1La culture occidentale, à la différence d’autres, a toujours cherché à utiliser les images pour renforcer ses modèles, notamment dans la vie familiale : les livres pour enfants ont ainsi longtemps transmis une image du père comme chef incontesté et des « étrangers » comme menaçants ou infantiles. De la même manière, le cinéma américain a véhiculé pendant un demi-siècle des images de femmes futiles et de Noirs simples et soumis. Pourtant, l’influence de ces représentations doit être relativisée. Les images concrètes ne sont adoptées comme modèles par un enfant que pour autant qu’elles rencontrent chez lui le souhait de se modeler sur elles, et celui-ci se développe d’abord dans une identification aux adultes qu’il côtoie, à partir de ce qu’il perçoit de leur personnalité et de leurs désirs. Les parents auraient bien tort de sous-estimer leur importance dans ce domaine !
2Mais, à côté des images culturelles dans lesquelles toute famille baigne et auxquelles elle participe, il en est d’autres qui concernent plus spécifiquement l’histoire particulière de chacune. On les trouve notamment… dans les livres que les parents offrent à leur progéniture. Les ouvrages illustrés à destination des enfants âgés de moins de cinq ans évoquent en effet pratiquement toutes les situations de la vie : voyages, départs, séparations, déménagements, accidents (d’avion, de voiture ou de train…), présence ou absence des grands-parents, enfant caché, maison secrète ou abandonnée, argent mystérieusement « tombé du ciel », etc. Les parents font une sélection en fonction des valeurs, morales et esthétiques, auxquelles ils sont consciemment attachés, mais aussi de leurs désirs secrets, de leurs traumatismes enfouis ou même de leurs questions restées sans réponse de la part de leurs propres parents. Beaucoup de livres d’images offerts aux enfants entrent ainsi en résonance avec des préoccupations dont les parents peuvent avoir en partie conscience, mais que, parfois, ils se cachent à eux-mêmes. La question des images en famille n’est donc pas seulement, on le voit, celle de la protection éventuelle des enfants contre les flux d’images auxquels ils sont confrontés, que ce soit par les illustrés, la télévision ou les jeux vidéo. C’est tout autant celle de la mémoire familiale puisque, à travers les images qu’ils valorisent, les parents transmettent souvent des indices de leur histoire propre. Ceux-ci sont parfois présents aussi dans la tradition orale de la famille, mais d’autres fois, ils en sont totalement absents. Quelques images privilégiées sont alors appelées à témoigner, seules, de tranches de passé enfoui, à l’insu même parfois de ceux qui les achètent, les montrent ou les transmettent dans les familles. Enfin, les images ont encore une dernière fonction familiale : elles permettent la construction d’une mythologie partagée à partir de laquelle chacun des membres du groupe-famille peut prendre appui pour construire son univers fantasmatique personnel. C’est notamment cette fonction des images qui est privilégiée en thérapie familiale psychanalytique.
Le soldat Ryan est-il plus violent que Gladiator ?
