CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Deux familles, égales en noblesse,
Dans la belle Vérone, où nous plaçons notre scène,
Sont entraînées par d’anciennes rancunes à des rixes nouvelles
Où le sang des citoyens souille les mains des citoyens.
Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies
A pris naissance, sous des étoiles contraires, un couple d’amoureux
Dont la ruine néfaste et lamentable
Doit ensevelir dans leur tombe l’animosité de leurs parents.
Les terribles péripéties de leur fatal amour
Et les effets de la rage obstinée de ces familles,
Que peut seule apaiser la mort de leurs enfants,
Vont en deux heures être exposés sur notre scène.
Si vous daignez nous écouter patiemment,
Notre zèle s’efforcera de corriger notre insuffisance. »
William Shakespeare, Roméo et Juliette

1Comme une épitaphe pour une histoire de famille qui a mal tourné, Shakespeare ouvre sa tragédie Roméo et Juliette – la tragédie est une des formes du récit familial – par un sonnet. Le sonnet, par sa forme stricte sinon close, est un « tombeau ». Pour Shakespeare, ce rigoureux carcan formel qu’est le sonnet est la métaphore du récit familial officiel mais aussi la métonymie de son histoire close. Symboliquement, mais à rebours, il questionne la manière dont, dans nos histoires de familles, avec leurs formes et leurs normes, l’imprévisible et l’irréversible des relations de soin peuvent s’y donner et y jouer. C’est là un des enjeux des relations entre famille et narration. Que ces narrations soient tronquées (dans les secrets de familles ou les mémoires familiales officielles), célébrées dans les fêtes familiales ou mises en travail par la psycho-généalogie ou la conflictualité. En effet, la narration entre en discussion avec la réalité des histoires familiales. Ces dernières ne sont pas continues et linéaires. Elles ne sont pas un « long fleuve tranquille », ce que la régularité téléologique du fleuve laisse penser. La linéarité du récit, comme celle d’un fleuve, peut facilement araser en donnant l’impression d’une unité, d’une trajectoire et d’une continuité. La narration pense et accompagne une unité familiale polyphonique, mêlant fiction, histoire et action. C’est pourquoi, en regard de la tragédie shakespearienne que nous venons d’évoquer, nous voudrions placer une expression propre à la thérapie familiale psychanalytique. Cette dernière, du point de vue de la clinique, questionne les effets en termes de souffrance, des « événements bruts non transformés ». Ces événements bruts, Shakespeare les condense dans l’aléatoire inscription dans le lignage d’une famille. Naître Capulet ou Montaigu, c’est se trouver héritier d’histoires plus vastes que soi, qui ont commencé avant nous, épaisses du sang noir des conflits, des rancœurs, des concurrences et des jalousies. Ces événements bruts non transformés concernent aussi bien l’affiliation et le hasard de naissance, l’adoption, l’assistance médicale à la procréation, la violence intrafamiliale, la maladie rare génétique que le handicap de naissance, le décès, le mensonge, le secret de famille ou le crime, etc.

2On fera l’hypothèse ici qu’une des tâches du familial, comme modalité d’un temps traversé ensemble, serait de transformer le caractère brut d’un tel événement pour en faire une histoire. L’événement brut lié à l’imprévisible du familial qui l’interprète n’est-il pas reçu dans l’appartenance à un lignage ? Cette appartenance le symbolise, le médiatise par des récits, des attitudes corporelles et des dispositifs architecturaux ou rituels, des célébrations et des festivités, bref dans tout ce qui fait la chair du familial. La brutalité de l’événement rappelle que « le réel est toujours ce que l’on n’attendait pas », pour reprendre la célèbre formule d’Henri Maldiney (1973). Ce caractère brut concerne bien sûr la pathologie et les souffrances liées aux histoires de famille qui voient les familles ne pas réussir à faire famille, et y faire vivre des souffrances : le désamour, l’humiliation, le rejet ou le mépris. Le défi de la narration pour le familial n’est-il pas de contribuer à passer de l’événement brut à l’histoire par les médiations de la culture familiale ? N’est-ce pas pourquoi la famille est moins un programme qu’un processus, qu’elle est un événement continué parce qu’elle engage des existants ?

