
Il a été psychanalyste et il a dirigé pendant 20 ans le service de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte à l’Institut Mutualiste Montsouris à Paris.
Spécialiste de l’enfant et de l’adolescent, Philippe Jeammet est spécialiste des troubles du comportement chez les jeunes. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le sujet.
Il est le créateur d’un DU « Adolescents difficiles, approche psychopathologique et éducative » de l’Université Pierre et Marie Curie (UPMC).
1Alain Braconnier : Nous souhaiterions mieux connaître ton parcours et les réflexions qui aujourd’hui t’amènent à écrire ce livre « Quand nos émotions nous rendent fous ».
2Philippe Jeammet : J’ai eu envie de témoigner parce que j’estime que j’ai eu une grande chance de me retrouver là où j’ai été. Je ne me destinais pas nécessairement à la médecine, mais c’est finalement ce que j’ai fait. J’avais envisagé plutôt de me tourner vers la médecine somatique, puis finalement en fin de service militaire, j’ai décidé d’opter pour la psychiatrie. En fin d’internat j’ai pu trouver une place et me retrouver en quatrième année à ce qui allait devenir l’Institut Mutualiste Montsouris qui était alors l’Hôpital International de l’Université de Paris, premier service en Europe dédié spécialement aux adolescents et jeunes adultes de 13 à 25 ans. J’y suis resté quarante ans. J’ai eu le sentiment de vivre une expérience exceptionnelle : la rencontre avec ces éléments fondamentaux de la vie qui sont ce qui fait qu’on est créatif ou qu’on est destructeur. Et comment on passe de l’un à l’autre, je dirais parfois facilement et parfois tragiquement.
3Se retrouver avec des adolescents dans ce que j’appelle la destructivité, c’est-à-dire dans des situations de repli sur eux avec des conduites qui posent problème. Des conduites que je juge adaptatives : ce n’est pas « pour embêter les autres, ce n’est pas dirigé contre les autres » mais c’est dirigé pour être « moins mal ». Comme tous les troubles psychiatriques, ce sont des mesures de protection, de survie. Mais elles ont en commun ce que j’appelle la destructivité, c’est-à-dire une rupture partielle du lien, un repli sur soi. Pourquoi ? Par peur. Pour se protéger, même si après, cela agresse les autres, avec le risque de s’y enfermer. Au fond, la maladie c’est quand on n’en sort pas. Etant dans un service d’adolescents, je n’ai jamais suivi quelqu’un plus d’une dizaine d’années, mais les choses ont fait que j’ai des contacts, même encore avec des gens que j’ai soignés en tant qu’interne en 69 et qui avaient des troubles psychotiques et autres. C’est une expérience de vie formidable ! Il y a déjà notre propre expérience de vie, celle de nos amis, de l’histoire… Mais là de voir ces jeunes qu’on a connus, qui étaient là à un moment de leur existence où ils allaient risquer cette vie - certains l’ont perdu d’ailleurs cette vie, sans jamais vraiment le vouloir - et de les revoir après des années, et pouvoir vous dire : « je ne comprends pas comment on peut être anorexique. Je ne le suis plus, et si je le voulais je ne pourrais plus l’être. » C’est ce recul là qui me donne envie de témoigner de la richesse de ce parcours et combien c’est une leçon de vie. J’avais été attiré par la philosophie, mais là j’ai trouvé un regard très concret sur ce qui fait qu’effectivement on a ces deux options : créativité et destructivité. Et réaliser qu’au fond rien n’est joué et que surtout, plus profondément, on peut mettre la même intensité dans la destruction que dans le désir de partager. Il y a ce côté bipolaire fondamental de la vie, ce sont les mêmes forces qui peuvent pousser vers la destructivité ou vers la créativité. Le fait de s’enfermer - sans l’avoir vraiment voulu - dans ces conduites qui nous protègent semble nous rassurer mais en fait nous conduit à notre perte.
