CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde
Shelley, Défense de la poésie, 1821.
La vie ressemble à un tableau à peindre, pas à un calcul à poser.
Juge Oliver Wendell Holmes, Lettre à Lewis Einstein, du 23 juillet 1906.

1La distinction entre juge-robot et juge-poète, que nous voudrions examiner, pousse à la limite une opposition classique, et presque manichéenne. En droit, juger est-ce déduire ou est-ce délibérer ? Plutôt que de calculer est-ce poétiser, ou bien plus précisément, au sein du plus formel, est-ce esquisser un style poétique du jugement ? Ces questions scolaires examinent la nature du jugement en droit, se consacrant à l'activité du judicaire ou du juge. Cette dernière est écartelée en effet, selon qu'on l'infléchit en direction d'une conception intellectualiste du jugement - le jugement est un calcul - ; ou d'une conception volontariste - le jugement est une pesée, un arbitrage -. Elle se dramatise selon que l'on fait du droit une mémoire (l'historicisme du XIXe siècle) ou que l'on en fait une forme (le formalisme de Kelsen). Entre un droit qui tire vers l'art de juger et un droit comme science, nous retrouvons là une opposition bien connue. Comme science, le droit ne déploierait dans son jugement qu'une neutralité calculante risquant fort d'être anonyme et inhumaine ; comme art, son arbitrage serait toujours tenté d'être arbitraire. On dira sans doute que la question n'est pas nouvelle, depuis que dans le droit positif se revendique précisément la « positivité » contre l'anarchie, l'ordonnancement formel contre le désordre de la foisonnante coutume. On pense ici à la querelle qui opposa von Savigny et Hegel à propos du statut de la rationalité dans le code civil napoléonien. La cohérence logique interne, les longues chaines de raisons qui servent à formuler un arrêt, la subordination de la hiérarchie des normes sont les traits du droit positif. Il n'est point question, là, de poésie ou de lyrisme imaginatif ; mais de rigueur. Cette positivité juridique, sinon ce positivisme, a ainsi installé l'activité judiciaire dans la rigueur d'une logique déductive, la soumettant aux lois de la logique.

2Toutefois, cela a laissé en suspens le fait de savoir de quelle logique il est ici question. La logique se dit au pluriel et le logicisme n'en est pas le dernier mot. On pense à ce qu'en son temps Aristote envisageait sous la figure du « syllogisme pratique », à la logique de l'analogique, à la métis des grecs, ou bien encore aux logiques déontiques [1]. Cette attention à une conception robuste de la raison pratique, qui montre que nos raisons d'agir ne sont pas toutes des raisons, est en attente de formalisations qui soient capables d'en suivre les nuances. La rationalité instrumentale encourage un formalisme étroit que relaient aujourd'hui l'informatisation du droit, sa robotisation et les dispositifs organisationnels de management des institutions judiciaires. C'est pourquoi un questionnement sur la rationalité des fins lui oppose son attention à la pluralité et à la complexité. C'est pourquoi également, la question d'une place et d'une part faite à l'imagination s'impose aujourd'hui comme un motif nécessaire. L'algorithme, comme formalisme matérialisé, ne fait-il pas son entrée en droit consacrant le primat d'une intelligence qui décode, neutre certes, mais non empathique ? La numérisation et la robotisation ne focalisent-elles pas l'attention sur les innovations techniques, invisibilisant la créativité pratique des acteurs du droit ? La fatigue, l'épuisement et la souffrance au travail, effet des méthodes de gestion sur l'organisation du « travail » de la justice, car il se trouve que c'est aussi un « travail », ne désignent-elles pas, en creux, ce qu'a de délétère une institution qui engendre un manque d'imagination ? Enfin, la fascination pour la robotique n'empêche-t-elle pas de travailler aussi sur les conditions institutionnelles et organisationnelles de l'activité judiciaire, négligeant de prendre soin du cadre spatial et temporel où se déploie l'acte de juger, et ignorant la fragilité relationnelle de l'activité judiciaire qui repose, en son cours, sur le maintien de l'imagination du semblable ?

