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Si la famille est un milieu de vie, elle est aussi un milieu dans un milieu. Milieu de vie, la famille peut se comprendre comme un univers symbolique, au sens de La philosophie des formes symboliques de Ernst Cassirer, travaillé par une modalité du temps traversé ensemble dans la suite des générations. Milieu de vie, et non simple environnement aux déterminismes desquels on serait soumis, la famille donne d’habiter le monde en une figure de l’hospitalité. Milieu de vie inscrit et informé par les tribulations d’une culture, la famille médiatise ainsi la communication entre ses membres par tout un univers de symboles, qui ne sont ni de pures et simples notations (au sens du symbole mathématique qui est une signification logique abrégée), ni des manifestations ésotériques renvoyant à un sens caché, mais qui portent des orientations axiologiques fortes. Aussi, le cercle familial est-il un cercle portant pour ses membres car porteur de symboles, c’est-à-dire de l’ensemble de ces éléments culturels dans lesquels médiatiser, élaborer, conter et construire son expérience native de fils ou de fille, de père ou de mère, de conjoint ou de conjointe.
Espace-temps où se déploie une herméneutique de soi devant et avec l’autre, sous l’arrière-plan du lignage, la famille est donc loin d’être une institution neutre. Institution sensible, elle mobilise des dispositifs concrets et des affects. Elle actualise, au sens où elle met en acte et donne de l’actualité à de grandes images fondatrices permettant de s’ancrer dans l’existence et à des valeurs pour s’orienter dans l’action. Ainsi donne-t-elle une orientation en vue de promouvoir une façon de se représenter ce qu’être un homme ou une femme signifie dans cette famille. Porteuse de valeurs, une famille valorise ou dévalorise ses membres à partir des capacités qu’elle sollicite ou prohibe.
Pour cette dernière raison, le milieu familial est un monde d’héritages plus que d’hérédités. En famille, l’hérédité elle-même, qui semble pourtant s’attacher au plus près de la nature (le sang, le chromosome, le gène), est déjà médiatisée par une langue, une structure juridique, un ethos, des valeurs et un imaginaire qui se la représentent. Toute famille est donc une famille cultivée, fut-elle composée d’analphabètes, étant porteuse d’un symbolisme plus implicite qu’explicite. Notre hypothèse est que penser les relations entre famille et culture inviterait à élaborer les liens entre les « sciences de la famille » et l’imaginaire. Le rôle de l’imaginaire ne se réduit pas à la seule illusion du fantasmatique. Il est compris à la fois comme capacité à donner sens à l’action (ce qu’on imagine et ce qu’on s’imagine dans une famille) mais également comme un corps d’images sensibles qui condensent des expériences et qui servent de points d’appui (les « iconostases familiales »). En tant que tel, il contribuerait à élucider les processus d’affiliation, les conflits et les pathologies familiales, notamment en mettant l’accent sur les représentations imaginaires du corps familial, des relations avec ses membres et avec l’ensemble de la culture. Mais n’est-ce pas précisément dans les moments de crise – crise dans la famille ou crise de la culture dans laquelle la famille prend place – que cet imaginaire implicite est pris comme prétexte à conflits (famille et immigration pour le politique) ou à désaccords (mariage ou éducation mixtes occasionnés par des traditions religieuses, nationales ou sociales différentes) ? Les conflits, les recompositions familiales ne sont-ils pas autant d’occasions d’expliciter, d’interroger ces imaginaires familiaux pour en sonder l’origine, la force et la portée constructive susceptible d’être discutable, partageable mais aussi parfois non négociable ? Penser la famille dans la culture n’est-ce pas alors faire apparaître l’importance des imaginaires, c’est-à-dire aussi bien la famille inscrite dans l’imaginaire d’une culture mais également les imaginaires actifs disponibles dans une famille ? Ne peut-on pas alors isoler le rôle actif en famille, d’imageries, d’imaginaires et de grandes images avec lesquelles compter pour se conter et se raconter [1] ?
