1Une étude de l’association Calysto, réalisée en 2009-2010, dans 1 132 collèges de France, a montré que 82 % des 11-13 ans ont vu des images pornographiques, et que 16 % des garçons de 11-13 ans vont en voir très souvent. Les jeunes y apprennent en même temps deux choses problématiques : des gestes et des attitudes coupés de toute dimension affective ; et le fait que la sexualité s’exhibe. Du coup, beaucoup d’adultes pensent que le monde actuel, et notamment la fréquentation assidue d’Internet, pousse à banaliser la sexualité, à empêcher les vraies rencontres. Pourtant, nous allons voir que ces résultats peuvent aussi alimenter plusieurs questions.
2La première est celle-ci : si cette suprématie du voir sur le dire affecte les enfants, n’affecte-t-elle pas d’abord les parents ? Dans un second temps j’évoquerai comment cette confrontation brutale aux images du sexuel modifie chez les enfants l’expression du désir de se montrer, ce que j’ai appelé « le désir d’extimité ». Dans un troisième temps, je parlerai de la façon dont la culture du voir, notamment autour de l’énigme du sexuel, conduit les enfants à construire leur personnalité en privilégiant le clivage plutôt que le refoulement. Enfin, dans un quatrième temps, j’essayerai de montrer comment une nouvelle forme d’énigme du sexuel est réintroduite par de nouvelles pratiques adolescentes.
Une société du voyeurisme généralisé
3Quand on parle de « société du voyeurisme », c’est aussitôt aux médias et à l’envahissement de notre vie quotidienne par des images que l’on pense, et notamment aux images d’actualité et à celles des personnalités politiques surprises dans leur intimité. Mais ce problème a un autre aspect, largement sous-estimé : l’utilisation des images en famille.
4Je vais en donner trois exemples que je dois à un pédiatre, Alain Quesney. La première concerne une femme qui demande un rendez-vous avec son enfant qui a des comportements qui le menacent de plus en plus. Elle explique que son mari a surpris récemment leur fils âgé de 11 ans et demi en train d’escalader un immeuble pour épater sa bande de copains. Elle ajoute que son mari n’est pas intervenu pour dire à leur fils de descendre, mais qu’il l’a pris en photo avec son téléphone portable, puis qu’il est rentré à la maison pour montrer les photographies à sa femme. Celle-ci propose à son tour au médecin de regarder les images. Tout se passe comme si l’événement existait par les images qui en ont été prises bien plus que par le risque que l’enfant a couru. Le père s’est comporté comme un journaliste sur un champ de bataille : plus soucieux de faire des images que de secourir la victime… en l’occurrence son propre fils.
5Dans un second exemple, un enfant de 3 ans et demi fait des crises d’épilepsie. Les crises sont déclenchées par des émotions et, chaque fois, les parents le filment. Ils viennent voir le médecin avec leur enfant et lui proposent là encore de lui montrer les images. L’enfant le demande évidemment lui aussi. Quel est son droit à voir ces images ? Comment cela peut-il organiser sa représentation de lui-même en se regardant, comme un spectateur de sa propre crise d’épilepsie ? L’attitude des parents qui regardent et filment leur enfant ne relève-t-elle pas d’une non-assistance à personne en danger ?
6Enfin, le troisième exemple concerne un enfant qui a fait une chute grave d’une quinzaine de mètres dans un grand complexe aquatique de la région parisienne. Cette chute a été filmée par les caméras de vidéo surveillance et les images en ont été fournies aux parents afin qu’ils les visionnent pour l’enquête judiciaire et le bon fonctionnement de l’assurance. Là encore, l’enfant demande à voir les images de sa chute que ses parents ont regardées. Mais que peut représenter pour un enfant d’une dizaine d’années la visualisation de sa chute dans le vide, de quinze mètres ?
7Ces trois exemples conduisent à une question. Bien sûr, tous les parents ne filment pas leur enfant dans des situations aussi extrêmes, mais tous le filment. L’enfant apprend ainsi à se regarder du dehors, et il va évidemment continuer à faire de même quand il va se mettre en scène sur les réseaux sociaux. En outre, cette prise d’images s’accompagne souvent d’une mise à distance physique de l’enfant. On se touche moins, d’autant plus que des campagnes mettant en garde contre la pédophilie et l’inceste risquent de provoquer dans certaines familles des comportements contre-phobiques.