I - L'actualité d'une question : juge-robot ou juge-poète ?

3Nous ne reprendrons pas ici le débat entre droit, science ou art de juger, lequel se condense parfois dans l'opposition entre argumenter et interpréter. Le caractère manichéen et caricatural de cette distinction rend peu compte, finalement, de la vie du droit en son effectivité. On y observe en effet qu'il n'y a pas d'un côté de l'argumentation et de l'autre de l'interprétation ; d'un côté la Lettre et de l'autre l'Esprit. Les pratiques sont mixtes. Il y a de l'argumentation au sein de l'activité interprétative (connaître son dossier c'est en maîtriser la logique tout en se rendant attentif à l'expression sous le sens) et inversement, il y a de l'interprétation au sein de l'argumentation (la lettre de la loi n'est jamais une lettre univoque [2]. Elle se pluralise dès qu'on commence à suivre la lettre « à la lettre » près : majuscule, virgule, paragraphe, parenthèse, etc.) Entre historicisme et formalisme, il s'agit pour nous, à nouveaux frais, comme le fit la théorie du droit avec la phénoménologie au début du XXe siècle, de repenser la théorie du droit, et la raison pratique, en faisant droit à l'imagination. Il s'agit de montrer que la rationalité juridique est, non pas irrationnelle, mais pas assez rationnelle lorsqu'elle ne fait pas sa place à l'activité de l'imagination ; lorsqu'elle croit que les raisons d'agir ne sont que des raisons, voire des calculs, alors qu'elles portent de multiples sources. Faire intervenir la figure du juge-poète au cœur d'une réflexion sur la rationalité juridique n'est donc pas une provocation. La valorisation des relations entre imagination et raison se fait au nom de la rationalité juridique et non contre elle. N'ignorant pas que le juge n'est pas le législateur ; que l'invention d'un jugement n'est pas une création pure mais une interprétation ; et rappelant que le jugement se déploie dans un cadre interprétatif qui multiplie les contraintes institutionnelles comme garde-fou contre l'arbitraire, penser le juge poète, c'est le penser au sein de ces contraintes et non au dehors d'elles. C'est savoir que l'imagination n'est pas une condition suffisante du judiciaire, mais qu'elle en est une condition nécessaire. Aussi le juge-poète, articulant raison et imagination dans le discours juridique, doit-il contribuer à montrer les méfaits d'un trop peu d'attention porté à l'imagination : pathologie d'un formalisme excessif et abstrait ; objectivité judicaire peu empathique confondant neutralité et impartialité ; scepticisme à l'égard d'un droit réduit à un dispositif sans fondements sensibles, ramené au rang de pis-aller.

4En un sens, notre propos sera donc plus modeste, même s'il prend place au cœur de ce vaste chantier qui, en permanence, revisite la nature de l'herméneutique juridique. Étudier le juge-poète, ou le « juge-littéraire » est une formule que nous empruntons à la philosophe Martha Nussbaum dans L'art d'être juste[3] - l'art précisément -. Elle s'interroge sur la part faite au sensible, au cas singulier, à l'imagination, à la créativité, à de justes narrations et au maintien de l'imagination du semblable dans l'activité juridique. Cet intérêt intervient, au moment même où c'est plutôt à l'innovation technologique de la robotique et du numérique, plutôt qu'à la créativité des acteurs du jugement en droit que l'actualité fait écho. La fascination pour l'innovation technique dont le juge-robot est l'emblème, passant sous silence le coût qu'il représente, apparait comme la solution pour désengorger les tribunaux, libérer les services de greffes, automatiser la justice pour la débarrasser des tâches répétitives et mécaniques. Focalisant l'attention sur l'innovation technique, il délaisse l'attention portée aux conditions institutionnelles, éthiques, sociales économiques et financières accompagnant le travail de l'institution judiciaire et des juges.

5A contrario, la figure du juge-poète mobilise une innovation pratique, encourage la créativité des acteurs et à cette fin arrête de penser en termes d'innovation, pour soutenir les capacités de juger, d'imaginer et de ressentir des acteurs du droit, et ainsi d'en prendre soin.