3Un événement qualifie sensiblement, affectivement et durablement une allure et ouvre un monde dans le cours ordinaire des familles. Si les familles font des histoires, c’est parce qu’elles s’inaugurent à partir des existences qui les composent. C’est pourquoi dans toute famille l’événement d’une naissance ou d’une arrivée est aussitôt un avènement. Les familles se déploient comme telles dans l’imprévisible événement qu’ouvrent ces existants que sont les parents, les enfants, et qu’elles accueillent. En effet, que signifie « brut » dans « événement brut » ? Certes, il y a une brutalité du familial qui donne à entendre sa violence interne comme ce qui la fracture (mensonge et trahison). Mais, en amont, « brut » renvoie à une facture originaire, non pas au sens seulement chronologique de ce qui est initial. « Brut » exprime l’actualité au présent d’un événement inattendu dans le familial. Ce mot relève de la furie de l’ouverture. Il laisse retentir le hasard d’une appartenance à un lignage, et avec lui de tout ce qu’il charrie comme mémoire, récits explicites ou tus, comme valorisations et attentes. Cette dimension brute incite à ne pas confondre l’événement originaire avec la nouveauté originale. Il faudra, pour chacune, chacun, transformer ce hasard ou l’imprévisibilité de l’événement en destin. Pour toute famille, il s’agira d’en faire un événement inaugural, sans pouvoir s’épargner le difficile de l’histoire. Impossible de le faire sans y consentir, plus ou moins facilement et longuement. Il faudra « faire des histoires » ! « Faire des histoires » est un travail. Il suppose que nos relations familiales vivent une part de tragique. Il fait que nos rêves de communion se heurtent à l’épreuve des distorsions affectives et communicationnelles (la hantise du lien difficile au cœur du désir de communion) ; qu’ils se confrontent au tragique, au risque du gouffre qui absorbe ou du recouvrement qui dissimule. Cet événement brut est-il un obstacle extérieur à rejeter ou bien est-il interne au lien familial ? Est-ce que dans « faire des histoires », les familles ne manifestent pas une forme de consistance du lien disant qu’en famille on ne fait pas quelque chose du mal mais malgré le mal qui taraude les liens dans le non amour, l’injustice ou le mépris ?

Résilience, roman familial et histoire de famille

4En préférant parler ici d’histoires de famille plutôt que de roman familial et de résilience, ces concepts devenus des outils pour la clinique de la thérapie familiale, nous voudrions faire un pas de côté. Ces deux concepts sont devenus familiers depuis l’avènement de la psychanalyse et de l’éthologie appliquée en psychologie. Ils élaborent la manière dont se trament et se symbolisent les liens familiaux. Plus modeste, le terme d’histoire permet de s’intéresser aux multiples, grandioses ou discrètes, reconstructions narratives en famille, même si nous espérons qu’il résonne avec l’expérience clinique des thérapeutes familiaux. Parler d’histoires de famille n’a pas la technicité des concepts de roman familial ou de résilience, et ne veut pas en nier la pertinence thérapeutique. Mais cela offre l’avantage de laisser résonner l’ambiguïté de ces narrations et leur puissance d’évocation imaginante sans trop vite les installer dans un faisceau interprétatif qui y entend des symptômes ou y cherche des schèmes comportementaux stéréotypés.

