, avec le théâtre et le temple, est une scène sacrée dont l'architecture est le reflet. Le rituel du droit en train de se faire porte la mémoire longue d'un droit qui a pu se faire ou d'une justice qui a pu se rendre, notamment dans un cadre religieux. La révolution française change le sens du rituel mais en garde la forme, par un transfert de religiosité ou de sacré. Les droits de l'homme y prennent symboliquement la place du décalogue, pour parler comme les médiologues.

11Avec le Concordat (Loi du 8 avril 1802) une première laïcisation s'opère, s'accompagnant d'une fragmentation institutionnelle. La religion n'est plus une institution englobante. La médecine, l'école et le droit se structurent, se développent et conquièrent une progressive autonomie. On pense au rôle du juriste Portalis (1746-1807), ministre des Cultes, chargé d'élaborer et de rédiger, contre le droit coutumier, et à distance du droit canon, un droit positif : le Code civil des français. L'élaboration concordataire du code civil relègue ainsi le droit canon à sa fonction de régulation interne, propre à une communauté religieuse. À l'inverse du magistrat civil, l'officialité ou tribunal ecclésiastique sera désormais non plus pour tous, mais pour quelques-uns, fussent-ils la majorité. Mais le Concordat maintient toutefois l'idée d'une utilité sociale des religions du point de vue des intérêts de l'État et de l'ordre social. Les lois n'arrêtent que le bras, la religion règle le cœur … Les lois sont relatives au citoyen, la religion s'empare de l'homme… Nous voyons les crimes que la religion n'empêche pas, mais voyons-nous ceux qu'elle arrête ?[11] Cette idée que les religions seraient le complément moral du droit est une thèse dont on entend encore aujourd'hui les échos, même si la morale laïque voudra s'en dispenser.

12Un second seuil de laïcisation advient avec la volonté qu'a eu la troisième République de refuser une utilité sociale des religions, d'exiger la séparation des Églises de l'État (1905), de donner avec la loi de 1901 aux « Églises » le statut d'association cultuelle, d'effacer la fin du serment sur la Bible et d'enlever les derniers signes religieux. Dans la première moitié du XXe siècle, la laïcité de combat, anticléricale voire antireligieuse a cédé le pas à une laïcité de compromis. Elle soutient une conception large de la liberté religieuse entendue comme liberté de croire ou de ne pas croire, comme liberté de l'athée, de l'indifférent, de l'adepte d'un culte reconnu ou non. L'État républicain protège la liberté religieuse, ne protège plus les cultes puisqu'il n'y a plus de cultes reconnus - avec pour difficultés de voir alors indirectement d'autres États assumer cette reconnaissance (le Vatican pour le catholicisme, Israël pour le culte israélite, l'Arabie Saoudite ou d'autres pays du moyen orient pour les traditions musulmanes), mais n'en interdit aucun. Pour le droit, il s'agit d'une totale émancipation, mais cela a également pour effet de donner aux droits fondamentaux et droits humains une place nouvelle pour ne pas dire sacrée - ce sera le défi de faire entendre leur universalité - et de donner une consistance et un contenu à la « morale laïque », et d'accorder à la liberté de conscience et de culte un statut de liberté publique. Le culte relève de droit privé mais son expression collective doit être garantie. Cela se fait ressentir sur le rituel judiciaire lui-même, puisque le pouvoir judiciaire ne fait plus autorité, l'exercice du pouvoir de punir débarrassé du surpouvoir conféré par les pompes et les formes ne peut plus se reposer sur un sacré, de sorte qu'en vérité, « l'autorité de la discussion » n'est précisément plus une autorité comme les autres, ou qu'une « autorité toujours soumise à la discussion » n'est justement plus une autorité, mais… un pouvoir, dont en démocratie seuls les arguments qui les légitiment sont à même de nous convaincre encore de le reconnaître[12]. Et si tel est le cas, on « comprend » alors au sens propre et fort que les terroristes fondamentalistes se murent dans le silence lors de leur comparution devant les tribunaux, mesurant que rentrer dans la discussion c'est prendre le risque et le péril de discuter ce qu'on a jugé définitivement indiscutable et hors du champ de la discussion.