3Jérémy est un garçon âgé de neuf ans [1] à qui ses parents ont toujours interdit de voir le film Il faut sauver le soldat Ryan. En revanche, ils l’ont emmené sans difficulté voir le film Gladiator. En fait, ses parents ont d’abord tenu à se protéger eux-mêmes en n’allant pas voir le premier de ces deux films. Leur angoisse trouve son origine dans le fait qu’ils sont sans nouvelles depuis plusieurs années de leur premier fils, engagé volontaire dans la Légion. L’angoisse que celui-ci soit mort dans des combats à l’autre bout du monde le dispute chez eux à celle que, vivant et bien portant, il les ait totalement oubliés… Et c’est donc parce qu’ils souffrent d’être sans nouvelles – et probablement, aussi, de culpabilités secrètes liées à ce départ – qu’ils imaginent si souvent leur fils mort. Ainsi, leur refus de voir certains spectacles s’explique-t-il par leur angoisse d’y trouver des images qui rencontrent leurs propres scénarios intérieurs catastrophiques… et aussi leurs propres espoirs les plus fous : et si l’armée, comme dans Il faut sauver le soldat Ryan, mettait en route une expédition pour retrouver leur propre fils ? Au contraire, ils emmènent sans difficulté Jérémy, et même le jeune frère de celui-ci, voir Gladiator parce que ce film, quelle que soit sa violence, n’est pas susceptible de réveiller chez eux les mêmes rêveries pénibles. Le problème est que Jérémy, par la proximité psychique qu’il entretient avec ses parents, se trouve engagé dans les mêmes rêveries qu’eux, bien qu’il n’ait pas connu son frère aîné de vingt ans plus âgé que lui. Et, bien entendu, il regarde Il faut sauver le soldat Ryan chez un camarade dès qu’il le peut ! Il est remarquable que deux réactions se juxtaposent alors chez lui. D’un côté, il déclare n’être pas perturbé par ce film et rit de l’interdiction que ses parents lui ont si longtemps opposée ; mais, d’un autre côté, il fait, la nuit qui suit la vision de la cassette, un cauchemar dans lequel il voit son frère mourir. Ainsi, d’un côté, Jérémy reçoit les images du cinéma hollywoodien comme des fictions : il n’est pas psychotique et ne confond aucunement la fiction avec la réalité. Mais, d’un autre côté, ces images ont le pouvoir d’éveiller en lui des images intérieures auxquelles, dans son rêve, il croit comme à une réalité. Et au réveil, le lendemain, il est troublé par ces images et il s’angoisse et pleure en imaginant qu’il ait pu arriver la même chose à son frère. Par ses rêveries du matin, Jérémy s’aligne évidemment sur les productions psychiques de ses parents, et, par ses angoisses, il resserre en quelque sorte ses liens avec eux. Ce n’est pas la culpabilité d’avoir vu ce film contre leur avis qui peut, à elle seule, justifier les angoisses qu’il éprouve. Son inquiétude est bien plutôt de se désolidariser de ses parents en adoptant d’autres représentations que les leurs. L’angoisse de cesser de faire partie de leur groupe (avec le corollaire d’en être rejeté) le pousse à des rêveries meurtrières et terrifiantes qu’il comprend d’autant moins que le film n’avait rien présenté en lui-même d’effrayant pour lui.
4On voit que la distinction essentielle, du point de vue de la dynamique familiale, ne passe pas entre les images « matérielles » et les images « psychiques », mais entre celles que les parents autorisent, conseillent ou interdisent à leurs enfants en pouvant communiquer avec des mots les expériences qu’elles leur évoquent, et celles qui véhiculent des souvenirs, des émotions ou des pensées qu’ils se cachent à eux-mêmes.
Images, représentations, fantasmes
5Une image matérielle est définie à la fois par son support – dont elle est indissociable – et par la possibilité de la rappeler toujours identique, que ce soit sur papier ou sur écran. Mais comment définir une image psychique ? En fait, beaucoup de problèmes viennent de la confusion qui est souvent faite entre « représentation » et « image ». Celle-ci est un ensemble associant de manière indissociable des éléments visuels et des états du corps : il nous est impossible de voir ou d’imaginer une image sans que cela ne s’accompagne d’émotions, de sensations et même d’impulsions, d’actes. Ce « complexe » se trouve réactivé toutes les fois où nous avons affaire à une image – qu’elle soit suscitée par l’imagination spontanée, par la rencontre avec des images concrètes ou par la figuration intérieure suscitée par les mots d’un interlocuteur –, et c’est de lui que se dégagent à la fois les sentiments reconnus comme tels, la représentation de nature visuelle et les impulsions motrices inhibées ou plus ou moins organisées en comportement. Quant au fantasme, il porte la marque de sa dépendance au langage – articulant dans un scénario complexe un sujet, un objet et une action – et sa caractéristique essentielle est de porter un désir propre à celui qui le forme.