5Le concept d’histoire de famille prend ainsi ses distances avec le concept de résilience. Ce dernier est aujourd’hui une autre façon de résoudre le problème de l’histoire familiale, et de son ouverture non totalisable, par la volonté de clôture et de maîtrise que suppose le thème « merveilleux malheur ». Rappelons, en effet, que le concept de résilience est un terme issu du champ de la physique des matériaux. Il caractérise une résistance aux chocs. On en fait une analogie. La résilience devient ainsi une aptitude à résister à ces chocs que sont les événements bruts. On définit ainsi la résilience comme « la capacité d’un sujet à surmonter des circonstances singulières de difficulté, grâce à des qualités mentales, de comportement et d’adaptation » (Léon Kreisler, 1976). On court alors le risque de confondre résilience et résistance. Ce qu’il y a de gênant, moins avec le concept de résilience qu’avec l’idéologie de la résilience qui consonne avec l’exaltation de l’autarcie individualiste contemporaine, c’est que c’est un mot fourre-tout. Ainsi la résilience peut-elle tout aussi bien s’entendre comme « comportement observable, comme qualité personnelle, [que] comme processus, voire comme démarche esthétique ou morale » (Serge Tisseron et Boris Cyrulnik, 2007). Pour les approches comportementalistes et de psychologie du développement qui le sous-tendent, le vécu affectif d’un trauma est pensé comme la partie d’un tout signifiant, extérieur à l’histoire, manipulable comme une « matière brute à transformer ». Il s’agirait d’en faire quelque chose. Or le vécu affectif n’est pas un quelque chose mais l’expression de quelqu’un. Il n’est pas la partie d’un tout mais le moment signifiant, celui d’un existant qui ouvre un monde et poursuit une histoire de vie. Il n’est pas un problème à résoudre – à résilier –, mais un mystère à approfondir dans des narrations subjectivantes et individuantes. Ironisant, Serge Tisseron demande ainsi : « Dis-moi de quelle résilience tu parles et je te dirai qui tu es » (S. Tisseron, 2013). À l’inverse de la résilience, la narration laisse ouverte la résolution de l’histoire parce qu’elle ne fait pas l’économie de l’histoire.

6De même, l’idée d’histoire ou de narration discute le concept de roman familial, sans vouloir en nier la pertinence théorique et thérapeutique. Mais ce qui est à discuter, c’est le choix qui est fait de privilégier l’importance du tragique dans le roman familial pour appréhender la réalité familiale. Bien sûr que le tragique de la réalité psychique ne se réduit pas à la situation échappant à la liberté, figée et fixée qu’analyse la tragédie grecque. Là où la tragédie installe les histoires de vie dans des forces immenses avec lesquelles elles se débattent mais qu’elles n’ont pas choisies, le tragique met l’accent sur une confrontation à une forme d’irréversibilité malheureuse. Mais s’il s’agit d’éviter la confusion entre tragique et tragédie, on doit se souvenir que Heinz Kohut (1971) disait que Freud avait une lecture tragique du psychisme. Cela influence la compréhension de l’existence familiale que de la placer sous la figure irréversible du tragique, avec ce que cela suppose comme lecture du malheur, même si on ne peut ignorer que violences et malheurs peuvent toujours arriver. De ce point de vue, il faudrait à cet endroit examiner les conséquences, et non seulement les raisons, du choix que fit Freud de penser le familial à partir du privilège reconnu à la tragédie d’Œdipe. C’est la raison pour laquelle, à côté du tragique, nous nous intéresserons aussi à ces autres narrations internes au familial que sont l’épique ou le comique. Parler d’histoire de familles prend ses distances avec une lecture habitée par le souci d’y entendre une symptomatique. Le récit ou l’impossible récit familial entendu comme symptôme laisse-t-il assez résonner la forme de créativité interpsychique qu’il mobilise ? Pour la lecture soupçonneuse de la psychologie des profondeurs, la vie familiale manquerait toujours de lucidité, serait dupe des mystifications et des dissimulations. Or oubli, manipulation, occultation, mensonge sont encore des péripéties de l’histoire familiale et de ce qui cherche à s’y vivre et non seulement des symptômes.