4Alain Braconnier : Tu as su t’appuyer à la fois sur des concepts qui étaient plutôt d’orientation psychanalytique, et en même temps t’en dégager pour toujours avoir le souci de ne pas trop théoriser ce qui est l’humain dans la vie, dans l’intériorité de chacun, dans la manière de s’adapter et dans la manière d’exprimer ses difficultés d’adaptation. Et je crois que cela montre ton originalité d’approche. Tu es, nationalement et internationalement, un homme reconnu pour ton intérêt pour l’adolescence et plus particulièrement pour les troubles du comportement alimentaires et l’anorexie, où on trouve en effet cette question de la destructivité et en même temps une quête de créativité et d’adaptation à la vie. Qu’est-ce qui t’a permis d’accepter cette destructivité, en particulier chez l’adolescent ?
5Philippe Jeammet : En quelques années, on a transformé nos connaissances sur l’être humain. Au travers de la psychanalyse, on avait cette ouverture sur la personne et ce qu’elle disait, et en même temps se développaient des connaissances de neurobiologie qui, en trente ans, ont transformé la vision non seulement du fonctionnement cérébral mais aussi de la vie sur terre. On a fait là des progrès fantastiques. Alors qu’au niveau de la neurobiologie, on voit le fonctionnement concret et la complexité du vivant, nous avons cette chance d’avoir des connaissances sur la vie et les contraintes humaines. C’est en connaissant nos contraintes qu’on pourra peut-être s’en libérer. Je suis très frappé par l’extraordinaire beauté du vivant, l’extraordinaire complexité de la vie. Maintenant on a des connaissances sur le « comment » du vivant – on ne sait toujours rien sur le « pourquoi », donc chacun peut garder ses croyances – mais sur le « comment », on sait comment la vie se développe à partir de l’être unicellulaire. Il y a une correspondance très forte entre les apports de la biologie et ce que nous montre ce contact avec les patients. L’œuvre d’Antonio Damasio m’a beaucoup influencé : L’autre moi-même (O. Jacob, 2010). Il y parle de l’activité réflexive et montre comment la vie est vectorisée.
6Ces troubles dits psychiatriques, ce sont des troubles qui ont une base physiologique. C’est, au fond, une pathologie du cerveau. Et cette pathologie concerne une des fonctions essentielles du cerveau : celle de la relation. Et cela nous permet de sortir du dualisme biologisme-psychologisme. La vie a une base biologique, mais c’est le relationnel qui va contribuer à construire notre personnalité. La vie est une co-construction. C’est la rencontre d’une personne avec un environnement. Damasio évoque et insiste sur cette capacité réflexive, celle d’être les seuls êtres vivants sur terre conscients d’être conscients de tout. Et là, à partir d’un progrès quantitatif du cerveau, il y a une rupture qualitative.
7La vie n’est pas le hasard, et elle est orientée vers la transmission et pas du tout vers la mort ! La vie, c’est la transmission.
8Alain Braconnier : Tu t’es intéressé au lien intrapsychique, mais aussi au lien entre le génome et l’environnement, à propos de cette question de la destructivité. La position classique serait au fond de dire que la destructivité serait innée et serait favorisée ou pas par l’environnement. Tu en as fait autre chose qui permet de comprendre l’être humain dans ce qu’il peut exprimer à travers cette destructivité. Pourrais-tu proposer des « ponts » entre ces différents repères : génome, environnement, rencontre ?
9Philippe Jeammet : Le vivant, la vie, c’est justement cette vectorisation vers la transmission qui n’est possible qu’au travers des échanges. N’oublions pas aussi que la vie est apparue à partir d’êtres unicellulaires, et que la vie a commencé par une individuation par rapport au magma qui l’entoure. La vie, c’est une individuation de la cellule. On voit donc bien que cette cellule met le paradoxe au cœur de la vie. Pour que la vie se perpétue, il faut que la membrane soit suffisamment forte pour que la cellule résiste, et suffisamment souple pour qu’elle change. Si la membrane est trop faible la cellule meurt, et si la membrane s’épaissit, la cellule meurt car elle ne peut plus échanger. Quelque chose qui est au fondement de la vie montre que ce n’est pas cette logique binaire à laquelle on voudrait rapprocher une tendance à savoir ce qui est bon ou mauvais. Or, le bon et le mauvais cohabitent. Et il faut en effet se protéger et échanger. Pour être soi, il faut à la fois se nourrir des autres et s’en différencier.