La nouvelle culture de la visibilité
8S’il existe de tels excès, cela ne prouve évidemment pas que tout soit excessif dans la nouvelle culture de la visibilité qui se met en place autour de l’usage que chacun peut faire des technologies numériques. Après les aspects extrêmes, voyons-en maintenant les aspects plus généraux.
Extimité et estime de soi
9La culture du voir s’enracine dans un désir de se montrer pour se découvrir. Nous avons proposé en 2001 le mot d’extimité pour en rendre compte. Jacques Lacan (1966) l’avait déjà utilisé pour illustrer le fait que rien ne soit jamais ni public ni intime dans la logique de la figure mathématique appelée « bande de Moebius » pour laquelle n’existe ni « dehors », ni « dedans ». Nous avons repris le mot en lui donnant une signification différente : elle est pour nous le processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés (S. Tisseron, 2001). Il ne s’agit donc pas d’exhibitionnisme. L’exhibitionniste est un cabotin répétitif qui se complaît dans un rituel figé (Bonnet, 2005). Au contraire, le désir d’extimité est inséparable du désir de se rencontrer soi-même à travers l’autre et d’une prise de risque.
10Ce désir est fondamental à l’être humain et il est antérieur à celui d’avoir une intimité. Il contribue en effet au sentiment d’exister dès les premiers mois de la vie. Cette particularité trouve son origine dans le fait que l’enfant se découvre dans le visage de sa mère (Winnicott, 1975). La présentation de soi est toute la vie une façon de guetter dans le regard d’autrui – et, au sens large, dans ses réactions – une confirmation de soi. Le désir d’avoir une intimité, aussi bien physique que psychique, apparaît plus tard, et se confirme aux alentours de la quatrième année avec la possibilité pour l’enfant de comprendre que les expériences de chacun sont différentes et qu’elles organisent sa vision personnelle du monde (Leslie, 1987). L’enfant découvre alors les possibilités et les plaisirs de la dissimulation.
11L’articulation de ces deux désirs opposés et complémentaires – de présentation de soi et d’intimité – est ensuite au cœur de la construction de l’estime de soi et du lien social. Ce désir met en forme l’estime de soi, et il est aussi mis en forme par lui. En pratique, ce désir d’extimité participe à la construction en parallèle de trois dimensions de l’estime de soi : son intégration (une estime de soi adaptée se nourrit à la fois de sources internes et de profits relationnels), sa cohérence (certaines revendications du sujet peuvent lui être renvoyées par l’entourage comme ne lui appartenant pas en propre), et son adaptation aux normes sociales.
Photographier pour partager
12Avec la toile, la prise d’images est devenue inséparable du fait de les partager non seulement avec ceux qui sont physiquement présents à côté de soi, mais aussi avec ses amis éloignés, voire avec des inconnus. « Photographier » est devenu inséparable de « partager ». Et ce partage est autant de textes que d’images : le moindre smartphone permet aujourd’hui d’accompagner chacun de ses SMS d’une image, ou le contraire. La chair des images n’est plus séparée du corps du texte. Les conséquences ne font que commencer.
13D’abord, la relation que chacun entretient avec l’intimité en est bouleversée, et il s’agit autant de la sienne que de celle des autres. Le désir d’extimité trouve avec la photographie numérique de nouveaux prolongements.
Le danger de la surexposition de soi
14Hélas, ceux qui ont une faible estime d’eux-mêmes peuvent être tentés d’exposer de grandes parties de leur intimité afin de capter l’attention d’un grand nombre d’interlocuteurs. Mais plus les jeunes comprennent les dangers, et plus ils prennent au sérieux la protection de leurs données personnelles et de leur sphère privée. D’où la nécessité de les leur expliquer, et dès l’école primaire, avant qu’ils commencent à s’y exposer de façon dangereuse. Lorsqu’ils ont compris, ils se montrent beaucoup moins naïfs que ne le craignent souvent les adultes… même s’ils sont plus insouciants que ne le voudraient leurs parents. Ils sont attentifs à ne pas divulguer trop d’informations personnelles sur la Toile et ont appris à répondre aux questions indiscrètes par des renseignements fantaisistes : ils s’inventent de fausses identités et de fausses boîtes mails pour dérouter les entreprises qui tentent de s’accaparer leur adresse. Confrontés, comme leurs aînés, à de multiples pages à remplir chaque fois qu’ils cherchent une information sur la Toile, ils savent, mieux que ceux-ci, ne renseigner que les champs obligatoires. Mais en même temps, ils ne semblent pas particulièrement inquiets du fait que tout ce qu’ils mettent sur Internet puisse tomber dans le domaine public et y rester éternellement. La plupart minimisent aussi le risque que des photos et des données personnelles puissent être placées sur la Toile par une tierce personne sans leur consentement. Et la société de surveillance généralisée semble moins les préoccuper que leurs aînés… Changeront-ils en vieillissant, ou est-ce un changement de société qui s’annonce ?