6Certes nous avons conscience qu'avec le juge-robot d'un côté et le juge poète de l'autre s'exacerbe ce qui demeure en tension dans le jugement en droit. Le premier tire du côté de la logique ce que l'autre trouve dans les ressources de l'analogique. Le premier mobilise le calcul et l'algorithme, le second mobilise la poétique et la narration. Le premier valoriserait la subsomption des cas sous la loi dans le prestige de la rationalité scientifique ; le second valoriserait une loi pour un cas dans l'attention également portée au rôle de l'imagination. Le premier installe le temps du judicaire dans les mots de la cadence individualisée ; le second dans ceux du rythme individuant. Cette exacerbation de l'opposition entre la vérité du théorème et la vérité du poème questionne ce que peut la littérature en matière de jugement. Lorsque l'on sait combien les conséquences d'une décision de justice ont d'incidences sur une vie et son entourage, le jugement en droit n'est-il pas une chose trop grave pour être laissée au poète ? À moins qu'il ne faille dire l'inverse : le jugement judicaire ne se caricaturait-il pas en s'enfermant sous la validité formelle et le critère de la cohérence logique comme garantie du juste ? Que peut la littérature en matière de procédures, si ce n'est d'être un élément décoratif, un supplément d'âme mais sûrement pas l'âme d'un jugement ? D'ailleurs, la critique du juge-poète plaide a priori plutôt en faveur du juge-robot. En effet, Nussbaum en résume les trois principales critiques ainsi : on dit que l'imagination littéraire n'est pas scientifique et subvertit la pensée sociale scientifique. [...] On lui reproche son engagement irrationnel dans les émotions. [...] On l'accuse d'être étrangère à l'impartialité et à l'universalité que nous associons avec la loi et le jugement public[4]. Scientificité, neutralité et universalité seraient les vertus de la robotique, là où le poétique valorisa une conception riche de la raison pratique, l'importance des émotions et des images, et une autre universalité qu'un universel logique.

II - Imagination, littérature et droit selon Martha Nussbaum

7Nous ne traiterons pas ici du juge-robot. Un récent article paru dans Les cahiers pour la justice a montré brillamment comment on en est venu à l'idée de penser à la mise en œuvre d'un juge-robot ou du moins, la différence n'est pas moindre en termes de fantasmes et d'attention épistémologique, d'une justice assistée par ordinateur [5]. Une telle idée repose sur le fait que l'activité judiciaire serait faite de répétitions, de routines, et d'automatismes logiques mécanisables. Cela tirerait le jugement du côté d'une activité algorithmique, initiant une justice prédictive (non pas au sens d'une prédiction, mais au sens d'une justice obéissant à la logique et au calcul statistique). Ce juge robot, impartial mais sans âme, rappelle la fameuse machine à exécuter des sentences qu'avait imaginée Kafka dans La Colonie pénitentiaire. À la différence près, et elle est notable, que Kafka imaginait sa machine comme un automate exécutant, aux deux sens du mot, mécaniquement un programme - les « dessins du commandant » - ; alors qu'avec la robotique, on fait un pas de plus. Le robot n'est pas l'automate [6]. L'automate obéit à un programme préétabli qui le contraint à exécuter des tâches identiques. Le robot, quant à lui, intègre un module d'intelligence artificielle lui permettant d'interagir avec son environnement. Il est capable d'autonomie dans la décision en fonction des contextes. Il développe des apprentissages par interactions, voire simule l'empathie, à l'inverse de l'automate. Il importe donc de ne pas non plus « trop fantasmer » sur la robotique en s'en faisant une idée claire. Les robots ne sont plus des machines ridicules. Dans la reconnaissance de leurs capacités et de leurs limites, il s'agit de savoir que nous allons interagir avec eux. Cela permet d'anticiper les choix éthiques et politiques qu'il y aura à faire dans les tâches que l'on acceptera de confier aux robots dans leurs programmations ; de penser à la détermination des critères à retenir pour construire des robots sociaux ou « robots-juges » ayant des comportements contrôlables et éthiques ; de s'interroger sur le bien-fondé qu'il y aurait à vouloir les généraliser ou non. Machination de la machine lorsqu'on invente une machine à juger ou qu'on se plait à croire qu'il y aurait une « mécanique judiciaire » ! Imagination et invention des effets possibles, non nécessairement néfastes, de la robotique sur le travail judicaire. Plutôt qu'en manichéen, il faut donc raisonner en chiasme. Il y a de l'imagination au cœur du plus rationnel ; du rationnel, au creux de l'imagination. Nous allons le voir maintenant.