10Alain Braconnier : Lorsqu’on s’occupe d’adolescents, on est peut-être plus ouvert à tout ce qui est encore possible. Mais la souffrance mentale pour un certain nombre de personnes peut parfois enfermer. Est-ce cela qui t’a fait passer à la question des émotions ?
11Philippe Jeammet : Le vivant est programmé pour réagir activement à une menace sur ce qu’on pourrait appeler le soi, le territoire. Les circuits aversifs, les circuits de repli sont une protection mais dont le risque est qu’ils nous enferment et qu’on n’en sorte pas. Surtout pour l’être humain dont la conscience réflexive permet d’avoir une réelle capacité de choix et de pouvoir être donc délibérément destructeur ou délibérément créateur, mais sa capacité de choix reste massivement influencée par les émotions. Il est très difficile de savoir lorsque nous choisissons ce que nous faisons, si nous obéissons à des forces émotionnelles. Et c’est là que la pathologie est un miroir grossissant. Tous les troubles psychiatriques consistent en une tentative de réponse à un malaise, c’est-à-dire à une menace, à une angoisse. On parle de maladie mentale, le mental c’est donc quelque chose que l’on peut choisir. On peut vous dire : « pensez à ceci ou cela », vous allez le faire. Par contre si on vous dit : « faites-moi une crise d’angoisse », « ayez des phobies, des tocs »… vous ne pouvez pas vous les créer. Parce que ce n’est pas l’idée qui compte, c’est la croyance qu’il y a derrière les émotions. Vous pouvez dire « je vais détruire tout le monde », mais si vous y croyez, alors là ça change tout.
12Le rôle profond des émotions est que ces émotions, dans les cas des troubles psychiatriques, répondent toujours à un vécu du danger. Par exemple, cela peut être une relation amoureuse. On va se dire : « il était très heureux, il avait rencontré la femme de sa vie, voilà qu’il se décompense. » Pourquoi ? Parce qu’il a peur de la perdre en même temps qu’il la rencontre, ou qu’il sent la dépendance envers cette personne. Tout ce qui est fort peut menacer aussi le sentiment de ne plus être soi-même. « Je t’aime tellement que je ne suis plus moi-même ». Il s’agit plus de se protéger d’un danger. Et tous les troubles au fond sont une façon de retrouver une forme d’action – puisqu’on est programmé pour réagir activement à une menace – et un rôle actif en se protégeant. Lorsqu’on ne va pas bien et qu’on essaie de se protéger en allant vers les autres, on ne peut pas maîtriser la vie. Si je dis « je t’aime tellement que je te mets au frigidaire », ce n’est pas bon pour l’amour. On ne peut pas mettre la vie sous emprise, c’est contradictoire. Parce que la vie est une co-construction, on dépend de la réponse de l’autre. Lorsque l’angoisse est trop grande, le réflexe est de se refermer sur soi. On a peur et on se prive de ce à quoi on a droit pour pouvoir se développer : des échanges justement sur le soin du corps, sur le plan des apprentissages, de la sociabilité… Alors si c’est un temps limité, c’est de l’adaptation. La maladie, c’est quand on ne peut pas en sortir, parce que la peur est là, trop grande. Et plus on supprime l’échange, plus on se sent insuffisant, on perd confiance, le monde devient dangereux et on s’enferme. C’est cela la maladie : on est prisonnier d’une conduite qu’on n’a pas choisie, qui n’est pas folle, puisque sur le moment elle nous protégeait. Et c’est pour cela que je parle de conduite adaptative.
13Il ne faudrait plus parler des maladies psychiatriques comme avant. Ce sont des façons de s’adapter qui, vu du côté des émotions du patient, sont une protection : ce n’est pas de la folie ! C’est qu’il est moins mal si il fait cela. Dès qu’on va vers la vie, on perd le pouvoir de maîtrise. Et dès qu’on se passe des autres et qu’on se ferme, on est alors le plus fort. Le seul moyen – et on en fait vite l’expérience – d’être sûr du résultat d’un examen, c’est de ne pas le passer. Là c’est sûr à 100%. La destructivité, c’est la seule chose qui est sûre à 100%. « Je ne veux plus te voir, je ne te parle plus » : tu n’as besoin de personne pour le faire, tu es gagnant à tous les coups. Sauf que tu vas le payer cher. Ça isole de la vie, et ça t’enferme. Et quand tu reviens vers l’autre, si tu vas passer l’examen, tu as toujours le risque que l’examinateur te comprenne mal, t’humilie… ça dépend des autres ! La destructivité, c’est la seule chose pour laquelle on n’a besoin de rien, et l’homme est le seul être à le savoir du fait de sa conscience réflexive, c’est pour cela qu’on se dope à la destructivité. Le suicide, je l’ai souvent dit, est un acte de vie pour moi. « Vous croyez que tout m’échappe, que je suis impuissant, que je n’ai aucun pouvoir… et bien je reste créateur de ma vie. Et le seul moyen de l’être, c’est de me faire disparaître, mais je le fais volontairement, c’est moi qui suis le plus fort ». Et cela aboutit à la mort.
