
Les Nouvelles cartes de la psychanalyse, Odile Jacob, 1996
La Psychanalyse en dialogue, Odile Jacob, 2003
Les Psychanalystes savent-ils débattre ?, Odile Jacob, 2008
Métapsychologie du sens, PUF, 2011
Psychothérapies et psychanalyse, Erès, 2012
Par Dominique Suchet
1Daniel Widlöcher en disparaissant le 14 décembre 2021 a endeuillé l’Association Psychanalytique de France (APF), et au-delà la communauté psychanalytique internationale. Il avait été un des membres fondateurs de l’APF en 1964, avec Jean Laplanche (1924-2012), et Jean-Claude Lavie (1921-2020). Il en avait été deux fois président en 1974 et 1975 et en 2007 et 2008, membre titulaire en 1971 et membre d’honneur depuis 2014.
2Cette Association a été fondée dans un formidable mouvement créatif né du refus de tout dogmatisme ; un mouvement que Daniel Widlöcher partageait avec de fidèles compagnons, on pourrait dire des camarades tant la dimension communautaire, de lutte et de résistance a marqué son engagement analytique. Et tout au long de son parcours il ne cessera de transmettre ces qualités essentielles, l’exigence de la curiosité avec son refus de toute pensée unificatrice, et le désir d’action. Engagé dans la promotion de la psychanalyse et des exigences de sa transmission il sera donc président de l’APF mais aussi président de la Fédération Européenne de psychanalyse (FEP) de 1979 à 1983 puis président de l’IPA de 2002 à 2006. Il y a succédé à Otto Kernberg et a précédé Claudio Eizirik.
3Une formation en philosophie, un double doctorat en médecine et en psychologie, se sont alliés à une grande culture et un intérêt profond pour l’art, la peinture, la musique, la littérature pour maintenir tout au long de son parcours une interrogation toujours à l’affût, sur le fonctionnement du psychisme de l’homme. Psychiatre à l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris), il rencontre la psychanalyse avec Lacan à la Société Française de psychanalyse (SFP). Un choix guidé par la proposition de Lacan d’ouvrir le champ de la psychopathologie et des concepts freudiens sur tous les autres champs des sciences humaines. Cependant Lacan en rompant en 1953 avec la Société Psychanalytique de Paris (SPP) dont il était président du fait d’un conflit avec le directeur de l’Institut de formation (S. Nacht), et en créant la SFP (Société Française de psychanalyse) avait inscrit de fait celle-ci en dehors de l’IPA. Une procédure de reconnaissance de la SFP par l’IPA conduit finalement à la rupture de certains de ses membres avec Lacan et à la scission de la SFP avec la création de l’APF en 1964. Et c’est sans doute par fidélité à ce principe de refus de tout impérialisme de pensée que Daniel Widlöcher participe à la rupture avec Lacan, et activement à la fondation de l’APF. Mais pas sans avoir été celui qui est allé le plus loin, le plus longtemps, pour tenter la conciliation, l’entente et la négociation, pour faire tenir ensemble les différends.
4Dans cet esprit d’ouverture, de rencontre et de discussion Daniel Widlöcher a poursuivi son engagement au service de la promotion de la psychanalyse et de la formation des psychanalystes. Toute sa carrière de professeur en psychiatrie a été entièrement dévouée au groupe hospitalo-universitaire Pitié-Salpêtrière. Il a également enseigné la psychologie à la faculté de Lettres et Sciences humaines de Paris-Nanterre. Il a été Président de l’École des psychologues praticiens et de l’Association pour la méthodologie de la recherche en Psychiatrie, Président de l’Association psychologie et psychophysiologie au CNRS et Directeur de l’Unité INSERM « Psychopathologie et pharmacologie des comportements ».
