1 L’approche freudienne du rêve centrée sur le désir du sujet a ouvert un champ considérable à la compréhension de nos productions nocturnes, mais pas seulement. En effet, elle a été largement mise à contribution pour la construction du protocole de la cure, dans lequel le psychanalyste est invité à écouter l’ensemble des récits du patient comme celui d’un rêve dans lequel s’exerceraient les mêmes processus de condensation, de déplacement, de dramatisation et de symbolisation que dans le rêve. Mais, malgré l’importance considérable de cette approche, Freud s’est trouvé limité, pour beaucoup de raisons (dont l’état des connaissances de son époque en études), à une approche du sujet singulier et de ses désirs plus ou moins refoulés. C’était déjà, compte tenu des connaissances de son époque, considérable ! Rappelons en quelques mots l’essentiel de son message.
Une manifestation de la réalité psychique
2 Pour Freud, le rêve est une manifestation essentielle de ce qu’il appelle la « réalité psychique » du sujet. Elle est pour lui fondamentalement inconsciente et possède une consistance propre qui, à la fois, l’oppose et l’articule à la réalité matérielle. Le rêve n’en est pas la seule manifestation : les fantasmes, les identifications, les mécanismes de défense, les symptômes et les pulsions en font également partie. Dans une nouvelle édition de L’interprétation des rêves en 1919, il définit cette réalité psychique comme une forme d’existence particulière qui ne doit pas être confondue avec la réalité matérielle.
3 En pratique, le dormeur serait dérangé dans son sommeil par le surgissement d’un désir refoulé dans la journée, rendu possible par la baisse de la censure durant le sommeil. Devant l’expression trop explicite de ce désir, le rêveur risquerait de prendre peur et de se réveiller. Le rêve assurerait alors à celui-ci un ensemble de déformations qui le rendrait méconnaissable, et donc acceptable au « moi » du rêveur. Ces déformations opéreraient par fragmentation et combinaison. Dans la fragmentation, le rêveur modifie des images et des mots qu’il a dans sa mémoire en les décomposant en plusieurs éléments. Ce sont ensuite ces différents éléments qui vont pouvoir subir une recombinaison. Le rêve agit un peu ainsi comme le processus de la digestion : en décomposant des éléments en unités de base pour utiliser celles-ci dans de nouvelles recompositions qui témoignent des préoccupations du sujet sur son avenir autant que de ses souvenirs. Il en résulte que tout rêve aurait deux contenus distincts : un contenu manifeste qui consiste dans le rêve tel qu’il est remémoré ; et un contenu latent formé par les désirs inconscients qui sont à son origine, ou tout au moins qui peuvent y être décryptés.
4 Il existe donc moins, chez Freud, une théorie du rêve qu’une théorie du travail du rêve. Ce travail porte sur les matériaux du rêve qui sont de trois natures différentes : les stimuli corporels, les restes diurnes et les désirs inconscients. Le travail du rêve transforme ces matériaux en pensées du rêve, puis en rêve manifeste. Ce travail fait intervenir les quatre mécanismes bien connus : la condensation, le déplacement, la prise en considération de la figurabilité et l’élaboration secondaire. En insistant sur ces mécanismes, Freud veut marquer le fait que l’essence du rêve ne tient pas dans son contenu mais dans son processus même.
5 C’est justement sur ces processus, bien plus que sur des grilles interprétatives possibles du rêve, qu’ont porté les principaux travaux postfreudiens.
Trois compléments à l’approche freudienne du rêve
6 De nombreux compléments à l’approche freudienne ont été apportés depuis cinquante ans. Nous allons nous limiter ici à trois d’entre eux : le rôle du rêve comme explorateur et metteur en scène de possibilités figuratives inaccessibles à l’état de veille ; les multiples significations de ce que Freud a appelé « l’ombilic des rêves » ; enfin, le rôle joué, dans la vie psychique de chacun, par les traumatismes non élaborés des générations précédentes, notamment du point de vue de la capacité des cauchemars à mettre en scène des objets phobogènes.