14C’est détruire pour se sentir exister. Au moment où l’être humain se détruit, il a un sentiment d’exaltation et de force qui lui fait croire que c’est lui qui le choisit. Parce que là il ne dépend plus de personne, il est le maître, le roi. Mais pour quel prix et pour quel résultat ? Et c’est ce qui est dramatique : c’est un leurre.
15Alain Braconnier : Ce que tu nous dis, que j’entends comme très vrai et authentique, j’oserais presque dire comme phénoménologique, montre qu’au fond l’être humain est habité par des paradoxes auxquels il doit faire face et qu’il gère plus ou moins facilement. J’en arrive à cette question : comment travailles-tu ? C’est-à-dire au fond, je serais quelqu’un d’anorexique ou qui aurait fait une tentative de suicide, que me dirais-tu ?
16Philippe Jeammet : Quand on dit « mental », c’est péjoratif. Alors qu’il n’y a pas lieu : on a une maladie, ce n’est pas en soi péjoratif. Qu’elle soit mentale ou pas, ce n’est pas une faiblesse. On la subit, on ne l’a pas choisie. Donc c’est important de se dégager de cela, du poids de ces maladies - en particulier ce terme de « psychose » dont il faudra arriver à se passer. C’est une manière d’appréhender les choses qui a sa part de réalisme, mais il y a une connotation émotionnelle qui est trop négative. Pour faire une anorexie mentale, il faut beaucoup d’appétit, pas d’appétit de nourriture, mais une envie de faire quelque chose de fort de sa vie, des choses intenses. On ne sait pas trop lesquelles mais en même temps que vous sentez ces envies, vous n’avez pas très confiance en vous. Vous avez subi des déceptions, vous avez peur. Alors, la force de l’envie, et je dirai l’effroi de la peur et des déceptions provoquent un orage, et c’est la panique. On est débordé. Et tout d’un coup, sans que vous l’ayez choisi, vous trouvez des comportements qui vous rassurent : vous courez toute la journée, vous faites de la gymnastique, vous arrêtez de manger. L’angoisse disparaît, elle est moins intense. Ce n’est pas fou que vous fassiez cela mais ce n’est pas juste. Parce que vous allez vous abîmer pour vous sentir exister. Parce que ce n’est pas une envie de mourir, et là c’est important de le comprendre.
17Quand je disais à un père : « mais faites hospitaliser votre fille, elle risque de mourir » et qu’il me répondait : « arrêtez cet acharnement thérapeutique, si elle ne veut pas vivre » Je dis : « si vous pensez qu’elle ne veut pas vivre vous pourriez le comprendre. Mais ce n’est pas qu’elle ne veut pas vivre mais qu’elle ne se sent vivre que comme ça, là est le problème ; et elle va en mourir. Pas pour mourir, mais parce que c’est une façon pour elle de ne pas être angoissée ».
