CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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Raymond Cahn est psychiatre et psychanalyste, ancien Président de la Société Psychanalytique de Paris (SPP). Il a créé et dirigé l’hôpital de jour pour adolescents du Parc Montsouris (CEREP). Il est notamment l’auteur de La Fin du divan ? (Odile Jacob), Adolescence et folie, L’adolescent dans la psychanalyse, Le sujet dans la psychanalyse aujourd’hui (PUF).

1Nous sommes allés à la rencontre de Raymond Cahn pour l’interroger à la fois, selon l’expression consacrée, sur « sa vie et sur son œuvre », et aussi, puisque Raymond Cahn est psychanalyste, sur le regard qu’il porte rétrospectivement sur leur articulation. Pour faciliter la lecture, les thèmes abordés ont été regroupés en cinq parties, qui souvent se recoupent : l’enfance d’un psychanalyste, les années de formation, de l’apprentissage de la psychanalyse à la présidence de la SPP, la rencontre avec l’œuvre de Winnicott, et enfin la rencontre avec Denise Weill et la création du CEREP.

2L’acuité de son esprit de recherche et son expérience clinique l’ont amené à forger le « concept de subjectivation » qui est aujourd’hui beaucoup repris, et qui est au centre de son dernier livre paru en 2016 Le sujet dans la psychanalyse aujourd’hui. Mais tout n’est pas dans les livres ! C’est pourquoi il nous a semblé indispensable de recueillir son témoignage sur son parcours si riche, à la fois théorique et institutionnel.

3Le texte de l’interview une fois retranscrit a bien entendu été relu et validé par Raymond Cahn.

L’enfance d’un psychanalyste

4Serge Tisseron : Merci de nous avoir reçus. Je vais commencer par une question un peu journalistique. Qu’est-ce qui vous paraît important à retenir dans le parcours que vous avez eu dans le domaine de la psychanalyse ?!

5Raymond Cahn : A dire vrai, au départ, je n’avais pas d’idée très précise de ce que je pouvais espérer de ce choix, sinon la conviction un peu snob que c’était l’aristocratie de l’avancée psychiatrique, et donc que c’était plutôt dans cette direction là qu’il était intéressant de s’orienter. Et puis, au fur et à mesure que les années ont passé, bien évidemment j’ai changé de point de vue, mais je ne dirai pas que j’ai fait des choix. C’est plutôt une manière d’être de ma part qui est à l’origine de tout ce qui m’est arrivé. En effet, j’ai, pour l’essentiel, toujours accepté ce qu’on me demandait comme un défi, comme une occasion intéressante de réfléchir et d’agir. C’est la rencontre entre la tâche qui m’était proposée et la nécessité pour moi de voir ce que je pouvais en faire qui a été l’essentiel de ma vie. C’est comme ça que les choses se sont passées sans qu’il y ait eu à aucun moment d’initiatives particulières de ma part, sauf peut-être au moment où j’ai pensé utile et intéressant pour moi de me mettre à écrire ce que j’avais essayé de découvrir.

6Bien sûr, cela s’est passé aussi en lien avec mon enfance particulière. Elle correspond finalement assez bien au modèle qui inspire votre interrogation à mon égard. J’étais un petit garçon, sage comme une image, dont la mère se vantait que je puisse garder des gants blancs plusieurs jours d’affilée sans les salir. Et lorsque mon institutrice m’avait demandé comment on devait se tenir quand on était dans un bateau un jour de houle, j’avais répondu comme un imbécile en me mettant au garde à vous (pourquoi m’impliquer comme cela, j’en ai honte aujourd’hui). Et c’est ce petit garçon là, conformiste et pour qui le monde était simple et allait de soi, qui a découvert peu à peu que les choses étaient très différentes et même à l’opposé de ce qu’il imaginait. Et il a compris qu’il lui fallait trouver d’autres manières d’être pour pouvoir se sentir à l’aise avec lui-même. Et c’est ainsi que paradoxalement, ou disons plutôt d’une manière un peu inhabituelle, j’ai été frappé (c’est une digression que je fais là encore), lorsque je suis devenu titulaire, d’entendre des candidats au titulariat me faire part de leur désir d’être analyste et de transmettre l’analyse, et de m’apercevoir en les écoutant à quel point ils étaient traversés par des problèmes particulièrement difficiles à résoudre. Alors que dans ma naïveté imbécile j’avais cru qu’un analyste ne pouvait être que quelqu’un de parfaitement équilibré, aussi équilibré qu’on puisse imaginer, et que c’était à partir de là qu’il pouvait établir un lien et une action sur des gens plus ou moins différents de lui.

7Il est évident qu’il m’a fallu abandonner très rapidement cette perspective absurde sur les psychanalystes, qui correspondait aussi à celle que j’avais eue sur mes parents. Parce que j’étais convaincu d’avoir affaire à des parents qui s’entendaient bien et qui semblaient être attachés l’un à l’autre - ils l’étaient d’ailleurs sûrement - alors qu’il s’agissait d’un mariage totalement arrangé. Mon père était dans un milieu où il ne pouvait pas trouver la femme qui lui convenait, et ma mère pour des raisons différentes était dans la même situation. De sorte qu’ils se sont connus par des intermédiaires et qu’ils ont décidé de se marier. Ils ont probablement pensé que ça aurait pu être pire et que ce n’était pas si mal que ça, et ils ont appris à s’estimer et à échanger, et à s’aimer peu à peu. C’est une démarche qui me paraît avoir une certaine logique mais qui n’est pas si fréquente que cela, peut-être même assez rare. Et c’est ce dont j’ai bénéficié. Mais ça s’est passé toujours sur un mode, comment dirais-je, latent, avec là encore des images très simples. Je me vois aux côtés de mon père, en essayant de marcher à son propre rythme, à son propre pas, et cela représentait pour moi la situation où je me sentais tout à fait heureux, une situation très simple, non verbale, de telle sorte qu’il y a une interrogation de ma part entre le côté je dirais relativement vide de cet aspect de ma vie, et la curiosité que j’ai toujours eue de l’autre et des situations les plus invraisemblables. Et plus c’était fou ou absurde ou inattendu et plus j’étais intéressé, alors qu’au fond de moi-même, j’étais toujours resté un garçon sage et sans entraînement particulier.