5Mais d’abord psychanalyste et clinicien, Daniel Widlöcher n’a cessé de témoigner que nous ne pouvons pas opposer les mécanismes de pensée de la vie psychique à ceux de la pratique de la psychanalyse ni à ceux des dynamiques institutionnelles et sans doute non plus à ceux de notre vie dite personnelle. Il a exploré les concepts métapsychologiques, les a confrontés aux avancées des champs scientifiques voisins. Il a surpris, interrogé, dérangé mais toujours enrichi les réflexions en ouvrant des horizons quand on croyait que l’affaire était entendue. Au-delà d’un accord, l’important n’était-il pas de convaincre qu’une démarche scientifique passe par des débats, des remises en cause et que, selon lui, seule l’interdisciplinarité permettrait d’entrevoir les conditions du changement. Parce qu’au fond c’est sans doute la question du changement et des résistances au changement qui traversent son œuvre. Le changement avait pour lui un territoire indiscutable, celui de la psychopathologie, et il n’y a qu’à regarder les titres des revues de psychanalyse que Daniel Widlöcher a initiées ou dirigées : Avec Pierre Fédida, La revue internationale de psychopathologie (PUF) ; ou les titres de ses ouvrages depuis Métapsychologie du sens (1986), Traité de psychopathologie (1994) ; Les Nouvelles cartes de la psychanalyse, (1996) ; Clivage et sexualité infantile dans les états limites, Nouveau paradigme pour la psychanalyse ? (1999) ; Sexualité infantile et attachement, (2001) ; La Psychanalyse en dialogue, (2003) ; Les Psychanalystes savent-ils débattre ? (2008) ; Psychanalyse et psychothérapie (2008).
6Il promeut une interrogation vivante des conceptions théoriques donc pour s’opposer au dogmatisme, mais aussi une interrogation vivante des conditions institutionnelles que nous nous donnons pour assumer notre mission de transmission de la psychanalyse. Il y a promu la défense de la doctrine analytique en alliant un souci de pluralisme et un refus de la banalisation des concepts et des pratiques. Il a fait valoir ce qu’on pourrait appeler « une diversité rassemblée » des modèles de formation. Il a été l’initiateur du mouvement des « Trois Modèles de Formation » qui ont été définitivement adoptés en 2007 lors du Congrès de Berlin sous la présidence de Claudio Eizirik. Ceux qui ont travaillé avec lui dans le bureau exécutif de la Fédération européenne de psychanalyse ou de l’IPA témoignent de sa « force tranquille », il ne perdait jamais son calme et restait toujours amène et respectueux de l’autre même lors d’affrontements d’idées.
7Daniel Widlöcher n’a cessé de transmettre ces qualités essentielles : l’exigence de la curiosité avec son refus de toute pensée unificatrice, et le désir d’action. Sa proposition incarnée pour penser que la psychanalyse qu’il aimait et que nous aimons est à la fois une théorie et une pratique de la communication, une théorie et une pratique de la rencontre, ne craignons pas les mots, et une pratique de l’écoute où il se fait un travail très spécifique qu’il a appelé copensée au service de l’émergence du sens est cette chose si simple et claire que les psychanalystes qui l’ont rencontré, et ceux qui le liront, garderont.
Par Laurence Kahn
8Un jour que je m’étonnais d’être si peu préparée à la mort d’une très vieille dame que j’aimais, Daniel Widlöcher me dit : « Il n’y a rien de commun entre la pensée de la mort et l’acte de la mort. L’acte de la mort vous laisse toujours stupéfait ».
9Je m’étais adressée à lui en 1989 pour reprendre un travail analytique. Il fut un analyste remarquable et ma dette à son égard demeure insolvable. Il serait certainement mécontent de m’entendre, car l’idéalisation n’était pas ce qu’il préférait. D’une manière générale, il n’aimait pas le « pathos », et s’employait à retourner les pensées convenues. D’une discrétion absolue, d’une grande intrépidité intellectuelle, il était aussi rigoureux que généreux dans le travail. Il permettait que l’on trouve son chemin dans le dédale des difficultés de la vie, sans s’incliner devant les bien-pensances. Au fond, pour lui, l’enjeu était d’aller le plus loin possible, sans perdre de vue les limitations qu’impose la férule des conflits internes. Comme il disait souvent en citant Freud, nous avançons en oscillant « entre un petit bout d’analyse du Ça et un petit bout d’analyse du Moi ». À une époque où Winnicott s’imposait grâce aux publications réalisées par Pontalis, où la pensée de Mélanie Klein trouvait parole dans ses successeurs, et qu’Anna Freud était caricaturée en jardinière d’enfants, il traduisit celle-ci et apprit l’anglais pour ce faire – ce qu’il m’expliqua longtemps plus tard. Il permit ainsi aux lecteurs français de découvrir des textes inédits, tel celui sur l’accueil des enfants de Theresienstadt à Bulldogs Bank.