Se reconnaître dans le lignage
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Si la vie de famille est porteuse d’une lutte pour la reconnaissance explicitable comme une « insociable sociabilité [2] », n’est-elle pas également l’occasion d’un parcours de la reconnaissance ? En effet, s’il n’y a pas de familles sans histoires, les familles à histoires n’épuisent pas la totalité de ce qu’éprouvent ou donnent d’éprouver les familles, lesquelles travaillent également à promouvoir des histoires personnelles, des subjectivités de haut rang. Dans Parcours de la reconnaissance, Paul Ricœur introduit l’idée que l’identité personnelle trouve dans la famille l’occasion irremplaçable d’une élucidation de soi à partir du « se reconnaître dans le lignage » (Paul Ricœur, 2004). La culture familiale sert aussi une culture de soi parce qu’elle est un espace commun d’expériences. Elle institue un ordre de la reconnaissance singularisant, effet d’une relation personnelle recherchée pour elle-même. De fait, au sens fort de l’expression, il n’y a pas de naissance qui n’attende sa reconnaissance psychoaffective avec le lien secure, juridique avec le travail subjectivant de l’état civil et symbolique avec la filiation et la plongée dans les histoires et les imaginaires familiaux. La singularité de cette reconnaissance tient à ce qu’elle est une reconnaissance généalogique qui, objectivement, produit une identité sociale et civile (être identifiable comme étant de telle famille), et subjectivement intériorise une appartenance généalogique (se vivre comme étant de cette famille). Mais comment faire alors pour que cette reconnaissance ne soit pas uniquement abstraite ou intellectuelle mais bien transmission sous l’effet d’expérimentations d’un monde sensible ? N’est-ce pas ici qu’une poétique de la famille prolonge son herméneutique du récit ?
Parler de la famille comme d’une institution singularisante appelle des précisions. Sans candeur ni naïveté excessive, eu égard à la violence intrafamiliale – l’explosion de cette violence est loin d’être anodine –, en famille, la finalité de la communication est une communication sur fond de transmission généalogique. Cette dernière, permise ou interdite, engage la façon que chacun a d’y être comme sujet devant et avec l’autre. Existentiellement, et non fictivement comme dans la littérature ou le cinéma qui en proposeront des variations imaginatives, la famille noue affectivité, temps et récit dans l’articulation culturellement travaillée du lien conjugal, du lien filial et du lien fraternel. Dans le système communicationnel familial, le succès (reconnaissance professionnelle, sociale, etc.) n’est qu’un moyen mis au service de la reconnaissance mutuelle. En distinguant activités orientées vers l’intercompréhension et activités orientées vers le succès (Jürgen Habermas, 1987), on dira donc que la relation familiale ne supprime pas la recherche du succès (les ambitions ou rêves familiaux d’ascension sociale). On dira plutôt qu’elle oriente le succès technique, scientifique, économique ou médiatique, etc., en vue de relations intersubjectives, et de l’intercompréhension. Plus précisément, parce que la famille n’est pas qu’un groupe de pairs, la finalité de la communication y est habitée par l’exigence de la transmission. Croisée de l’axe horizontal des contemporains et de l’axe vertical des devanciers et des successeurs, l’institution familiale travaille ainsi à une reconnaissance déclinée généalogiquement pour les anciens comme pour les plus jeunes. Tels sont ici les enjeux de la transmission du nom, du patrimoine, des savoirs et plus globalement de ces cadres familiaux de la mémoire, du projet et des imaginaires dans lesquels on peut raconter et configurer des trajectoires de vie. C’est dans la confrontation à ces cadres qu’une histoire de famille est possible, qu’une histoire personnelle, au sein d’une famille, se singularise. En effet la transmission est ici l’occasion de réinterpréter et de reconfigurer autrement la signification relative aux ancêtres pensés comme icônes de l’immémorial et aux successeurs envisagés comme icônes de l’espérance (Ricœur, 1985).
La « reconnaissance de soi-même dans la filiation » invite ainsi à une expérience narrative (se raconter en famille), mais également affective et effective : consentir à son histoire de famille. Elle trouve dans l’équivoque hospitalité généalogique – équivoque parce que l’hospitalité à l’égard de l’autre est souvent porteuse d’hostilité relative au danger que représente précisément l’autre ! – un connecteur temporel permettant à une identité de se saisir à partir d’un point de vue sur le monde et le temps. L’inscription dans une généalogie donne ainsi une place dans la suite des générations, substituant au risque de l’errance la possibilité d’un itinéraire. Sur ce point l’arbre de Jessé, qui explicite l’incarnation du fils d’homme comme un enracinement est une trouvaille pédagogique, l’arbre généalogique étant ce connecteur temporel analogique articulant la greffe de l’humain singulier et l’histoire de la famille. Partager une généalogie est pour l’homme la marque de son incarnation. La littérature s’attachera d’ailleurs à décrire les déclinaisons possibles du généalogique, que ce soit dans la valorisation christique du généalogique (la généalogie de Jésus comme Fils de l’homme dans les Évangiles), l’inscription généalogique manipulée que raconte le roman de Sylvie Germain Magnus, ou la généalogie exaltée et réifiée que raconte le mythe platonicien de l’autochtonie.