8Serge Tisseron : Est-ce ce qu’on appelle la sécurité psychique de base ?

9Raymond Cahn : Peut-être. Je le dis tranquillement parce que ça s’est passé comme ça pour moi et je n’y ai pas de mérite particulier, c’est ainsi que les circonstances m’ont fait évoluer.

10Serge Tisseron : Vous vous êtes beaucoup occupé d’adolescents. Quel rapport voyez-vous entre votre théorisation de l’adolescence d’un côté et votre propre adolescence d’un autre ?

11Raymond Cahn : Je vais vous répondre d’une façon un peu superficielle mais évidente, à savoir que j’ai eu la chance (ou la malchance, mais plutôt la chance), d’être entré dans la psychanalyse à une période où j’étais moi-même en crise. J’ai débuté à un moment de remise en cause, d’interrogation que n’ont pas nécessairement connu les adolescents plus anciens ou plus jeunes, et qui était lié à la fois à l’époque et à ma propre adolescence. Bien entendu j’ai été comme tous les autres. J’ai associé l’opportunité de tirer la couverture à moi, de réfléchir aussi aux interrogations qui étaient les miennes dans leur dimension sociale, et d’y trouver des réponses sur le plan personnel et réciproquement.

12Par exemple, comme beaucoup d’adolescents, je montais sur la flèche de la cathédrale de Strasbourg, et je regardais cette humanité agitée et qui m’était étrangère, avec le vertige, le fantasme de me jeter de la tour et d’y trouver la solution. Cela faisait partie du paysage, si je peux dire. Et je me demande si envisager une œuvre comme une revendication ou une attribution narcissique qu’on se donne, ce n’est pas une coquetterie que de mélanger les deux. Mon meilleur ami est devenu schizophrène, et je l’ai vu entrer dans la schizophrénie, sans m’en rendre compte parce que je n’étais pas encore psychiatre, j’étais en terminale. J’ai vu ce garçon, avec lequel je partageais beaucoup d’idées, beaucoup d’attitudes semblables, s’enfoncer petit à petit dans un refus de la société, dans un refus de la relation et qui étaient justifiés par toutes sortes d’arguments que j’approuvais et qui me renforçaient dans ma conviction. J’avais trouvé un double particulièrement brillant, il avait eu mention très bien au bac, et j’avais utilisé toute sa bibliothèque parce que mes parents n’étaient pas du tout du même milieu et lui était un fils d’universitaire, fils unique avec ce qu’on pourrait appeler une mère de schizophrène, ce qui m’a beaucoup influencé. Et par la suite, je me suis dégagé de son influence en me rendant compte que j’avais trouvé auprès de lui l’écho de mes propres inquiétudes, de mes propres tentatives de solutions, et que ça n’était pas les bonnes. Et au fond, toute ma vie j’ai été amené, à la fois, comme tout le monde je suppose, à adhérer à un certain système de valeurs et puis à m’en dégager ensuite.

Les années de formation

13Comme toujours, il y a des dimensions circonstancielles, anecdotiques, à partir desquelles on démarre des choses ; puis on s’aperçoit qu’on y prend goût, voire même qu’on s’y passionne. C’est un peu ce qui s’est passé pour moi. Pour des raisons œdipiennes, j’avais choisi de m’orienter vers la pédiatrie, parce que c’était le rêve de ma mère, et aussi le résultat de mon admiration pour mon pédiatre. C’était cela mon ambition. J’ai été reçu à l’Internat, et puis j’ai voulu entrer dans la clinique pédiatrique. Mais elle était très demandée, et quand j’ai été reçu à l’Internat de Strasbourg, il n’y avait pas de place, et il fallait bien que j’entre quelque part. Pas en tout cas dans la clinique chirurgicale parce que j’avais horreur de ça. Même pas non plus dans un service médical parce qu’ils étaient déjà tous occupés. Restait la clinique psychiatrique et la clinique de phtisiologie. A choisir entre les deux, j’ai préféré la psychiatrie parce que je trouvais cela plus rigolo. Mais au bout d’un an, il a bien fallu que j’essaye d’en sortir. J’espérais avoir une place dans la clinique pédiatrique. Il n’y avait toujours pas de place. Et une deuxième année, pareil, je suis donc resté dans la clinique psychiatrique où en troisième année, je n’avais toujours pas de place en clinique infantile. Alors je me suis dit que ce n’était pas possible et qu’il me fallait trouver une solution. Je l’ai trouvée en demandant au patron s’il ne pouvait pas me pistonner pour avoir une place faisant fonction d’interne à Paris dans un service de psychiatrie infantile, ce qui me permettait à la fois d’avoir un pied en pédiatrie et d’avoir aussi un pied en psychiatrie. Ce patron était un ami d’Internat de Georges Heuyer aux Enfants Malades, qui était le seul service en France de psychiatrie infantile. Je suis allé le voir, il était charmant, et par chance il avait un service libre. A ce moment-là, les services de psychiatrie infantile n’étaient pas très courus. L’un d’entre eux était vide de médecin, et il m’a demandé d’y entrer moyennant l’absence de toute rémunération, ce que j’ai accepté en faisant des remplacements pendant les vacances scolaires pour avoir de l’argent. J’étais donc entré aux Enfants Malades en faisant fonction d’interne en psychiatrie. Et c’est là que j’ai attrapé le virus, le virus de la psychiatrie. Ensuite, j’ai choisi pour ma thèse un sujet bâtard, à la fois organiciste et psychologique, puisqu’il s’agissait des séquelles des méningites tuberculeuses. J’avais Heuyer comme patron et puis aussi quelqu’un d’autre qui m’avait assez fasciné. Quand j’étais en salle de garde à Strasbourg, il y avait un laboratoire qui avait tourné des films sur la vie des internes, notamment à Paris. Il y avait un petit bonhomme court sur pattes comme moi qui avait une façon de jouer avec les gosses qui me fascinait. Il arrivait à les faire sortir d’eux-mêmes et à obtenir d’eux des facettes inattendues, avec un flegme et une aisance qui me fascinaient. Et ce petit bonhomme aux pattes courtes comme les miennes était Lebovici. Alors, là aussi, ça été pour moi une orientation définitive. D’autant plus qu’il avait une assistante sociale qui est devenue ma femme ! J’ai épousé à la fois sa collaboratrice et ses idées. C’était l’un de ceux qui était désigné dans le dictionnaire Le Robert avec sa photo comme un grand psychanalyste français, un des adversaires de Lacan. Il était connu pour ça, c’était une partie intégrante de son identité. Alors, bien entendu je suis devenu anti-lacanien. Je n’ai quand même pas épousé ses points de vue à fond, j’ai gardé une certaine distance. Mais enfin, là aussi, c’était des choix qui n’étaient pas vraiment des choix, mais qui m’ont permis d’apprendre mon métier dans un certain registre. Je pense que ce que j’ai appris avec Lebovici, avec Diatkine, avec Evelyne Kestemberg dans leur séminaire, a été très important pour moi.