6L’image, aussi bien matérielle que psychique, est donc distincte à la fois du corporel qui préside à sa naissance et du langage qu’elle appelle, et c’est cette particularité qui lui donne son statut essentiel. Elle est à la fois bien moins et bien plus que le symbole auquel notre culture a tenté de la réduire. Elle est bien moins car elle n’est qu’un élément parmi d’autres de l’opération psychique complexe d’appropriation symbolique du monde qui engage aussi le sensori-moteur et le verbal, mais elle est aussi bien plus du fait des pouvoirs qui l’habitent…
Les images, les gestes et les mots
7Ce qui distingue l’être humain des autres animaux, c’est le fait que, chez lui, les représentations tendent toujours à s’organiser selon trois modalités complémentaires : les gestes porteurs de sensations et d’émotions, les images aussi bien psychiques que matérielles, et les mots. Cette particularité a évidemment trouvé sa formulation mythologique. Il ne s’agit pas d’un mythe de la Grèce ancienne, comme c’est si souvent le cas quand on aborde la psychanalyse, mais d’un mythe catholique : le dogme de la Sainte Trinité. Ce dogme – incompréhensible à l’entendement comme le sont tous les dogmes – concerne précisément l’idée que Dieu est Un en Trois : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Or si nous regardons dans l’Ancien et le Nouveau Testament comment ces trois Personnes sont définies, nous nous apercevons qu’elles ont chacune des caractéristiques qui les engagent du côté de l’une des trois formes de la symbolisation.
8Dieu le Père, tout d’abord, « met la main à la pâte » puisqu’il pétrit Adam et Ève à partir d’un peu de glaise dans l’un des deux récits de la Genèse, et que, dans l’autre, il fabrique Adam d’abord, puis lui enlève une « côte » pour fabriquer Ève. Dieu le Père est également capable d’émotions puisque le même récit nous dit qu’il trouve sa création réussie. Et il est également capable de se sentir fatigué puisqu’il décide de se reposer le septième jour. Dieu le Père est ainsi plutôt situé du côté de l’action motrice, du corps et de la sensorialité.
9Jésus-Christ, quant à lui, est « image de Dieu » et, en même temps, il invite tout être humain à se construire « à son image ». C’est pourquoi Jésus-Christ, pour les catholiques, rend légitime leur désir de se donner des images de Dieu et des Saints. De même que le Christ occupe, dans la théologie chrétienne, une place essentielle de médiateur entre Dieu et les hommes, l’image est la médiation essentielle entre le corps et les mots.
10Enfin, le Saint-Esprit incarne les pouvoirs de la parole. C’est notamment ce que nous montrent les événements de la Pentecôte, lorsque les apôtres sont réunis et ne savent pas comment annoncer la nouvelle de la résurrection du Christ. Le Saint-Esprit apparaît sous la forme d’une « langue de feu » au-dessus de la tête de chacun d’entre eux et les apôtres sont miraculés : ils ont le pouvoir de parler et de comprendre tous les langages. Ces « langues de feu » constituent une image très « parlante » : le Saint-Esprit est engagé du côté de la parole, autrement dit de la symbolisation verbale.
11La symbolisation, comme Dieu, est toujours trois en une : à la fois sensorielle et motrice, imagée et verbale. Autrement dit, dans la vie psychique, rien n’est jamais « insymbolisé », sauf à vouloir réduire la signification du mot « symbole » aux seules constructions du langage parlé ou écrit ! L’être humain – tout au moins lorsque le processus de la symbolisation se déroule dans son intégralité – se donne trois formes de représentations complémentaires des expériences qu’il éprouve : sensori-motrices, imagées et verbales [2]. Le jeu des « Sept familles », évoqué dans ce même volume par Claude de la Genardière, montre comment ces trois formes de symbolisation peuvent être mobilisées dans un jeu familial avec des images.