Refoulement et clivage
15Tous ces bouleversements ne seraient pas compréhensibles sans la prise en compte du changement psychique majeur dont ils s’accompagnent : la culture du voir, notamment autour de l’énigme du sexuel, remplace le traditionnel refoulement par le clivage.
16Pendant la première moitié du xxe siècle, le mécanisme défensif principal pris en compte par les psychanalystes a été le refoulement. Or celui-ci porte sur des désirs dont la réalisation sociale est interdite. Mais l’impact des images pornographiques (et/ou violentes) sur l’enfant est différent. Il constitue une forme de traumatisme dont l’importance est moins liée à des contenus qui renverraient le spectateur à des représentations de désir interdites, qu’à la brutalité des émotions et des sensations qu’ils lui imposent. La personne qui y est confrontée est dans l’incapacité de gérer ce qui lui arrive et de l’intégrer dans son histoire. Ses capacités psychiques sont submergées. Le mécanisme mis en place pour se protéger contre cette violence est le clivage. Cela ne veut pas dire que le refoulement n’y joue aucun rôle, mais il ne concerne au mieux qu’une petite partie de ce qui s’y joue, à savoir les représentations frappées de culpabilité.
17Le refoulement et le clivage sont en fait deux mécanismes normaux de défense, mais qui n’interviennent pas dans les mêmes circonstances, ni de la même manière. Tout d’abord, ils portent sur des contenus différents : le refoulement porte sur des désirs coupables et interdits. Au contraire, le clivage porte sur des émotions et des sensations trop soudaines ou violentes pour que le sujet puisse les gérer.
18Ensuite, la raison de l’oubli y est différente : dans le refoulement, le moteur de l’oubli est la culpabilité. Au contraire, dans le clivage, le moteur est la douleur physique ou morale.
19En troisième lieu, ils agissent différemment : le refoulement agit en repoussant hors de la conscience les représentations difficilement acceptables. Au contraire, le clivage encapsule les contenus problématiques, qui sont autant émotionnels et sensoriels que représentatifs, un peu comme un antivirus met les virus « en quarantaine » sans les éliminer. Ces contenus non assimilés sont littéralement enterrés vivants dans le psychisme, comme dans des espèces de placards internes hermétiquement clos. Certains patients parlent de « glaciation », d’autres de « momification », d’autres encore disent qu’ils ont vécu l’événement traumatisant comme s’ils étaient les spectateurs d’un film affreux, calés dans leur siège, et protégés de toute émotion.
20Enfin, le clivage et le refoulement se manifestent différemment : le refoulement se manifeste par un symptôme qui entretient un lien symbolique avec le désir refoulé, tandis que le clivage se manifeste par des « suintements ». Ce mot, que j’ai proposé en 1996 [1], à une époque où nombreux étaient encore ceux qui parlaient de « transmission d’inconscient à inconscient », ou se détournaient de la question sous prétexte que Freud avait abandonné la théorie du traumatisme pour y substituer celle du fantasme, désigne les formes partielles de symbolisation qui y ont été mises en jeu et qui se manifestent de façon incompréhensible pour l’entourage. Il s’oppose donc à l’idée qu’il y ait des « pré-symbolisations », ou du « travail du négatif », pour envisager le rôle essentiel des gestes, des attitudes et des mimiques dans la reviviscence des traumatismes qui n’ont reçu de symbolisation que sous une forme sensorielle, émotionnelle et motrice. La personne qui s’est défendue d’un traumatisme par clivage court le risque d’être régulièrement replongée dans son traumatisme comme s’il s’agissait de son présent. Des gestes, des attitudes, des émotions et des mimiques qu’il a vécus s’imposent dans son présent sans aucun recul. Une telle confusion entre le passé et le présent est caractéristique du clivage, tandis qu’elle n’existe pas dans le refoulement.