Le « se reconnaître dans le lignage » permet également à l’histoire personnelle de trouver des ressources pour augmenter connaissance et approfondissement de soi. Cette reconnaissance dans une filiation connecte une histoire avec d’autres histoires, notamment par le biais de la dialectique vivante des vivants et des morts, qui articule « champ d’expériences » et « horizons d’attentes » en famille (Richard Koselleck, 1979). Sur ce point, la grande leçon de la tradition hébraïque tient à ce grand récit racontant une histoire de familles et de tribus déroulée sous formes de chroniques généalogiques et de rites qui en rythment l’avancée. Être pour le bibliste, c’est être un fils ou une fille qui saura se souvenir de cette condition filiale native (« Tu honoreras ton père et ta mère ») et qui devra en tenir les promesses (l’ouverture abrahamique sur une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel). Le roman de Marek Halter, Les mémoires d’Abraham, cultive particulièrement cette référence lignagère, qui plonge l’histoire individuelle dans le vertigineux et délicieux abîme de la verticalité généalogique. Ici, l’histoire individuelle, par le biais de l’histoire de famille, rejoint l’histoire cosmique de la famille humaine.
Cette reconnaissance généalogique permet enfin de mettre en travail les identités, libérant d’une conception simpliste de l’identité personnelle comprise comme ressemblance ou air de famille identifiable (« Tel père, tel fils »). Elle permet d’approfondir et d’enrichir la conception de l’identité en lui donnant une signification intérieure, apprenant à être autre avec les nôtres en se reconnaissant d’une généalogie après y avoir consenti. En famille, à l’immédiateté affective de l’attachement répliquent les médiations culturelles qui précisent cet attachement et préparent au détachement. Le roman naturaliste de Zola, Les Rougon-Macquart, qui ambitionnait d’être une « physiologie de la famille », une science sociale de la famille capable de conjuguer ensemble hérédité et milieu social, nature et histoire, inaugurait cette tentative d’élucider cette mise au travail des identités. Aujourd’hui, les séries télévisées, scénographiant les vicissitudes familiales, figurent cette dialectique du même et de l’autre propre aux identités familiales. Ainsi cultivent-elles tantôt la course à la ressemblance dans une manière de rivalité mimétique (la série américaine Dallas explicitait une reconnaissance pensée en termes de signes extérieurs reconnaissables). Tantôt, de façon plus complexe, tentent-elles de présenter le champ d’expériences qu’est la famille comme la constitution d’un espace où une manière de différence est compatible avec la similitude. (La série américaine Desesperate Housewives [3], en reconfigurant progressivement les constellations familiales des différents protagonistes qu’elle met en scène, présente la famille comme un espace d’expérimentation, sans faire l’apologie de l’une ou l’autre configuration.) Faire de la reconnaissance généalogique un travail signifie que la famille expérimente la coexistence des libertés, apprenant à co-agir ensemble mais différemment, acceptant ou non les détours déroutants de ses membres (famille et homosexualité des enfants), les itinéraires imprévus (les alliances produisant des mixages culturels), les fécondités inédites (célibat, procréations médicalement assistées ou adoptions internationales). La traversée généalogique découvre que la transmission familiale n’est pas linéaire car transmettre n’est ni diffuser, ni transférer mais bien habiter cette brèche entre le passé familial et son futur qui laisse indéterminés les possibles. Mais alors comment, sous les auspices du se reconnaître dans le lignage, la famille en tant qu’institution singularisante trouve-t-elle, dans une poétique, les moyens de mettre en œuvre ce travail de singularisation ?