13Il faudra attendre les années 1970 pour qu'advienne une laïcisation qui se fait sécularisation des mœurs. Cette séparation opère non plus au niveau des institutions, mais au niveau de cette normativité implicite que sont les mœurs, lesquels profilent un style de vie, une ambiance. Ils installent dans une temporalité lente mais consistante : celle des mœurs judiciaires, avec leurs rituels et leurs espaces. Le décret d'une séparation des Églises et de l'État au début du XXe siècle met du temps à faire civilisation. Il pointe une difficulté relative à la question de savoir quand est-il question de culturel ou de cultuel, puisqu'une religion est un fait social total qui influence toutes les dimensions de la culture, institution judiciaire comprise. Le cas des signes religieux dans le contexte de l'audience rappelle que le symbolique et les imaginaires sont aussi des réalités où la laïcité opère, souvent de façon spectaculaire. La sécularisation des mœurs judicaires a des effets visibles. On n'y jure plus sur la Bible et les crucifix ont été décrochés des murs. La laïcité ce n'est donc pas que des textes ; c'est aussi une texture sensible - à commencer par les tissus et les vêtements. On pense à l'affaire de Bobigny. Mais c'est aussi une architecture. L'espace de la laïcité existe aussi comme architecture. Elle a besoin des ressources spatiales pour structurer des seuils, délimiter une limite entre le public et le privé, réunir tout en séparant en instaurant la possibilité d'un espace entre nous. En ce sens, l'architecture judiciaire en termes laïques, tente un entre deux évitant le principe d'autorité totalisant sinon totalitaire qui impose l'unité, tout en évitant l'esthétique monumentale amoureuse de son geste imposant. L'architecture laïque du tribunal porte en miniature le défi de l'architecture politique républicaine : inventer un espace qui permette d'être ensemble sans être agglutiné, promouvoir des places, en plus d'agoras, ouvertes et plurielles. On pense au nouveau palais de justice de Paris, où l'architecte Renzo Piano, a fait le pari et choisi le parti de la « lumière naturelle » comme ouverture. De même, jugeant que le siège en hauteur du président est un écho de la cathèdre et que les symboles de la justice centrés font trop penser à un crucifix, il a ainsi dessiné la salle d'audience en choisissant de placer les juges au même niveau que les justiciables. Il a effacé la gravité sombre des couloirs du palais de justice par un primat donné à la lumière naturelle ; mais à tout même, sur les terrasses arborées choisi d'y planter des chênes de Saint Louis… La laïcité est aussi une question de demeure commune.

II - Le cadre herméneutique au sein duquel le jugement se rend

14La petite histoire des relations du droit et de la laïcité qui précède doit être nuancée. De nos sociétés, ne dit-on pas sans doute trop rapidement qu'elles sont sécularisées ? Il suffit d'y voir l'omniprésence du religieux pour douter de cette affirmation. Nous vivons moins la fin de la religion que son omniprésence sur un mode renouvelé. La dérégulation du croire d'une « religion en miettes » s'accompagne de la floraison d'expressions d'une recherche spirituelle, d'un multiculturalisme religieux inédit, d'une difficile frontière à tracer entre secte et religion, d'un flottement entre le culturel et le cultuel, d'une porosité des discussions entre droit des femmes et liberté de conscience, etc. Autant de champs où le droit institue un type d'humanité. Souscrivant à l'idée de Charles Taylor nous dirons que, plutôt qu'une laïcité soustractive selon laquelle plus la laïcité avancerait moins il y aurait de religions, selon un processus linéaire et mécaniste de sécularisation, nous sommes dans un âge séculier [13]. Entre l'affirmation de la Chrétienté « Dieu est partout », et celle de la sécularisation avancée qui se laisse croire que Dieu est nulle part, la postchrétienté reconfigure cette logique des places. Elle modifie les équilibres du religieux, du juridique et du politique, incitant à se comprendre autrement du point de vue des identités personnelles et collectives. Nous serions ainsi les contemporains d'une métamorphose du cadre interprétatif, épistémologiquement, institutionnellement, et architecturalement parlant, si nous pensons à la scénographie de la scène judiciaire dans la construction des tribunaux contemporains. L'architecture judiciaire, dans sa manière d'inviter à vivre et sentir l'espace, est un des marqueurs sensibles de cette métamorphose. De même, penser les relations du juge et de la laïcité comme méthode n'est-il pas l'indice d'une mutation dans la façon d'appréhender les religions, le religieux et le spirituel, dans notre modernité tardive ? Quels effets cela a-t-il sur la manière qu'a le juge de se penser dans son activité ? Cela affecte-t-il sa manière de juger, lui donnant un style laïque ?