21Avec les technologies numériques, le clivage s’impose donc comme mécanisme défensif prévalant sur le refoulement. Sur Internet, en effet, aucun contenu n’est réprimé et tous sont accessibles instantanément par l’ouverture d’une « fenêtre » : c’est le système Windows. Or cette logique correspond exactement à ce qui se passe lorsque, dans le clivage, nous sommes capables de penser à une chose, et aussitôt après de l’oublier comme si elle n’avait jamais existé. Du coup, les contraires peuvent y coexister sans s’exclure.
Vers la fin de l’énigme du sexuel
22Pour terminer, et bien qu’il soit difficile d’anticiper les bouleversements à venir, disons quelques mots de nouvelles pratiques émergentes.
Des apparences ambiguës
23L’énigme de la différence des sexes est inséparable du fait que chacun est homme ou femme exclusivement, et qu’il est condamné à ne jamais connaître le sexe de l’autre que par la rencontre d’un partenaire en ayant un autre que le sien. Or c’est justement ce qui a commencé à changer avec le transsexualisme. Et très vite, les choses se sont compliquées par la relative réversibilité des interventions correctrices, comme pour cette femme qui s’est fait transformer en homme tout en gardant son utérus, qui a changé d’état civil, a épousé très légalement une « vraie » femme qui s’est révélée stérile, ce qui l’a amenée à porter dans son ventre les deux enfants successifs du couple, devenant ainsi le premier « homme enceint » de l’histoire.
24De façon plus générale, il est devenu banal aujourd’hui que ceux qui ne se sentent pas en adéquation avec leur sexe apparent, ou plus simplement avec les stéréotypes de genre associés à leur sexe, fassent valoir la liberté d’afficher d’autres choix. L’effacement de barrières rigides dans l’attribution de caractères sexués – par ailleurs parfaitement compatibles avec le fait d’afficher une apparence sexuelle marquée – brouille les repères sexuels. On l’a bien vu avec la victoire de Conchita Wurst, la « femme à barbe », au concours Eurovision de la chanson 2014. Et chacun a pu l’entendre aussi quand il (elle) a déclaré : « J’ai créé cette femme à barbe pour montrer au monde qu’on peut faire ce qu’on veut. […] Tant qu’on ne blesse personne, on peut faire de sa vie ce qu’on veut, et, même si c’est cliché, on n’en a qu’une. » À tel point qu’on peut se demander si l’énigme de l’identité sexuelle ne sera pas progressivement remplacée par celle de l’identité tout court.
25Autre signe du changement en cours, on est en train d’assister actuellement à une modification des usages des images de soi sur Internet. Les adolescents ne cherchent plus à se faire passer pour qui ils ne sont pas, afin de tromper leurs interlocuteurs, comme aux débuts d’Internet. Ils cherchent à montrer qu’ils sont capables de se faire passer pour qui ils ne sont pas, ce qui est bien différent. Il ne s’agit plus de tromper sur son identité, comme le ferait un escroc, mais de brouiller les repères. Je pense que c’est dans cette même logique qu’il faut comprendre des pratiques de prostitution chez certaines adolescentes. Comme une façon de montrer qu’on est capable de faire ce qu’on n’est pas en réalité. C’est une pratique initiatique – qui n’est d’ailleurs pas nouvelle, même si elle est plus répandue aujourd’hui –, mais aussi une façon pour une adolescente de déclarer qu’elle est insaisissable.