La famille et ses imaginaires
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La reconnaissance familiale opère dans un espace transitionnel à mi-chemin entre dimension psychique de la reconnaissance pensable en termes d’intériorité personnelle (le lien familial comme un habitat ou un « organisateur psychique » au sens de Alberto Eiguer) et la confrontation externe à un imaginaire et à des « évaluations fortes », disponibles dans une culture et portant sur le beau, le bien, le juste, le vrai, le sens, la nature, le sensible, etc. Un dialogue pourrait s’instaurer ici entre « l’inconscient de la maison » (Eiguer, 2004) et l’invitation bachelardienne à « lire la maison comme un corps d’images » parce que « chambre et maison sont des diagrammes de psychologie qui guident les écrivains et les poètes dans l’analyse de l’intimité » (Bachelard, 1983). Cette dimension transitionnelle du poétique protège d’une conception intellectualiste de la famille, le « se reconnaître » étant compensé par l’expérimentation concrète, sensible et affective de récits et d’images consistantes. Elle rappelle qu’en famille la transmission des dispositions psychiques n’opère pas sans sa transcription en des dispositifs physiques. Se conter en famille serait ainsi se raconter et s’imaginer dans une confrontation avec ces grands éléments structurants qui sont aussi des grands interprétants (récits et images) grâce et avec lesquels s’interpréter. La possibilité de cette confrontation est assurée par la présence active de l’activité imageante et imaginante propre au psychisme. Cette dernière est à penser, moins comme une « folle du logis », que comme mise en tension entre les images psychiques ou transpsychiques qu’elle porte et produit et les images matérielles déposées dans les imaginaires de la culture et de la famille. Ainsi, la famille orchestrerait-elle une rencontre entre notre conscience native – cette conscience ombilicale qui sommeille en nous, dit parfois Ricœur –, le « se reconnaître dans le lignage », les structures élémentaires de parenté et d’alliance qui ordonnent et ordonnancent la famille, et cet imaginaire actif, sédiments d’expériences passées dont la famille garde la mémoire par le biais d’objets conservés, de dispositifs relationnels, de souvenirs et de secrets, de rêveries et d’images. C’est à ce titre que la famille est un espace commun d’expérience. Elle est un espace-temps herméneutique singularisé par la culture dans laquelle elle prend place, dans et par lequel il est possible de se confronter pour expérimenter ses capacités. Plus particulièrement, outre les structures élémentaires de la parenté et les structures d’alliances bien mises au jour par l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss (1949) ou de Françoise Héritier-Augé (1996), la famille est cette institution où se déploie ce que Gilbert Durand (1969) a pu appeler des « structures anthropologiques de l’imaginaire [4] » grâce auxquelles s’approfondir, travailler à se conter et à s’élucider en imagination. L’imaginaire familial n’est donc pas à entendre comme une évasion de la réalité mais comme l’occasion d’un approfondissement de soi dans une rêverie qui augmente le monde plus qu’elle ne le fuirait. Cette consistance des images, irréductible à de pures illusions et dont la psychanalyse a bien montré l’intelligibilité, explicite pourquoi l’imaginaire produit des effets psychiques, prend corps (le corps familial) et prend les corps (les membres de la famille).
On peut cependant donner une triple signification aux imaginaires familiaux, selon qu’on met l’accent soit sur une imagerie stéréotypée, soit sur un imaginaire constitué par les représentations actives disponibles dans une culture, soit plus encore par des images archétypes justifiant que l’on puisse parler de trans-générationnel en famille.
La famille n’échappe pas à la profusion d’une imagerie présente dans la culture sous formes de clichés, de stéréotypes, de projections qui la stimulent et la simulent tout à la fois. L’imagerie médiatique, télévisuelle et publicitaire, mais également les condensations imagées d’expériences, constituent un bain d’images rassurantes ou inquiétantes avec lequel élaborer. Mais cette imagerie omniprésente ne peut seule tenir lieu de repères singularisants, car elle porte des signes trop généraux pour faire sens, étant stimulation mais ne préparant pas à faire la part en image/mirage de soi, une image diffusée n’étant pas une image rencontrée.
Au sens propre, les imaginaires familiaux désignent alors les récits, les images, les scènes primitives qui mettent en mots ou en figures les liens familiaux, donnant de pouvoir articuler une histoire, d’exprimer une expérience, de la déchiffrer. Mythes, romans familiaux, récits, figurations disponibles dans les contes, littérature ou arts, rites et rythmes des liturgies domestiques tels les anniversaires qui scandent le temps, constituent un monde d’images et de récits disponibles [5] (Murielle Szac, 2007). Tels sont aussi les ambivalents imaginaires familiaux, porteurs d’inspirations et de créations mais étant parfois manifestations névrotiques ou obsessionnelles lorsqu’ils sont réifiés. On les trouve dans l’imaginaire du sang et de sa pureté, dans l’imaginaire du tissage avec la solidité des liens ou dans l’imaginaire du portrait habité par son souci de la ressemblance, ou bien encore dans la figure de l’arbre convoquant l’imaginaire de l’enracinement, ou dans celle de la mine qui interroge nos extractions… Ces imaginaires disent assez que l’herméneutique familiale est à la fois une herméneutique du récit et une poétique de l’image.