18C’est là où la compréhension est très importante. Ce n’est pas la mort qui est recherchée, ce qui est recherché, c’est retrouver un pouvoir. Y compris, encore une fois, pour ceux qui se suicident. Si vous demandez à ceux qui se scarifient pourquoi ils le font, ils vous répondront « je ne sais pas, c’est moi ce n’est pas moi… c’est plus fort que moi… mais ça me soulage ». Je disais l’autre jour à une jeune fille qui se scarifiait : « et si c’est moi qui vous le faisais ? » et elle a crié « mais ça me ferait mal ! » Voilà ce qu’il faut comprendre : quand vous vous faites du mal, cela ne vous fait même pas mal. Parce que ça vous soulage de toutes les impuissances, de toutes les insatisfactions : tout d’un coup vous faites quelque chose. Toutes les grandes idéologies, les idéologies binaires, se dopent à la destructivité. On dit « on va prévenir le monde, on va prévenir les catastrophes, il faut tout organiser, on va créer l’homme nouveau… » sauf que c’est toujours passé par la destruction de milliers et de milliers d’hommes. Ceux-là ne sont pas fous pour autant ; mais on se dope en se disant « parce que j’ai des bonnes intentions, parce que je suis sincère, j’ai le droit de détruire tout ce qui s’oppose à cela, voire de faire le sacrifice de ma vie pour arriver à cela. » Mais la vie, ce n’est pas un monde parfait, c’est des tensions entre des contraires. Et c’est péniblement qu’on trouvera cette oscillation entre des choses bonnes et mauvaises. Et c’est là que les maladies dites « mentales » sont notre miroir grossissant. Au cœur de tout cela il y a la déception, que j’appellerais le cancer des émotions. Lorsque quelqu’un est déçu et se dit abandonné - par exemple par l’être aimé - au point de vouloir se tuer, si on lui demande si la vie n’a pas d’importance, si ce qu’il vivait n’était pas fort, il répond alors « si, mais j’ai été déçu ». Et pourquoi est-il déçu ? Parce qu’il avait une grande attente. Si on n’attend pas beaucoup, il y a peu de chances que l’on soit déçu. Ceux qui sont déçus sont ceux qui ont des envies très fortes, et au nom de la non-satisfaction, ils vont rentrer dans la tentation de la destruction. C’est humain, c’est compréhensible mais c’est triste. Je pense que, dans ce domaine de compréhension de l’émotionnel, on énumère trop ce qui ne va pas. Les gens viennent nous voir parce que ça ne va pas. Mais pourquoi ça ne va pas ? Parce qu’on a envie d’autre chose. C’est cela qui est différent. Si vous avez un trouble psychique, c’est que vous avez envie d’un mode de vie, de relations fortes, d’un amour ! Et que ne les ayant pas, et bien vous vous démolissez, à la mesure de votre déception.
19On n’est plus dans l’époque où il fallait prendre les enfants en rendez-vous sans les parents pour pouvoir les délivrer d’un regard trop coercitif. Mais il faut plutôt se dire que souvent, derrière ces comportements, il y a des attentes mutuelles. Au fond ce que voudrait un enfant et son parent, c’est la même chose ! Que tout aille bien, que chacun trouve sa place ! Mais parce que tout d’un coup ça ne va pas et parce qu’il y a eu des comportements négatifs, et bien chacun va se reprocher d’être comme cela, de ne pas changer… et on ne s’en sort pas. Alors que ce que l’on devrait dire, c’est : qu’est-ce que vous voulez construire dans la vie ? Qu’est-ce qui vous plairait ? Comment ça pourrait être ? Et là on doit pouvoir trouver les moyens d’y arriver, être moins dans le frontal contre le symptôme, et dire : on va l’apaiser, et on va essayer à côté. Parce qu’au fond il y a des buts communs que l’on peut retrouver.
20Alain Braconnier : Ton livre «Quand nos émotions nous rendent fous » a comme sous-titre « un nouveau regard sur les folies humaines ». Pourrais-tu nous en parler ?
