CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dieu, s'il existait, pourrait-il jamais réparer de telles horreurs ? Le passé est plus fort que Dieu. Le Tout-Puissant ne peut effacer ce qui s'est déjà passé. Ces mots, l'écrivain yiddish et prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer (1902-1991) [1], les écrivit après la violence des crimes de masse de l'époque génocidaire et de la Shoah qui décima sa famille et son peuple. Ils signalaient le gouffre et la hantise dans laquelle nous place le mal que l'homme fait à l'autre homme dans le déferlement de la violence sans limites et sans pourquoi. Et ce jusqu'à disqualifier « la » justice « des » justices, à savoir la justice divine. Ils se refusaient à toute tentative de théodicée ou de valorisation de la toute-puissance de Dieu, reportant au grand temps de l'éternité une réparation ou une consolation que le temps de l'histoire ne saurait apporter. Ces mots manifestaient une première manière de penser les relations de la justice et de l'oubli. Non pas la justice ou l'oubli, mais la justice dans le refus de l'oubli du mal commis. Émergeait à cet endroit l'exigence éthique, juridique mais aussi métaphysique et théologique de nouer la justice et l'oubli autour du thème de l'imprescriptible. Non plus la grâce qui organisera l'oubli - ou dans notre tradition historique le célèbre Édit de Nantes qui interdira de reparler des violences des guerres de religions - mais le refus, au sein du droit, de prescrire les crimes contre l'humanité.

2Or, ces mots de Singer, le romancier français Régis Jauffret a choisi de les placer en exergue de son ouvrage, Claustria[2]. Ce roman est consacré à l'histoire, qui s'est déroulée en Autriche, de la claustration absolue, dans une cave étanche, d'une enfant. Une jeune fille y a été violée par son père pendant vingt-quatre ans. Ce dernier, durant cette période, lui aura fait sept enfants. Cette histoire est devenue depuis la sinistre « affaire Fritzl ». Il ne s'agit plus là de crime de masse mais d'une violence privée interpersonnelle ; moins de droit public que de droit privé. Mais les violences faites au sein des moeurs privées peuvent-elles s'accommoder de l'oubli que fabrique la prescription ou une sanction trop légère ? En suggérant un tel rapprochement, il ne s'agit pas de comparer violence génocidaire et violence sexuelle, pour déterminer où serait le pire. Il se signale là, toutefois, que, pour nous, le mal - le mal, non la faute - prend aujourd'hui deux figures. C'est à la fois le nazisme ou le stalinisme ; et le viol d'une enfant. Or, revenant sur la publication et la réception de son roman, et sur le rôle, à ses yeux dérisoires, tant on la réduit à un art d'agrément, que peut avoir la littérature pour faire bouger les lignes juridiques dans notre appréhension du mal commis, Régis Jauffret observe une contradiction : « Notre société admet que la littérature fouille les profondeurs de l'âme humaine, en fasse un compte-rendu, une critique et en définitive dise du mal du mal. [...] J'ai publié en 2012 un roman intitulé Claustria sur l'affaire Fritzl, qui a eu un certain écho en France - en Autriche aussi, mais pour s'offusquer qu'un Français se permette de remuer son linge sale. Tant qu'il s'est agi de critiquer un événement passé qui s'était déroulé hors de notre sol, on a considéré en France que j'étais dans mon rôle. En revanche, quand je me suis permis de demander à notre personnel politique d'exiger de l'Autriche la modification de sa loi sur l'inceste - au commencement de l'affaire Fritzl était l'inceste - qui condamne le père coupable quel que soit l'âge de l'enfant à trois ans de prison au maximum et l'oncle à un an à peine, le prix d'une voiture volée, aucun président français, aucun ministre français, aucun député français n'a eu le courage d'interpeler ce pays au Parlement européen. Le mal ? Mais c'est bien le mal, le viol d'un môme. À l'heure où nous parlons, cette loi scandaleuse - en opposition absolue avec les textes sur la protection de l'enfance inscrits dans la constitution européenne - est toujours en vigueur en Autriche, c'est-à-dire en Europe, c'est-à-dire chez nous, en France [3] ». En rapportant ce propos, l'enjeu n'est pas, pour nous, de penser les relations entre littérature et mal. Bien sûr, on peut se demander que peut la littérature lorsque non seulement elle explore l'empire du mal mais en sonde surtout l'emprise. C'est là un aspect important dans la mesure où, en ces matières, la littérature contribue à maintenir l'imagination du semblable là où la violence du mal commis en dissout le visage. Néanmoins, il s'agit plutôt pour nous d'interroger pourquoi on demande l'imprescriptible dans des affaires de « moeurs ». Comment se fait-il que, dans nos sociétés, les peines concernant les violences sexuelles et pédophiles connaissent un allongement considérable, rendant incompréhensible la législation autrichienne encore en vigueur rappelée ci-dessus ? Qu'est-ce qui a été touché du monde humain et du lien humain, au point qu'il faille, comme on l'observe de plus en plus, augmenter la durée des peines relatives aux délinquances sexuelles et aux incestes ?