De l'école au tribunal : la scène laïque

15En contexte français, de toutes les institutions mises en forme et mises en sens par la laïcité, l'institution scolaire est celle dont on parle en premier. L'institution judiciaire est peut-être celle dont on parle en dernier. Il serait trop court d'affirmer que celle-là vit la laïcité et celle-ci la dit. Plus justement, toutes deux la disent et la vivent, mais l'une comme coordonnant un faisceau des valeurs, l'autre comme un principe ; l'une comme un style d'interactions juridicisées massivement intégrées, l'autre dans le tragique de la conflictualité judiciarisée. Mais, entre l'éducatif et le judiciaire, il y a aussi des jeux d'homologie, dont celle qui concerne le statut de la peine, la sanction éducative s'étant calquée sur la sanction pénale, et réciproquement si l'on pense au passage dans le rôle de la peine, de sa fonction de châtiment et de dissuasion, à celle de persuasion et d'éducation.

16La place de l'école en matière de laïcité paraît privilégiée, pour des raisons aisément explicables et symboliques. L'école comme haut lieu de mémoire et de transmission des valeurs républicaines, est en même temps cet espace-temps qui réunit une classe d'âge d'enfants ne s'étant pas choisis. L'école est obligatoire parce qu'elle est gratuite, et parce qu'elle est obligatoire, elle est laïque. Si on pense à l'institution judicaire en dernier, c'est sans doute pour trois raisons. D'une part, parce que le droit de la laïcité efface sous son caractère général la vie de l'institution judiciaire qui n'en est qu'un des points d'applications. Ensuite, parce que la laïcité, lorsqu'elle se manifeste dans les institutions judicaires, le fait, d'une certaine façon, parce que son projet sinon échoue, du moins est discuté, mis à mal, et fait événement. Ce qu'on ne parvient pas à juridiciser, on le judiciarise. Enfin, il suffit de se souvenir que la laïcité impacte de façon transversale toute la société et tous les agents publics pour découvrir que ses effets se font ressentir aussi bien dans le contexte hospitalier que dans celui des administrations publiques et des institutions judiciaires. Du scolaire au judiciaire, la laïcité est comme un discours de la méthode pour qui veut « agir en fonctionnaire de l'État », comme l'exprime cet intitulé d'une épreuve orale des concours de l'enseignement secondaire. Pour le droit, la laïcité est un objet étude du point de vue de l'histoire du droit ; l'occasion d'une activité pour les juristes qui ont à en épeler une doctrine ; mais également une méthode constituante et consistante pour la laïcité dans le droit en train de se faire. Ce dernier aspect est souvent négligé. Or une pédagogie de la laïcité s'exerce pour les acteurs de la justice. Le magistrat se met aussi à l'école de la laïcité dans la constitution de sa posture et de son positionnement professionnel.

17Mais alors, que la laïcité finisse par achever sa trajectoire dans les tribunaux est-il un aveu d'échec ou l'étape ultime de son travail ? La laïcité fait son temps. Ne contribue-t-elle pas à « faire » les identités non seulement collectives mais personnelles par la médiation du rituel judiciaire, qui défait le martyre pour faire le délit dans un conflit d'interprétation donné à la valeur du témoignage (entre martyre et source documentaire, entre trace et signe). Ne fait-elle pas les acteurs ou protagonistes de la justice en situant la possibilité de l'échange, sinon d'un accord, sur des raisons lors du débat judiciaire ? La dimension polémique inhérente au judiciaire ne se tient-il pas, au point de tension entre une laïcité d'abstention et une laïcité de confrontation ?