7Entre le roman et la résilience, il y aurait donc place pour l’attention à l’avènement d’une histoire. Cela offre l’avantage de pouvoir articuler ensemble plusieurs types de récits déployés et engagés dans le familial. Il y est des récits historiques. Ce peut être une forme de mémoire officielle dans la généalogie, une mémoire manipulée, tronquée ou occultée dans le cadre des secrets de famille ou une mémoire heureuse. Il y a également des récits de fictions dont la littérature, le théâtre ou la filmographie sont le concentré. S’y explorent des modalités possibles du lien sur le mode de variations imaginatives dans le tragique, l’épique et le comique. Il y a enfin des récits d’actions entreprises, des évaluations fortes explicitées dans des choix familiaux dans et par lesquels une histoire, des histoires se font. Dans l’enchevêtrement de ces histoires dans lesquelles il est pris, parfois empêtré, chacun se fait l’interprète de ce texte et de cette texture familiale. Il peut y faire entendre sa petite musique de sujet. Ainsi l’articulation de choix tout au long des jours et dans la transmission entre générations fait-elle de la succession générationnelle une suite. Grâce à la « constance » d’obstinations durables (les valeurs cultivées en famille) advient une certaine compréhension de ce qu’être un homme ou une femme signifie. S’élucide ainsi une manière de répondre à la question « qui suis-je ? » ou « qui est-ce que je cherche à être ? » Ce thème selon lequel un « dire je », répond à la question « qui suis-je ? » a été initié par la philosophe Hannah Arendt. Il a été repris par Paul Ricœur dans son herméneutique phénoménologique sous le thème de l’identité narrative. Opposant l’identité permanence (idem) à l’identité narrative (ipse) il montre qu’exister, pour une personne, c’est s’interpréter dans le temps, s’engageant ainsi dans une herméneutique de soi.

La famille, une institution « traditionnelle » ?

8Toute famille est une manière de traverser le temps ensemble. Telle est la réserve de sens que l’étymologie du mot « tradition » liée au tradere latin conserve. Il faut entendre cette idée de traversée avant sa portée normative faisant de la famille traditionnelle la norme de ce que doit être la famille. De la sorte, une famille existe en synchronie et en diachronie. Elle est en synchronie dans le présent des interactions entre contemporains que peut étudier précisément une analyse transactionnelle. Elle est également en diachronie dans la dimension des successeurs. Cela la tourne vers son espace d’expérience en amont. On pense ici à la reconstruction narrative d’une mémoire dans le prestige de l’ancestral qui fait de l’ancien l’origine, qu’il soit grand ancêtre, figure tutélaire, grand Autre… On pense également à son horizon d’attente en aval, avec les espérances cachées ou revendiquées pour le futur. Au sens fort et avant que l’on en fasse un corset idéologique, toute famille est donc une réalité traditionnelle, dynamiquement traditionnelle. Conservation avant sa caricature dans le conservatisme, elle est une suite de générations. On pense à l’autoritaire « de père en fils » dans Les Thibault de Roger Martin du Gard (1922) ou au Marius de Pagnol (1929). Mais il faut, pour cela, distinguer avec Paul Ricœur l’idée de suite de générations de celle de succession. Celle-ci vit sur le mode du discontinu et de la brisure ce que celle-là tente de vivre dans une forme de continuité et de solidarité. L’humanité et l’air de famille se déclinent et se déploient en une histoire dont les généalogies ont pris la portée d’élément structural et structurant. En ce sens toute famille trouve dans la « reconnaissance dans le lignage », comme dira Paul Ricœur, une forme de connecteur temporel articulant temps individuel, temps social et temps cosmique.