3Plus largement, on se demandera comment la justice s'articule avec l'oubli et quelle distance elle parvient à prendre entre le délit commis et le temps de la sanction puis de la peine. Peut-on se contenter de dire que le temps fera son oeuvre, arasant et émoussant ces fractures ouvertes qui taraudent le monde humain et la confiance qui lie les hommes les uns aux autres ? La résurgence de l'impossibilité d'oublier la violence commise et le refus de la prescrire ne font-ils pas entendre que, dans le jugement de ces délits, il est à la fois question de rétablir l'équilibre des droits dans une logique de la justice mais également de prendre soin des liens humains dans le souci d'accompagner les liens brisés, sans lesquels pourtant un monde humain ne saurait être envisageable ? Une justice sans « oubli » est-elle possible ? Un oubli sans la justice est-il acceptable ?

Organiser l'oubli

4Dans la tentative d'apaiser la violence qui hante et habite la vie des hommes, y compris dans leurs attentes de justice, on peut organiser, voire instituer, volontairement « l'oubli ». L'amnistie, la prescription et la grâce sont, en droit, des pratiques qui sinon occultent du moins pacifient le monde commun. Ce faisant, elles rouvrent le temps là où la violence du crime ou du délit avait pu figer, bloquer, clore. Ces dispositifs installent dans le temps du droit et dans l'ambition de rendre justice une sorte de régulation au nom d'une vue « supérieure ». Sous cet angle, la prescription ou l'amnistie du point de vue de la justice sont toujours porteurs d'un calcul ou d'une stratégie mesurant les coûts sociaux et symboliques d'une telle opération. C'était autrefois la théodicée. C'est aujourd'hui, pour une part, ce qu'engagent les lois mémorielles relatives au devoir de mémoire et au pardon. N'ignorant pas que la violence doit être régulée par la sanction de la loi, le droit sait aussi que la loi ne peut pas éradiquer définitivement et enclore toute violence - même si on peut parfois illusoirement se le faire croire. Il y a une leçon anthropologique du droit qui porte sur la façon dont les mesures sociales s'accommodent ou tolèrent une forme de démesure de la violence. La cautionne une forme de santé collective qui en permanence travaille à l'équilibre entre le désir de vengeance dans l'illimitation et l'attente de sécurité et de stabilité du corps social. C'est ce qui faisait dire à Jacques Derrida, à propos des « lois mémorielles » que les enjeux liés à la prescription comme au pardon en droit sont porteurs d'une dimension théologique de rédemption du corps social. C'est toujours le même souci : faire en sorte que la nation survive à ses déchirements, que les traumatismes cèdent au travail de deuil, que l'État-nation ne soit pas gagné par la paralysie. Mais même là où l'on pourrait le justifier, cet impératif « écologique » de la santé sociale et politique n'a rien à voir avec le « pardon » dont on parle alors bien légèrement[4].