Laïcité d'abstention et laïcité de confrontation : juridiciser et judiciariser

18Laïcité d'abstention et laïcité de confrontation [14] est une distinction qu'élabore Paul Ricœur. Nous la mobiliserons en en infléchissant la portée judiciaire. D'un côté, l'abstention est l'ordinaire de la laïcité. Elle se tient dans une forme de neutralité de l'espace social qui se traduit en droit par une forme de juridicisation laïque du monde commun. De l'autre, la laïcité de confrontation trouve dans l'institution judiciaire, théâtre où la conflictualité peut aller très loin et s'élever quant à l'explicitation de ses motifs, le point de cristallisation et de nécessaire explicitation de ce qu'elle met en travail. La laïcité de confrontation a donc une consistance qui trouve à s'épeler à tous les niveaux des juridictions qui en dessinent les contours anthropologiques, depuis la première instance - ex. le juge chargé des affaires familiales ou de la protection des mineurs - jusqu'à la cour européenne des droits de l'homme - où la laïcité française doit faire entendre sa singularité et relève de sa marge nationale d'appréciation -.

19La laïcité dans ses relations avec les justiciables et les acteurs de justice tout à la fois juridicise et judiciarise les interactions. La juridicisation redit que toute activité humaine vit aussi grâce à la règle juridique qui l'organise. Le droit régule les relations par une codification des rapports sociaux distincte de la lutte ou de la courtoisie. Avec la juridicisation, il est question de réguler l'ordinaire des jours dans une manière de stylisation de l'expression des croyances dans l'espace public et dans les interactions ordinaires. Le choix d'avoir fait de la laïcité un principe constitutionnel est considérable dans ses effets de stylisation apaisée du monde commun. La neutralité de l'État est portée et incarnée au quotidien par les agents de l'État dans les grandes institutions du service public : école, hôpitaux, armées, police, justice, poste, Sncf. Le principe laïcité non seulement de neutralité mais de neutralisation des tentations de domination d'une communauté religieuse ou d'une tentation hégémonique d'une conviction religion sur les autres s'opère le plus souvent paisiblement dans l'ordinaire des jours et ne prête guère aux conflits. Le pouvoir régulateur de la laïcité, au nom d'une fraternité républicaine plus large et ouverte que certaines fraternités religieuses - il est une ambiguïté du mot « frère » en ces matières -, ne s'exerce pas là où il s'exhibe le plus. La laïcité empêche la conflictualité avant qu'elle n'advienne par une mise en travail souple, une médiation ordinaire qui travaille les identités individuelles et collectives dans une longue et lente traversée du temps ensemble. On ne mesure sans doute pas assez combien la laïcité modèle les identités qui traversent les institutions qui la vivent : 13 ans de traversée de l'école publique laïque au minimum pour un enfant ; vivre sa maladie comme patient, quelle que soit sa croyance à l'hôpital public etc., travaillent les identités et les façonnent (cf. Habermas cité ci-dessus). Les services publics vivent et initient un ethos qui accompagne et protège la liberté de religion et de conscience.

20Le droit stylise les relations sociales en leur donnant une forme pacifiée. Il permet aussi de prévenir les conflits possibles et de les arbitrer. Mais la laïcité a également une dimension polémique et suppose une dimension d'arbitrage. C'est là sa portée de judiciarisation, concentrée assez significativement sous la catégorie d'« affaires », mot dont l'usage ne nous surprend pas assez. Ce terme d'affaire n'est pas uniquement relatif à une rente ou à une clientèle captive avec laquelle faire des affaires dans un portefeuille de cabinet d'avocats spécialisés en matières religieuses. Le mot « d'affaire » est l'autre mot pour parler de l'événement. Il est la survenue, au cœur du prévisible ou de l'attendu, de ce qui n'était pas programmé, de ce qui a échappé au calibré mais aussi aux codes sociaux. On parlera ainsi, en matière de laïcité, des « affaires » : affaire du foulard concernant le port de signes religieux ostentatoires dans les écoles publiques ; affaire Baby-Loup concernant du personnel de crèche privée, et non publique, portant un foulard islamique (arrêt rendu par l'assemblée plénière de la Cour de cassation du 25 juin 2014) ou affaire de Bobigny en référence à une avocate revêtant une toque d'avocat sur son foulard. Je ne m'arrêterai pas ici sur les enjeux liés au féminisme - on parle essentiellement de foulards portés par des femmes, même si des barbes suffisamment longues font l'objet de discussion -. La laïcité pensée et vécue au prisme du genre est un enjeu réel à explorer.

