CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Je ne conseille à personne d'avoir un jour mon enfance.
Même une meurtrière ne la mérite pas.
Mon père avait un sexe, je le voyais souvent.
Régis Jauffret, Sévère, Seuil, 2010, p. 37.

1Parce que nous vivons sous le sceau de la violence, tant sociale et politique que familiale, laquelle mutile, humilie et méprise des existences, il importe au plus haut point de prendre soin des relations de soins. Non qu'elles soient le remède définitif à ces expériences du malheur et du mal, mais parce qu'elles tentent de rendre le monde humain vivable, habitable et malgré tout souhaitable. C'est pour cette raison, alors même qu'on cherche à penser, accompagner et protéger les enfants des épreuves effroyables de la violence intrafamiliale, qu'il importe de mesurer que l'enjeu est, plus largement, celui d'une attention portée aux relations de coopérations sociales ordinaires, dont les réalités familiales sont le lieu d'expression. Cela questionne : pourquoi ce déferlement de la violence dans l'entre nous domestique, c'est-à-dire cette altération de la relation de soins au sein d'une institution, qui apprend affectivement et effectivement à rendre la différence des sexes, des âges et des désirs compatible avec la similitude ? À quelles conditions ces relations familiales peuvent-elles être à la fois sécurisantes, individuantes et portes d'entrée pour tous les autres jeux relationnels, faisant de la famille une institution de la reconnaissance à dimension prépolitique ? À quelles conditions ces relations familiales de coopération et de reconnaissance font-elles des familles des institutions de l'engendrement à soi, aux autres et au monde ?

Violence intrafamiliale ?

2Les violences intrafamiliales, dont les enfants sont trop souvent les premières victimes, pointent les conditions affectives, juridiques et sociales de reconnaissance des relations de soin grâce auxquelles un avenir est donné à leur vulnérabilité. Elles se déclinent sur ces trois niveaux de la reconnaissance identifiés par Axel Honneth que sont l'amour, la justice et l'estime [1]. En regard de ceux-ci, il est trois refus de reconnaissance qui déploient trois registres de la maltraitance : le refus d'aimer dans le désinvestissement affectif ou la brisure du lien sécurisant d'amour dans le viol ; le refus de considérer l'enfant comme sujet de droit, même en tant que mineur, dans l'injustice faite à ses droits fondamentaux (séquestration, traitement inégal, déshéritage) ; le refus de reconnaissance sociale sous la figure du mépris, qui produit de la négligence, de l'humiliation et de la mésestime sociale (les mauvais traitements, l'absence d'inscription sociale, le déni des relations avec la famille dite élargie, si l'on pense aux grands-parents, le mépris des formes de vie de ses enfants). En effet, la reconnaissance en famille vit aussi l'épreuve des distorsions de la reconnaissance dans le refus de cette dernière. Telle est ce qu'avec Kant on pourrait appeler « l'insociable sociabilité » familiale. Le support mutuel s'y déploie également sur le mode d'un insupportable. Sous cet angle, l'expression de la violence en famille envisagée comme déni de la reconnaissance et des relations de soins questionne la façon dont la communauté politique au sein de laquelle elle s'inscrit - si on se souvient que cette dernière est un ensemble de familles - accepte, tolère ou refuse plus ou moins l'idée que la violence intrafamiliale relève d'une sphère de l'intime, étanche, imperméable au droit de regard de la cité. Il n'y a pas d'amour sans justice ni de justice sans amour, comme le montre Martha Nussbaum [2], dans son étude sur la violence faite aux jeunes femmes dans le cadre des mariages forcés de mineurs en Inde. Sa théorie des capabilités rappelle qu'il ne suffit pas de déclarer abstraitement des droits - on pense à la Déclaration des droits de l'enfant par exemple - mais qu'il convient également de s'assurer des conditions affectives, sociales et politiques de réalisation de ces droite. Il ne suffit pas de déclarer que l'enfant a droit d'être libre ou de jouer mais il convient de vérifier qu'il est effectivement en mesure d'exercer sa liberté ou de jouer. Une société est juste et développée lorsqu'elle rend effectivement capables ses membres, ses enfants d'être libres et de façonner leur propre vie en pouvant (se) choisir.