5Organiser avec justesse « l'oubli » vient revisiter la clôture sidérante du temps par le délit au profit d'une réouverture du temps pour d'autres possibles. L'arrêt des poursuites après une période donnée dans la prescription ; « l'amnésie » institutionnelle délibérée de l'amnistie dans le cadre de festivités sociales ; et l'irruption, quasi religieuse ou du moins sacrée si l'on songe au mot lui-même de « grâce », dans la grâce présidentielle, en sont les expressions les plus identifiées. L'organisation de « l'oubli », dans ces situations très singulières, ne se situe non pas en amont de la justice dans une forme de manipulation du réel (la dissimulation, la fuite, la disparition et l'enfouissement d'un « se faire oublier » après un délit) mais au coeur d'elle dans une économie ou une écologie de la violence ; et en aval d'elle, voire au-delà d'elle (une attente sociale de soin secure).

Le refus de l'oubli

6Tout cela manifeste que la justice qui doit être rendue est, bien évidemment, nécessaire et exigible mais qu'elle n'est peut-être pas le dernier mot du social, de la réalité sociale et de ce qui la rend vivable. S'il y a la justice qui rétablit la symétrie des interactions dans le souci de l'équité, il y a aussi le prendre soin des relations qui font tenir ensemble un monde humain. Ce double aspect est fondamental car, dans le cadre de l'inceste ou du crime pédophile, c'est précisément tout à la fois une exigence de justice qui est manifestée en même temps qu'une inquiétude ontologique portant sur la relation de soin (parental dans l'inceste ; éducative dans la relation adulte-enfant) qui est engagée. En ces affaires, rendre justice c'est sanctionner et soigner (prendre soin du soin). C'est peut-être pourquoi la question de l'impossibilité de pardonner d'un côté et l'exigence d'une forme de refus de la prescription ou d'un allongement des peines se manifestent ?

7Nous laisserons de côté ici la question du pardon pour nous concentrer sur les enjeux de l'oubli. Pardonner n'est pas oublier ; pas plus qu'on ne saurait confondre une amnistie avec une amnésie. Les lois mémorielles concernaient des violences liées au crime de masse et des crimes contre l'humanité dans le refus de l'oubli jusqu'à l'imprescriptible. Mais qu'en est-il de ces délite liés, cette fois-ci, aux délinquants sexuels, et plus particulièrement des affaires dites de pédophilie qui appellent aujourd'hui à des sanctions de plus en plus lourdes, sinon à l'imprescriptible ? Quelles sont les raisons qui mettent aujourd'hui sur le devant la scène dans nos sociétés, comme étant notre autre absolu, la délinquance sexuelle concernant les mineurs ?

8La place singulière faite aux délits liés à la violence sexuelle concernant les enfants (pédophilie, viol et inceste, infanticide) dans notre moment du temps mérite d'être discutée. On suggérera qu'elle est significative de la façon dont une société, dans une culture, définit pour elle son impossibilité même, son autre ou son altérité radicale. Comment une société se comprend-elle, dans le projet de faire advenir un monde humain pacifié par la mesure de la loi, lorsqu'elle est confrontée à la démesure de ce qu'elle reconnaît être, pour elle, la violence absolue ? C'est le viol sur enfant qui définit pour notre temps la ligne de démarcation entre humanité et bestialité, entre l'humain et « l'inquiétante étrangère », comme aurait dit Freud, qui le taraude. C'est cette insociable sociabilité au coeur du plus intime - la relation de soin familiale, la relation adulte-enfant - qui est ainsi revisitée à l'aide d'un guide immonde qui y installe une hantise. Or, si une telle place est faite à ce type de délits, auxquels on n'imagine plus qu'il soit possible de les sanctionner autrement que par des peines lourdes et sévères, cela tient à plusieurs raisons.