10Mais dans ce cas, comme dans mille autres, ce qui l’intéressait était de réfléchir sur le principe qui gouverne le changement. Pas de langage unique, donc, faire travailler les différences, approfondir les écarts et les supporter, pour donner une plus grande liberté à nos écoutes associatives. À ses yeux, la modestie était de rigueur lorsqu’on affronte les griffes de la répétition et que l’on tente de lui faire échec. En ce sens, il partageait avec Pierre Fédida un authentique amour de la formation. Mais si, dans sa bouche, le terme de Bildung n’était pas un vain mot, c’est que Daniel Widlöcher aimait guerroyer. La pensée ne pouvait se dérouler comme un long fleuve tranquille. Il aimait les détours qui permettaient de revenir nouvellement vers l’objet central de son intérêt : la psychanalyse. Travailler, explorer, ne pas se laisser faire par les simplifications ont fait de son métier et de son œuvre de continuelles années d’apprentissage.
11Lorsque bien plus tard, il me demanda d’être le vice-président de son second mandat à l’APF, ce fut alors un tout autre apprentissage que je fis, cette fois à ses côtés. « Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie », disait-il en citant Valéry. Mais la compagnie institutionnelle était mouvementée. Apprendre à décrypter les difficultés, les rapports entre forces contraires, les investissements narcissiques des protagonistes, les obstacles parfois insurmontables – au milieu de ce tohu-bohu, il cherchait la voie de passage, espérant toujours que l’institution gagne en vitalité.
12Peut-être ai-je pris la pleine mesure de cette infatigable détermination lorsque je devins moi-même présidente de l’APF. Ses conseils me furent, en trois circonstances très difficiles, d’un immense secours. Non que cela se déroulât dans une atmosphère béni-oui-oui (c’est à lui que je reprends cette expression). Je l’ai dit : il aimait guerroyer ; et, somme toute, j’aimais assez ça. De sorte qu’il nous arriva de batailler sévèrement.
13Mais quel interlocuteur il était ! Jusque dans les dernières visites que je lui rendis chez lui, il manifesta ce goût du débat – lequel était mené sur de véritables montagnes russes, tanguant entre des pensées fulgurantes et pleines d’humanité, et le chaos qui menaçait.
14Je savais, Daniel, que vos jours étaient comptés. Mais votre mort me laisse stupéfaite.
Par Catherine Chabert
15C’est à la fois une grande tristesse, un grand honneur, et l’occasion émouvante de dire ma gratitude et ma reconnaissance pour Daniel Widlöcher car ma rencontre avec lui, comme pour beaucoup d’entre nous, a été décisive pour moi à maints égards ; l’occasion aussi de dire l’estime et l’admiration pour lui, qui se sont d’emblée engagées et n’ont cessé de m’accompagner depuis. Bien sûr, ce sont les souvenirs des commencements qui reviennent et convoquent des moments précieux et jamais vraiment perdus.
16J’ai rencontré Daniel Widlöcher en 1967 alors que j’étais étudiante à Nanterre, puis l’année suivante à la Sorbonne où il défendait, dans cette université très vouée à la psychologie expérimentale et à la psychiatrie classique, une épistémologie centrée sur la psychanalyse ; je dis épistémologie car il ne nous imposait pas un système dogmatique ni sophistiqué, ou encore une combinaison pragmatique de données cliniques et de concepts convenus… Il nous a fait découvrir et aimer la psychopathologie et la psychanalyse en transmettant à ma génération, et aux suivantes, une démarche métapsychologique au sens plein du terme puisqu’elle proposait, avec une clarté et une simplicité remarquables, une véritable articulation entre le fait clinique et la théorie, dans une mise à l’épreuve constante de l’un par l’autre.
17Un chercheur, voilà ce qui m’est apparu très vite lorsque j’ai rencontré Daniel Widlöcher, un vrai chercheur dans la mesure où la puissance de la pensée et le surplomb qu’elle assure, se révèlent à la mesure de la profondeur clinique et des qualités sensibles de l’expérience car pour lui, il n’y a pas de psychanalyse sans questionnements épistémologiques, sans interrogations sur la théorie et la méthode. Ce sont ces principes essentiels qui m’ont conduite, très tôt, à demander à Daniel Widlöcher d’entreprendre une thèse de Doctorat sous sa direction. Et c’est très vite après cet engagement qu’il m’a proposé un poste d’assistante à l’Université… Je lui dois donc ma carrière universitaire car, sans cette offre, je n’aurais pas eu l’idée d’un chemin de ce côté-là.