21Philippe Jeammet : Ce qui est central, c’est qu’au fond les maladies mentales n’existent pas. Ce sont des gestions d’émotions, des pathologies quantitatives des émotions. Cette gestion va retentir sur le mental - c’est-à-dire la capacité réflexive, et c’est là le point essentiel. Nos émotions, lorsqu’elles ne s’expriment pas au travers d’une pathologie émotionnelle qui, de manière très évidente, se démarque d’une chose habituelle de par son intensité (bipolarité, troubles obsessionnels ou délirants…), vont nous faire commettre des folies qui à un certain moment vont nous conduire à la destruction. Toutes ces idéologies, ces fanatismes et autres théories dans lesquelles on va s’enfermer. Quand on détruit au nom d’un idéal, c’est là que l’on se trompe. C’est une volonté de maîtrise par rapport à un vécu émotionnel de danger, derrière lequel il y a la peur. La vie n’est pas un état où tout serait bien ou mal, c’est une tension permanente entre des contraires. Il n’y a pas de situation parfaite. C’est cela que je voudrais expliquer et montrer : la part émotionnelle, et non pas la raison de toutes ces idéologies. Et de façon très simple, le fait de voir le verre à moitié plein ou à moitié vide ! C’est une question, je dirais, d’atmosphère, de qualité du regard qui va faire que l’on voit sous un angle ou sous un autre. Mais la vie est une dynamique : lorsqu’on voit le verre à moitié vide, on a tendance à le vider, et lorsqu’on le voit à moitié plein, on a tendance à le remplir. Le regard n’est donc pas neutre. La vie se fonde sur beaucoup de malentendus. Tout le monde préférerait vivre bien et dans l’échange. Mais on va si peu supporter que les autres soient différents que s’ils le sont, soit ils sont bons comme nous, soit ils sont mauvais et alors il faut les détruire.
22Alain Braconnier : Pourrais-tu à présent nous donner ta définition des émotions ?
23Philippe Jeammet : J’ai une vision large des émotions, c’est tout ce qui fait de nous des êtres vivants. C’est ce qui induit l’échange. Chez les animaux supérieurs et encore plus chez l’homme, il va y avoir une variante d’états émotionnels du fait de la conscience. L’émotion, c’est aussi la perception d’un état mental. Le ressenti est une émotion. Et les émotions se déroulent entre deux extrêmes : la peur et la confiance ; et la peur est aggravée par la solitude. Cela me semble être la clef. Maintenant, on s’aperçoit que le vivant est sans arrêt en train de s’adapter aux agressions extérieures. Pourquoi ? Pour pouvoir transmettre ! Toute la vie est orientée vers cela. On a ces mêmes vectorisations avec les végétaux, les animaux… et c’est cela qu’on méconnaît. Donc l’émotion est cet état interne de bien-être ou de mal-être et également tout ce qui vient du corps : aussi bien de l’intestin, des muscles… tout cela va donner des milliards d’informations pour un état de bien-être. Et quand cet état se sent menacé, ce n’est pas l’idée qui est dangereuse, mais c’est elle qui déclenche des émotions d’angoisse, et il va falloir réagir activement, en allant à l’envers des autres. Mais si on manque de confiance, on va vouloir tout gérer, reprendre l’emprise, et c’est à ce moment-là que l’on coupe les liens et que l’on rentre dans des attitudes destructrices. L’enfant qui se cramponne à sa mère au moment de la quitter pour aller à la crèche ou au lit : c’est parce qu’il a peur. Et tout ce qui va être de l’ordre de la réaction à la menace, ça sera l’emprise. Et cela peut devenir des emprises intellectuelles ou autres. Le territoire humain, c’est tout ce à quoi il accorde de la valeur. Ce qui va faire que le territoire de l’homme se constitue de ses parents, ses idéologies… Mais cela peut être aussi le club de foot, le groupe sur Facebook… cela deviendra ce qu’on aime. Et si on l’attaque, alors il y a les mêmes réactions émotionnelles basiques, comme dans la basse-cour quand un chien voit un autre chien arriver. On va réagir agressivement dès que l’on se sent menacé. Et là peuvent advenir les folies humaines, qui font que l’on va se mettre en rage, parce que l’autre ne pense pas comme moi et que moi je détiens la vérité, donc je vais le supprimer de bon cœur, en ayant le sentiment que j’accomplis mon devoir. Des folies humaines qui font que l’homme va croire ce qui l’arrange, parce que peut-être aussi certaines personnes en qui il a confiance partagent la même chose. Quand on parle de Daesh par exemple, cela n’a rien de nouveau. Simplement, la forme change, les modalités et les moyens de communication ont évolué. Mais cela reste la même chose, toujours. Ce sont les mêmes erreurs. Ils ne font pas cela pour mourir, ils font cela parce que ça prend du sens, et que ce sens leur donne le sentiment de vivre et d’être vivant et que cela en vaut la peine. Et on peut faire n’importe quoi, sans être fou, sans avoir une maladie mentale. Mais ce sont les mêmes processus. L’obsessionnel sait par exemple qu’il n’a pas besoin de se laver les mains quinze fois, mais si il ne le fait pas, il ne se sent pas bien. Donc en le faisant, il est un peu mieux, ça lui fait du bien. Et les croyances c’est pareil, cela nous arrange bien d’y croire. La théorie du complot, pareil. Les gens peuvent même parfois en arriver à dire « je préfère mourir que d’échanger », donc pour eux, ce n’est pas une destruction : ils se sentent vivre comme cela, ils ont la sensation de se construire. Et là on pourrait se dire que compte tenu de ce que nous montre la caricature de la maladie mentale, dès que l’on veut détruire et que l’on pense que la solution passe par la destruction, on ferait peut-être mieux de réviser nos objectifs communs. Qu’est-ce qu’on voudrait atteindre ? et pour quels buts ?