8Il n'est pas innocent qu'en face de la figure du juge robot (et plus largement des legaltechs) la figure du juge-poète fasse son apparition. Elle fait apparaitre, par contraste, les traits problématiques de la formalisation lorsqu'elle est relayée par l'automatisation et la robotisation, étayée par l'informatisation. D'ailleurs, a-t-on évalué qualitativement les effets, sur la créativité de tous les acteurs de la justice, et sur la justice elle-même, de l'informatisation ? Un système d'informations n'est-il pas porteur de choix éthiques parfois implicites, ce qui en fait, non pas un une interface de codage neutre, mais un dispositif de pouvoir ? L'informatisation n'encourage-t-elle pas une culture de l'hypervigilance centrée sur des signes plutôt qu'une éthique de l'attention sensible à l'expression singulière d'une situation ? La figure du juge-poète, dans l'excès même de la figure robotisée, relève d'une sorte de compensation. Elle se distancie du caractère mécaniste, impersonnel et inhumain de la rationalité calculante, et de l'utilitarisme économique qui la sous-tend puisque la robotique c'est aussi une industrie. Au-delà du fantasme, Boris Barraud démontrait qu'au sein du plus contraint que déploie la robotisation en droit, il est et y demeure une marge d'appréciation et d'équilibre éthique à inventer en raison de la dimension anthropologique et symbolique de l'activité judiciaire. La justice serait trop humaine pour que l'on puisse la confier à des robots ; et les robots seraient trop intelligents pour que l'on puisse se passer d'eux[7]. Or précisément, l'attention à l'imagination, le maintien de l'imagination du semblable par la grâce de la littérature enrichissent, nourrissent et mettent au jour et en valeur cette dimension anthropologique et symbolique. Elles sont l'anamnèse constitutive du cadre interprétatif où se déploie le jugement judicaire, mais trop souvent éludées. L'enjeu est ici de servir une conception objective de la justice qui ne confonde pas impartialité et neutralité. La neutralité mobilise un type de connaissances qui fabriquent une amnésie à l'égard de la reconnaissance de la relation humaine qui la sous-tend pourtant : de la police scientifique à l'autorité de l'expertise, elle aussi « scientifique ». Le risque encouru est celui de la réification. L'impartialité convoque des connaissances qui n'ignorent pas ce qu'elles doivent à une reconnaissance initiale, celle d'une relation interhumaine donnée en amont de l'altérité institutionnelle qui l'accueille. Elle permet d'entendre comment la justice se rend dans la justesse d'une appréciation singulière et sensible. Cette valorisation du « juge-poète », la philosophe Martha Nussbaum la promeut donc. Dans son ouvrage, L'art d'être juste, L'imagination littéraire et la vie publique, elle écrit ainsi : je suis convaincue plus que jamais que la réflexion sur la littérature narrative est capable de contribuer au droit en particulier, au raisonnement public en général[8]. Le titre anglais est bien plus explicite, et pour une part plus déroutant ou détonnant par sa dimension intempestive, puisqu'il parle de Poetic justice. Une poétique du droit est à l'œuvre dans sa créativité pratique, sa stylistique inventant, innovant une réponse pour une situation dans le jugement. Nussbaum rejoint ici les travaux de Paul Ricœur sur la narration, sur la place faite à l'imagination dans le discours et dans l'action où il fait de l'imagination une « faculté du possible pratique » ; mais, plus généralement sur sa compréhension de la poétique entendue comme forme de créativité générale. La poétique n'est pas qu'une imitation faussaire, qu'une fabrique d'images. Elle est une activité qui reconfigure autrement la réalité et en fait poindre d'autres aspects, d'autres possibles. Définissant l'interprétation Ricœur écrit ainsi : L'interprétation est le chemin que suit l'imagination productrice lorsque le problème n'est plus d'appliquer une règle connue à un cas supposé correctement décrit ... mais de « trouver » la règle « sous » laquelle il est approprié de placer un fait qui demande lui-même à être interprété[9]. Une justice poétique ne prend donc pas à la légère la justice. Elle l'ouvre et la rappelle à sa dimension exploratoire pour davantage de justice. Il s'agit d'imaginer plus pour juger mieux !