18Je pense que nous sommes nombreux à avoir éprouvé, reconnu et identifié sa profonde influence sur nous : l’intérêt pour l’épistémologie et les mises en perspective notamment de la psychanalyse, de la psychiatrie et de la psychopathologie, les problématiques de perte, le statut des représentations, les réflexions sur le concept de pulsion, l’acte de pensée et les identifications. A cet égard, on ne peut que souligner, chez l’homme, l’intensité d’une curiosité sans cesse renouvelée, le refus d’immobilisme, le rejet de tout impérialisme de pensée : de ces trois qualités, se dégage, c’est une évidence, l’axe qui traverse toute l’œuvre, celui du changement, changement non seulement attendu dans les traitements psychiques, mais changement de points de vue dans les échanges scientifiques avec le goût de la mise à l’épreuve dans ses aspects les plus ardus, sans complaisance séductrice, sans rigidité tout autant séductrice.
19Ce sont les mêmes mouvements liés à lui qui m’ont orientée vers l’APF, pour mon analyse personnelle et ma formation, car, cette fois encore, c’est vers lui que je me suis tournée pour demander conseil. Je l’ai donc régulièrement côtoyé depuis, nous avons eu souvent l’occasion de travailler ensemble, souvent hors les murs de notre institution analytique : là encore, sa réserve et sa grande rigueur s’accordaient avec un souci de différenciation qui permettait de maintenir une certaine distance.
20Pendant longtemps, je l’ai appelé Monsieur, c’était important pour moi, c’était une manière de respecter le grand homme qu’il était, d’entretenir l’idéal qu’il incarnait pour nous, avec cette si extraordinaire intelligence et ce sens du débat qui le caractérisaient. J’ai eu du mal à l’appeler Daniel, même si cela s’est imposé avec le temps et l’amitié plus proche. Mais Monsieur, c’était aussi entretenir le mouvement transférentiel qui m’animait et qui ne s’est jamais vraiment défait puisqu’il n’a pas été mis à l’épreuve de la cure. C’est ce Monsieur que je veux saluer aujourd’hui, encore une fois.
Par Alain Braconnier et Jean-François Allilaire
21Daniel Widlöcher était un « praticien » au sens étymologique et profond du terme : « celui qui possède la connaissance d’une science, d’une technique, d’un art, et en maîtrise l’usage ». Il a apporté aux soins psychiques une contribution exceptionnelle reconnue nationalement et internationalement. En cela il a été un digne successeur de Sigmund Freud par son incessante démarche de chercheur et d’enseignant pour tous ceux à qui il pouvait proposer cet esprit de quête d’ouverture, d’authenticité, de doute et de respect des débats que cela soulevait. Il était respectueux des apports et des controverses. Son goût du débat et son rejet de la dispute caractérisaient l’homme. Sa retenue sur le « pathos » n’excluait pas un cœur généreux dans les relations et dans le soutien qu’il apportait avec intelligence et perspicacité sur les qualités et les limites de chacun.
22Il a été un maître en psychiatrie, en psychologie et en psychanalyse. Il y a cinquante ans, comme beaucoup de jeunes psychiatres et psychologues, nous avons eu la chance au début de notre carrière d’avoir Daniel Widlöcher comme enseignant et comme patron du service de psychiatrie de la Salpêtrière. Nous avons été depuis parmi les personnes qui lui ont été les plus proches et reconnaissantes tout au long de sa vie. Comme pour beaucoup, il nous a accueillis, acceptés et formés comme un maître, un clinicien, un chercheur, un enseignant et un psychanalyste. Cette rencontre a marqué nos vies.
23L’un de nous avait été amené à écrire l’ouvrage qui lui a été consacré dans la collection des PUF « Les psychanalystes aujourd’hui » : « La vie de Daniel Widlöcher s’identifie à la psychanalyse telle qu’il aime la définir : tout autant une pratique culturelle qu’une pratique thérapeutique ; elle ne donne pas une vérité, elle ouvre une voie ». Daniel Widlöcher possédait une grande culture dans différents domaines et un goût du soin dont beaucoup ont bénéficié. Il a mis en valeur une compétence nécessaire dans nos métiers : écouter et savoir s’écouter écouter.
24Cet esprit d’ouverture, il l’a manifesté pour la psychanalyse, pour la psychopathologie et aussi pour les différents déterminants des troubles mentaux sans jamais vouloir en faire une synthèse. Il n’a cessé de rendre compte de la complexité de nos métiers tout en gardant à l’esprit la nécessité de la rendre la plus simple possible mais jamais plus simple que possible.
25Sa capacité de travail et de réflexion l’a amené à de hautes fonctions dans les institutions universitaires, hospitalières et de recherches scientifiques françaises mais aussi internationales.