Enfin, la famille est investie par ce que Bachelard (1957) a pu appeler de « grandes images » ou Jung (1970) des archétypes. Images actives, elles sont présentes dans la famille comme un arrière-plan psychique onirique. Elles permettent de comprendre comment s’instaure la dialectique entre imaginaires familiaux à l’intérieur de chaque communauté domestique et l’ensemble des représentations culturelles (littérature, cinéma, télévision) disponibles dans une culture. Elles justifient que l’on puisse parler de trans-générationnel. La famille apparaît comme ce lieu natal primordial où s’éprouve un originaire qui est aussi élémentaire (eau, air, terre, feu), qui sommeille en nous mais qui est en même temps une assise onirique et biographique qui n’est pas dissolution du moi mais reprise et expansion de soi. On pense ici à la maison familiale qui relève d’une véritable poétique de l’espace. Les familles portent ainsi ces ambiances élémentaires prenant le soi dans l’ivresse d’une cosmicité intime, que ce soit l’odeur d’enfance que rapporte Proust, ou la douceur angevine d’une maison natale que chante Joachim du Bellay (1558). « C’est seulement par le récit des autres que nous avons connu notre unité. Sur le fil de notre histoire racontée par les autres, nous finissons, année par année à nous rassembler. Nous ramassons tous nos êtres autour de l’unité de notre nom. Mais la rêverie ne se raconte pas. […] Une “nuit” des temps est en nous. Celle qu’on “apprend” par la préhistoire, par l’histoire, par la mise en ligne des “dynasties” ne saurait être une “nuit des temps” vécue. Quel rêveur pourra jamais comprendre comment avec dix siècles on fait un millénaire ? Qu’on nous laisse donc rêver sans chiffres à notre jeunesse, à notre enfance, à l’Enfance. Ah ! Que ces temps sont loin ! Qu’il est ancien notre millénaire intime ! […] Il faut se débarrasser de la mémoire historienne qui impose ses privilèges idéatifs. Ce n’est pas une mémoire vivante que celle qui court sur l’échelle des dates sans séjourner assez dans les sites du souvenir. La mémoire imagination nous fait vivre des situations non événementielles, en un existentialisme du poétique qui se débarrasse des accidents. » (Gaston Bachelard, 1984.) Les sites du souvenir se font matière originaire, grande image éprouvée, offrant comme un site, son assise onirique et ontologique.
On entend mieux en quoi la famille est un espace commun d’expériences. Elle l’est en ce qu’elle conjugue une poétique de l’élémentaire et une mise en intrigue de soi dans le roman familial. Cette herméneutique familiale complémentaire révèle ainsi combien l’imaginaire met en présence, là où le récit met à distance. L’herméneutique de soi que permet la famille est ainsi la conjonction d’une reconnaissance de soi dans la filiation par une herméneutique du récit (les histoires racontées, manipulées ou reconfigurées) et une herméneutique de l’image (l’approfondissement onirique des grandes images d’enfance ; les imaginaires et mythologies domestiques et les imageries). De la sorte, les imaginaires familiaux autorisent une interprétation et une reconfiguration de soi dans un processus d’individuation et d’augmentation iconique de soi.