9Le psychanalyste Neuburger (1995) a pu, à cet endroit, parler de « greffe mythique ». De ce point de vue, il n’est pas négligeable de s’intéresser aux généalogies et à leurs différentes fonctions, comme le fait maintenant le vaste champ ouvert par la psycho-généalogie. On y trouve un positionnement générationnel qui permet à chacun de se situer structurellement dans la logique d’une généa-logique. S’y explicite la légitimation d’un statut par le nom et le prénom qu’on porte et par l’autorité du lignage et de la descendance qui garantit et renforce une position. S’y renforce une assurance ontologique dans l’articulation du temps d’une vie avec le grand temps qui tourne vers l’infini du généalogique et de l’ancestral. Se déploie et s’explore en un mot dans les généalogies une poétique des relations qui est aussi le soubassement d’une politique des liens. Il suffit de se souvenir de la question redoutable « Qu’y a-t-il dans un nom ? » que posait Shakespeare dans son Roméo et Juliette (op. cit., acte II, scène 2) pour s’en convaincre. Notablement, l’actuelle modification des âges de la vie en raison de la vie longue donne aux grands-parents une place relativement nouvelle. Elle rejoue la question ontologique de l’origine articulée avec la question chronologique du commencement. Si toute naissance, par exemple, est un événement pour un couple, elle embrasse un champ plus large que la seule intimité de ce dernier. Il ouvre sur le grand temps qui irradie sur plusieurs générations (les grands-parents, les arrière-grands-parents). Il inscrit une histoire de famille dans la grande et vaste histoire de la famille humaine et de l’humanisation, grandiose sans être grandiloquente. Si les grands-parents se sentent concernés par la naissance des petits-enfants, c’est qu’avec eux un pas est fait qui donne d’habiter joyeusement le vertigineux infini du généalogique. Ainsi, ces formes littéraires mineures que sont les listes généalogiques, répétitives et rébarbatives, sont précieuses car elles articulent ainsi de façon originale origine, genèse et généalogie (Cuvillier, 2005). En effet, la narration « cohérente » des origines articule l’histoire individuelle, l’histoire sociale avec l’établissement de liens de parenté et le grand temps cosmique dans des grandes périodes historiques (le drame cosmique du Roi Lear et de ses filiations ; ou bien Jésus, fils de David).

10Les familles déplient l’événement inaugural ou brut – engagé dans une naissance, une réorientation de vie, une maladie grave, une célébration d’alliances ou plus modestement des événements comme une maladie, une perte d’emploi, un voyage – en une histoire. Cette histoire est pensable dans une poétique de la relation. La poétique n’est pas ici un style d’écriture – la poésie – mais une exploration imaginative, intense et sensible, des liens inter-psychiques. Elle permet de décrire l’air de famille comme l’espace potentiel où s’exerce une créativité psychique et pratique. « La poétique, substantif féminin, évoque un art de vivre en relation avec le monde environnant et soi-même. Un art de soigner, une forme de présence chaque fois à découvrir au cours de chaque relation avec autrui. Sensible et créative, il importe plus encore d’en faire preuve lors de contacts difficiles » (Guerin et Cachard, 2013). Cette poétique de la relation, variation sensible et exploratrice du lien, nous suggérons qu’elle se vit selon la triple modalité narrative, sans qu’il faille en privilégier l’une par rapport à l’autre, du tragique, de l’épique et du comique. Ces trois registres, le théâtre les a repris sur le mode de la fiction, mais les familles les vivent au quotidien des relations et des interactions. Toute réalité familiale, pour reprendre une distinction chère à Winnicott (1951), est un espace potentiel déployé dans des narrations mais aussi une stylistique corporelle où la créativité psychique de chacune et chacun est mobilisée. Ces narrations en font la chair. Elles mettent du jeu relationnel (playing) dans la règle du jeu des interactions (game). Prendre soin des familles et de ceux qui y vivent, c’est contribuer à la pluralisation ouverte de ces narrations en permettant qu’elles puissent aussi exister et se déployer. Sur le mode du tragique, la poétique de la relation confronte à l’expérience du malheur qui travaille la famille. Elle n’ignore pas la possibilité de raconter, d’explorer, sans que nécessairement il s’agisse là de complaisance, la possibilité de la tristesse, de la peine, du deuil, de l’échec ou de la solitude comme autant d’épreuves tragiques du fini.

11La dimension épique traverse aussi les épopées domestiques. Cet héroïsme de l’ordinaire vit et raconte la traversée du temps familial comme une odyssée domestique. Narration de la naissance ou de l’adoption comme d’une aventure, récit épique des premiers pas ou des premières fois, etc. dans la mythologie domestique raconte et élabore le familial comme une saga. À l’heure de l’éthique de l’authenticité, il n’est pas étonnant d’ailleurs que la famille racontée comme une aventure valorise l’épique.