9La première relève d'une question d'anthropologie du droit relative à la façon dont est instituée et ritualisée la violence dans nos cultures. Cette dimension anthropologique est majeure : peut-on ne pas oublier et poursuivre indéfiniment, au nom de la justice totale, intégrale ? Rendre justice avec une politique de l'oubli, ce n'est pas se faciliter la tâche en refusant ses responsabilités ; c'est être confronté à l'impossibilité pour le droit et la justice de tout contrôler et maitriser en assignant enfin une mesure à la démesure des pulsions et des passions engagées dans l'éros et le thanatos. Il peut donc y avoir un risque, sinon une illusion, à croire qu'il soit possible d'enserrer et de contrôler toute violence par l'allongement définitif des peines. « Ne pouvant faire que la justice soit forte on fait en sorte que la force soit juste » dirait Pascal. Mais, de fait, avec l'inceste ou le crime pédophile, c'est à la trouble alliance du sexe et de la mort avec la violence que nous sommes confrontés. Cela questionne comment le droit réussit à les symboliser pour les rendre commensurables au monde humain. Ce, d'autant plus lorsqu'on pense que ce dernier est fait de contrats (justice) et de relations (soins) que malmène cette démesure. Sur ce point, les analyses de René Girard portant sur la violence et le sacré [5] demeurent d'actualité. Il y a dans la peine lourde jusqu'au refus de la prescription une manière de symbolisation de la violence. Elle tente d'être l'institution de cette violence qui elle-même destitue l'humanité du monde. Elle prend le visage d'une sorte de rivalité mimétique dans la course au même qui trouve son acmé dans la figure des boucs émissaires incestueux. Cette logique tente de rendre cette violence pensable, elle qui nous sidère. Par l'institution de la limite et de la sanction, elle donne figure humaine à celui qui défigure les croyances ou assurances en ce qui fait l'humain. Elle travaille à circonscrire l'effroyable monstruosité de l'inceste qui ronge la confiance dans le soin relationnel sans lequel il n'y a pas de société ou d'humanité possible.

10La seconde raison est moins anthropologique que psychosociologique. Elle tient, nous semble-t-il, à la déshabituation à la violence physique dans nos pays pacifiés, connaissant depuis longtemps une paix durable. Notre continent n'expérimente plus directement la guerre et a fini par, sinon oublier, du moins progressivement voir s'éloigner le déferlement dévastateur de la violence physique dans notre communauté historique - même si Daesh réinstalle dans notre paysage l'effroi de la violence terroriste. De même, la délinquance en col blanc n'est pas moins violente et dévastatrice, mais elle est tellement médiatisée par les institutions et les dispositifs techniques au sein desquels elles se déploient de façon sophistiquée que sa violence nous est invisible, insensible ou anesthésiée. Nos latitudes n'ont plus guère l'occasion d'expérimenter la dimension brute et brutale du corps à corps où la violence se fait viol de l'intime. Elle ne vit guère d'ordinaire la démultiplication sensible de l'agressivité dans la pantomime du charnel subissant infraction et fracture du corps, brisure de l'image du corps et du « moi-peau ». La violence singulière du viol et de l'inceste tient à ce que précisément, nouée à l'intersection du sexe et de la mort, elle fait doublement violence. Elle fait le mal et elle fait du mal à notre représentation de ce qu'est le mal. Elle donne visibilité et fait exister une brutalité de pulsions qu'apprivoisent aussi bien la catharsis des représentations esthétiques, la lassitude compassionnelle de la violence vue à la télévision ou notre ethos relativement pacifié. De ce fait, se déploient sur le terrain de la psychologisation du trauma, en ces matières, des questions qui ne sont pas que psychologiques.