21Le mot « affaire » a une portée symbolique. Il manifeste que ce que nous croyons réel est toujours en train de se faire et d'opérer. Que la laïcité a une histoire parce qu'elle est une tâche. La conquête de la paix et de la tolérance ne se décrète pas seulement ; elle se travaille et se met en œuvre via la confrontation et la conflictualité et non dans une linéarité mécanique. Il se redit là que contrairement à ce qu'une lecture superficielle ou extérieure suggère (le secularism états-uniens versus la laïcité française) la laïcité ne fait pas disparaître les religions. Elle n'en est pas la fin voire leur mort mais travaille à leur reconfiguration sociopolitique. En ce sens, la laïcité est un hommage rendu aux religions, pointant la singularité de l'attention qu'elles portent à l'intériorité et, avec d'autres traditions, à la recherche spirituelle. Mais cet hommage se fait sur fond de séparation. Elle prémunit de la confusion mais ne se fait pas sans tensions. De la sorte, les religions demeurent présentes soit activement soit en creux puisqu'après tous les acteurs du droit peuvent, eux aussi, être laïques et membres d‘une confession.

22Le terme d'affaire est également à entendre comme le point de cristallisation du public et du plus général, assumé et porté comme tel dans et par le plus intime d'une histoire de vie. Le minuscule d'une vie (l'intimité d'une conscience ou un intérêt immédiat) devient la chambre d'écho et d'élaboration de ce qui s'engage en majuscule. La sociologie des affaires s'est intéressée au fait que dans une « affaire », des « petits » mettent à l'épreuve des idéaux et des idéologies, prenant sur eux une charge symbolique de contestation critique [15] qui vaut pour l'ensemble du corps social. Comme le dit Boltanski, Étudier les affaires suppose que l'on renonce à qualifier préalablement l'objet d'études et, particulièrement, à dire ses dimensions. (…) Car dans le cours d'une affaire, c'est précisément son caractère individuel ou collectif, singulier ou général qui est l'enjeu principal de la dispute dans laquelle les différents protagonistes sont engagés. Selon la configuration de l'affaire, certains acteurs s'ingénient à la « dégonfler », à montrer qu'elle a été « montée de toutes pièces », à la « réduire à ses justes proportions », tandis que d'autres, au contraire, s'activent en tous sens pour en révéler le « vrai visage », montrer ses « dessous cachés » et faire voir par là qu'elle « concerne tout le monde »[16]. L'affaire, en laïcité, apparaît comme l'occasion d'une historicisation et de reconfiguration, questionnant : « de quoi la laïcité est-elle le nom ? » et pour appeler à vivre en quel nom ? Ainsi, dans le cas de l'affaire de la crèche Baby-Loup, qui a connu son terme après six années de procédure, ce qui semblait un banal contentieux prudhommal (un licenciement pour faute grave lié à la violation d'un règlement intérieur) a pris l'ampleur, autour de la question du fait religieux dans l'entreprise, d'un conflit entre défenseurs de la laïcité et partisans de la liberté religieuse.