Les rêves de bon conseil
7 Parallèlement à son rôle de mise en scène réalisatrice du désir du sujet, le rêve est de plus en plus envisagé dans une dimension réparatrice des traumatismes. C’est ce que Sándor Ferenczi appelait « le rêve comme tentative de réalisation du désir ». Le rêve ne met plus en scène un désir, mais constitue la tentative d’accéder à celle des moyens de survivre à une situation traumatique qui n’a pas pu être surmontée de façon satisfaisante dans le passé. Par exemple, un pilote dont l’avion s’est écrasé revit d’abord ce cauchemar dans ses nuits, jusqu’au moment où il rêve qu’il pose son avion sur un étang. Un tel rêve signe en général que le travail d’élaboration du traumatisme a touché son terme. Mais le rêve n’est pas seulement le témoin du processus, il en a été aussi partie prenante. Les Américains pendant la Seconde Guerre mondiale ont désigné ce genre de rêve sous le nom de « rêve de bonne fin ».
8 On peut d’ailleurs rapprocher de cette conception les rêves qui, pendant le sommeil, figurent avec les processus qui lui sont propres la solution à des problèmes que le sujet s’est posés dans la journée, mais que ses connaissances ou ses a priori conscients l’ont empêché de percevoir nettement. Ainsi envisagé, le rêve ne pose pas seulement le problème mieux que nous ne pouvons le faire dans le langage logique de l’état éveillé, il en ébauche aussi une solution. Le problème en cause peut être théorique ou relationnel. Un exemple de résolution d’un problème théorique est donné par la découverte de la structure de la molécule de benzène par Kekulé : il en comprit la structure circulaire après avoir vu en rêve un serpent se mordre la queue… Une situation semblable peut se produire autour d’un problème relationnel : le rêve met alors en forme de façon énigmatique une situation qu’une personne pressent, mais qu’il lui est interdit de connaître – ou qu’elle s’interdit elle-même de penser. Par exemple, un homme raconte à sa femme qu’il rêve être frappé dans le dos à coups de gourdin par un inconnu : en fait, sa femme est en train de le tromper avec l’un de ses meilleurs amis, dont le patronyme est très proche du mot « gourdin »… Le rêve n’anticipe ni notre avenir social, ni même notre avenir individuel. Il ne fait qu’anticiper, de façon imagée, et selon les lois qui lui sont propres, des solutions à des problèmes que nous n’arrivons pas encore à résoudre à l’état de veille.
Les ombilics des rêves
9 Freud écrivait :
« Les rêves les mieux interprétés gardent souvent un point obscur ; on remarque là un nœud de pensée que l’on ne peut défaire, mais qui n’apporterait rien de plus au contenu du rêve. C’est l’“ombilic” du rêve, le point où il se rattache à l’Inconnu. Les pensées du rêve que l’on rencontre pendant l’interprétation n’ont en général pas d’aboutissement, elles se ramifient en tous sens dans le réseau enchevêtré de nos pensées. Le désir du rêve surgit d’un point plus épais de ce tissu, comme le champignon de son mycélium [1]. »
11 À sa suite, certains auteurs ont postulé l’existence d’un second ombilic, plus intersubjectif. Le premier d’entre eux a été Wilfred Bion [2]. Pour lui, cet ombilic ferait communiquer le rêve avec la vie psychique maternelle telle que l’enfant l’a perçue au début de sa vie. À travers ce qu’il appelle « la capacité de rêverie de la mère », Bion fait en effet du rêve partagé une condition essentielle au développement du bébé.
12 Pour Jean Guillaumin [3], le rêve du patient en analyse s’organiserait à partir du lien transférentiel à l’analyste.
13 Enfin, pour René Kaës, il ouvrirait sur un espace onirique commun à deux ou plusieurs protagonistes, et notamment sur les désirs et l’inconscient qu’ils partagent. Un psychanalyste peut ainsi rêver de ce qui organise le conflit et/ou le désir inconscient de son patient, et inversement, celui-ci peut rêver d’une question qui préoccupe son analyste.