9Dans cet esprit, le livre de Nussbaum est bien plus qu'un livre d'occasion. Certes, il est issu d'un cours « Droit et littérature » destiné aux étudiants de la Law School de l'université de Chicago et dispensé en 1994. Elle y commente le roman de Dickens Temps Difficile puis des décisions de justice conçues comme des textes littéraires. Cette précision est d'importance, notamment dans une perspective de droit comparé que nous ne pourrons pas mener ici, qui porte sur la différence entre le droit nord-américain et le droit européen dans la manière qu'ils ont de faire une place à la narration et à l'imagination Dans le droit continental, la catégorie juridique est donnée (du moins en théorie). Il suffit alors d'y subsumer le cas (ce qui montre qu'il n'a pas d'existence propre, à tout le moins de pertinence), démarche apriorique donc, sans imagination, dont l'absence est prouvée par la nature de logique formelle (prétendument) du raisonnement juridique, mécanique ou déductif (mais la déduction, par définition, ne peut opérer des sauts qualitatifs).

10Dans le case law en revanche, le juge suit des leading cases, procède donc explicitement par analogie (ou comparaison avec ce premier et principal terme de comparaison qu'est le leading case, assuré de sa force matricielle par le stare decisis ou règle du précédent... obligatoire (plus ou moins). Et si analogie, alors forcément imagination car les cas ne sont pas identiques mais seulement similaires (ana-logos, en effet). Que les ressemblances l'emportent sur les dissemblances, ne peut se juger qu'en contexte (ce qu'un ordinateur ne peut intégrer puisque le singulier est de caractérisation infinie) (voir les travaux d'Alain Papaux). Mais ce projet s'inscrit dans une réflexion plus générale et de longue haleine. Il est inspiré d'une lecture d'Aristote sur la sagesse pratique d'un côté et d'une critique de l'utilitarisme économique de l'autre. Il se développe en partant d'une attention à la dimension d'empathie que porte l'imagination littéraire [10]. La thèse est à la fois simple et ferme : l'imagination fait partie de la rationalité publique. Faire droit à la narration littéraire contribue à enrichir le raisonnement juridique, voire politique. Il y aurait donc à éviter une méprise qui se caricature très vite en mépris : faire place à l'imagination en droit ouvrirait sur une facilité, voire une emphase lyrique et irrationnelle. Cette thèse de Nussbaum s'accorde bien avec celle du doyen Carbonnier, et à sa suite, de la juriste Mireille Delmas-Marty qui parle des « forces imaginantes du droit ». On ne saurait assimiler un droit mou avec un droit flou (fuzzy law et non soft law) [11]. Sans permettre n'importe quoi et céder à l'aléa, la rigueur du droit ne saurait se confondre avec la rigidité, ce que le beau mot de rectitude rappelle opportunément. Il est une place pour une forme de mobilité du raisonnement qui n'apparente pas nécessairement le droit à l'idée de mollesse. Les travaux d'épistémologie des sciences juridiques consacrés à la logique déontique l'ont fait apparaitre. Ils laissent place, au cœur du raisonnement, à de la nuance et à une capacité d'adaptabilité, c'est-à-dire à autant de qualités que l'on retrouve dans l'imagination littéraire. Nussbaum en montre les mérites ; Delmas-Marty en démontre la logique. Du désir de rationalité au délire logique, des glissements sont toujours à craindre et la validité formelle peut servir d'alibi aux pires abus écrit Delmas-Marty, en ouverture d'un ouvrage où elle démontre l'importance, à côté de la logique modale, de la logique déontique. Cette dernière est mieux à même de suivre les nuances de la pensée humaine puisqu'elle permet de recourir à des valeurs de vérité intermédiaires entre le vrai et le faux absolu ; de moduler la notion de quantificateur entre les deux extrêmes que sont les quantificateurs universel et existentiel ; de qualifier linguistiquement la vérité d'une proposition ; d'utiliser des règles de déduction relatives à des notions imprécises, que n'admettent pas le syllogisme classique, modus ponens ou modus tollens [12]. Porter son attention à l'imagination en droit incite à penser en termes de chiasme. Il y a de l'imagination en droit (une philosophie du style dans le jugement) et de la légalité dans une activité de l'imagination qui n'est pas sans règles (le déontique).