3Rendre la différence compatible avec la similitude, tel est le procès qui travaille la dynamique des liens familiaux dans ses enjeux de reconnaissance. Nous le savons, la famille connaît la violence de « l'infamille ». Réalité passionnante, placée sous le signe de relations qui libèrent mais qui peuvent aussi être aliénantes, la famille est une réalité passionnelle. En son sein, ce qu'autrefois les classiques appelaient les passions, ce qu'on appela ensuite les pulsions et aujourd'hui les désirs se déploient dans une vitalité relationnelle qui peut aussi être d'une violence effrayante. On peut s'y aimer assez pour oser s'y haïr sans crainte ! Mais la violence c'est tout autre chose parce qu'empêtré dans sa propre histoire on force l'autre à être non le sujet mais l'objet de cette histoire. La violence est ce coup de force verbale (dans les menaces ou le chantage), psychologique (dans le mépris ou la dévalorisation), physique (dans les sévices ou les crachats), sexuelle (les pratiques sexuelles imposées) ou économiques et administratives (surveillance financière, confiscation de documents), par lequel l'autre en son désir, sa liberté, son existence se voit l'objet d'un contrôle. Le désir de la relation familiale comme relation de soin individuante - celle qui vient nous chercher « tu me cherches » et nous aide à nous trouver - vit également l'impasse de l'impossible relation, de l'échec. Matricide, parricide, infanticide, homicide, suicide y sont autant de manifestations d'un malaise dans la relation, de blessures du lien dans l'impossibilité de se tenir soi devant et avec l'autre. Si c'est en famille que l'on s'entretue le plus, est-ce parce que s'y vit l'intense attente d'être en prise relationnelle avec l'autre, laquelle peut échouer et se figer par l'exercice d'une emprise ?

4Avant d'être un problème, la violence est la manifestation d'une puissance d'attente de relation. Dans Le Neveu de Rameau, Diderot invitait à imaginer quelle serait la violence d'un nourrisson en colère si ce dernier avait le corps d'un adulte. Si le parent peut exercer un pouvoir sur l'enfant, le soin qu'il prend de ce dernier peut s'inverser de sorte que l'omnidépendance de l'enfant peut se métamorphoser en un sentiment de toute-puissance. La psychanalyse nous a appris depuis que le sentiment de toute-puissance est une compensation d'une grande détresse relationnelle initiale [3]. La violence est l'expression d'une énergétique vitale et affective. Les jeux la mobilisent en la ritualisant et en la suspendant en sa fin brutale. Mais les conséquences relationnelles effectives peuvent être disqualifiées comme une faute éthique ou dans son expression publique comme un délit. Ce qui est précisément insupportable dans la violence tient à ceci que, dans les relations familiales, elle peut profiter des asymétries relationnelles qui s'y vivent. Elles sont aussi des dysmétries alternées si l'on pense aux relations de dépendances mutuelles, engendrant cette violence à l'égard des vulnérabilités qui se fait cruauté, lâcheté, bestialité. Ce sont les expressions de puissance de la vitalité affective en nous, avec ce qu'elle a d'énigmatique quant à ce qui la mobilise, et d'inquiétant dans les formes d'errance qu'elle engendre, qu'il s'agit de signifier dans et pour la famille. De la violence qui travaille au coeur des relations il faut donc dire l'effroi qu'elle manifeste, l'énigme pour l'intelligence qu'elle constitue et l'errance dans les relations et les institutions du monde humain qu'elle installe.