14 René Kaës [4] a développé une conception du rêve qui en fait un espace à la fois intrapsychique et interpsychique : cette double origine lui donne d’autres sources que les désirs personnels du rêveur, et d’autres conséquences que celles qui se manifestent sur sa propre vie psychique. Son hypothèse ne signifie pas que les groupes « rêvent », car le rêve est toujours une création individuelle du Moi singulier. Elle signifie que chaque rêveur rêve au carrefour des espaces psychiques de ses différents interlocuteurs et que les rêves de chacun traversent les rêves des autres. Autrement dit, les mises en scène du rêve concernent à la fois les désirs et les angoisses du sujet et ceux de son groupe. L’important est alors de comprendre, dans un rêve personnel, ce qui correspond aux désirs et aux angoisses individuelles, à celles d’un autre, voire à celles de plusieurs membres de son groupe. Et, s’agissant du choix de le raconter, il vaut mieux aussi se poser la question de savoir ce qui est partageable avec tout le groupe et ce qui ne l’est pas.
15 À la suite de René Kaës, André Ruffiot [5] a postulé que l’activité onirique individuelle, dans chaque famille, est partie prenante d’un appareil onirique plus vaste qu’il a désigné comme « rêvoir familial », ou encore « berceau onirique familial ». Celui-ci serait un lieu de récits, mais aussi de fantasmes partagés. Chacun des membres de la famille pourrait à la fois y projeter ce qui lui est propre et reconnaître ce qu’il a en commun avec les autres membres de la famille, de façon à se reconnaître comme partie prenante de celle-ci. Cet espace onirique familial aurait pour fonction d’assurer une base partagée d’images sur laquelle l’enfant pourrait étayer son développement psychique. Cet espace onirique familial serait aussi la voie d’accès à la réalité inconsciente de la famille, telle qu’elle se constitue dans le dispositif de thérapie familiale. Pour André Ruffiot, les familles en souffrance seraient en effet celles dans lesquelles cet espace onirique commun serait défaillant. Le dispositif thérapeutique permettrait alors de le reconstituer. Le rêve exercerait une fonction de holding, au sens de Donald Winnicott [6].
16 Pour D.W. Winnicott, le holding constitue l’une des trois caractéristiques de ce qu’il appelle « la mère suffisamment bonne », ou good enough mother (cette expression souvent mal comprise qui ne désigne pas la génitrice de l’enfant, ni même son interlocuteur privilégié, mais l’environnement primaire du bébé dont cet interlocuteur fait évidemment partie, sans qu’il s’y réduise). Les deux autres sont le handling et la présentation de l’objet (object presenting). À sa suite, André Ruffiot a donc défini le holding onirique comme le consensus inconscient du groupe familial pour produire de l’onirique et pour mélanger les productions oniriques de chacun. Ce holding onirique serait une réponse, prenant la forme d’un rêve, d’un membre de la famille à un autre, de telle manière que devienne possible la maturation des différents Moi individuels. Les rêves racontés aux autres par chacun des membres du groupe seraient des sortes de messages autour de ce qui ne peut pas se formuler autrement, et notamment les traumatismes infantiles vécus par chaque génération, chargés de violence et souvent aussi d’angoisse d’abandon. Ces messages oniriques permettraient de satisfaire une exigence de figurabilité avant que la famille puisse construire son histoire dans la communication explicite et chronologique des événements qui l’ont marquée. Ce point de vue place le rêve comme un espace intersubjectif autant qu’intrasubjectif.
17 Mais c’est incontestablement à Charlotte Béradt [7] qu’il revient de s’être avancée la première et le plus loin sur cette voie d’un ombilic « groupal » des rêves, et cela bien que le mot ombilic n’ait jamais été employé par elle. En recueillant trois cents rêves d’hommes et de femmes ordinaires pendant la montée du IIIe Reich, entre 1933 et 1936, elle a montré comment le régime hitlérien s’était infiltré jusque dans les rêves. Ceux-ci témoignent en effet largement des conditions sociales particulières de cette période et des inquiétudes qui leur étaient liées. Son ouvrage a marqué un tournant. Les récits des rêves sont maintenant considérés comme une source légitime et privilégiée d’informations sur le passé, sans pour autant cesser d’en être une sur les désirs personnels de chaque rêveur. Les deux sont même complémentaires. L’approche du rêve prend aujourd’hui de plus en plus en compte sa dépendance envers le contexte social et politique.