12La dimension comique enfin rappelle qu’il y a dans les histoires de familles une forme de capacité à ne pas être prisonnier des rôles, des fonctions par le biais du jeu, de l’humour. Telle est singulièrement la fonction éthique libératrice du comique dans les relations familiales. Les narrations comiques instaurent une forme de réversibilité par la grâce de laquelle il est possible de continuer autrement, en se déprenant des rôles qu’on croyait définitifs. Le comique apprivoise les larmes et les joies en rappelant qu’une histoire de famille engage des existences pour lesquelles les situations peuvent être réversibles parce que l’existence n’est pas figée ou acquise. Le comique n’est pas nécessairement le grotesque ou l’hilarant. Il est la marque, par le jeu des rôles, de la capacité d’ouverture des possibles qui caractérise ce qu’est exister et la poétique des relations.

13En somme, jouer le jeu de l’histoire de famille, en croisant des narrations multiples, libère. C’est ce que nous avons voulu montrer en insistant sur l’importance des relations entre famille et narration. La poétique de la relation en famille a donc une puissance d’effraction vive et vivifiante. Elle vise à permettre une continuité générationnelle et à favoriser une intégration individuante de chacune et chacun. Elle contribue ainsi à apprendre à n’être pas prisonnier de ses jeux !

Français

L’auteur cherche à mettre en valeur les récits familiaux les plus spontanés, proches du vécu « des existants », en quête d’une reconnaissance de leur être par eux-mêmes et par les autres. Sans tout à fait se reconnaître dans les concepts de résilience et de roman familial, l’auteur montre une volonté de rester au plus près des dynamiques les plus constantes dans les familles et des obstacles qu’elles rencontrent, en portant une attention aux narrations. Sans attribuer à la narration une vertu magique, il recense et propose une typologie de récits visant à permettre une continuité et à favoriser une intégration individuante dans le cadre d’une poétique de la relation.

Mots-clés

  • histoire de famille
  • récit
  • narration
  • poétique

Bibliographie

  • Cuvillier E. (2005), Naissance et enfance d’un Dieu. Jésus-Christ dans l’évangile de Matthieu, Paris, Bayard.
  • Martin du Gard R. (1922), Les Thibault, Paris, Folio/Gallimard, réédition 2003.
  • En ligneGuérin A. et Cachard C. (dir.) (2013), Manuel pratique et poétique à l’usage des soignants et autres curieux, Paris, PUF, Questions de soins.
  • Kohut H. (1971), Le Soi : la psychanalyse des transferts narcissiques, PUF, Le fil rouge, 2004.
  • Kreisler L. (1976), L’enfant psychosomatique, Paris, PUF, Que sais-je ?
  • Maldiney H. (1973), Regard, parole, espace, Paris, Cerf, réédition 2014.
  • Neuburger R. (1995), Le mythe familial, Paris, ESF.
  • Pagnol M. (1929), Marius, Paris, Livre de poche, réédition 2004.
  • Pierron J.-P. (2009), Le climat familial. Une poétique de la famille, Paris, Cerf.
  • Pierron J.-P. (2014), Où va la famille ?, Les liens qui libèrent.
  • Shakespeare W., Roméo et Juliette, trad. fr., Paris, Livre de poche.
  • Shakespeare W., Le roi Lear, trad. fr., Paris, Livre de poche.
  • Tisseron S. (2013), La résilience, Paris, PUF, Que sais-je ?, p. 104.
  • Tisseron S. et Cyrulnik B. (2007), « Controverse : la résilience en question ». Résiliences : Réparation, élaboration ou création ? Toulouse, Érès, 2007, p. 15-53.
  • Winnicott D. (1951), Jeu et Réalité, trad. fr. Paris, Folio/Gallimard, réédition 2015.
Jean-Philippe Pierron
Professeur
philosophe, enseignant chercheur
Faculté de philosophie, Université Jean Moulin-Lyon 3
15, quai Claude-Bernard, BP 638
69239 Lyon Cedex 02
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Mis en ligne sur Cairn.info le 26/01/2017
https://doi.org/10.3917/difa.037.0043
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