5La violence est le déferlement démesuré de la force des affects. Le défi du familial se tient là, qui tente de donner de la mesure à cette démesure. Que nous dit-elle alors cette violence de la force du lien et des relations de soins qui s'engagent en famille ? Ce qu'elle signifie relève d'une inquiétude originaire ou archaïque que les sciences humaines et sociales dans leur positivité tentent d'expliquer. Les institutions éthiques, éducatives et familiales, et juridiques tentent de la juguler. Nous avons tellement pris l'habitude de porter sur les familles une intelligence nourrie d'une expertise, laquelle tente de se saisir de ce qui en elle nous saisit, que nous paraissent lointaines et peu éclairantes les grandes tragédies antiques ou les traditions religieuses qui ont cherché à éclairer et à apprivoiser dans le familial, le merveilleux comme l'effroyable, le numineux (Otto).

6Or ce que la violence signifie pour la famille ne relève pas uniquement du registre des signes développé par une sémiologie qui décode des fonctionnements ou dysfonctionnements (l'intelligence du clinicien, du policier, de l'expert). Elle relève également du registre des symboles qui tentent d'approfondir ce qui nous déroute. La violence en famille n'est pas qu'un problème à résoudre ; elle est aussi un mystère à approfondir. La distinction du sacré et du profane, spatiale et temporelle, faite par Mircea Eliade, trouve ainsi dans l'enceinte domestique un déploiement majeur. Les familles accueillent toutes en leur sein les grands cycles vitaux - naissance, croissance, puberté, alliance, procréation, maladie, mort -, qu'elles ritualisent et symbolisent dans des figures du passage ou de l'initiation. Elles touchent au plus près le mystère de la fertilité et de la mortalité, la puissance de l'eros et la violence du thanatos. Toute famille est ainsi pensable comme l'espace-temps, l'enceinte du sacré, et du péril, dirait-on avec Winnicott. C'est pourquoi la catastrophe spirituelle, qui affecte un des membres de la famille, crée dans les relations un vide plaçant devant ce qui défait les liens, devant l'inhumain. En amont des enjeux affectifs et éthiques, la violence intrafamiliale fait trembler ces valeurs symboliques par lesquelles le monde humain prend sens pour nous. On pense aux figures de Médée, d'OEdipe, d'Antigone, de Caïn. Cette dramatique de la scène familiale, le théâtre en fait entendre l'inquiétante étrangère sur l'enceinte sacrée du plateau. Mais elle investit aussi cette autre scène sacrée qu'est la scène judiciaire du procès. Des familles y sont confrontées, par la mesure judiciaire, à la démesure de l'effroi qui les a traversées.

7Sans doute appartient-il alors au familial, à la famille comme institution éthico-sociale, de tenter, en tant qu'institution, de donner mesure à la démesure de la violence, comme elle tente également de le faire avec l'eros dans des processus de sublimation, de régulation (la famille comme dispositif de pouvoir), de stabilisation des interactions relationnelles. L'enjeu est de parvenir à faire vivre l'inverse de la violence, qui est la douceur, le contraire de la maltraitance qui est, le mot est préférable à celui de bientraitance, trop procéduralisé aujourd'hui, la tendresse. Pour donner cette mesure à la possible démesure, toute réalité familiale connaît la force contenante des structures d'alliances et de parentés qui ritualisent l'eros et la violence en créant des dépendances dans l'obligation d'aller « chercher l'autre » hors de son groupe d'appartenance, en empêchant des liens par la prohibition de l'inceste, en incitant à s'associer avec « l'autre » pour en faire un « même » moins hostile. Ces structures anthropologiques, abstraites, se configurent dans des styles relationnels familiaux singuliers ; dans des textures domestiques mises en place par leurs ritualités (que fait-on en famille des sécrétions, de la circulation des personnes et des biens ?). Cette mesure, au risque de la démesure, le familial la permet en étant une petite fabrique du lien sécurisant ou insécurisant. Celle-ci se déploie en investissant une poétique sensible de l'espace intime. Telles sont la proximité spatiale et les transcriptions spatiales du lien dans la domesticité de la maison, de l'appartement, de la chambre comme espace intime dans l'espace domestique. Le jeu relationnel familial ouvre l'espace potentiel des relations faisant de la maisonnée un espace ouvrant un lieu où être, à commencer par le corps qui est cette spatialisation même. Mais la tentation est grande de réduire l'espace domestique à un espace préconstitué où ce qui s'y vit est prédéterminé et déjà installé dans du programmé, du calculé, du surveillé et bientôt du manipulé, voire du violé. Le jeu du clos et de l'ouvert, de l'entrouvert ou du verrouillé, du montré et du caché, des portes qui claquent, voire murées, ou inversement des espaces sans clôtures, sont la transcription spatiale de la violence en famille. Elle se fait infraction spatiale grave par une dilution des frontières symboliques qui investissent et qualifient cet espace.