12Les formes imagées de la symbolisation, tout d’abord, – qui sont les seules prises en compte par cet auteur – concernent les figures imprimées sur les cartes à jouer et les représentations, conscientes et inconscientes, qui les accompagnent. Elles gravitent autour de la famille nucléaire comme modèle « naturel » et universel, de la différence des sexes, du sens des générations et finalement de l’inceste – auxquels j’ajouterai l’impossibilité du métissage, chaque famille étant rigoureusement « homogène », que ce soit du point de vue de la couleur de peau, du métier ou du pays. Les formes verbales de la symbolisation, quant à elles, sont présentes dans ce jeu à travers les annonces faites par chaque joueur et utilisant la phrase rituelle : « Dans la famille X., je demande… » Cette phrase était en effet traditionnellement celle par laquelle le prétendant masculin à la main d’une jeune fille faisait sa demande au père de celle-ci. Dans ce jeu, chacun peut l’utiliser quels que soient son âge et son sexe. Enfin, les formes sensori-motrices de la symbolisation concernent les gestes et les attitudes que chaque joueur doit adopter, notamment préserver son intimité (il faut cacher son jeu aux autres joueurs), « tenir en main » toutes ses cartes, et regrouper les figures appartenant à une même famille. Elles conduisent vers d’autres fantasmes et pensées que ceux que mobilisent les figures imprimées : le secret comme condition pour « réunir » une famille, la nécessité du langage ritualisé pour la faire évoluer, le goût de l’enlèvement et de l’emprise, et enfin la position équivalente des âges et des sexes par rapport à ces désirs.
13Dans le jeu des « Sept familles », les trois formes complémentaires de représentations engagent donc des apprentissages sociaux, mais elles interviennent aussi dans l’inscription symbolique de tous les événements familiaux. Il peut arriver en effet qu’autour d’un événement vécu par une génération, le travail de symbolisation n’ait été réalisé que partiellement : cet événement est alors symbolisé sur un mode sensoriel, émotionnel et moteur – des gestes, des émotions et des attitudes témoignent de représentations qui lui sont liées dans la vie psychique –, parfois sur un mode imagé – le sujet a des images pour se le représenter de manière reconnaissable –, mais pas sur un mode verbal – il n’a pas de mots pour en parler. Quand la symbolisation d’un événement n’a été réalisée que partiellement, celui qui l’a vécu peut être amené à accomplir des gestes, notamment violents ou séducteurs, sans qu’il ait l’impression de les avoir vraiment désirés, allant parfois jusqu’à des conduites organisées dans lesquelles il ne se reconnaît pas. Il peut aussi, parfois, être assailli d’images isolées qui surgissent en lui sous la forme de « flashes » angoissants dont il ne comprend pas forcément l’origine. Lorsque des parents vivent de telles situations de clivage psychique en relation avec des événements qu’ils ont imparfaitement symbolisés, leurs enfants sont soumis de leur part à des comportements et des émotions imprévisibles et inexplicables qui les malmènent et les plongent dans un doute permanent [3].
« Voir ensemble » : les pouvoirs des images
14L’image est donc moins qu’un symbole puisqu’elle n’est qu’une partie de l’opération symbolique tripartite. Mais elle est aussi bien plus qu’un symbole à cause des pouvoirs qui l’habitent, et qui sont à la fois de transformation et d’enveloppement.
15Les premiers préparent la venue de nos représentations personnelles en faisant de toute image un maillon dans une chaîne de transformations continues, tandis que les seconds contribuent à renforcer nos « contenants psychiques » comme une seconde peau [4]. Autrement dit, les images soutiennent d’un côté notre capacité de penser tandis que, d’un autre, elles participent au sentiment « d’être ensemble ». Alors que la pensée gestuelle partagée dans des activités communes crée une identité collective inconsciente et que le langage affirme d’emblée une identité personnelle, les images partagées participent à une identité collective consciente [5]. C’est la raison pour laquelle elles jouent un rôle aussi important dans les communications familiales, pour le meilleur… et pour le pire !