14Vous voyez. Il y a d’abord l’illusion qui favorise mon engagement auprès de mes maîtres, c’est une chose assez banale. Et puis dans un second temps, mon engagement conduit à la désillusion. Par exemple, Lebovici m’a proposé de devenir médecin directeur de son hôpital de jour dans le 13ème, ce que j’ai refusé. Au grand scandale de mes amis ! Mais je ne voulais pas me laisser inféoder ni sur le plan de la carrière, ni sur le plan de mes engagements théoriques. Je voulais garder mon espace à moi, quitte à perdre l’équipement qui m’était proposé. Et puis j’ai ainsi navigué entre Paris et Strasbourg jusqu’au moment où, finita la comedia, je me suis décidé à me rapprocher de Paris. Mon analyste était René Held. J’étais tombé sur lui, si je puis dire, tout simplement parce que j’étais un peu naïf dans le métier, provincial, et je suis allé chez lui parce qu’on me l’a recommandé. Il avait un chapeau de paille qu’il gardait pendant les séances, et aussi pas mal d’humour. Il se référait souvent à ses connaissances historiques qu’il proposait en associations libres et il avait pour Lacan l’aversion que je partageais. C’était un rationaliste qui faisait partie d’une union dont je suis disciple, qui est une union de rationalistes. Ce qui était aussi une façon d’organiser le transfert. Alors j’ai fait une analyse, ou plutôt disons que j’allais chez un analyste avec lequel je pensais faire une analyse, et chez lequel je ne savais pas très bien ce que je faisais. J’ai dégrossi un certain nombre de problèmes essentiels que j’aurais dégrossis en d’autres circonstances avec d’autres, avec la même facilité. Et puis un jour j’ai commencé à m’installer à Paris. J’ai été à mi-temps pédopsychiatre au centre d’observation de Vitry avec quelqu’un pour lequel j’ai la plus grande estime personnelle et qui a toujours gardé une indépendance d’esprit très grande, qui était Georges Amado. Donc j’ai travaillé avec Georges Amado pendant 10 ans. Jusqu’au moment où un camarade d’Internat, qui s’appelait Pierre Geissmann et qui a écrit un livre sur la pédiatrie infantile, m’a proposé une place à Paris dans un Externat Médico-Pédagogique, tenu par sa cousine germaine qui était Denise Weill. A cette époque, les temps étaient durs et c’était assez normal pour survivre, et par la même occasion d’exercer mon métier. J’ai accepté de tenir les deux.

15Serge Tisseron : A l’époque, une analyse durait combien de temps ?

16Raymond Cahn : La mienne a duré trois ans et quelques…

17Serge Tisseron : Et c’était à quatre séances par semaine ?

18Raymond Cahn : Trois séances. Je ne vous cacherai pas que j’étais à trois séances et que je ne pouvais pas tenir la route autrement parce que je la faisais en étant à Strasbourg et en ayant un analyste à Paris, pour ma première année de divan. Donc j’allais les dimanches soir à Paris, j’étais reçu par des cousins avec lesquels je passais une agréable soirée, le soir même j’avais déjà une séance, le lendemain matin j’avais une séance et le lendemain soir une autre séance. Au bout d’un an, à mon arrivée à Paris, les séances ont été réparties comme d’habitude.

19Serge Tisseron : Vous avez donc eu trois séances sur trois ans, mais vos collègues de la Société et de l’Institut disaient à l’époque qu’à moins de quatre séances par semaine, ce n’était pas une analyse.

20Raymond Cahn : Ils l’ont toujours dit, mais Nacht m’avait reçu avec les plus grands égards alors que je m’étais présenté comme candidat à la formation, parce qu’il était enchanté d’avoir enfin un postulant qui habitait la province. Il m’a toujours beaucoup impressionné aussi parce que tout le monde racontait à son sujet une histoire qu’il a racontée lui-même. A savoir qu’il a conduit devant son miroir un de ses patients qui avait une angoisse narcissique lui montrant son image dans le miroir et qu’il lui a dit en désignant son image : « Voyez, vous êtes un homme comme les autres, vous n’avez rien d’extraordinaire ». Et il était très, très heureux de pouvoir proclamer urbi et orbi que c’était sa technique à lui et qu’il s’inscrivait en faux par rapport à Lacan avec des procédés comme celui-là. C’était cela aussi la psychanalyse en France… Il y avait chez lui une espèce de ricanement permanent, un peu méprisant, un peu chaleureux, un peu les deux à la fois. L’homme n’était pas très intéressant et il ne m’a pas tellement intéressé. C’est à cette époque que j’ai eu la révélation. Comme pour beaucoup d’autres. Je me suis mis à « penser Winnicott ». Et à l’avenir bien entendu. Je le mettais en pratique au CEREP, dans cet établissement qui nous est commun. Et je le faisais aussi sur le divan avec les adultes. Je pense que j’étais beaucoup moins audacieux que Winnicott parce que je ne suis pas sûr que ce qu’il a fait était encore de la psychanalyse ou pas…

21Serge Tisseron : Dans votre parcours analytique, y-a-t-il des choses que vous auriez aimé faire et que vous n’avez pas réussi à faire ?