23Enfin ce terme d'affaire, dit quelque chose de la sécularisation avancée et de la recomposition de nos cultures et sociétés. La phase de la laïcisation que nous sommes en train de vivre est une forme de laïcisation non plus du droit ou de la morale, mais tout simplement et radicalement des mœurs. Elle opère un travail de mémoire, redécouvrant que nous sommes, qui que nous soyons, fils et filles d'une longue histoire aux traditions plurielles que nous n'avons de cesse de revisiter, discuter, vouloir ou refuser. Ce travail de mémoire se décline à plusieurs niveaux : individuellement, pour une biographie si on pense à la volonté de changer de prénom (christian name) pour raisons religieuses ; socialement pour une collectivité territoriale lorsque l'on songe aux discussions sur le fait de savoir si une « crèche de Noël » dans un espace public est un signe ostentatoire ; politiquement, au niveau international, puisqu'il y eut débat relatif au préambule de la constitution européenne portant sur les « racines religieuses ou spirituelles de l'Europe ». Ce travail de mémoire, entre le trop peu de mémoire d'une amnésie cultivée (la laïcité d'ignorance relative à la connaissance du fait religieux que pointait le rapport Régis Debray remis au ministre de l'Éducation en 2002 portant sur « L'enseignement du fait religieux à l'école ») et le trop d'une mémoire antiquaire qu'encouragent les discours identitaires, rappelle combien la laïcité est l'opératrice d'une mémoire commune travaillée. On doit en comprendre les effets dans les histoires personnelles, travaillées par des conflits de loyauté, si l'on pense à la double généalogie des citoyens issus de l'immigration de pays à majorité musulmane. On en mesure l'importance dans les histoires collectives et les cadres sociaux de la mémoire pour parler comme Maurice Halbwachs. Il est difficile de faire la part dans les mœurs, qui sont la mémoire longue d'une culture, ce qui y est de l'ordre du culte ou du culturel, qu'ils concernent les vêtements, l'alimentation, l'architecture ou les fêtes ; tant la religion ce n'est pas que du cultuel mais aussi du culturel. Cela tient aussi à ce qu'être un fils ou une fille d'humain c'est être pris dans des histoires, mêlés dans des récits y compris porteurs de dimension religieuse à l'égard desquels apprendre à se situer, dans l'opposition, le rejet ou l'acceptation, mais jamais sans un consentement. Cette question de la frontière entre droit et mœurs est un enjeu pour la laïcité. Les mœurs ne relevant pas de la légalité mais d'une forme de normativité implicite, les conflits forcent à en revisiter les raisons. Toujours est-il qu'une affaire, et plus largement, un conflit donne à la laïcité sa dimension de mise en travail des identités jusqu'au tiraillement et à l'écartèlement : à quoi et à qui est-on fidèle ? quel conflit de loyauté, du point de vue d'un travail de mémoire, entre religions des parents, mémoire collective et projet républicain au sein duquel prendre toute sa place ? Ici telle est la fonction tierce de la loi et du juge que d'arbitrer les confrontations entre convictions, fidélités et loyautés. Il n'est ainsi pas surprenant que les juges des enfants ou les juges aux affaires familiales soient en première ligne en ces situations, le travail de mémoire discutant le devoir de mémoire aux ancêtres, à la famille et à ses obstinations durables, la laïcité dans le droit ayant, non seulement une fonction de sanction, mais aussi une forme d'éducation ou de pédagogie. Il y a une pédagogie de la laïcité qui la fait vivre parce qu'elle fait des vies.

24De ce parcours où, en matière de laïcité, nous voyons que juridicisation et judiciarisation vont de pair, nous voudrions retenir un dernier élément. La judiciarisation est la finalité courte du droit de la laïcité. Dans les relations conflictuelles, sa fonction de neutralisation par la neutralité n'est pas là pour anéantir mais pour apaiser et protéger les libertés individuelles dont la liberté de conscience, de toute conscience. Cette finalité courte, souvent spectaculaire dans les affaires, a un coût psychique et affectif. Mais elle ne doit pas estomper une seconde finalité. La juridicisation porte la finalité longue de la laïcité : viser la paix, la justice et la fraternité. Depuis plus d'un siècle, la constante jurisprudence du Conseil d'État relativement à la mise en œuvre de la loi 1905 en témoigne. Elle travaille discrètement mais durablement à la mise en œuvre d'un espace-temps social et politique tolérant, partageable et partagé par toutes et tous. Il y a donc plusieurs temps de la laïcité : le temps court pour les biographies, le temps long pour les sociétés, et le temps très lent d'une philosophie de l'histoire dans les relations des religions avec le droit et le politique dont l'histoire du droit est le témoin.