26Il a été le seul français avec Serge Lebovici à devenir pendant un mandat le président de l’International Psychoanalytic Association créée en 1910. Ses relations avec le monde psychanalytique international l’ont toujours intéressé et l’ont amené à avoir des relations amicales et des liens étroits avec Anna Freud, Donald Winnicott, les époux Sandler en Grande Bretagne ou les époux Kernberg aux États-Unis mais aussi beaucoup d’autres dans le monde, en Europe, en Suisse et sur d’autres continents.
27L’ensemble de son œuvre et les liens avec ses « élèves » ont été le signe d’une de ses principales préoccupations : continuer de rendre l’approche analytique vivante, humaine et soignante. En France, il a ainsi soutenu le besoin de penser le continuum entre la psychanalyse et la psychothérapie avec beaucoup de leaders de la psychanalyse comme Didier et Annie Anzieu, Jean Laplanche ou Pierre Fedida pour ne citer que les plus proches de sa vie au sein de l’Association Psychanalytique de France.
28Un hommage lui sera rendu en 2022 permettant de présenter les grands thèmes de recherches qu’il a approfondis et continuer ainsi à mieux les connaître et les travailler.
Par Antoine Périer
29Nous vivons des temps difficiles, troublés, marqués par des épreuves face auxquelles il est souvent souligné le délitement de l’effort de penser, de l’exigence que représente le travail de l’esprit, au bénéfice malheureux d’une pensée opportuniste, réductrice, niant la complexité, et prompte à s’ériger en dogmatisme partisan.
30Le 14 décembre 2021, Daniel Widlöcher est mort dans sa 93ème année. Lors d’une cérémonie sobre, émouvante, portée par la simplicité et la sincérité des paroles, un hommage lui a été rendu au temple protestant de l’Oratoire du Louvre, dans le sentiment d’une perte immense, partagé par tous ceux qui se trouvaient présents. Il était un des derniers grands personnages de la psychanalyse française, qui depuis l’après-guerre se sont engagés, ont nourri et pesé sur les grands débats au sein de la psychanalyse, entre psychanalyse, psychiatrie et disciplines scientifiques connexes, ainsi que sur les grandes évolutions des institutions psychanalytiques. Que son œuvre théorico-clinique, sa Métapsychologie du sens, nous eût ou non séduits, que nous l’ayons ou non suivi dans sa recherche exigeante à laquelle il a consacré toute sa vie professionnelle et dans l’évolution créatrice de sa pensée, une pensée toujours libre et hardie, il représentait une référence intellectuelle, une sorte d’autorité émanant d’une puissance d’élaboration théorique rare, d’une hauteur de point de vue, d’une culture à l’étendue considérable, et de cet insatiable besoin de découvrir, comprendre et connaître, sans séduction complaisante et encore moins dogmatique ; un esprit critique au sens de Sainte Beuve : la dimension critique comme plaisir de connaître les esprits, non de les régenter.
31Son apport à la psychanalyse contemporaine est considérable tant son œuvre est marquée par ce désir inflexible de remettre sur le métier de la réflexion théorico-clinique les concepts et notions freudiens les plus établis, conditions d’existence selon lui d’une psychanalyse vivante. Se considérant dans une filiation avec Daniel Lagache, et son intégration de la psychanalyse dans une conception psychologique élargie, il reconnaîtra l’apport de Lacan sur le développement de ses conceptions, notamment la notion d’altérité de l’inconscient mais se montrera critique sur de nombreux points des propositions lacaniennes, à commencer par le principe fondateur selon lequel il n’y aurait pas de pensée sans langage. Il développera un modèle reposant sur le langage de l’action, défendant la conception d’un fonctionnement psychique inconscient indépendant de toute forme de traitement linguistique et proposant de renouveler la métapsychologie freudienne en tant que métapsychologie du sens. Cette métapsychologie du sens émergera de son combat constant contre le risque de théorisations psychanalytiques abstraites et convenues, négligeant et trahissant les faits cliniques, leurs caractéristiques spécifiques comme leurs évolutions singulières.
32Daniel Widlöcher n’aura de cesse de ramener les théories et modèles à l’épreuve des faits cliniques, ouvrant dans ses dernières conceptions à une métapsychologie de l’écoute, du côté de l’analyste et du côté de l’analysant, chacun amenant à différencier « un lieu où ça pense » d’un « ça pense en lui » dans une dynamique tranférocontre-transférentielle pourvoyeuse d’inductions réciproques.