22Raymond Cahn : Bien entendu. J’ai évoqué mes premières années de pratique dont je ne suis pas honteux, bien sûr, mais pas particulièrement fier non plus. J’ai été trop imprégné par cette dimension que j’évoquais tout à l’heure du conformisme. C’est-à-dire que pour moi mes maîtres étaient des gens de qualité particulière, et dont les interprétations, les réflexions, la pensée, en général, m’éblouissaient et me laissaient sans possibilité de penser à mon compte. Sauf qu’à certains moments, je ne pouvais pas ne pas secouer ce joug. Alors j’essayais de faire des choses différentes dans mon espace à moi et je m’apercevais, à ma grande surprise, que ça ne se passait pas si mal que cela, et que ça pouvait même avoir un certain intérêt. Et c’est ainsi que peu à peu toute ma vie, je me suis mis à grignoter cet espace qui m’était propre, que j’ai découvert qu’il me correspondait d’une manière beaucoup plus évidente que ce personnage artificiel, j’exagère un peu mais à peine, que je pouvais avoir été jusqu’alors.

23Puisque je suis en train d’associer pêle-mêle, j’ajouterai que contrairement à bien d’autres, pour moi la guerre a été un moment heureux, un moment bénéfique où j’ai pu découvrir les milieux, les pensées, des lectures qui étaient tout à fait loin de mes préoccupations auparavant et qui m’ont permis là aussi de m’ouvrir à d’autres dimensions.

De l’apprentissage de la psychanalyse à la présidence de la SPP

24Serge Tisseron : Plus tard, vous êtes devenu président de la SPP. Dans ce parcours institutionnel, y a-t-il des choses que vous êtes content d’avoir réalisées, et peut-être d’autres que vous auriez aimé faire sans y parvenir ?

25Raymond Cahn : Il y a eu un moment où les choses, de l’extérieur, vous voyez c’est toujours l’extérieur qui vient me solliciter, ont changé mon regard et ma façon d’être. C’était au moment de la crise à l’Institut. Jusque-là, comme j’avais été un psychanalyste bien gentil et conformiste, je m’étais trouvé Président de la Société. Mais j’avais pu constater que j’étais dans une cage aux fauves, et la seule façon pour moi de trouver une parade, ça été non pas, comme les précédents présidents (qui étaient des gens tout à fait estimables et que j’aimais beaucoup) de m’entourer de mes collègues les plus proches et les plus fiables. Au contraire, j’ai essayé d’établir un bureau tout à fait hétérogène avec des gens de toutes sortes, qui ne m’étaient pas nécessairement très sympathiques, mais repré-sentant l’ensemble du groupe. Et ce qui se passait à l’intérieur du bureau pouvait, d’un certain point de vue, représenter ce qui se passait dans le monde extérieur. Et au bout d’un an, au lieu d’inaugurer les chrysanthèmes comme le faisaient les présidents précédents, j’ai été confronté à une crise grave de la Société : un groupe de collègues, qui n’étaient pas n’importe qui, ont tenté un procès contre l’Institut, et m’ont demandé en tant que Président, de les soutenir par rapport à la remise en cause qu’ils subissaient. Je n’ai pas accepté, je n’ai pas refusé non plus. J’ai simplement demandé que pour la première fois, ce qui était assez fou, les deux bureaux de la Société et de l’Institut se réunissent, parce que ça n’était jamais arrivé. C’était les mêmes collègues qui étaient ensemble dans des réunions scientifiques, qui échangeaient de la même manière, qui avaient la même formation, et qui néanmoins fonctionnaient comme des étrangers, chacun dans son propre fief et refusant toute intervention. Ça marchait sur la tête. C’était une institution psychanalytique unique au monde et qui était, je dois bien le reconnaître, parce que c’est de notoriété publique, la création de Sacha Nacht qui en avait fait un instrument pour sa propre ambition de devenir un jour un enseignant officiel de la médecine et de la psychanalyse. Et il avait réussi à boucher absolument toute issue. Il avait construit des statuts sur mesure pour son intérêt, comme l’a dit Elisabeth Roudinesco, avec un malin plaisir, mais qui a dit à ce sujet des choses vraies. Il fallait une majorité des deux tiers à trois assemblées différentes pour que les statuts puissent être modifiés. Autant dire que c’était impossible. Et ça m’a amusé de relever le défi. Et c’est ainsi que, par exemple, j’ai fait appel, comme vice-président de mon bureau, à quelqu’un qui avait été très actif en mai 68 et que j’aimais bien pour des raisons diverses. Et je lui ai demandé d’accepter de venir travailler avec moi alors que ça n’était pas dans nos habitudes.

26Serge Tisseron : Qui était-ce ?

27Raymond Cahn : Jean-Luc Donnet. Il a accepté de bonne grâce et ensuite au moment où nous avons eu les difficultés les plus grandes, il allait voir ses copains qui étaient des collègues de « gauche » et moi j’allais voir les miens et nous essayions d’emporter le morceau chacun à notre manière. Ces efforts n’ont pas été vains, jusqu’à l’étonnement de tous, nonobstant les échecs antérieurs. Car pour la première fois, un vote positif des changements des statuts a été réalisé au niveau de la Société Psychanalytique de Paris. Mais il fallait encore l’accord de la deuxième institution, l’Institut de Psychanalyse. Vous me direz que ce devait être beaucoup plus facile puisqu’il y avait beaucoup plus de membres affiliés, c’est-à-dire piétaille désormais considérée à part entière par ce changement. Et bien cela n’a pas du tout été le cas. D’abord parce qu’on demandait au bureau de l’Institut de perdre la prééminence qui était la sienne au profit de la Société de psychanalyse, ce qui n’est jamais très agréable. Et puis ensuite parce que ceux que j’ai appelés les titulaires en culotte courte, souhaitaient l’extension de tous les pouvoirs à tous les membres, y compris sur le plan de la formation. Au lieu d’accepter un changement progressif, mais réel, ils ont refusé ma solution, de telle sorte que ce travail sur les statuts qui avait été mon défi et tout mon combat a échoué à quelques voix près.