8La mesure du familial apportée à la démesure de la violence tient aussi à sa dimension temporelle. La réalité familiale se déploie dans la continuité du quotidien et l'ordinaire des jours sur le mode d'une modalité du temps traversé généalogiquement parlant. La violence porte ici sur cette façon de ne pas investir ce temps traversé. Cela peut être dans l'indifférence au temps qui passe, refusant la célébration de celui-ci (ne pas fêter les anniversaires) ou en commençant par ignorer qu'il y ait eu un jour un commencement à l'ouverture du temps (déni de grossesse, trouble de l'attachement, ou refus de reconnaissance dès la naissance). Cela peut se poursuivre en ne tenant pas ses obligations, contrats et promesses, qui sont dans le temps long les expressions du lien, ce qui, dans le continuum du temps - y compris dans les violences réitérées intergénérationnelles -, devient négligence, harcèlement et maltraitance. Le temps traversé devient alors un pâtir dans l'enduré du temps.

9Enfin la stylistique familiale, dans la double articulation spatio-temporelle précédente, déploie ses jeux de relations dans leur dimension corporelle, sensori-motrice, imageante et affective. Il est une intensité de l'engagement affectif, sensori-moteur dans une coprésence des corps et des histoires sur le fond d'une appartenance à un même lignage, qui se symbolise dans des grandes images. Elle se déplie dans la pudeur ou l'impudeur, les jeux relationnels autour des sécrétions/secrets du corps. Elle se caricature dans la violence sexuelle. C'est un des enjeux du viol ou de l'inceste que de disposer du corps de l'autre en objectivant les usages qu'on pourrait en faire. L'effraction mime atrocement ce qu'elle veut se faire croire être une ouverture. L'impossibilité du projet relationnel se caricature dans un programme de domination obsessionnelle. Est-ce que l'emprise violente sur l'autre tient à l'impossibilité d'être en prise relationnelle avec lui et d'abord avec soi, en en faisant un mauvais objet ?

Sens et non-sens de la violence en famille ?

10Posant cette question, il ne s'agit pas de vouloir du sens à tout prix. Tel était l'insupportable des théodicées que dénonçait Dostoïevski dans Les Frères Karamazov, des frères précisément, demandant ce que vaut notre volonté de donner un sens au mal, de justifier la violence faite à l'enfant ? Il importe de laisser se dilater, sinon s'imposer le non-sens et l'incompréhensible. Il est une sidération avant les considérations et les explications, qui installent dans un réseau de significations (de psychologie, d'expertise psychiatrique ou médicolégale, d'analyse sociologique de production de la misère), qui ramènent à l'état d'un fait - qu'il s'agira d'établir et pour cela en clore la portée expressive. La sidération est tout d'abord celle d'un événement insensé, troublant nos systèmes de significations et de valeurs, voire une forme d'« emprise du mal ».

11La violence n'a pas d'abord une signification ; elle est un événement. Avant un sens, voire parfois une intentionnalité, il y a un déferlement brutal, brut. Ce qui s'y donne se donne sur le mode du sentiment avant d'être repris dans le projet, l'intention, la mesure : ce sera la déprise dans la colère ou l'emportement, l'emprise dans la relation de domination ; mais en tous cas la difficulté d'être en prise avec soi. Que signifie la violence de la crise ? Elle est un acte d'existence, qui peut être une impasse. Dans la crise violente, une existence vit l'événement d'une impossible présence à soi jusque dans la sidération, et avant qu'on y voit un symptôme, voire un délit.