Cauchemars et objets phobogènes
18 L’approche du cauchemar s’est aujourd’hui de même considérablement modifiée… Rappelons que ce mot renvoie à la fois au mot mare, qui signifie « être » ou « fantôme », et à cauche, signifiant « pressant sur la poitrine », ou encore « oppressant ». Le cauchemar se définit ainsi comme une sensation intolérable de poids sur la poitrine. Sa première figure explicite est dans l’Antiquité grecque celle de la Sphinge. Il s’agit d’un être composite formé d’un buste de femme, d’un corps de lionne, d’ailes de rapace et d’une queue de serpent. Elle descend sur l’homme endormi, se pose sur sa poitrine et le maintient immobile avec ses pattes griffues tout en l’étouffant avec ses seins proéminents. Son nom, « Sphinge », vient d’ailleurs du grec sphyngein qui signifie « étrangler » et qui a donné notre mot français « sphincter ». Le mot sphynx est, en grec, l’équivalent du mot « angoisse » en français. Au Moyen Âge, cette idée a été reprise pour faire du cauchemar la manifestation de l’intervention du diable sur un humain, homme ou femme. Le succube serait un diable qui s’installerait sur l’homme dormant sur le dos pour l’étouffer et en même temps lui prendre son sperme, tandis que l’incube serait un diable prenant cette fois-ci un aspect mâle pour abuser de la dormeuse. Dans les deux cas, cette intervention du démon sur le dormeur se caractériserait par une sensation d’étouffement, due au fait qu’il pèserait de tout son poids sur le haut du corps de sa victime. En fait, s’il fallait expliquer de façon « moderne » cette croyance du Moyen Âge, il serait tentant de proposer que celui qui ressent une sensation d’étouffement pendant son sommeil, et se réveille en racontant un cauchemar, est victime d’apnées du sommeil. Ce phénomène, dont l’origine est encore mal connue, correspond à des arrêts respiratoires qui peuvent durer plusieurs dizaines de secondes, et le malaise que ces apnées suscitent, entraîner un réveil.
19 Mais le cauchemar n’est pas seulement angoisse, il est aussi images et sens. Nicolas Abraham a apporté une contribution majeure à cette compréhension en montrant comment des éléments de vie familiale, mal symbolisés et communiqués à un enfant de manière énigmatique – c’est-à-dire, notamment, à travers des gestes, des attitudes et des mimiques –, peuvent se retrouver dans ses rêves [8]. Par exemple, une adolescente dont le père biologique est différent de son géniteur officiel – celui-ci ayant épousé sa femme lorsqu’elle était enceinte d’un autre homme disparu – raconte à ses parents qu’elle rêve chaque nuit d’un homme au visage masqué qui vient la chercher à l’école et l’invite à le suivre.
Rêve nocturne et rêve éveillé : différences et répétitions
20 Parallèlement à ces avancées originales, d’autres auteurs ont contribué à renouveler l’approche du rêve, bien que leurs travaux ne l’aient pas initialement concerné. C’est notamment le cas de ceux qui concernent la structure et la fonction des fantasmes.
Un mot polysémique
21 Le mot allemand « Phantasie » utilisé par Freud est communément traduit en français par « fantasme ». Mais s’agit-il de fantasmes conscients, de rêveries diurnes, de productions de l’imagination comme des fictions, ou encore de fantasmes inconscients… ? On s’y perd ! En 1948, dans un souci de clarification, Susan Isaacs [9] a proposé d’adopter deux graphies différentes : fantasy (fantasme) pour désigner « les rêveries diurnes conscientes, les fictions, etc. », et phantasy (phantasme) pour désigner « le contenu primaire des processus mentaux inconscients ». Mais cette approche a été critiquée pour la difficulté qu’elle engendrerait de savoir de quelle façon traduire le mot « Phantasie » employé par Freud. Maria Torok a ajouté une autre critique à celle-ci : elle a craint que cette définition du fantasme n’aboutisse à une extrême généralité. Parallèlement, Winnicott a tenté de mieux cerner ce que le mot pourrait désigner. Envisageons successivement leurs deux approches.