28Serge Tisseron : Et depuis, les statuts ont changé ou pas ?

29Raymond Cahn : Alors il y a eu une sorte de marasme, de sentiment d’impuissance, et je ne trouvais pas de président qui accepte de me succéder, sauf un qui a été Michel Fain. Il a eu cette expression heureuse, de considérer qu’après ce traumatisme du refus, il fallait un temps de « latence » …

30Serge Tisseron : Qui dure toujours ?

31Raymond Cahn : Qui a été modifié par un collègue qui travaillait dans mon propre bureau. Il avait observé très attentivement comment ça s’était passé, et il en a tiré les conclusions avec l’aide d’André Green notamment. Il a contourné tous les points brûlants des statuts qui avaient fait l’objet de contestation sans issue, lesquels ont été reportés au règlement intérieur. Et voilà ! De sorte que ce sont des statuts un peu émasculés mais acceptables par l’ensemble du groupe, las de ces palinodies, qui a fini par l’emporter avec Augustin Jeanneau, comme Président.

32Serge Tisseron : Donc la réforme s’est faite.

33Raymond Cahn : Oui, contrairement à ce que dit Elisabeth Roudinesco qui a consacré à l’histoire de la psychanalyse française, et notamment à tous les groupes quels qu’ils soient, des chapitres entiers, et qui s’est contentée d’une phrase concernant notre changement de statuts à nous, à la Société Psychanalytique de Paris. Elle dit seulement que finalement les nouveaux statuts ont été votés, sans aucun autre commentaire.

34Alors vous voyez, sur le plan institutionnel aussi, j’ai eu une opportunité assez incroyable. Finalement, c’est le mot qui me convient le mieux par rapport à ce que je vous ai dit au début. J’accepte des opportunités, je les utilise, mais je ne vais pas les chercher…

La rencontre avec l’œuvre de Winnicott

35Serge Tisseron : Vous avez évoqué tout à l’heure le fait que pour vous, les psychanalystes étaient dans la situation du géant Procuste, et les patients allongés dans la situation des voyageurs qu’il voulait étirer ou scier pour les mettre à la taille de son lit, ou plutôt ici du divan.

36Raymond Cahn : Tout à fait. Je l’ai découvert peu à peu. Jusqu’au moment où sont parus les livres traduits de Winnicott. C’était dans les années 50 début 60, et cela a été pour moi une révélation. C’était une autre façon de penser (ce n’est pas le lieu ici de faire l’apologie de cette œuvre) et elle a changé complètement ma perspective, mon écoute et ma visée. Et avec une unité entre ce que je faisais dans mon cabinet et ce que je faisais dans l’institution. C’est-à-dire en tenant toujours le double repère du contenu et du contenant, et du contre-transfert qui n’est pas uniquement ce qu’a découvert Freud. L’idéal analytique d’un transfert et contre-transfert partie prenante de la cure, par répétition du passé, parasite le déroulement des cures. Ce n’est pas toujours efficace, malheureusement.

37Serge Tisseron : Et depuis cette date ?

38Raymond Cahn : Depuis, j’ai essayé d’approfondir ce cap en le maintenant, parce que je ne voyais pas d’autre alternative. Sinon justement, dans le tout dernier livre que je viens de commettre, j’essaie de sortir du dilemme dans lequel je me suis toujours senti prisonnier comme d’ailleurs la plupart de mes collègues. A savoir ceci : ce qui surgit ou se déploie sur le divan est tantôt de l’analytique au sens classique du terme, et tantôt du remplissage, de la résistance ou des phénomènes sans intérêt particulier. Il faut alors s’y résigner, comme les pêcheurs qui attrapent exceptionnellement un gros poisson, et doivent se contenter le reste du temps de petites ablettes. Eh bien tout cela se trouve complètement changé dès lors qu’on adopte une autre vision de la cure. Il existe en effet deux registres de la cure. Le premier correspond à l’œuvre de Freud à tous les niveaux. Il débouche sur l’interprétation par rapport à un transfert qui est le moteur, l’axe, l’essentiel de la cure. Le second registre concerne d’autres conflits, préoccupations et intérêts, aussi bien chez l’enfant que chez l’adulte. Il correspond à la nécessité de maintenir une image de soi acceptable et d’être reconnu par l’autre de telle sorte qu’on puisse en tirer bénéfice et réconfort narcissique. Et, comme l’expérience le montre, lorsque ce second registre ne fonctionne pas convenablement, le premier, c’est-à-dire la cure analytique proprement dite, est compromis. Elle devient impossible ou elle est soumise à des distorsions telles qu’aucun travail convenable n’y est possible, même si elle dure très longtemps.

39C’est la manière dont les choses se passent dans le registre de la construction d’une image de soi satisfaisante qui permet la possibilité d’une cure réussie. On s’y trouve donc inévitablement confronté à ces deux aspects : le premier est l’éclairage du matériel fourni par le patient, et l’autre, le maintien de l’homéostasie narcissique sans laquelle la distance établie par la cure est insupportable et conduit à l’échec.