11La troisième raison d'importance est sociologique, manifestation du caractère singulier de notre moment historique que le philosophe Frédéric Worms qualifie de « moment du soin » [6]. La sociologie de la famille a insisté pour pointer combien nos sociétés ont déplacé l'idée que nous nous faisons de l'inconditionnalité du lien. Cette dernière a connu un déplacement du lien conjugal vers le lien parental. Elle a ainsi intensifié la portée constituante de la reconnaissance lignagère et l'éthique de l'authenticité engagée dans l'invention d'un lien à l'enfant qui ne soit pas que statutaire. Mais si nous sommes les contemporains de l'inconditionnalité du lien à l'enfant (v. les travaux de la sociologue Irène Théry), sera alors rendue d'autant plus inacceptable toute atteinte portée à ce lien. S'il est une hantise du crime pédophile ou de l'inceste, c'est qu'il remet en cause ce à quoi nous tenons parce qu'il est ce par quoi nous tenons, à savoir la relation de soins. Cela est plus particulièrement vrai dans le cadre d'une relation parentale perverse avec l'inceste, ou de la relation éducative biaisée dans les pratiques pédophiles. En effet, que nous apprennent inceste et pédophilie de la relation de soins qu'elles viennent hanter avec les fantômes de la perversité, de la manipulation, de la séduction équivoque et de l'abus de la situation d'autorité ? La relation de soins nous fait tenir, éprouvant a contrario qu'en permanence elle vit sous le régime de la menace : infanticide, fratricide, homicide, suicide. Nous apprenons ainsi que la violence se love (mot ici tellement ambigu) au coeur de l'intime et de l'intimité. Mais, paradoxalement, c'est au moment même où elle brise les liens les plus intimes et personnels (parental ou paternel, sororal, fraternel ou éducatif, etc.) qu'elle révèle la dimension universelle engagée dans la relation de soins. Ce que la destruction du lien de soin avive c'est le rappel que les relations de paternité, de parenté ou de fraternité engagent une forme de créativité vive, instaurant ou restaurant chacun dans sa capacité d'initiative. La brisure de la relation dans le viol incapacité. Elle rappelle tragiquement que toute relation humaine vivante est individuante au plus intime, autorisant et ouvrant chacun à lui-même et à son projet d'être. L'inceste pointe ce dont nous devons nous garder ; il nous enseigne aussi ce que nous devons garder, et regarder... [7]

12Enfin, si le crime pédophile ou incestueux force à mailler justice et oubli dans le refus de l'oubli - nous pensons à la prise en compte, dans les tribunaux, de l'amnésie post-traumatique consécutive à des abus sexuels sur enfant pour qualifier des viols -, c'est aussi parce que nous sommes là devant des délits singuliers. Ils relèvent moins du champ classique du signe que connaît bien la sémiologie judiciaire (le signe indiciaire : l'empreinte pour la police scientifique) que du champ de la trace (le signe expressif qui est d'ordre immémorial). Les difficultés que rencontrent expert et contre-expert pour déterminer la permanence du trauma et du dommage lié à un viol dans le cadre de l'amnésie post-traumatique justifient bien l'intérêt de distinguer signe et trace. Là où le signe renvoie à une temporalité close et circonscrite - le temps chronologique des faits, la trace ouvre sur une temporalité immémoriale, se faisant « insistance de l'ineffaçable » [8], au propre comme au figuré si l'on pense à l'expérience de vivre une épreuve de la souillure indétachable. Le signe relève du souci des congélations ; la trace est expression d'une irruption. Le signe - preuve du délit, éléments extérieurs de recoupements, etc. - installe dans un rapport signifiant-signifié afin de pouvoir qualifier, signifier un acte ou une réalité. Visite médicale, expertise psychiatrique, recueil d'indices dans l'enquête policière relèvent de cette logique. Le signifiant - indice corporel ou psychologique - renvoie au signifié comme ce qu'il s'agit d'établir, mais qui suppose une compréhension de la façon dont l'absence (le lointain de l'effraction par exemple) insiste dans la présence. La trace échappe à la signification. En amont de la structure de renvoi du signifiant et du signifié, elle ouvre l'écart entre la présence et l'absence dans une irruption qui dérange l'ordre du monde. La trace installe dans une autre temporalité que celle de la causalité et de l'explication scientifique. Elle résiste aux interprétations qui toujours déjà thématisent, justifient, protocolisent et mettent en ordre, résistant à ce qui fait effraction. Il y a des signes du traumatisme, mais il est une trace du trauma qui excède le signe juridique. Cet aspect a son importance car il pointe combien, en ces matières, il s'agit d'arbitrer entre le caractère ineffaçable du trauma et la nécessité de l'oubli pour continuer de vivre, voire se l'autoriser. Le tribunal se trouve alors le lieu où arbitrer entre la temporalité chronologique des faits et la temporalité immémoriale de la trace ; faisant devenir signe ce qui d'abord est trace.