Maria Torok et la double nature du fantasme
22 Maria Torok [10] propose de distinguer deux types de fantasmes, qu’elle appelle « fantasme d’anticipation » et « fantasme d’accomplissement magique ». Le premier est une forme d’appel à une élaboration en devenir : un affect est provisoirement associé à une représentation qui ne lui convient pas, mais le fait de pouvoir évoquer cet affect lui donne une première forme communicable et permet d’envisager de l’associer ultérieurement à la représentation adéquate. Le fantasme d’anticipation, comme le rêve, peut être interprété, et il peut même, de ce point de vue, être considéré comme une sorte de petit rêve éveillé. Il arrive d’ailleurs que le souvenir d’un rêve s’impose dans la vie diurne avec le caractère intrusif et décalé qui caractérise le fantasme, de telle sorte qu’il est parfois difficile de savoir s’il s’agit bien du souvenir d’un rêve ou de la production d’un fantasme qui prend appui sur un reste nocturne. Nous pensons alors : « Est-ce que je l’ai rêvé ou est-ce que je l’ai imaginé ? »
23 Le fantasme d’accomplissement magique, au contraire, signe un non-accomplissement. Il fait écran à un traumatisme que non seulement le sujet n’approche pas à travers son fantasme mais qu’il fuit même dans une activité de fantasmatisation compulsive. Des personnalités blessées tentent en effet de trouver refuge dans des sortes de rêveries éveillées qui ne sont pas à proprement parler des rêveries, car elles n’entretiennent aucun rapport ni avec le monde concret, ni avec celui du traumatisme par rapport auquel elles tentent de faire diversion. En fait, ces « rêveries » particulières s’emploient à satisfaire un désir de toute-puissance irréaliste pour faire écran à une réalité amère que le sujet a renoncé à accueillir dans sa vie psychique, parce que l’excès de douleur la rend impossible à introjecter sans aide.
Winnicott et « l’esprit malin » de la rêvasserie
24 Quelques années plus tard, Winnicott [11] a proposé pour parler de ces productions psychiques très particulières le mot de fantasmatisation, que son traducteur Jean-Bertrand Pontalis a rendu par « rêvasserie [12] ». Il leur a attribué quatre caractères :
25 – elles sont des phénomènes psychiques isolés qui absorbent de l’énergie sans participer à la vie réelle et à la vie imaginaire ;
26 – le temps n’y existe pas ;
27 – l’omnipotence y règne sans partage. Tout y est facile et on y accomplit des choses extraordinaires dans un état de totale inactivité et même d’impotence corporelle. Il correspond à un état dissocié de la personnalité ;
28 bien qu’elles puissent s’accompagner d’une importante exaltation, elles ne suscitent jamais d’action. Leur surgissement peut même paralyser une action en cours.
Rêvasser, rêver, imaginer
29 Les travaux conjoints de Torok et de Winnicott nous permettent de mieux comprendre comment s’articulent le rêve, aussi bien nocturne que diurne, la rêvasserie (la fameuse fantasmatisation de Winnicott) et l’imagination [13].