40C’est pourquoi je considère que l’ensemble de ce qu’apporte un patient est à prendre en compte et fait partie de sa cure, y compris précisément cette dimension narcissique et préobjectale qui, étrangement, a été si longtemps et jusqu’à maintenant encore, négligée par les psychanalystes. Il n’y a aucune raison valable de traiter avec dédain, ou de considérer comme sans intérêt pour la cure, l’ensemble des propos d’un patient qui concernent les vécus et les incidents qui émaillent sa vie quotidienne. Ils jouent un rôle parfois fondamental dans l’homéostasie du sujet, qui est une condition de la réussite de sa cure.

41Serge Tisseron : Beaucoup de psychanalystes se sont longtemps contentés de l’interprétation du matériel fourni par leurs patients.

42Raymond Cahn : Oui, mais ce n’était pas les mêmes et ce n’était pas par hasard. Ceux qui s’en contentaient étaient les « titulaires » qui avaient une clientèle de futurs analystes, c’est-à-dire des gens qui étaient déjà acquis à leur théorie, et qui, de ce fait, gauchissaient leur matériel sur le divan pour abonder dans le sens de la théorisation de leur analyste.

43Et puis il y avait les autres, les naïfs, qui essayaient de se conformer à une exigence (j’ose à peine le dire, parce que c’est un peu prétentieux) de sincérité et de vérité. Et ceux-là étaient considérés d’une manière un peu méprisante par les premiers, qui eux détenaient la vérité et se voyaient confirmer leur théorie par les propos de leurs patients. Mais entre leurs patients et eux, ce n’était qu’un jeu d’allées et venues, chacun confortant l’autre et y trouvant son propre compte.

44J’ai traversé tout cela sans avoir la notion de m’être fourvoyé, tant j’étais pris dans un système dont il était évident pour tous qu’il était la vérité. C’est une maladie générale…

La rencontre avec Denise Weill et la création du CEREP

45Marie-Noëlle Clément : Quand vous êtes allé travailler dans l’externat médico-éducatif dont s’occupait Denise Weill, c’était bien l’établissement du Faubourg Poissonnière qui s’appelait à l’époque le Jeune Atelier ?

46Raymond Cahn : Les obstacles ont été multiples dans l’externat de Denise Weill, externat dans un premier temps et ensuite hôpital de jour. Elle avait du culot à l’époque, elle s’était entourée de quelques psychologues et quelques éducateurs dont « la compétence était devant eux », et qui l’ont acquise petit à petit.

47Marie-Noëlle Clément : Ils avaient « la compétence devant eux », c’est une belle expression !

48Raymond Cahn : C’est un membre de l’équipe qui m’a rendu visite il y a deux ou trois jours qui m’a rappelé cela. Catherine Yelnik, qui est une fille charmante et compétente, et qui disait que ce qui était important pour elle dans sa relation avec moi, c’est que je faisais confiance aux gens et que je les laissais travailler comme ils l’entendaient, ce qui était la meilleure façon de pouvoir attendre d’eux des questions, des échanges, qui pourraient apporter aux uns et aux autres des avancées éventuelles. Ça me paraissait tellement évident. Je vais vous dire mon secret. Si j’avais cette attitude là avec mes collaborateurs, c’est que je ne m’imaginais pas que je puisse en avoir une autre, parce que c’était par ces échanges que j’apprenais les choses. Ce n’était pas parce que moi j’avais une science transmissible, c’était plutôt, toujours par rapport à Winnicott, à partir d’une interrogation commune et qui nous amenait à un échange…

49Donc j’ai appris avec eux au CEREP. C’est aussi un sigle qui vient de moi, et un sigle qui est un peu honteux, provocant, car juxtaposant rééducation et psychothérapie. C’était bien pourtant notre finalité. C’était aussi l’époque où l’on créait des hôpitaux de jour un peu partout et notamment auprès des associations privées, faute d’initiatives du côté des structures publiques. J’ai été amené par la suite à être sollicité par la préfecture, pour créer une autre structure de soins dans le 10e arrondissement. J’ai refusé parce que je ne voulais pas consacrer tout mon temps au public.

50Marie-Noëlle Clément : Et quand avez-vous commencé à créer votre propre structure ?

51Raymond Cahn : Il se trouve qu’un membre du Conseil d’Administration de notre Association était un promoteur immobilier à Paris. Et il m’a proposé de consacrer trois étages d’un immeuble à la création d’un hôpital de jour. En fait, c’était notre président qui nous poussait à faire des choses qui nous fatiguaient a priori. Ledit président était un ancien ministre de De Gaulle, ancien résistant, un homme assez remarquable et qu’on avait connu dans des circonstances qui seraient trop longues à décrire et qui n’ont pas grand intérêt. Enfin, toujours est-il qu’un jour il nous a dit : « Bientôt ça va être le énième plan », parce qu’à ce moment-là, en France, on fonctionnait par plans. Alors c’était le énième plan, et il a ajouté : « Est-ce que vous auriez quelque chose à proposer qui pourrait être intéressant ? ». On s’est dit : « On pourrait peut-être quand même essayer de s’agrandir, on est trop à l’étroit pour des petits enfants psychotiques dans des lieux trop urbanisés ». Vous le savez bien puisque vous y êtes toujours, et nous avons obtenu des crédits pour régler les sommes qui correspondaient à l’aménagement des trois étages de cet immeuble. J’étais en excellent termes avec le patron de la DASS de Paris et j’y suis allé, je vais dire, la gueule enfarinée, et je lui ai demandé l’autorisation d’ouvrir un hôpital de jour transférant l’hôpital de jour du Faubourg Poissonnière à Montsouris. Et il m’a dit non. J’étais stupéfait devant ce non. Je lui ai demandé : « Mais pourquoi ? » « Parce qu’il y a trop d’hôpitaux de jour pour enfants sur la rive gauche, vous faites d’autres propositions et nous verrons ». Quinze jours plus tard je suis retourné le voir et je lui ai dit « Et pourquoi pas des adolescents ? ». « Ah ! C’est une excellente idée. » C’est comme cela que les choses se sont passées. Mais il y a eu un fait imprévu : l’équipe toute entière n’a pas voulu émigrer ! Je ne sais pas pourquoi exactement, j’ai quelques hypothèses, enfin peu importe, de sorte que je me suis trouvé dans cette situation assez extraordinaire de créer avec les fonds de l’Etat une structure de soins où j’étais moi-même mon propre recruteur de l’ensemble de l’équipe psychiatrique. Je ne sais si vous vous rendez compte ! Alors je ne savais pas ce que j’allais faire et je vous assure que je ne le sais toujours pas. Par contre je savais très bien ce dont je ne voulais pas. Ce dont je ne voulais pas c’était des suiveurs, des gens comme moi au départ, des gens conformistes, des gens qui risquaient, dans leur œdipe classique, d’avoir une soumission aux parents et une agressivité sous-jacente difficile à travailler. Alors j’ai cherché par tous les moyens, y compris par des annonces dans le journal Le Monde. L’annonce précisait simplement qu’il s’agissait de jeunes gens ayant des difficultés et pour lesquels des méthodes inhabituelles devaient être envisagées. Puis j’ai vu arriver par exemple un ancien du Kibboutz et qui avait l’habitude des adolescents normaux. Et c’est ainsi que j’ai engagé une équipe délibérément hétérogène, associant des gens qui avaient une expérience de psychotiques adultes, de psychotiques enfants, d’enfants caractériels, d’enfants délinquants, d’adolescents délinquants ou d’adolescents simplement borderline… Mais aucun d’entre nous, y compris moi-même, n’avions guère eu l’occasion d’établir des relations thérapeutiques avec des adolescents psychotiques. C’était notre découverte à nous tous collective. A partir d’une virginité commune, nous allions essayer de voir ce qu’on pouvait réaliser.