III - Contre la réification, l'institution d'une poétique de la justice

11En faisant sa place au juge poète et à l'imagination en droit, il ne s'agit pas de maintenir un vieux réflexe rhétorique lié à l'oralité du droit. L'art oratoire avait besoin de bons mots en plus de mots justes pour argumenter en séduisant, et ainsi donner un souffle littéraire aux effets de manches. La poétique n'avait pas là qu'une fonction décorative. Il ne s'agit pas davantage de rechercher un dérivatif à l'égard du malheur humain que ne cessent d'explorer tribunaux ou procès, par l'enchantement de la fantaisie ; ceci sous prétexte que la lecture de romans est pertinente pour l'imagination judiciaire[13]. Il n'est pas plus une instrumentalisation psychosociale de la littérature - à l'instar de la médecine narrative - collectant des signes supplémentaires en vue de l'intelligence indiciaire d'une sémiologie policière ou d'une sémiotique judiciaire. L'enjeu est plutôt éthique et politique. Il s'agit, dans une attention aux histoires de vie rattrapées par les tragédies de la violence et du malheur, de prendre soin du jugement en droit qui les accompagne. Ceci en rendant sa sensibilité aux variations douces du raisonnement qui tente de suivre la complexité nuancée et subtile des situations à évaluer, à juger et à accompagner. En lisant un roman nous n'obtenons pas simplement un ensemble concret d'images qui nous permettent d'imaginer ce monde en particulier mais, également, plus profondément, une tournure d'esprit plus générale, qui nous permet d'aborder notre monde[14]. Mais alors, on remet en cause ce qui pourtant paraît aller de soi : satisfaire la demande que l'on fournisse « des faits, et rien d'autre ». Or ce serait ignorer qu'un fait est construit !

12Du point de vue éthique et politique, l'attention à l'imagination littéraire en droit conteste un modèle dominant aux effets institutionnels violents. Elle réinvente pour le droit son discours de la méthode. Pour lutter non contre l'objectivation (impartialité) mais contre l'objectification[15], Nussbaum analyse le conflit dramatique entre le bien désiré, la justice sociale et les situations concrètes des humains vulnérables. En se mettant à l'écoute des faits divers brutaux, des philosophes anciens et de la littérature moderne et contemporaine, Nussbaum tente de mettre au point des outils de description des différentes formes de maltraitance, et des chemins de solutions. A son estime, la fiction exprime aussi bien que la réflexion proprement philosophique l'état de la condition humaine en ses diverses situations et ses divers défis. Les essais et les romans disent à quoi l'être humain est soumis, ce qui le grandit, ce qui le réduit, ce qui le libère et aussi ce qui l'aliène[16].