24Alain Braconnier : Tu as souvent évoqué les voies de la destructivité, le rejet de l’autre, le repli… Comment rendre ces mouvements réversibles ?
25Philippe Jeammet : Ce qui est commun à tout cela, c’est l’angoisse. Et l’angoisse n’est pas provoquée par le sens, c’est toujours un sentiment de danger qui vient de facteurs où l’inconscient joue son rôle. C’est-à-dire vouloir que l’inconscient soit avant tout déterminé par les mots et par le langage. Alors que non ! Ce qui fait la force de l’inconscient, c’est qu’il y a des émotions simples qui s’accrochent à un événement. Par exemple, le cheval qui a eu peur une fois à l’occasion d’une promenade, dix ans après, il passe sur les mêmes lieux et fait un écart. La mémoire est ravivée, mais il n’y a pourtant pas de danger immédiat : le contexte crée cela. Concernant l’inconscient, on a survalorisé le langage. En un sens c’est formidable, mais les mots ont la valeur qu’on leur donne. Et les mots en eux-mêmes vont dépendre des émotions qu’on leur donne. Si on est assez bien pour exprimer des choses positives, le langage peut donner un moyen de maîtrise. On a du mal à accepter que l’on soit dépendant de ces émotions, que nous ne les choisissons pas. Par contre on peut choisir de se dire « quand je commence à avoir envie de taper sur quelqu’un, je dois penser que ce n’est pas la vérité mais ma vérité du moment ». C’est là où on a une vraie capacité de choix. Mais il ne faut pas être seul et il faudrait comprendre ce qui se passe. Je pense que la compréhension de comment nous fonctionnons est donc importante. Et si on commence à admettre que l’on est sous des contraintes, on peut plus facilement accepter sans que ce soit humiliant et qu’on ait l’impression d’être inférieur. Et comprendre que cette tentation de destructivité n’est pas moi mais une part de mon fonctionnement. Ainsi je peux aller vers les autres. Par exemple, je pense que personne ne choisit d’être pervers : ils ont des idées, des pensées qui s’imposent en eux, des contraintes et il faut essayer de comprendre et d’en parler. L’important n’est pas d’avoir des idées de meurtre, c’est de savoir ce que tu vas en faire. Parce qu’encore une fois, on ne choisit pas ses rêves, on ne choisit pas ses pensées… mais on peut choisir ce qu’on en fait.
26Alain Braconnier : Tu viens d’utiliser le mot rêve. Quelle place as-tu accordé au rêve ou quelle est ton expérience générale dans la psychiatrie avec les rêves ?
27Philippe Jeammet : Les rêves peuvent être, comme d’autres choses, comme l’association libre, des moments révélateurs d’expériences émotionnelles plus ou moins enfouies, qui nous montrent certains facteurs émotionnels… J’aime bien demander à la fin de mes premiers entretiens, quand on est un peu en confiance « est-ce que vous rêvez ? Racontez moi un rêve ! » et après je demande un souvenir, un souvenir d’enfance ; le premier qui vient. Et souvent, cela donne une palette intéressante du sujet.