Rêvasser
30 Dans la rêvasserie, le vagabondage des pensées n’a aucun lien ni avec le passé, ni avec le présent, ni avec l’avenir du sujet. Il n’est qu’une façon de s’évader d’une réalité présente – ou du souvenir douloureux d’une réalité passée – au risque de se complaire dans des rêveries stéréotypées et compulsives qui consomment l’énergie psychique du sujet en pure perte. Elle se confond avec le fantasme d’accomplissement, et tente de passer l’éponge sur une souffrance impossible à symboliser. À l’extrême, cet attrait pour le monde intérieur prend l’apparence d’une véritable addiction. Il dissuade l’engagement dans la vie quotidienne, et cela aussi bien du point de vue professionnel que social. La rêvasserie devient un refuge. Le sujet éprouve alors de la colère vis-à-vis de ses propres fantasmes, de l’angoisse, mais plus souvent de la honte. Les images qui l’envahissent ne correspondent pas à des sentiments ou à des sensations recherchés consciemment. Il ne parvient pas à arrêter ce défilement.
31 Inutile de dire que de telles productions psychiques sont ininterprétables. La seule façon de travailler avec ces patients est de les inviter à parler de choses concrètes de leur existence, de façon à leur permettre de commencer à construire de vraies rêveries à leur sujet.
Rêver
32 Si la rêvasserie et la rêverie ont pour point commun d’accorder plus d’importance au visionnage de « vidéos mentales » qu’à l’instant présent, il existe entre elles une différence majeure. Les rêveries diurnes sont des constructions mentales, à l’édification desquelles le sujet participe activement. Elles sont proches du fantasme d’élaboration défini par Maria Torok. Le rêve nocturne et la rêverie diurne mettent en scène des scénarios qui impliquent les différentes personnes constituant son entourage, derrière lesquelles se cachent les figures psychiques intériorisées constituées au cours de son histoire infantile. Dans les deux cas, le désir y a une place motrice : il organise les représentations de manière à permettre une satisfaction de désir. Le rêve crée toujours du nouveau à partir des désirs mobilisés la journée, et la rêverie aussi. Elle a d’autant plus de chances de se trouver liée à la réalité que l’on est capable de l’interrompre et d’en prendre conscience.
Imaginer
33 L’imagination est centrée sur la transformation de la vie réelle. Elle est une forme de pensée visuelle tournée vers le futur, mobilisatrice de comportements organisés en relation avec ce qui s’y représente, et organisatrice d’un projet sur le monde. L’individu renonce à la toute-puissance dans la mesure où il accepte de confronter le contenu de ses rêveries avec la possibilité de leur réalisation. Lorsque la rêverie s’ouvre sur l’imagination, elle est donc mise au service de la transformation de la réalité. Et cela est vrai aussi du rêve.
Rêvasser, rêver, imaginer, avec les écrans aussi
34 Enfin, il est impossible d’évoquer les pouvoirs de l’imagination sans dire quelques mots des relations existant entre les espaces numériques, dans lesquels l’imagination « prend le pouvoir », et le rêve. Les paysages produits par les technologies numériques évoquent en effet ceux du rêve, parce que ces technologies rompent avec la logique du récit, qui est aussi celle du livre. La culture du livre est en effet construite autour d’une logique de succession, et donc de narrativité : il existe dans toute lecture un avant, un pendant et un après, que chaque lecteur visualise d’ailleurs immédiatement par le volume des pages qu’il a déjà tournées et de celles qu’il lui reste à lire. Cette narrativité domine notre vie diurne dans laquelle le temps nous est compté. Au contraire, chaque écran s’ouvre sur un éternel présent.
35 Dans les écrans, nous oublions le temps, et c’est aussi bien le cas lorsque nous regardons nos mails que lorsque nous jouons à un jeu vidéo ou allons sur Facebook. De plus, alors que chacun est invité à ne lire qu’un seul livre à la fois, la logique des écrans est celle de la juxtaposition. Les contenus y sont mis en parallèle sans que des liens chronologiques ou simplement logiques les ordonnent. C’est exactement ce qui se passe dans le rêve, qui apparaît souvent au réveil comme un enchaînement d’images ou de séquences sans lien, et sans que rien n’y indique clairement qu’un événement puisse être la cause ou la conséquence d’un autre. D’une certaine façon, entrer dans Internet est donc un peu comme entrer dans un rêve, même si certains sites sont rigoureusement construits selon la logique narrative de la culture du livre.