26Ces pratiques s’insèrent d’ailleurs dans un changement global des fonctions dévolues aux images. Pendant longtemps, c’est pratiquement exclusivement par rapport à la mémoire que la photographie s’est définie. Qu’on se rappelle Pierre Bourdieu et son travail sur la photographie comme art moyen, ou Roland Barthes et ses épanchements nostalgiques sur une photographie de sa mère enfant… qu’il ne montra d’ailleurs jamais. Dans chaque famille, la photographie était utilisée pour « immortaliser » les grands moments… ou créer une mythologie qui fasse oublier la réalité. Ces pratiques n’ont pas disparu, mais de nouvelles sont apparues qui les ont reléguées au second plan. L’image est essentiellement convoquée pour jouer avec l’identité, montrer ce qu’on veut mettre en avant de soi, pas forcément parce qu’on désire cacher le reste, mais parce qu’on choisit de le montrer au moment où on le décide, et à qui on veut. « C’est moi qui choisis. » Mais au-delà, l’accumulation d’images réalisées par le même adolescent et le montrant l’air défait, hilare, du dentifrice sur les lèvres, du shampoing dans les cheveux, la bouche pleine ou la langue pendante, finit par brouiller les repères de son apparence, et poser la question de son identité. À l’époque de l’argentique, les photographies étaient utilisées pour se construire une identité (pensons à celles des fameux studio Harcourt). Aujourd’hui, elles sont utilisées pour brouiller les pistes et faire de l’identité de chacun une énigme.
Les sextos
27Une autre façon de réinventer l’énigme du sexuel s’appelle le sexto. Il s’agit d’une utilisation particulière d’une application qui s’appelle Snapchat. Elle permet d’envoyer une photographie (ou un texto) qui s’autodétruit au bout de quelques secondes. Grâce aux adolescents qui en font un grand usage, Snapchat est dans le top 10 des applications smartphones à télécharger. L’image envoyée ne laisse aucune trace, sauf le souvenir que chacun en garde et dont il pourra d’ailleurs finir par douter tant la photo lui est apparue peu de temps.
28Une utilisation privilégiée s’est aussitôt dégagée, que les adolescents ont appelée « sexter » – mot fabriqué à partir de « sexe » et « texto ». « Sexter », c’est s’envoyer des photographies à forte connotation sexuelle sans qu’elles puissent être archivées nulle part. C’est comme une exhibition ponctuelle, échappant à toute empreinte numérique et qu’on ne peut capturer qu’avec les yeux. C’est une façon de se dévoiler et de se revoiler aussitôt, autrement dit de réinventer la leçon de l’érotisme, qui est d’encourager l’imagination. Et aussi de créer une question : « Est-ce que j’ai bien vu ? » Bien sûr, il existe une application (gratuite) pour fixer et garder en mémoire, sur son iPhone, les snapchat. Mais il existe également une application (payante celle-là) pour empêcher celui auquel on envoie le sexto de le mémoriser.
29En conclusion, et sans minimiser les dangers possibles du paysage audiovisuel hypersexué (et hyperviolent) sur certains jeunes, rien ne permet aujourd’hui d’affirmer que celui-ci constitue une cause de perturbations durables pour eux. Rappelons que pour Freud (1905), l’énigme du sexuel et la curiosité pour la différence sexuelle qui lui est attachée se sublime en désir de voir, et de savoir. Or les adolescents s’accaparent l’outil par lequel la pornographie leur arrive – c’est-à-dire les images – pour en faire un nouvel instrument de voilement et de dévoilement de soi et du monde. Bien loin d’être le témoignage d’un « déficit de symbolisation », comme le craignent certains psychanalystes qui confondent encore symbolisation et langage parlé/écrit, les nouvelles pratiques d’images à l’adolescence sont l’occasion d’explorer de nouvelles formes de construction conjointe de la relation à soi et de la relation aux autres. D’autant plus que le numérique a entraîné trois révolutions majeures dans la relation aux images. D’abord, par sa miniaturisation, il a libéré le geste du photographe : on prend désormais des images avec sa main, voire son doigt, et la caméra est vraiment devenue « digitale » dans tous les sens du terme. En rendant visibles immédiatement ses résultats, le numérique a également fait de la photographie un art convivial dès le moment de la prise de vue. Enfin, le numérique a inversé le rapport de la technique à l’acte de voir, comme en témoignent, dans chaque grand événement collectif, les innombrables mains dressés brandissant un téléphone mobile dans l’espoir de capturer l’image de ce qui reste dérobé au regard : on ne photographie plus ce que l’on voit, on photographie pour voir. Il appartient aux adolescents d’aujourd’hui de s’approprier l’ensemble de ces bouleversements pour les mettre au service d’un changement culturel dont ils sont les acteurs majeurs : l’effacement de l’énigme de la différence des sexes au profit de celle de l’identité.
Notes
-
[1]
Secrets de famille, mode d’emploi (1996), Paris, Marabout, 1997.