13Une telle perspective conduit à une révolution méthodologique aux conséquences éthiques et juridiques considérables. On doit lire les décisions judiciaires comme des textes littéraires et des mises en récit. Cette perspective littéraire disjoint, de façon critique, l'air de famille qui lie la positivité du droit à la langue de l'expertise scientifique (de la police scientifique à l'expertise psychiatrique) et de la rationalité calculante (des théories comportementales à l'économisme). Elle élabore d'autres airs de famille plus attentifs aux expertises d'usages, aux savoirs expérientiels et aux approches sensibles, cherchant l'apparition de l'événement sous la structure, et le laissant apparaitre. L'agilité technique n'est pas incompatible avec l'agilité de l'imagination. Elles se fécondent mutuellement, les analyses de Nussbaum montrant que le juge-poète se reconnait à ce qu'il raconte les faits dans plus de détails qu'il ne serait strictement nécessaire[17]. Nous sommes loin, à cet endroit, d'une quelconque coquetterie. Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner la place faite aujourd'hui au « témoignage » dans le récit des demandeurs d'asile pour comprendre combien le « détail frappant », élément « littéraire », sert le travail de la justice dans sa tâche délicate d'attribution ou non de l'asile ! Cette idée est également explorée par Jacques Rancière dans son analyse de la littérature noire, du roman policier, dont une des tâches pourrait être « l'élucidation d'un événement ou d'une série d'évènements dont la rationalité propre consiste dans son écart radical avec toutes les formes connues d'enchaînement causal des actions humaines qui lui sont comparables. » [18]

14Il s'agit ensuite de restaurer les capabilités des acteurs du droit, juges, victimes et présumés coupables. Nussbaum s'est attachée à mettre en œuvre les effets éthiques, politiques et institutionnels d'une prise en compte de l'imagination littéraire. Dans son travail sur les capabilités, elle met en bonne place l'imagination et le jeu, interrogeant les conditions garantissant leur déploiement effectif. Cela vaut, outre l'imagination, pour la capacité à mettre du jeu dans les institutions et celle de produire des narrations. Cette aptitude à la narration invite à suivre et à approfondir l'intensité d'une expérience de vie, prêtant attention non seulement aux signes mais aussi aux expressions. Elle suscite une culture de l'attention profonde, là où le contexte du jugement dans le procès, et de l'argumentation juridique, valorise la dimension de la vigilance. L'attention est disponibilité à ce qui se donne, là où la vigilance se déploie à l'égard d'informations qui se prennent. La vigilance cognitive n'est pas l'attention poétique. Dans l'attention littéraire, les différences qualitatives revêtent une importance capitale[19]. Quels sont alors les espaces et les temps institutionnels, encouragés et soutenus, permettant ou empêchant cette justice narrative de se déployer, de « prendre son temps » ! L'activité judicaire, si elle relève de la coordination fonctionnelle d'activités ou de tâches segmentées, ne se déploie vraiment que comme coopération vivante entre des acteurs. L'intersticiel, le contingent y sont les brèches où le poétique s'insinue et se déploie. Sous cet angle, quid alors des conditions de travail dans l'institution judiciaire ?

15Enfin, réinstaller le temps singuliers du procès dans des narrations plus longues, celle d'avant et d'après le procès, rappelle que les vies sont enchevêtrées dans de vastes histoires. L'imagination littéraire permet d'installer le caractère ponctuel du délit dans la dynamique continue, sinon linéaire, d'une histoire de vie. Le récit et ses variations, comme science du contingent, continue de se déployer lorsque le dit du droit est prononcé. Une fois la peine formulée, les vies se poursuivent. Une difficulté est de parvenir à articuler temps du délit, temps de la sanction et temps de la peine, demandant qui peut assumer ce travail de maillage (du juge aux travailleurs sociaux) narratif ?

16Dernier clin d'œil, cette part reconnue au juge poète n'explique-t-elle pas que puisse exister, au cœur d'une revue comme Les Cahiers de la justice la rubrique « lire-voir-entendre » ?