12Ce que la violence infligée aux enfants vient travailler c'est bien évidemment la violence que l'humain fait à l'autre humain, violence à laquelle elle ajoute un chapitre sinistre. Mais c'est plus avant et plus précisément une manière de travailler et mettre en doute ce point opaque où, en articulant procréation et engendrement, toute famille se voit articulée avec le grand temps de la transmission, qui va au-delà de sa « simple » perpétuation organique. L'enjeu éthique et juridique, relationnel de la maltraitance est aussi ontologique. La violence faite à l'enfant brise la naïve linéarité de la suite des générations en instillant un doute sur cette possibilité que le temps familial dure encore et sur la consistance des institutions qui nous y conduisent. L'enfance - le mot est abstrait car à chaque fois il s'agit d'un enfant singulier et insubstituable - est dans la famille l'ouverture du temps sur des promesses. Arendt disait qu'il était « le miracle qui sauve le monde » [4] parce que tout enfant est une chance laissée à des possibles imprévisibles. Aussi la violence qui lui est faite est taraudée par la clôture du temps, son implosion ou au moins sa sidération dans un temps empêché. Pour chaque histoire, pour chaque institution, jamais garantie de ce qui la justifie, il s'agit donc d'inventer des liens assez consistants pour réguler les formes de domination mais assez ouverts pour permettre de s'inventer et de s'individuer. En l'occurrence, inventer une institution où la différence soit rendue compatible avec la similitude et où s'opposer sans se massacrer.

Famille, droit et politique

13La prise en compte des relations de soins est capitale pour une compréhension enrichie du lien humain ou humanisant, aussi bien pour la famille que pour la politique. Le rôle du droit est de faire la médiation entre les deux. Famille et politique s'orientent mutuellement : celle-là tonalisant une qualité affective du lien humain, celle-ci instituant une attention à des principes justes et équitables pour les liens sociaux.

14De fait, « la » famille - nous n'avons l'intention ni d'en défendre un modèle ni d'en pourfendre d'autres -, ou disons le lien familial qui se déplie sous fond d'hospitalité généalogique (laquelle connaît aussi l'hostilité propre à toute hospitalité), incite à revisiter l'idée que nous nous faisons de ce qu'est l'hospitalité. De ce point de vue, le lien familial contribue à enrichir les catégories qui nous servent à penser et à élaborer le lien social et politique en montrant que les relations de soins familiales travaillent à reconfigurer la compréhension du lien politique. De la sorte, lorsque la communauté familiale éclaire la communauté politique et la nature du « lien social », on convoque les figures du politique Père, voire du « petit père des peuples », de la mère-patrie, du Big Brother ou bien encore de la fraternité. Cela montre que le politique se trouve plus riche, même si c'est parfois au prix de grandes confusions qu'il s'agit d'éviter, lorsqu'il se pense comme également soucieux de porter une qualité du lien qui soit individuante, instruit en cela des relations de soins parentales.

15Inversement, le politique, et avec lui le droit, tempèrent et règlent les relations intra-familiales en installant le tiers régulateur de la loi positive au sein même de la conflictualité domestique. La justice s'installe au sein de la famille - juge pour enfant, juge aux affaires familiales -, montrant que la famille réunit aussi des sujets de droit. Nos démocraties, sociétés sécularisées, pluralistes et marquées par l'authenticité - les trois termes comptent - ne sont plus des sociétés d'ordre - religieuses, morales et formées dans l'honneur. Le droit y vient se substituer à ce qu'autrefois on nommait les « bonnes moeurs » avec leurs modalités de régulation de la violence familiale implicite ou tacite. D'où la médiation majeure à cet endroit, en lieu et place des bonnes moeurs, non pas d'agents de la moralité avec lesquels on ne saurait les confondre ni d'une forme de gouvernance pastorale [5] confiée aux services sociaux mais des travailleurs sociaux, notamment l'action éducative en milieu ouvert A.E.M.O. Ces derniers travaillent à expliciter et à déplier l'écheveau des relations familiales, équipés d'une ingénierie de sciences humaines et sociales servant une intelligence qui décode le familial non pour y définir ce qui doit être mais pour lutter contre ce qui ne saurait être : la violence faite à l'enfant. Les travailleurs sociaux, entre sciences humaines (psychologie et sociologie de la famille) et droit, prennent la place des « bonnes moeurs » mais l'investissent tout autrement, mettant de la réflexivité - celle du « projet éducatif » - là où l'habitude, la spontanéité et l'impulsivité l'emportent dans les réalités familiales.