52Par exemple, nous avions une des mères de psychotiques du CEREP, qui était décoratrice. Elle nous a proposé de nous indiquer quelles étaient les peintures au mur qui seraient les plus sédatives et les plus adéquates par rapport à tous ces jeunes. On a accepté. On a eu des meubles fonctionnels très bien, on était très contents, et puis on a commencé à accueillir des adolescents. Et au bout de quelques semaines, on pouvait faire du petit bois avec tous les meubles, et les murs étaient complètement détériorés. Bon, c’était notre apprentissage aussi. Et on a fait ce qu’on ne pouvait pas ne pas faire, c’est-à-dire : demander à tous ces garçons et ces filles de reconstruire ce qu’ils avaient cassé. Et c’est à ce moment-là que l’aventure a commencé.

53Pour vous représenter les choses, imaginez l’aristocratie dans un donjon protégé de toutes les perturbations du monde extérieur, et qui visait uniquement à accomplir dans les meilleures conditions possibles l’œuvre de Freud. A savoir une certaine qualité d’écoute, un certain mode de réponse à la relation dont devait émerger un objet qui correspondrait à la nature même de la psychanalyse. Mais ce n’est pas du tout comme ça que les choses se sont passées ! Il y a eu tout un forçage, comme un lit de Procuste, et j’ai ressenti un certain malaise, je me suis dit mais c’est moi qui n’y comprends rien, ou alors c’est d’autre chose qu’il s’agit.

54Marie-Noëlle Clément : Vous avez parlé de vos propres références théoriques, l’importance de Winnicott, est-ce que sur le plan des références théoriques vous partagiez beaucoup avec Denise Weill, ou est-ce qu’elle avait des références différentes ?

55Raymond Cahn : C’est très difficile de vous répondre. Il y avait en effet entre nous, une sensibilité commune, des lectures communes, des goûts communs, une ambition commune et une complémentarité dans la tâche. C’était un peu lâche de ma part, mais comme elle était la patronne, il fallait qu’elle joue son rôle de patronne, et comme j’étais le technicien, il fallait que je joue mon rôle de technicien. Mais contrairement à ce qui s’est passé par la suite, où les médecins, chefs ou directeurs ou responsables, se cantonnaient à ce qui était psy, je considérais que mon rôle en tant que médecin directeur ou médecin chef (ce n’est pas la même chose, mais ça revient au même en pratique), était d’avoir la responsabilité intégrale du fonctionnement thérapeutique de la boutique. Je considérais que le choix des collaborateurs et leur orientation faisaient partie de l’instrument thérapeutique, et que c’était à moi de choisir, sans subir de la part de l’administration toutes les contraintes personnelles des uns ou des autres, exactement comme n’importe quel médecin ou chirurgien fait ses choix techniques et responsables. Tel a toujours été mon point de vue. C’est-à-dire que j’ai été, je pense, particulièrement tolérant et attentif à ce qui venait d’autrui, et en même temps, particulièrement exigeant sur le plan des principes. Ce qui convenait, semble-t-il, assez bien à tout le monde. Cela créait une sorte d’unité qui faisait que, quand un parent ou un enfant arrivait dans la maison et y restait, il savait qu’il était en terrain familier, qu’il n’y avait pas de rupture ou de dissociation à l’intérieur de la boutique. C’est ce que j’avais appris de Georges Amado, et c’était très important.

56Il existe une nostalgie des premiers temps où les gens venaient au CEREP. Cela a été pour eux à chaque fois une expérience particulièrement riche, et cela m’a toujours étonné, parce que je n’ai rien fait pour cela. Cela s’est passé comme ça, parce qu’à la fois, il n’y avait ni exigence spéciale ni idéologie orientée, mais l’écoute, et une façon de chercher des points communs pour les approfondir ensemble ou des points de divergences pour essayer de les affronter et d’en comprendre les raisons. Notre souci partagé était celui d’une action parallèle, à la fois psychothérapique et cognitive. C’était essentiel dans nos échanges et dans nos supervisions. J’ai supervisé aussi des pédagogues, et ça les intéressait beaucoup, cette possibilité pour eux d’entendre autre chose que la faute ou les déficiences. Ne pas en rester à l’insuffisance sur le plan des connaissances, mais tenter de comprendre les raisons qui amenaient ces enfants à ne pas pouvoir investir ce qui leur était proposé alors qu’ils étaient prêts à être attentifs et à s’intéresser à ce qui les entourait pour autant qu’on le leur permette et qu’on leur propose des choses qu’ils puissent prendre en compte. Cela aussi, ce sont des généralités assez banales, mais qui le sont moins que cela en a l’air.

