1Il nous faut d’abord nous rendre compte des progrès qui ont été faits, tant dans le domaine des mœurs que de la pensée, pour que nous puissions aujourd’hui nous rassembler autour d’un numéro de la Revue ayant pour titre « Rivalité et complicité entre les sexes ». Il y a vingt ans, nos débats auraient été placés sous le thème de la bisexualité psychique, ce qui aurait permis d’éviter de nous confronter à la réalité sociale. Ou bien on aurait invoqué la « complémentarité homme-femme », que ce soit sur le plan biologique ou psychologique. Or je vais justement essayer de vous montrer que ce dernier mythe, celui de la « complémentarité », a alimenté de dangereuses attitudes ségrégatives tout au long du vingtième siècle, et que l’un des intérêts majeurs de la formulation en termes de « rivalité et complicité » est justement de nous en dégager.
Le mythe de la « complémentarité homme-femme »
2Les stéréotypes de la masculinité et de la féminité sont une invention récente, précisément du xviiie siècle. C’est à ce moment-là que les rôles féminins et masculins ont commencé à se mettre en place sous l’effet de la révolution industrielle qui organisait la division des tâches [1]. Les divers régimes politiques européens partageaient alors le même sentiment qu’on pourrait résumer par la phrase suivante : « Plus la femme est féminine, plus l’homme est viril... et mieux l’état et la société se portent. » La transformation de la structure économique a en effet exclu les femmes des lieux de travail, et la société bourgeoise éprise de dynamisme et d’ordre les a rangées dans la maison. Le xviiie et le xixe siècle, mais aussi le xxe, ont aimé se représenter les femmes entourées de fleurs et d’enfants...
3Ce modèle s’est également accompagné d’une condamnation de tous les individus qui ne semblaient pas lui correspondre. Comme tout modèle, il avait en effet besoin d’adversaires pour se fortifier et se donner une apparente légitimité. Les ennemis de la nation, notamment, ont toujours été jugés décadents et efféminés. C’était l’avis des Allemands sur les Français des armées napoléoniennes tout comme celui des Français sur les Allemands, qu’ils jugeaient dépourvus de « vraies vertus viriles » [2]. À ce moment-là, « être masculin » signifiait posséder un ensemble de qualités qui étaient la force, le courage, la capacité de mettre une volonté passionnée au service d’un but clair et bien défini et de ne jamais fléchir dans ses positions. Au contraire, « être féminine » revenait à être douce, souriante et maternelle, et le code Napoléon a donné un fondement légal à cette situation en privant les femmes de tout droit et en faisant d’elles la propriété de leur mari au même titre qu’un meuble. Plus tard, et jusqu’à l’histoire récente, le mythe d’une complémentarité entre un homme « viril », possédant la force et la détermination, et une femme « féminine » qui posséderait la douceur et la générosité, a servi de fondement à toutes les sociétés autoritaires européennes. Elle a culminé dans le fascisme et le nazisme, mais elle avait imprégné le christianisme depuis bien longtemps. Dans les années soixante, les éditions catholiques proposaient d’ailleurs deux livres pour préparer les adolescents à la vie de couple. L’un était strictement réservé à l’édification des garçons et s’appelait Réussir. Le second, strictement réservé à l’édification des filles, s’appelait… Donner. C’était évidemment tout un programme ségrégatif ! Autrement dit, non seulement ce qu’on appelle la « complémentarité » de l’homme et de la femme est une invention sociale, mais c’est une invention qui a toujours été particulièrement valorisée par des pouvoirs soucieux de contrôler leurs citoyens. Et, pire encore, cette invention a été reprise par certains psychanalystes qui l’ont traduite dans leur théorie et leur pratique. Cela s’est fait précisément à travers deux concepts dont les effets ont été ravageurs, « l’envie du pénis chez la femme » et « le complexe de castration ». Sans être du tout nécessaires ni à la théorie, ni à la pratique de la psychanalyse, ils empoisonnent encore aujourd’hui la conception que nous avons de l’homme et de la femme.
« L’envie du pénis » et « le complexe de castration »
4C’est le mérite de Maria Torok d’avoir montré qu’il n’y a pas d’envie du pénis chez la femme au sens où il pourrait y avoir chez elle le désir de posséder un sexe masculin [3]. Il existe en revanche une envie du « pénis idéalisé » parce que celui-ci peut paraître incarner aux femmes un pouvoir phallique qu’elles désirent au même titre que les hommes. Du point de vue de l’envie du pénis idéalisé, les hommes et les femmes sont égaux. C’est ce que rappelait l’humoriste Coluche. À la question de savoir s’il désirerait changer de sexe, il répondait : « Oui, bien sûr j’en voudrais un plus gros. » En fait il y a deux séries de raisons à l’idéalisation du pénis, que ce soit par l’homme ou par la femme.