La famille, un univers d’indices, de signes et de symboles
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Univers symbolique investi de récits et d’imaginaires, la famille articule entre eux, en vue d’une reconnaissance, plusieurs types de signes. Il y a tout d’abord les indices fonctionnels impersonnels. Techniquement efficaces et identifiables, ils définissent le standing familial (home vidéo, bibliothèque, automobile) mais sont abstraits, relevant de constructions conventionnelles. Être porteur d’une telle dotation d’indices ne fait pas l’être d’une famille. Tout au plus, cela signale une appartenance historique, géographique et socioéconomique. Une dotation distingue au sens de Bourdieu, elle ne singularise pas. Ce qu’autrefois on appelait une dote était plus qu’une dotation parce qu’elle répliquait à une dette, préparait un échange. Aussi, à côté de ces indices matériels coexistent des signes mémoriels qui font de la famille un lieu de mémoire actif, parfois un mémorial, qui instille un air de famille déjà beaucoup plus profond. Manières de tables, postures du corps ou port de la voix, expression des émotions et expériences mémorisées et intériorisées en des conduites, sont des signes moins impersonnels et moins généraux définissant un style familial et relationnel, demeurant toutefois encore extérieurs. Et l’on se perd en imagination quand à déterminer ce que pourrait être le même enfant élevé dans notre Europe continentale hypertechnicisée ou bien chez les Bororo de la grande forêt amazonienne ! Si la famille constitue bien quelque chose comme un milieu propre, c’est que, outre les indices et les signes qu’elles comportent, elle est habitée par un imaginaire, des expressions singularisantes, des manifestations personnalisantes. Tout cela est dû au fait qu’on y rencontre des hommes et des femmes qui, dans la familiarité de l’être familial, sont des passeurs de témoins assumant de porter et de répondre de leurs essentiels devant et pour l’autre. « C’est presque un paradoxe que l’univers le plus humain soit pour nous le plus inhumain, tandis que le monde social nous semble humain, justement parce que, au lieu de se limiter aux signes qui renvoient à des situations généralisées, il inclut des manifestations singulières et des expressions individualisées. Encore une fois, ces phénomènes ne sont pas nécessairement humains, et la mondanité dont l’humanité a besoin n’est pas spécifiquement ce qu’elle-même a créé. Qui soutiendrait sérieusement qu’en étant livrée à l’environnement de signes artificiels n’indiquant rien hormis les valeurs conventionnelles abstraites du système social, une personne humaine aurait moins à craindre pour la subsistance de son identité que si elle se trouvait plongée avec ses congénères (non pas ses co-sociétaires) dans la nature sauvage, qui est aussi un univers de signes ? » (Jean-Marc Ferry, 1991).
Herméneutique et poétique de la famille font de cette dernière une institution singularisante, en ce qu’elle organise la rencontre entre indices sociaux et culturels, signes d’une stylistique familiale et symboles d’un imaginaire. Cette rencontre était codifiée par une culture marquée par l’autorité de « la » Tradition. Elle est aujourd’hui livrée à une impression de pertes de repères ou à une reproduction sociale insensée. Aussi les crises familiales, engendrées par la confrontation entre indices, signes et symboles, révélateurs de l’inscription sociale de la famille, connaissent plusieurs déclinaisons :
- soit un conflit s’installe entre signes et symboles à l’intérieur de la famille en raison d’une mixité culturelle délibérée ou contrainte. Mariages forcés, expression de la violence conjugale dans les contextes liés à l’immigration, sont souvent liés à un conflit des imaginaires et des signes ayant contribué à construire une reconnaissance des identités. D’une autre manière, les grandes expériences oniriques relatives à l’élémentaire opposent ou déchirent les familles dans leur référence aux lieux originaires. Telle est la négociation âpre des héritages concernant le devenir de la maison de famille en raison de l’onirisme propre qui l’investit. Telle est aussi la transcription matérielle de la transmission familiale que révèle le tri électif plus que sélectif des grands objets familiaux dû aux déménagements ou aux décès qui invitent à une reconfiguration psychique, mnésique et onirique (Lydia Flem, 2004). Tels sont enfin ces conflits autour de la valeur de la terre qui opposent, dans une même famille, les urbains et les ruraux, etc. ;
- soit le monde familial s’appauvrit dans ses signes et ses symboles sous l’effet de la domination technoscientifique. Le monde commun familial peut être réduit à un partage d’indices fonctionnels et de signes non personnalisants sous l’effet de rythmes sociaux ou professionnels déstructurants (disparition du repas de famille et monoparentalité). D’une autre façon, l’invasion du système médiatique dans l’espace familial court-circuite l’imaginaire familial en imposant l’omniprésence de ses rythmes et de son imagerie stéréotypée (la cérémonie télévisuelle) ;
- soit une reprise normative impose à la famille un retour à l’ordre familial sous l’autorité du droit, la judiciarisation de la famille voulant tenir et maintenir par le droit, et par lui seul, c’est-à-dire par des signes généraux impersonnels, un ordre familial malmené pour diverses raisons (chômage, incarcération, maladie mentale, perversion, etc.) C’est dans ce contexte que le droit tient aujourd’hui la place qu’occupaient hier les bonnes mœurs familiales. Dans un tel cadre, médiateurs, thérapeutes et travailleurs familiaux risquent, s’ils n’y prennent garde, de se voir implicitement assignés à la tâche d’agents de contrôle social ;
- soit on peut idéaliser la famille dans un imaginaire solidifié et réifié. Lorsque l’on prend le signe pour la chose, la fonction référentielle et d’élucidation de l’imaginaire est perdue, le symbole se faisant signal. Il est alors prétexte à des dérives incantatoires ou discriminatoires. Ainsi opposera-t-on à l’impression de disparition de « la » famille, un imaginaire désactivé de la famille. Ce dernier prend le symbole de la famille (le terroir, la racine, le sang) pour ce à quoi il fait signe dans la nostalgie traditionaliste à l’égard de « la » famille éternelle c’est-à-dire de nulle part, ou dans l’idéologie politique discriminant la famille polygame résidant dans les banlieues françaises.