36 Pourtant, les conditions sont bien différentes. Dans le sommeil, la conscience est totalement désactivée alors qu’elle ne l’est pas lorsqu’on est devant son ordinateur. Plus encore, l’internaute choisit son parcours (il en a tout au moins l’impression) alors que le rêveur est mené par son rêve qu’il ne contrôle pas.
37 La situation devant l’ordinateur s’apparente moins au rêve nocturne qu’à la rêverie éveillée… ou à la rêvasserie. En effet, exactement de la même façon qu’on peut rêver, rêvasser ou imaginer sans écran, on peut le faire avec eux. Et les distinctions que nous venons de poser entre ces trois activités se retrouvent exactement dans diverses façons de jouer aux jeux vidéo.
La rêvasserie assistée par ordinateur
38 Les espaces virtuels constituent facilement, pour celui qui le souhaite, un espace de toute-puissance fantasmatique sans aucun lien avec la réalité, et dans lequel tout est possible. Celui qui désire fuir une réalité problématique – interne ou externe – s’y réfugie en cherchant à satisfaire ses désirs d’emprise et de toute-puissance. Il s’enferme dans des pratiques répétitives et stéréotypées d’écrans qui alimentent des fantasmagories sans rapport avec la réalité. Il ne le fait pas pour le plaisir qu’il peut y trouver, mais pour fuir un déplaisir, exactement au sens où Maria Torok parle de « fantasme d’accomplissement magique ». Il est totalement dissocié à la fois de sa vie sociale concrète et de son imagination. Il a l’illusion que sa vie est toujours pleine, mais se cache la vacuité de son monde réel en développant un jeu répétitif et sensori-moteur, c’est-à-dire fondé sur des répétitions motrices – qui tient sa pensée à l’écart. Un état d’esprit semblable peut se trouver chez des gens qui ne jouent pas aux jeux vidéo, mais incontestablement, celui-ci les facilite.
La rêverie assistée par ordinateur
39 Cette façon de jouer est parfois aussi envahissante que la rêvasserie assistée par ordinateur, pourtant, il existe entre les deux une différence essentielle. Les désirs du joueur y sont mis en scène. Ce n’est plus le désir de toute-puissance qui est au premier plan, mais la possibilité de réaliser dans l’imaginaire des désirs qui trouvent leur origine dans des situations de la réalité.
La rencontre avec la réalité
40 Enfin, le joueur peut utiliser les mondes virtuels comme des espaces potentiels, au sens où en parle Winnicott. Son jeu devient un espace qui témoigne à la fois des enjeux de sa vie psychique intime, et de ses préoccupations sociales à travers les rencontres qu’il y fait. C’est le cas du joueur qui joue avec des partenaires qu’il connaît, et qu’il retrouve régulièrement dans sa vie concrète. Comme dans le cas précédent, les enjeux symboliques sont très importants dans sa façon de jouer, mais ses liens dans la réalité le sont aussi. Certains de ces joueurs peuvent être considérés comme « excessifs » selon les critères classiques, mais ils ont une excellente socialisation [14] et enrichissent leur vie par le jeu, à la différence des joueurs pathologiques qui appauvrissent la leur par l’isolement et la désocialisation.
41 C’est pourquoi il est si important de faire la distinction entre les pratiques pathologiques qui appauvrissent la vie et les pratiques passionnelles qui l’enrichissent, même si c’est aux dépens d’autres activités. Car la passion n’est pas que fusion et mélancolie, elle est aussi exaltation du désir d’entreprendre et de séduire. À une époque où l’addiction est présentée partout comme le mal du siècle, les adolescents affirment haut et clair que la passion est un état d’exception absolument nécessaire à la dynamique de la vie, et ils ont raison. Mais il faut aussi les aider pour qu’ils en tirent le meilleur. Cela passe par la valorisation de leurs créations, et notamment des films qu’ils font avec leurs téléphones mobiles, mais aussi en les invitant à cultiver le goût de la narration et de la confrontation. L’élaboration psychique autour des difficultés et des déceptions rencontrées dans le jeu favorise, en effet, dans un second temps – mais dans un second temps seulement –, l’abord des difficultés personnelles qui ont pu être à l’origine d’un refuge dans le jeu. Inviter un joueur à raconter ses plaisirs et ses déplaisirs dans son jeu a pour seul objectif de le rapprocher du moment où il pourra aborder sans angoisse excessive les situations angoissantes de sa vie réelle. Sans forcément avoir à nous en parler d’ailleurs…