5Les premières de ces raisons sont évidemment sociales : la fillette voit bien que son père a des prérogatives et des pouvoirs que sa mère n’a pas. Il est le « chef de famille ». Mais quand bien même l’égalité des hommes et des femmes serait socialement instaurée, cette envie du pénis idéalisé ne disparaîtrait pas pour autant chez les fillettes. En effet, la source principale de l’envie du pénis idéalisé, tant chez l’homme que chez la femme, est constituée par le fait que garçons et filles, dans leur petite enfance, sont soumis aux mêmes problèmes, mais que leur sexe anatomique les conduit à les résoudre très différemment. Ces problèmes communs aux deux sexes concernent bien entendu la relation à la mère. Le petit garçon et la petite fille partagent le désir d’échapper à l’emprise des soins maternels qu’ils vivent très vite comme une menace, même s’ils ont par ailleurs le bonheur d’en bénéficier. L’angoisse d’une mère contraignante et envahissante, qui serait en quelque sorte propriétaire du corps de l’enfant, est partagée par tous les êtres humains quel que soit leur sexe. Tous doivent en effet apprendre à s’aligner sur les rythmes d’alimentation et de défécation imposés par la mère. Mais cette angoisse commune est justement gérée différemment en fonction du sexe anatomique. Face à cette menace, le petit garçon est amené à investir un organe extérieur à son corps, à savoir son pénis, comme une manière de tenter d’échapper à cette emprise maternelle qu’il vit comme une menace pour son identité. Son tube digestif et ce qu’il contient appartiennent peut-être à sa mère, et même tout l’intérieur de son corps, mais son pénis, qui en est comme un appendice, lui appartient bien en propre. La petite fille n’a pas cette chance, et c’est pourquoi elle envie le pénis du garçon. Mais elle ne l’envie qu’à la mesure de la façon dont elle l’idéalise comme moyen d’échapper à l’emprise maternelle. Elle sera obligée, elle, pour échapper à cette emprise, d’investir un homme de l’entourage vis-à-vis duquel la mère semble éprouver des sentiments tendres, afin d’entrer en rivalité avec cette mère, et de pouvoir ainsi s’assurer une identité distincte d’elle.
6Un autre concept psychanalytique peut donner lieu à des interprétations erronées. Il s’agit du « complexe de castration ». Qui dit « castré » dit en effet, dans l’imaginaire collectif, « castré du sexe masculin », même si la castration peut concerner l’un et l’autre sexe dans ses organes génitaux propres. Il n’y a pas, bien entendu, un sexe qui serait castré et un autre qui ne le serait pas. Les deux le sont dans la mesure où ils partagent l’angoisse et l’amertume de devoir se contenter du sexe qu’ils ont sans jamais pouvoir jouir de celui de l’autre, sauf dans le sien propre au moment des relations sexuelles. L’angoisse « de castration » rapportée à la problématique sexuelle correspond au fait d’être enfermé dans une identité sexuelle arrêtée et définie. L’être humain est homme ou femme, et il ne peut jamais être l’un et l’autre. En outre, chez tout enfant, et quel que soit son sexe, s’y ajoute le fait que ses désirs sexuels, notamment de rapprochement avec son père ou sa mère, se heurte à l’angoisse d’avoir des organes génitaux beaucoup plus petits que ceux des adultes qu’il côtoie. Malheureusement, le mot de « castration » est bien mal choisi et il a parfois engagé certains psychanalystes à penser que la femme serait « irrémédiablement castrée »…
7Enfin, il est impossible d’évoquer les écueils où la psychanalyse s’est fourvoyée sans mentionner l’homosexualité. Elle l’a largement condamnée sous prétexte qu’il s’agirait d’un choix d’objet narcissique, en fermant les yeux sur le fait que la plupart des choix hétérosexuels ne le sont pas moins. Il sera, de ce point de vue, de plus en plus cruel de rappeler les condamnations dont l’homosexualité a été l’objet de la part des mouvements psychanalytiques, mais d’autant plus important d’ouvrir un chantier de travail autour des parts respectives de « libido objectale » et de « libido narcissique » dans les choix d’objets, des hétérosexuels autant que des homosexuels.