57Marie-Noëlle Clément : Par rapport à la question de l’action thérapeutique et cognitive parallèle, vous dites que les pédagogues étaient très intéressés par des éclairages psychodynamiques, est-ce que, dans votre expérience au CEREP, les soignants étaient tout aussi intéressés par les aspects cognitifs ?

58Raymond Cahn : Mais oui, et c’était d’autant plus important qu’il y avait le risque qu’ils glissent vers le psychothérapique exclusivement. C’était là l’une des difficultés de la tâche. On n’avait pas tellement d’outils à cette époque. Nous avions une visée de psychologie générale qui intégrait la psychanalyse, à moins que ce soit le contraire, la psychanalyse intégrée à la psychologie générale. Mais cela revenait au même parce que c’était une façon de faire disparaître la psychanalyse dans une autre discipline. Et ça été reproché aux auteurs, d’avoir dilué la psychanalyse dans la psychologie. Mais j’étais déjà assez content de trouver des lieux dans lesquels les deux dimensions se trouvaient articulées et reprises ensemble, ce qui n’était pas forcément le cas partout ailleurs. A l’époque, c’était une façon pour nous de viser une théorie générale de la vie psychique, au lieu de nous cantonner à notre spécificité. C’était écarter le risque que les thérapeutes puissent vivre la théorie psychanalytique comme s’il n’y avait rien de plus noble, de plus intellectuel, voire même de plus aristocratique, et qu’ils considèrent le pédagogique comme le côté besogneux, le côté fastidieux. J’ai eu affaire par exemple à une rééducatrice qui a été capable, sur le vif, de montrer à ses collaborateurs à quel point dans son travail de rééducatrice du français, de la langue et de la pensée, il y avait une richesse et une inventivité possible, tout un type d’échange inattendu et qui passait par la tâche officiellement scolaire. A partir du moment où le pédagogue avait découvert cela, il n’avait plus besoin de se sentir inférieur.

59Il y a aussi une dimension que je n’ai pas évoquée, qui est la part de séduction dans la pédagogie. Il y a nécessairement une démarche de séduction dans la pédagogie sans que l’on s’en aperçoive. Il y a ceux et celles qui parviennent, à travers leur métier, à intéresser les garçons et les filles et leur faire investir la tâche à accomplir par un phénomène très simple. Ce phénomène, je l’ai évoqué dans mon rapport par un recours tout simple et unique à Lacan. Lacan disait, tout bêtement si je peux dire, que la tâche pédagogique, ça se limite à une identification. Et quand cette identification s’est produite à la fois sur le plan affectif, relationnel et cognitif, les choses deviennent plus claires et vont de soi. C’est à la fois par le transfert et par la tâche qui est dévolue au transfert qu’on fait avancer le schmilblick.

60Mais vous, (question adressée à Serge Tisseron) vous avez une relation à la pédagogie assez importante. Est-ce que vous la trouvez analogue ou différente de celle que je décris ?

61Serge Tisseron : Je suis toujours étonné de voir comme les adolescents sont heureux de découvrir que certains adultes ne ressemblent pas à leurs parents, ou tout au moins à ce qu’ils croient que leurs parents sont. Les adolescents ont tendance à penser que les adultes ressemblent à l’imago qu’ils se sont fabriquée de leurs parents. Et quand ils rencontrent un adulte qui fonctionne autrement, qui se démarque de cette imago qu’ils se sont fabriquée de leurs parents, ils sont très en appétit d’une relation avec l’adulte.

62Raymond Cahn : Si c’est pour une découverte, c’est possible de trouver cela intéressant et de l’investir.

63Serge Tisseron : Absolument, c’est pour eux une très agréable découverte.

64Raymond Cahn : Et votre travail par rapport au nôtre, si je puis dire, est-ce qu’il est semblable ou différent ? Dans la démarche technique liée aux adolescents, vous leur proposez une découverte technique ?

65Serge Tisseron : Ils sont séduits de trouver quelqu’un qui s’intéresse à leurs centres d’intérêt comme la bande dessinée et les jeux vidéo. Même si leurs parents s’y intéressent aussi, ils ne s’y intéressent jamais comme les ados auraient envie qu’ils s’y intéressent, parce que c’est leurs parents.

66Marie-Noëlle Clément : Ce n’est pas seulement que tu t’y intéresses c’est parce que tu t’y connais. Ça les étonne beaucoup.

67Serge Tisseron : Mais ils sont quand même très enclins à penser que je m’y connais plus que je ne m’y connais.

68Raymond Cahn : Ça c’est le transfert. ■

Bibliographie (non exhaustive)

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  • Cahn R. (1998) « La dimension créative dans le processus psychanalytique » in Créations, psychanalyse, Monographie Rev. Fr. psychanal (dir. Anargyros-Klinger A., Reiss-Schimmel I., Wainrib S.), Paris, PUF, 93-110.
  • Cahn R. (2002) La fin du divan ? Paris, Odile Jacob.
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  • Cahn R. (2009) « Communication » in Autour de l’œuvre de Raymond Cahn, vers un nouvel espace psychanalytique, (Vermorel M., Dufour J., Bal M.C.,) Paris, In Press.
  • Cahn R. (2013), « La psychanalyse à l’épreuve de l’adolescence. Du rôle de la subjectalité et de la subjectivation », In : Cahn. R. Gutton Ph., Robert Ph., Tisseron S. (2013), L’ado et son psy, Nouvelles approches thérapeutiques en psychanalyse, Paris, Editions In Press, 11-65.
  • En ligneCahn R. (2016), Le sujet dans la psychanalyse aujourd’hui, Paris, PUF.
Serge Tisseron
Marie-Noëlle Clément
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/07/2017
https://doi.org/10.3917/lcp.209.0034
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