« Un jour, quelqu’un a été violé »
16Aux États-Unis, dans les années 1980 et 1990, beaucoup de femmes ont « retrouvé » le souvenir de sévices sexuels qu’elles avaient subis dans leur enfance, notamment de la part d’un père ou d’un oncle. Mais, pour celles qui ont porté l’affaire devant les tribunaux, il est apparu plusieurs fois que ces sévices étaient hautement improbables, voire totalement impossibles. Ce résultat est d’autant plus important que le système judiciaire américain, à cette époque – et notamment sous l’influence du féminisme –, était plutôt gagné à la cause des femmes qui portaient plainte pour sévices sexuels. Ces femmes étaient-elles alors des « névrosées » qui avaient imaginé ces situations et confondu la réalité avec leurs désirs ? Je ne le pense pas. Tous les êtres humains développent en effet dans leur enfance des rêveries dans lesquelles ils imaginent avoir des relations proches avec l’un ou l’autre des adultes qui les entourent sans pour autant que ces rêveries prennent la forme d’images d’accomplissement sexuel. Pour que de telles images se développent jusqu’à provoquer une confusion autour de leur caractère imaginé ou vécu, il y faut un facteur supplémentaire qui peut seul donner à l’événement imaginé le poids de sensorialité et d’émotivité qui est habituellement associé à la réalité.
17Janine, âgée de 17 ans, est très préoccupée par le viol. Elle en a des rêveries intenses. Rien, dans son histoire personnelle, n’indique qu’elle ait vécu une telle situation comme victime, ni même comme témoin. Au cours d’un travail psychothérapique, elle est amenée à s’interroger sur divers comportements de sa mère auxquels elle n’avait pas jusque-là accordé d’importance. Celle-ci a toujours été terrorisée par l’inquiétude que sa fille soit violée : elle évoquait déjà ce risque quand sa fille était toute petite, mais, en même temps, et comme contradictoirement, refusait que sa famille regarde une émission sur le viol. Cet ensemble d’attitudes a amené sa fille à se construire une représentation du monde dans laquelle une terreur et une honte angoissante entourent une situation dont la fillette n’a aucune expérience personnelle, mais qu’elle imagine et pressent. Au début de sa thérapie, quand Janine parlait de viol, c’était de façon si intense qu’elle semblait retrouver le souvenir émotionnel et même corporel de sévices réellement vécus. Mais, au fur et à mesure que ses souvenirs lui reviennent, il apparaît qu’elle avait vécu ces états émotionnels violents en relation avec ceux que vivait sa mère. Lorsque Janine et elle regardaient des feuilletons télévisés, elle pressentait parfois un grave malaise de sa mère perceptible à des gestes, des attitudes, des mimiques et des modifications de sa respiration. N’osant pas poser de questions, la fillette se laissait gagner par les mêmes états sensori-moteurs, puis elle tentait de s’en donner des images en relation avec celles qui paraissaient perturber sa mère. C’est pourquoi les images qui lui venaient étaient bien ses propres productions psychiques, mais elles s’accompagnaient d’émotions et d’états du corps vécus avec tellement d’intensité qu’on pouvait, à l’entendre en parler, se demander si Janine avait vécu ou non ces événements « pour de vrai ». Une telle confusion n’est possible qu’à une seule condition : l’enfant a vécu les sensations, les émotions et les états du corps correspondants à cette situation dans une relation de proximité émotive et fantasmatique intense avec un adulte qui les éprouvait lui-même, soit qu’il ait lui-même vécu un tel événement dans la réalité, soit qu’il ait été exposé à la même situation avec l’un de ses parents [6].
18Cela nous oblige bien sûr à distinguer entre le stress, le traumatisme et les représentations de celui-ci. Le stress consiste dans l’agression sensorielle et émotive. Le traumatisme consiste dans l’impossibilité pour un sujet d’élaborer un excès d’excitations et il s’organise autour de trois facteurs : l’intensité du stress lui-même, ses résonances fantasmatiques inconscientes et l’existence, ou non, d’interlocuteurs permettant d’en élaborer les effets sur soi. Enfin, la représentation du traumatisme consiste dans les images privilégiées à travers lesquelles le sujet tente de se représenter ses états sensoriels, émotifs et moteurs. Or les images regardées ensemble produisent des états émotionnels et corporels partagés et ceux-ci peuvent constituer chez les enfants le point de départ d’images psychiques qui s’imposent ensuite comme des souvenirs vécus [7]. Les trois formes de la symbolisation sont à la fois la clef de la gestion familiale des images et des « ricochets » que font, sur plusieurs générations, les traumatismes qui n’ont été symbolisés que partiellement. Il existe des images de traumatisme qui ne sont pas organisées autour de stress ou de traumatismes vécus, mais autour de solidarités et de fidélités familiales.