Relativisation de la virilité
8Dans son ouvrage Souffrance en France, Christophe Dejours rapporte la violence sociale à l’importance prise dans notre société par la « virilité » [4]. Pour cet auteur, le moteur principal des violences professionnelles se trouverait dans le fait que ceux qui sont appelés à les exercer sont encouragés à cela par une idéologie qui identifie exercice de la violence et virilité. Celui qui refuse de commettre des violences vis-à-vis de ses inférieurs hiérarchiques ou des entreprises concurrentes est en effet facilement taxé de « n’avoir rien entre les cuisses », d’être une « femmelette » ou un « pédé ». Christophe Dejours voit dans ce recours à la virilité le principal levier de la violence sociale, à la fois dans chaque entreprise et dans la concurrence qui les oppose. Chacun est invité à être inhumain et impitoyable à la fois avec ses subalternes et ses concurrents, ceci apportant la preuve de sa « virilité ». Jouant sur les deux homonymes « mal » et « mâle », Christophe Dejours désigne la violence dans les entreprises comme le « travail du mâle ». Pour lui, c’est donc l’angoisse de castration qui est le moteur de la violence sociale. Celui qui est sommé de l’accomplir craint, s’il n’y parvient pas, de se voir privé de la qualité virile.
9Le problème de cette thèse est que la « virilité » est un concept récent, qui date précisément du xviiie siècle. La violence exercée pendant les guerres de religion, par exemple, ne l’a pas été au nom d’un idéal de virilité, mais d’un idéal religieux. Il ne faut donc pas confondre la virilité comme prétexte avec la virilité comme moteur de la violence. Ce n’est pas l’angoisse de castration qui amène à se conformer à la loi du groupe, c’est l’angoisse d’être rejeté par lui. Christophe Dejours me semble sous-estimer l’importance de la référence au groupe dans l’adoption de ces comportements. Si l’exaltation de la virilité prend aujourd’hui dans les entreprises une telle importance pour beaucoup de travailleurs, c’est d’abord parce qu’elle est érigée en idéologie officielle et que quiconque prétend s’en écarter risque de perdre l’estime et le soutien de ses camarades et amis. L’aptitude à une violence sans honte ni culpabilité trouve son origine dans une certaine forme de constitution de la personnalité pour laquelle l’obtention de la reconnaissance du groupe est tout. Dans les entreprises, aujourd’hui, c’est en effet souvent la « virilité » qui est mise en avant comme condition de cette reconnaissance, mais il ne s’agit que d’un prétexte qui peut être remplacé par un autre sans rien changer au fonctionnement du monde du travail.
Le mythe de l’androgyne
10Aujourd’hui, si nous pouvons parler de toutes ces questions, c’est évidemment parce que les modèles sont en train de changer. Après la seconde guerre mondiale, l’Amérique en effet a diffusé en Europe des modèles différents de ceux auxquels nous avait familiarisés l’exaltation de l’antiquité grecque et latine entre 1900 et 1945. La musique américaine, les vêtements et les modes qui ont été adoptés par la jeunesse européenne depuis 1950 ont popularisé des images nouvelles de l’homme et de la femme. La valorisation des décharges affectives indisciplinées dans les nouvelles danses va radicalement à l’encontre des qualités viriles exaltées depuis le xviiie siècle dans la culture occidentale. La maîtrise de soi n’est plus érigée en vertu absolue. Enfin, la vogue de l’unisexe dans les années quatre-vingt, puis celle de l’androgyne dans les années quatre-vingt-dix (incarnée notamment par des chanteurs comme David Bowie, Boy George ou Michaël Jackson) a eu un effet libératoire sur les modèles.
11L’androgynie en tant que principe concerne la liberté de choisir sa sexualité, de remplir divers rôles sociaux, d’aller et venir entre masculinité et féminité. Cet idéal est bien entendu porteur d’utopie, mais il a permis aux femmes d’échapper à leur rôle traditionnel de gardienne du foyer et de faire usage de leur talent sans pour autant craindre d’adopter des comportements virils. L’androgynie a représenté le défi principal aux stéréotypes de la virilité et de la féminité.