En conclusion
42 Nous voyons que la psychanalyse n’a peut-être pas encore dit son dernier mot autour du rêve.
43 Cela ne nécessite pas seulement qu’elle se confronte aux approches d’autres disciplines, et notamment aux neurosciences, comme il est devenu habituel de le dire aujourd’hui. Il est essentiel également qu’elle approfondisse ses propres concepts. Les distinctions et les diverses articulations possibles entre fantasmer, rêver, rêvasser et imaginer, me semblent, de ce point de vue, constituer une voie riche de découvertes possibles. D’autant plus riche qu’il nous permet d’opposer au concept fourre-tout « d’addiction aux écrans », fondé sur la seule prise en considération du temps passé, une approche psychodynamique qui prend en compte le type d’activité psychique qui y est investi. On peut passer un peu ou beaucoup de temps à « rêvasser » sur Internet, et plus encore dans des jeux vidéo, au sens du fantasme d’accomplissement magique. Mais on peut aussi y rêver en y retrouvant des figures de son monde intérieur et en y mettant en scène ses désirs personnels. Ce n’est pas le temps passé qui fait la différence, mais bien la posture psychique du joueur. Et le travail principal du thérapeute consiste bien souvent à faire sortir le joueur d’une posture de rêvasserie pour l’engager vers une mobilisation de ses capacités de rêverie disponibles, afin de redonner voie à ses désirs.
44 On voit que c’est moins du côté du rêve proprement dit que le travail analytique gagnerait aujourd’hui à s’engager – d’autant plus que les psychanalystes des générations précédentes l’ont fort bien étudié – que du côté de ce que les concepts psychanalytiques dégagés autour de lui nous permettent de comprendre du pouvoir de captation de nos écrans, tout aussi disponibles pour y rêvasser, y rêver ou y créer.
Notes
-
[1]
S. Freud, L’interprétation des rêves (1899), Paris, Puf, 1987, p. 446.
-
[2]
W.R. Bion, « A theory of thinking » (1962), International Journal of Psycho-Analysis, vol.43, 1962, réédité dans Second Thoughts, Londres, Heinemann (1967).
-
[3]
J. Guillaumin, Le rêve et le moi, Paris, Puf, 1979.
-
[4]
R. Kaës, La polyphonie du rêve. L’expérience onirique commune et partagée, Paris, Dunod, 2002.
-
[5]
A. Ruffiot, « Holding onirique familial », Gruppo 6, 1990, p. 118-121.
-
[6]
D.W. Winnicott, Le bébé et sa mère, Paris, Payot, 1992.
-
[7]
C. Béradt, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot, 2004.
-
[8]
N. Abraham, M. Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1978.
-
[9]
S. Isaacs, « Nature et fonction du fantasme », La psychanalyse, vol. 5, 1948, p. 125-182.
-
[10]
M. Torok, « Le fantasme. Essai de définition structurale et opérationnelle » (1959), dans Une vie avec la psychanalyse, Paris, Aubier, 2002.
-
[11]
D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
-
[12]
Il aurait pu aussi le traduire par « fantasmagories » ou « chimères », mais le mot de « rêvasserie » présente l’avantage d’évoquer une forme de parasitage de la vie psychique, ce qu’elle est en effet. Ce choix permet en outre à Pontalis de définir le fantasme comme une formation de compromis entre désir et interdit susceptible d’interprétation, en restant très proche de ce que Maria Torok appelle fantasme d’anticipation (J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1976).
-
[13]
S. Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser. Du virtuel psychique au virtuel numérique, Paris, Dunod, 2013.
-
[14]
Rapport de l’Institut Wallon pour la santé mentale.