13On le voit, penser la justice et l'oubli conduit à l'étude du temps spécifique dans lequel s'inscrivent la sanction et la réparation, distinctes de la vengeance, et des institutions humaines dans le cadre desquelles se déploie tout effort de réparation. Juger en droit se situe sur la brèche du temps. Pris au présent entre passé et futur, il habite cette brèche au coeur de laquelle l'événement d'un jugement peut se dire. Pour en rendre compte, Hannah Arendt proposait de placer l'analyse du jugement moins sous la figure du champ de bataille que sous celle du « parallélogramme de forces » qui symbolise le mouvement de la pensée. « La brèche où « il » (L'homme) se tient n'est, du moins virtuellement, pas un simple intervalle mais ressemble à ce que les physiciens appellent un parallélogramme de forces. [...] Si le ( « il » ) était capable d'exercer ses forces le long de cette diagonale... il aurait trouvé le lieu dans le temps qui est suffisamment éloigné du passé et du futur pour offrir à l'« arbitre » une position à partir de laquelle juger les forces en lutte d'un oeil impartial »[9]. Cette analogie donne à penser le rôle difficile du juge eu égard à la justice et au soin du monde humain. La fidélité de son jugement tient à ce qu'il habite l'entre-deux de la blessure du passé révolu dans l'irréversible du délit et l'ouverture d'un futur inconnu et imprévisible après la sanction, qui puisse permettre le soin des relations. L'art de juger est un art du temps.

Notes

  • [1]
    V. la biographie de Tuszynska, A., Singer, paysages de la mémoire, Montricher, Les éditions noir sur blanc, 2002.
  • [2]
    Jauffret R., Claustria, roman, Paris, Points/Seuil, 2012.
  • [3]
    Mots prononcés par R. Jauffret, aux Subsistances, dans le cadre des Assises internationales du roman, Lyon, 24 mai 2016.
  • [4]
    Derrida J., « Le siècle et le pardon. Entretien avec Michel Wieviorka » dans Foi et savoir, Points/Seuil, 2000, p. 116.
  • [5]
    Girard R., La violence et le sacré, Grasset, 1972.
  • [6]
    Worms F., Le moment du soin, PUF, 2010. Par « moment du soin », on entend la convergence théorique et temporelle de champs (santé, environnement, travail, éducation), de disciplines (esthétique, sciences humaines, économie, philosophie) et de pratiques diverses (les donneurs de soin), qui met l'accent sur une anthropologie relationnelle. Cette dernière se rend attentive aux formes de vies reconnues en leurs vulnérabilités. La vulnérabilité n'y est pas comprise comme une défaite mais comme une dépendance qui est aussi une capacité a entrer en relation. Le soin est ainsi la réponse à cette disponibilité à se laisser affecter.
  • [7]
    Sur ce point, nous disons notre dette à l'égard de Frédéric Worms, « le fratricide, secret de la fraternité ?», texte prononcé dans le cadre du festival des idées mode d'emploi, Villa Gillet, Lyon, le lundi 16 nov. 2015 au Théâtre des célestins. V. http://www.rue89lyon.fr/2015/11/17/alors-nous-sommes-tous-les-gardiens-de-nos-freres/
  • [8]
    Greisch J., « Trace et oubli : entre la menace de l'effacement et l'insistance de l'ineffaçable », Diogène, 2003/1, no201, p. 82- 106.
  • [9]
    Arendt H., La crise de la culture, trad. Patrice Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 22,23. Nous soulignons.
Français

Le droit connaît des institutions de l'oubli - grâce, amnistie, prescription. Mais nous voyons monter de la part des demandeurs de mémoire une attente, sinon une exigence, pour faire reculer l'oubli. C'était vrai, il y a peu, autour de l'imprescriptible et des lois mémorielles. Ça l'est également maintenant et singulièrement dans des affaires privées. Cette tension entre l'institution nécessaire de l'oubli pour pacifier l'espace commun et l'inacceptable oubli ressenti par la société, comment en rendre compte ? N'est-elle pas là le point de rencontre engageant une dialectique du signe et de la trace, du besoin d'effacement et d'obstination de l'ineffaçable ?

Jean-Philippe Pierron
Philosophe, Université Jean Moulin/Lyon 3.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2019
https://doi.org/10.3917/cdlj.1604.0677
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