Notes

  • [1]
    M. Philip-Gay, Droit de la laïcité. Une mise en œuvre de la pédagogie juridique de la laïcité, Ellipses, 2016. Je remercie Mathilde Philip-Gay pour avoir suscité la rédaction de cet article.
  • [2]
    Ainsi l'intolérance en acte prolonge l'intolérance en pensée, et le fanatisme nous apparaît comme le produit fatal du dogmatisme. E. Gruillot, Faut-il tolérer toutes les idées ? Milan, 2009, p. 7.
  • [3]
    P. Rolland, « Le droit et la laïcité », dans Les cahiers dynamiques, Dossier Les jeunes, le religieux et la laïcité, Revue professionnelle de la protection judiciaire de la jeunesse, 2012/1, n° 54, Erés, p. 17-25.
  • [4]
    La laïcité dans la Justice. Programme mené avec le soutien de la mission droit et justice, dirigé par Mathilde Philip-Gay MCF-HDR à l'Université Jean Moulin Lyon 3, Directrice de l'équipe de droit public de Lyon 3.
  • [5]
    Voir la thèse de C. Delmas, « L'appréhension des convictions religieuses par les juges judiciaires », Université Lumière Lyon 2, ED 492.
  • [6]
    J. Habermas, L'avenir de la nature humaine, Vers un eugénisme libéral ? (2001), trad. C. Bouchindomme, Gallimard, 2002, p. 158. L'auteur souligne.
  • [7]
    A. Renaut, La fin de l'autorité, Flammarion, 2004, p. 193. Je nuancerai ce propos en me demandant si, avec la transition écologique et, sinon l'affirmation d'un sacré dans la nature, du moins la reconnaissance du lien, voire du « contrat naturel » qui lie les humains à leurs milieux, n'est pas en train de se rechercher sinon un ordre du monde, du moins un nouveau sens de la limite.
  • [8]
    J. Habermas, L'avenir de la nature humaine, op. cit., p. 160.
  • [9]
    J. Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ? Seuil, 1990.
  • [10]
    A. Garapon, Bien juger, Essai sur le rituel judiciaire, Odile Jacob, chapitre 1 « l'espace judiciaire », 1997.
  • [11]
    Portalis cité par J. Baubérot, op. cit., p. 39-40.
  • [12]
    A. Renaut, La fin de l'autorité, Flammarion, 2004, p. 210-211, voir le chapitre IV « Punir ».
  • [13]
    C. Taylor, L'âge séculier, Seuil, 2011.
  • [14]
    P. Ricœur, La critique et la conviction, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 194-195. Pour de plus amples développements sur P. Ricœur et la laïcité voir notre ouvrage Paul Ricœur, Philosopher à son école, Paris, Vrin, 2016, le chapitre consacré à cette question.
  • [15]
    L. Boltanski, Affaires, scandales et grandes causes, Stock, 2007.
  • [16]
    L. Boltanski, L'amour et la justice comme compétences, Trois essais de sociologie de l'action, Folio/Gallimard, 1990, p. 26-28.
Français

Résumé

On invoque souvent la laïcité comme un corps de principes constitutionnels. Ne doit-on pas aussi l'envisager comme une méthode contribuant à l'élaboration et au soutien non seulement d'une déontologie professionnelle mais d'une éthique des professions de la justice ? La judiciarisation est la finalité courte du droit de la laïcité. Dans les relations conflictuelles, sa fonction de neutralisation par la neutralité n'est pas là pour anéantir mais pour apaiser et protéger les libertés individuelles dont la liberté de conscience. Cette finalité courte, souvent spectaculaire dans les « affaires », ne doit pas estomper une seconde finalité. La juridicisation porte la finalité longue de la laïcité : viser la paix, la justice et la fraternité. Depuis plus d'un siècle, la constante jurisprudence du Conseil d'État relativement à la mise en œuvre de la loi 1905 en témoigne. Elle travaille discrètement mais durablement à la mise en œuvre d'un espace-temps social et politique tolérant, partageable et partagé par toutes et tous. Il y a donc plusieurs temps de la laïcité : le temps court pour les biographies, le temps long pour les sociétés, et le temps très lent d'une philosophie de l'histoire dans les relations des religions avec le droit et le politique dont l'histoire du droit est le témoin.

Jean-Philippe Pierron
Philosophe, Université Jean-Moulin, Lyon3.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2019
https://doi.org/10.3917/cdlj.1803.0491
Pour citer cet article
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