28Par exemple récemment, je voyais une patiente par vidéo, en pleine angoisse, avec des parents qui s’étaient séparés. Elle avait commencé - sous l’influence d’un copain plus âgé qui l’a entraînée - à prendre de la drogue, puis après une première difficulté, il l’a laissée tomber. A un moment cette jeune fille, qui a une grande capacité d’expression, me dit « moi ce que je voudrais, c’est redevenir comme avant. Je ne travaille plus, j’ai pris de la drogue… mais ce n’est pas ça, ce n’est pas moi ». Et à la fin je lui demande de me donner un rêve, et elle me raconte cela : « je suis chez ma grand-mère et elle me fait des cookies, des cookies que j’aime beaucoup » ; puis un souvenir : « j’étais avec mon père, il y avait mon frère et ma sœur derrière et on était en voiture. J’avais 7 ans et il était ivre, comme d’habitude, et j’ai peur. Je me suis dit qu’il allait nous tuer ». Voilà vous voyez comment, à la fin de l’entretien, on a deux aspects d’elle-même : les cookies, et le père ivre qui la déçoit mais auquel elle est quand même très attachée. Elle est complètement divisée comme ça, dans des tensions. Tantôt elle a envie d’être la bonne petite-fille, et tantôt il y a une révolte et en même temps un désir d’aider son père… tout cela se mélange. Ce n’est pas voulu, mais ces choses se mélangent et l’on n’arrive plus à se retrouver. Alors on accompagne, on donne du sens à tout cela, on dédramatise.
29C’est la même chose qui vous fait être dans différents états selon les moments. On ne doit donc pas réduire l’homme à un état, il n’est pas réductible à cela. La vie est un jeu de forces, de dynamiques. Chacun, selon son histoire, a tendance à aller plus dans un sens que dans un autre ; mais c’est une dynamique en construction. Et selon les rencontres, on peut voir que l’on peut basculer. On le voit aussi, de manière caricaturale, avec les terroristes : il suffit d’une rencontre et tout peut basculer.
30Alain Braconnier : Quelle est ta part de reconnaissance envers la psychanalyse ?
31Philippe Jeammet : La démarche me semble tout à fait originale et elle n’a pas d’équivalent. Cette liberté de parole permet d’être au plus proche parce qu’on est garanti d’être au plus loin du thérapeute. On ne va pas entrer dans une vie privée avec lui, on va garder une distance. Cela permet de laisser libre-cours à ses paroles. Et ce n’est pas la même chose, de se mettre à penser tout seul et d’avoir quelqu’un qui vous écoute. Cela introduit une dynamique nouvelle. Et surtout, ce personnage à la fois proche - à qui on dira des choses qu’on n’avait jamais dit à quelqu’un d’autre - et en même temps lointain. La démarche reste extrêmement forte et unique. Je pense que la métapsychologie est maintenant souvent figée, alors que Freud l’avait souvent modifiée et n’a jamais été dans une position statique vis-à-vis de la métapsychologie. Mon problème n’est pas la psychanalyse mais la métapsychologie. Il faut accepter de la réévaluer et de ne pas prendre comme modèle de cure toutes les interventions psychanalytiques. C’est le problème des mots : ils cherchent à rendre compte d’un événement qu’on ne connaît pas. Alors maintenant si l’on dit « tiens je ressens des sentiments pour mon analyste », directement, c’est le transfert. Ce n’est pas forcément faux, mais cela aplatit rapidement les choses. On perd la dynamique du lien.
32Alain Braconnier : Tu évoques dans ton livre un diplôme universitaire qui te tient à cœur ; peux-tu nous en parler ?
33Philippe Jeammet : C’est l’enseignement que je préfère actuellement. Ce Diplôme Universitaire sur les Adolescents difficiles, approche psycho-pathologique et éducative (Universités Paris V et Paris VI) s’adresse à tous les métiers à haut potentiel émotionnel dans la rencontre avec les adolescents : santé, justice, éducation nationale, police, gendarmerie. À l’intérieur de ces métiers, toutes les catégories sont confondues. Il ne nécessite aucun prérequis universitaire mais cinq années de pratique. Les intervenants viennent de toutes les professions confrontées aux adolescents en difficulté : médecins, infirmiers, juges, éducateurs, policiers. Il y a une série de conférences, et puis des petits groupes où ils vont échanger entre eux sur le fonctionnement de la garde à vue, le système pénitentiaire, etc… Ces professionnels ont le même objectif : aider les adolescents, bien qu’ils aient des fonctions d’experts différentes. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils ne sont pas là pour faire la même chose mais ils ont le même but, et surtout tous apprennent à ne pas se disqualifier entre eux.