33Elisabeth de Fontenay parlant de Diderot, nous offre une description de la pensée qui s’applique en tout point à celle de Daniel Widlöcher : « Une pensée caressée par un matérialisme enchanté, qui a le pouvoir chez lui de déstabiliser les corps constitués, de railler l’extase et le recueillement, de déjouer la dialectique, la rhétorique, et aussi de nous confier sa douce énergie pour qu’à partir d’elle nous risquions un monde » Une pensée vivante.
Par Martin Reca
34Quelles sont – interroge Freud - les qualités que doit réunir une personne pour être distinguée comme un « Grand Homme » ? Évoquer ensemble les caractéristiques humaines et les actions menées par Daniel Widlöcher nous éclaire.
35Arrivé d’Argentine en 1987 pour poursuivre alors ma formation médicale et psychanalytique, j’ai rencontré en Daniel Widlöcher les qualités du « Grand Homme » : dans l’esprit des Lumières que ce Professeur, empathique avec toutes les réalités du monde, semblait incarner à la manière de Diderot ; mais aussi dans les effets de travail enthousiaste et sérieux qu’il mobilisait autour de lui ou, plutôt, autour de son désir contagieux de penser ensemble les événements concrets de la clinique et bien au-delà.
36Les circonstances de la vie m’ont amené depuis quelques années, le 4e jeudi du mois, à l’accompagner dans des sorties mémorables que les caprices cognitifs de l’oubli vouaient à un cyclique présent. Nous allions voir des expositions de peinture. Le personnel soignant s’occupait avec bonheur de ces préparatifs. Naïma, Jeanne, Louvive, Fatoumata…
37Daniel Widlöcher était un Grand Homme par l’attention courtoise et reconnaissante qu’il accordait à chacun des intervenants qui l’aidaient dans ses gestes, ses manipulations et ses déplacements.
38Pendant le trajet en voiture, Daniel était aussi ce « Grand homme » par l’observation attentive qu’il prêtait à tous les éléments urbains. A l’écouter les identifier soigneusement à travers les différentes vitres du véhicule, pour le chauffeur au volant et pour moi à ses côtés, le cri assourdissant du monde devenait à nouveau signe. L’acuité de son observation rendait aux objets leur visibilité naturelle de chose. Les objets récupéraient la fraîcheur de leur nomination. Nous n’étions plus seuls au monde. Cela invitait au partage, à l’ébauche croisée d’affiliations explicites de sens dont la partie la plus belle restait intime, parce que rendue avec le même enthousiasme à l’énigme ou à l’éphémère. Puis venaient les salles d’exposition. Devant moi, dans le fauteuil roulant, il aimait initier le parcours en disant avec humour « Maintenant, je vous suis ! ». Je savais, qu’en dépit de toute fatigue ou soudaine impatience, aucune petite salle accessoire ni aucun petit dessin d’angle n’allaient échapper à sa vigilance.
39Devant les tableaux, on stationnait longuement. Il ne manquait pas de marquer ses propres préférences sans refuser son temps à aucune œuvre. Daniel se comportait en véritable amateur. Il mesurait ce que l’on peut appeler le coût de chaque production, l’écart entre le travail du peintre et le contenu manifeste du résultat.
40Il semblait ne pas seulement situer son « enquête » entre le peintre et son œuvre (dont il avait une profonde connaissance devenue par l’âge timide à la remémoration) mais entre l’œuvre et le spectateur que nous étions pendant ce moment singulier.
41Soudain, par un écho agi du temps des amphithéâtres ou parce que ses oreilles n’étaient pas toujours appareillées, il interrogeait très haut. Sans altérer pour autant le ton toujours aimable et respectueux de ses questions : « Pourquoi ce nu au milieu du tableau ? La figure est belle, certes, mais pourquoi un tel nu et un tel accessoire dans ce tableau ? ». Pendant que je m’approchais du cartel pour trouver l’éventuelle adéquation avec la référence du titre, il continuait : « Qu’est-ce que le peintre veut nous dire par-là ? Dit-il la langue de son époque ou dit-il ainsi quelque chose d’original ? ». Ces formules qui semblaient tirées du « Roi est nu » intéressaient d’autres visiteurs jusqu’alors indifférents. Elles suscitaient un débat de groupe. Daniel brisait l’entendu, il nous replongeait dans le plaisir de renouer avec l’entendement. Ce « Grand homme » avait l’intelligence de ressusciter le cœur de l’infantile : la curiosité pour la vie ; il possédait aussi la générosité de transmettre, tout au long de la sienne, le bonheur de nous en approcher à notre tour pour essayer d’en savoir quelque chose.