19Mais la place charnière des images, entre corps et mots, est aussi la clef des interventions des thérapeutes familiaux. Lorsqu’une famille vient en thérapie, les images partagées permettent de mieux comprendre les influences et les suggestions de certains des membres de la famille sur d’autres, mais aussi de renforcer une mythologie familiale partagée et de favoriser le processus d’individuation de chacun des membres vers la construction d’un fantasme personnel. La famille qui vient en thérapie est en effet souvent engagée dans des représentations et des conduites partagées répétitives qui soutiennent son identité, mais qui font obstacle au processus d’individuation de chacun de ses membres. En aidant la famille à visualiser ces modèles et en relevant les images proposées par les uns et les autres, le thérapeute familial remet la famille sur le chemin qui mène de la confusion du voir – dans laquelle on croit éprouver ensemble les mêmes choses – à la reconnaissance, par chacun, de son univers psychique personnel. Le thérapeute aide ainsi les membres de la famille à passer d’images qui alimentent la fusion et la confusion, à d’autres qui permettent la défusion et l’individuation.
20Outre l’article de Claude de la Genardière déjà mentionné, on trouvera dans ce volume plusieurs autres textes explorant quelques-uns des problèmes posés aujourd’hui autour des « images en famille » : Marika Moisseeff s’appuie sur le succès de la série des films Alien pour révéler comment les représentations de la procréation féminine prennent aujourd’hui le visage d’un phénomène parasitaire monstrueux et mortel ; Anne-Claude Duvert compare les faire-part de naissance dans les familles adoptives et les familles biologiques ; Claude Allard montre que ce ne sont pas les images qu’il faut craindre, mais les manipulations familiales qui peuvent s’appuyer sur elles, notamment autour de la place des générations. Dans une seconde partie, Béatrice Martin-Chabot nous parle de la gestion familiale des photographies de soi chez les patients atteints du sida ; Élisabeth Fichez et Michèle Gellereau se penchent sur l’attitude que les parents adoptent avec leurs enfants joueurs de jeux vidéo et notent qu’ils s’y montrent plus souvent « prescripteurs » – voire interdicteurs – que compréhensifs et médiateurs ; Dominique Pasquier rend compte de la première étude menée sur les relations des jeunes et des écrans ; et enfin Geneviève Jacquinot évoque le caractère récurrent (depuis 1909 !) du débat sur la violence des images en rapport avec celle des comportements et invite à une pédagogie des images qui fasse de nous des « citoyens plus exigeants vis-à-vis de leurs médias ».
Notes
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[1]
Cet exemple est extrait de mon ouvrage Enfants sous influence, les écrans rendent-ils les jeunes violents? Paris, Armand Colin, 2000.
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[2]
Celles-ci correspondent à trois formes de mémoire dont les neurophysiologistes et les biologistes étudient aujourd’hui les supports et les circuits spécifiques.
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[3]
Sur ces questions, on peut consulter mon ouvrage Nos secrets de famille, Histoires et mode d’emploi, Paris, Ramsay, 1996.
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[4]
Comme je le montre d’abord en 1987, puis en 1995.
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[5]
Ce rôle dévolu aux images a été particulièrement bien rempli par le cinéma, et il l’est encore là où les impératifs financiers de la production mondiale n’écrasent pas sa spécificité. Il a constitué, pour de nombreuses nations, le lieu privilégié où des individus séparés ont éprouvé symboliquement leur appartenance à une identité commune.
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[6]
Pour plus de précisions et des exemples cliniques sur de telles situations, on peut lire mon article « Les images psychiques entre les générations » in S. Tisseron et coll., Le psychisme à l’épreuve des générations, clinique du fantôme, Paris, Dunod, 1995.
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[7]
C’est pourquoi il est essentiel, face à de telles réminiscences, de toujours poser le problème dans sa généralité sans préciser la génération concernée par l’événement : « Un jour, quelqu’un… » Pour plus de précisions sur cet aspect, on peut consulter Nos secrets de famille (op. cit.).