16Toute réalité familiale est travaillée par une dialectique à synthèse ajournée du soin (de l'amour) et de la justice, qu'il s'agit moins d'opposer que d'articuler. Cela rappelle ici l'antique mise en tension de l'amour sororal d'Antigone et de la justice paternelle de Créon, l'intensité du lien de soin affectif et l'égalité de la loi positive. Cette dialectique entre l'intensité du lien sécurisant dans l'amour et l'égalité des relations au nom de la sécurité des libertés relève d'un enseignement mutuel. Le lien sécurisant est passé au filtre de la norme juridique, qui vérifie qu'elle ne porte pas atteinte à la sécurité et à la liberté pour éviter les glissements insidieux et les débordements violents (la surveillance juridique et sociale). Le souci de la légalité et de la sécurité est repris à partir de son retentissement affectif dans les jeux relationnels familiaux dont il modifie les équilibres (la bienveillance du soin familial). Il faudrait alors questionner et étudier l'impact, les effets du retentissement de la procédure judiciaire dans/sur la dynamique relationnelle du procès familial. Comment la loi est-elle finalisée par l'amour et l'amour éclairé par la loi ?

17En somme, la violence dans la famille en appelle à la reconnaissance des relations d'oppositions qui constituent le monde humain en raison de la présence d'une existence ouverte devant d'autres existences. Elles ne sont pas que des pathologies de la reconnaissance, même si elles peuvent être des distorsions inquiétantes et engendrent des actes inadmissibles. Elles questionnent comment faire en sorte d'apprendre à s'opposer sans se massacrer en famille ? Comment faire en sorte que les histoires de familles soient également des parcours de la reconnaissance ? Si les familles sont ces institutions humaines où l'on se massacre le plus, c'est aussi au sein de ces dernières que se joue le défi de toute individuation et socialisation fondamentale. Apprendre à se comprendre comme sujet à travers l'épreuve d'une différence des âges, des sexes et des désirs rendue compatible avec la similitude, tel est l'enjeu des « histoires de famille ».

Notes

  • [1]
    V. La Lutte pour la reconnaissance, trad. P. Rusch, Folio/Gallimard, 2013.
  • [2]
    Femmes et développement humain : L'approche des capabilités [« Women and Human Development : The Capabilities Approach »], Éditions des femmes, 2008.
  • [3]
    F. Worms, Soin et politique, PUF, Questions de soin, 2012, p. 25-26.
  • [4]
    La Condition de l'homme moderne [1958], Calmann-Lévy, 2009.
  • [5]
    B. Perreau, Penser l'adoption - La gouvernance pastorale du genre, PUF, 2012.
Français

La violence intrafamiliale rappelle que c'est en famille que l'on s'entretue le plus lors même qu'elle est une institution du soin. Nous sommes loin de l'époque des « lettres de cachets », mais le temps n'est plus où la séparation droit : espace public/famille : espace privé excluait la famille du regard du droit. La démesure de la violence dans l'intimité domestique appelle un droit, qui lui donne sa mesure. Comment toutefois penser et encadrer l'insociable sociabilité familiale et l'équivocité de la violence qui y déferle ? L'examen des liens entre une communauté historique, les familles et le droit est en jeu. Ne questionne-t-il pas comment en famille soin et justice s'enseignent mutuellement ?

Jean-Philippe Pierron
Philosophe, doyen de la faculté de philosophie, Université Jean Moulin - Lyon 3.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2019
https://doi.org/10.3917/cdlj.1801.0023
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