Notes

  • [1]
    Dossier Pour la science 2005, "Les chemins de la logique", article "Peut-on automatiser le droit ?", auteur P. Bailhache. Leibniz, Élementa juris naturalis, 1670-1671. Voir aussi Bailhache P., Essai de logique déontique, coll. Mathesis, Vrin, Paris, 1991.
  • [2]
    « L'application d'une règle juridique est en fait une opération très complexe où l'interprétation des faits et celle de la norme se conditionnent mutuellement. Du côté des faits de la cause en procès, le même enchaînement factuel peut être interprété de plusieurs manières ; et telle façon d'en lire l'enchaînement est déjà orientée par la présomption selon laquelle tel enchaînement narratif place le cas considéré sous telle règle de droit. Quant à la règle de droit, elle présente elle-même une open structure qui la met sous la dépendance des interprétations antérieures adoptées dans des cas semblables ; mais l'idée même de cas semblables, présupposée par la règle du précédent, résulte de l'interprétation du degré de ressemblance ou de dissemblance avec les cas précédents. [...] Cela dit, il n'y a plus rien de scandaleux à avouer le caractère vague du langage juridique, les conflits entre normes, le silence de la loi sur les cas inédits, la nécessité de choisir entre la lettre et l'esprit de la loi : c'est en l'appliquant que non seulement on reconnaît la norme comme contraignante, mais que l'on fait l'épreuve de sa variabilité, et que s'exerce le jeu décrit plus haut de l'interprétation mutuelle entre la loi et les faits. »
    P. Ricœur, « Le problème de la liberté de l'interprète en herméneutique générale et en herméneutique juridique », in Interprétation et droit, sous la direction de P. Amselek, Bruylant, Bruxelles, 1995, 177-180.
  • [3]
    Poetic Justic. The literary imagination and the public life, trad. Solange Chavel, Ed. Climats/Flammarion, 2015.
  • [4]
    L'art d'être juste, op. cit., p. 32.
  • [5]
    B. Barraud, « Un algorithme capable de prédire les décisions des juges : vers une robotisation de la justice ? », Les Cahiers de la justice, 2017. 121.
  • [6]
    L. Devillers, Des robots et des hommes. Mythes, fantasmes et réalité, Plon, 2017,
  • [7]
    B. Barraud. Un algorithme capable de prédire les décisions des juges : vers une robotisation de la justice ?, op. cit., p. 139.
  • [8]
    Poetic Justic. The literary imagination and the public life, trad. Solange Chavel, Ed. Climats/Flammarion, 2015, p. 17.
  • [9]
    P. Ricœur, « Interprétation et/ou argumentation » [1993] dans Le Juste, Éditions Esprit, 1995, p. 184.
  • [10]
    M. Nussbaum, La connaissance de l'amour : essais sur la philosophie et la littérature, Cerf, 2010.
  • [11]
    Voir Le flou du droit (1986) PUF/Quadrige, 2004.
  • [12]
    M. Delmas-Marty, J.-F.rançois Coste, « Logiques non-standard et droit : l'exemple des droits de l'homme », Séminaire de Philosophie et Mathématiques, 1994, fascicule 5, p. 12. http://www.numdam.org/article/SPHM_1994___5_A1_0.pdf
  • [13]
    L'art d'être juste, op. cit., p. 203.
  • [14]
    L'art d'être juste, op. cit., p. 105.
  • [15]
    M. Nussbaum, « Objectification, », dans Sex and social justice, Oxford, Oxford university Press, 1999, p. 226.
  • [16]
    M. Dupuis, « La banalisation de l'humain. Quelques indications philosophiques » dans La Banalisation de l'humain dans le système de soin, dir. M. Dupuis, Seli Arslan, 2011, p. 37.
  • [17]
    M. Nussbaum, L'art d'être juste, op. cit., p. 217.
  • [18]
    J. Rancière, Les Bords de la fiction, Seuil, 2017, p. 86. Voir également sur le roman policier Guy Lardreau, Présentation criminelle de quelques concepts majeurs de la philosophie. Fantaisie pédagogique, Actes Sud, (coll. Le Génie du Philosophe), 1997.
  • [19]
    L'art d'être juste, op. cit., p. 77.
Jean-Philippe Pierron
Philosophe, Université Jean-Moulin, Lyon3.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2019
https://doi.org/10.3917/cdlj.1802.0371
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