Renoncer à « l’homme d’acier »
12Pourtant, tout n’est pas si simple. Sur le chemin de notre conception de l’homme et de la femme, nous rencontrons en effet un mythe très tenace, celui de « l’homme d’acier ». Ce modèle a imprégné toute la pensée occidentale et il a culminé dans l’esthétique nazie [5]. Par ce mot « d’esthétique », je ne désigne pas seulement les normes artistiques des hommes musclés réalisés par Arno Becker, le sculpteur officiel du IIIe Reich, ou celles des femmes dont les formes rondes semblaient destinées à la fabrication des enfants. Ces modèles, aujourd’hui, n’ont plus cours : les mannequins masculins ont volontiers des corps fins et les mannequins féminins sont de plus en plus androgynes, avec des hanches étroites et des poitrines plates. Mais le vieux modèle du nazisme a malheureusement encore cours à travers une exaltation de la maîtrise absolue des émotions, des sentiments et du corps. L’homme parfaitement maître de ses émotions est évidemment d’une redoutable efficacité parce qu’il est sans état d’âme. C’est pourquoi, quand il se dévoue à une cause, rien ne l’arrête. C’est véritablement un « homme d’acier ».
13Or ce modèle n’a pas disparu avec la fin du nazisme et la chute du stalinisme. Preuve en est qu’on le trouve dans de nombreux westerns américains, et notamment dans l’un des plus célèbres d’entre eux, Les 7 mercenaires, réalisé par John Sturges. Dans ce film, Chris, le chef incontesté des mercenaires, interprété par Yul Brynner, est une sorte d’ange noir, marchant et bougeant avec une économie remarquable de gestes, qui ne connaît ni la peur, ni l’amour, et que rien ne peut détourner de son seul programme : tuer. Il est vrai que cette compétence est mise ici au service d’une cause juste, et même la plus juste qui soit aux yeux de la société américaine, puisqu’il s’agit de la liberté de s’enrichir par son travail : Chris applique ses méthodes et sa philosophie au bénéfice d’une communauté de paysans mexicains pour les libérer du joug d’une bande de brigands.
14Embrigader « l’homme d’acier » au service d’une cause juste ne suffit pourtant pas à désactiver son modèle, loin s’en faut. D’autant plus que celui-ci est encore très fortement valorisé, notamment dans le domaine de la concurrence économique. Un signe de changement, pourtant, nous vient du cinéma. Titanic et Terminator 2 brisent ce mythe chacun à leur façon. Dans le premier de ces deux films, le héros est un jeune garçon fragile et sensible, un peu efféminé, incarné par Leonardo di Caprio, tandis que dans le second, Arnold Schwartzenegger est un « homme d’acier » d’autant plus parfait qu’il ne s’agit justement pas d’un homme, mais d’un robot ultra perfectionné. Autrement dit, Terminator 2 nous montre mieux que tous les discours que « l’homme d’acier » invulnérable, efficace et sans état d’âme n’est justement pas humain ! Entre « homme » et « acier », il faut savoir choisir. Mais dire cela, c’est tourner le dos à deux siècles de mythologie masculine qui les a au contraire confondus.
15Alors, une fois dénoncé « l’homme d’acier » dont le pendant est la femme soumise et généreuse, sur quelles bases construire la relation entre hommes et femmes aujourd’hui ? Pour nous libérer définitivement du mythe de la complémentarité entre hommes et femmes et de tous les stéréotypes dans lesquels il a piégé les deux sexes depuis deux siècles, il convient de reconnaître la bisexualité psychique de chacun et d’accepter la rivalité entre les sexes. Pour les hommes comme pour les femmes, la période contemporaine est caractérisée par l’absence de mode d’emploi, qu’il soit professionnel, familial ou social, et la référence est plutôt que chaque individu, quel que soit son sexe, doit « trouver son truc ».
16C’est pourquoi la rivalité entre les hommes et les femmes est aussi importante : pour nous déloger définitivement du mythe de la complémentarité entre hommes et femmes et de tous les stéréotypes dans lesquels il a piégé les deux sexes depuis deux siècles.
Notes
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[1]
Georges Mosse, L’image de l’homme, l’invention de la virilité moderne (1996), Paris, Ed. Abbeville, 1997.
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[2]
Ibidem.
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[3]
Maria Torok, (1972), « La signification de “l’envie du pénis” chez la femme » in Abraham N. et Torok M., L’Écorce et le noyau, Paris, Aubier Flammarion, 1978 (p. 132-171).
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[4]
Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.
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[5]
Éric Michaud, Un art de l’éternité, Paris, Gallimard, 1996.