Notes
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[*]
L’herméneutique philosophique, du grec signifiant interpréter, est à la fois une méthode inspirée de la philologie et de l’exégèse des textes ; une épistémologie soucieuse de travailler à élucider ce que signifie interpréter et une philosophie qui pense l’existence humaine comme un travail de déchiffrement de soi. Les grands représentants de ce courant sont Hans-Georg Gadamer en Allemagne et Paul Ricœur en France. Dans une approche plus spéculative que théorico-clinique cet article traitera donc du lien généalogique dans une perspective essentiellement herméneutique, se distinguant par là d’une approche psychanalytique fondée sur la clinique et sur les problématiques plus centrées sur une conception de l’interprétation des formations de l’inconscient.
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[1]
Les analyses de l’image et des imaginaires développées ici s’inscrivent également dans la lignée des travaux de Gaston Bachelard (1957, 1960) sur la poétique, de Gilbert Durand (1960) et sa mise au jour des structures anthropologiques de l’imaginaire, et de Jean-Jacques Wunenburger (1995) travaillant sur la logique et la vie des images. Il s’agit d’une anthropologie philosophique développant une herméneutique des images qui a puisé sa source dans la littérature et la poésie en réhabilitant la fonction créatrice de l’imagination. Si bien évidemment des connexions peuvent être établies avec la psychanalyse – Bachelard a écrit une psychanalyse du feu et connaît bien les travaux de Jung (1970) – le thérapeute psychanalytique sera peut-être surpris dans la mesure où les concepts développés ici ne sont pas transposables comme tels dans la pratique clinique.
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[2]
Expression utilisée par Kant dans l’opuscule Idée d’une histoire universelle (1947). Il désignait par là la tendance contradictoire chez l’homme marquée par un penchant à s’associer et par la conflictualité que lui inspire la présence de ses congénères. Face à cela, l’homme doit alors inventer des stratégies culturelles pour permettre une coexistence la plus pacifique possible. Dans d’autres mots, on parlerait avec la psychanalyse de processus de sublimation à l’œuvre dans les grandes institutions régulatrices de la violence.
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[3]
Le générique de cette série télévisée, esthétiquement remarquable, convoque et concatène un florilège d’imaginaires familiaux. Tels sont les imaginaires liés au désir et à la culpabilité avec la tentation adamique du jardin d’Éden, les imaginaires de la maternité et de la domesticité avec la virginité de la Vierge à l’enfant et l’intimité domestique des tableaux hollandais, l’imaginaire intransigeant de la rigueur et de l’impassibilité des puritains, l’imaginaire libertin, l’explosion des repères traditionnels et la consommation ménagère que cultive le pop-art et qui donne le ton des enjeux traversant la famille moderne. Ces derniers sont ainsi tendus entre le risque de l’éclatement (la famille marquée par la « dé-traditionnalisation »), de l’enfermement (la famille puritaine réprimant toute vie du désir) ou de la tradition (la famille hispanique qui vit à plein mais émotionnellement sa référence à un idéal de « la » famille traditionnelle) mais sont maintenus ouverts, explicitant la dialectique irrésolue du familial.
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[4]
Contre l’idée d’une inconséquence des images et d’une imagination illogique, Gilbert Durand (1969) a cherché à montrer qu’elles obéissent à une grammaire, à des structures ; en un mot à une logique.
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[5]
Sur ce point le mythe d’Hermès, qui a une belle-mère et ne s’entend pas ou guère avec ses demi-frères ou demi-sœurs, raconte la vieille et douloureuse histoire de la composition/recomposition familiale.