CAIRN.INFO : Matières à réflexion

ANGÉLIQUE GOZLAN, L’adolescent face à Facebook, Editions In Press, 2016, 257 pages, 17 €

1Avec ce premier ouvrage, publié chez In Press dans la collection Pandora-Psychanalyse et création, Angélique Gozlan nous propose un remarquable travail de recherche sur l’impact des réseaux sociaux sur le processus adolescent, dont Facebook constitue le paradigme. Facebook contribue-t-il avec bonheur à la construction identitaire de l’adolescent ou, au contraire, exerce-t-il une influence particulièrement nocive, ainsi que le clament certains détracteurs des dispositifs virtuels, qui alièneraient les adolescents, parfois au risque d’en mourir, comme en témoignent régulièrement les faits divers de harcèlement ?

2Loin de céder à la tentation d’une réponse aussi simple que caricaturale à cette question, l’auteure décrit une double postulation des enjeux psychiques du virtuel chez les adolescents, en cernant les effets subjectivants de la relation de l’adolescent au virtuel à partir des enjeux narcissiques, puis ses effets désubjectivants, toujours à partir du mythe de Narcisse, avec le risque de s‘éprendre de son image virtuelle. Le Narcisse adolescent peut certes renforcer son narcissisme sur la scène de Facebook mais il risque la « désintimité », autrement dit la dépossession de son intimité par la mise en ligne, et le passage de « l’intime écranique », selon l’expression de l’auteure, à l’étranger de soi, qui suscite une perte traumatique, associée à un impossible deuil mélancolique. Par ailleurs la captation narcissique opérée par l’image écranique élude le processus de séparation adolescent en raison d’une fixation à son image idéalisée.

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3Angélique Gozlan s’interroge ainsi sur les effets psychiques et psychopathologiques de la relation de l’adolescent au virtuel : en associant une approche psychanalytique et philosophique du virtuel, à l’appui notamment des apports de M. Civin, de S. Missonnier et de S. Tisseron, elle propose de définir un processus spécifique de la relation de l’adolescent au virtuel, qu’elle nomme « la virtualescence », pour rendre compte des transformations psychiques engagées par la virtualisation de l’adolescent et sa monstration, tant en images qu’en mots, dans l’espace virtuel. L’enjeu de la virtualisation de l’adolescent consiste en effet à permettre le déplacement et le dégagement de l’actuel pubertaire marqué par les angoisses et les incertitudes narcissiques, afin de donner un sens à la crise adolescente. Ce livre montre les aspects positifs de la virtualescence, subjectivante par le travail de l’estime de soi, mais il pointe aussi la potentialité d’une virtualescence négative, synonyme de désintimité pure et de retour de la haine. Le concept de virtualescence suppose l’appropriation de la machine virtuelle par l’adolescent « machinique ». La virtualisation de l’adolescent engage un détachement du corporel, la création d’un corps virtuel et l’accès à un monde d’images, qui se constituent comme lieu des regards. La réflexion s’organise à partir de références à la pensée d’auteurs de différents horizons conceptuels, tels Lacan, Bion, Winnicott, Anzieu, et plus récemment, par exemple, Assoun, Kaës, Roussillon : A. Gozlan exploite de façon heuristique et cohérente l’ensemble de la théorisation psychanalytique, et témoigne d’une pensée agile et libre.

4L’organisation de Facebook est envisagée sur le modèle d’une scène théâtrale mais la différence majeure avec le théâtre classique est l’interactivité. A. Gozlan met très bien en évidence la règle princeps de Facebook, l’aconflictualité, et elle montre comment la haine déniée par le site peut faire retour ; elle propose alors le terme d’e-conflictualité, pour désigner la relance d’une conflictualité propre à la relation du sujet à l’espace virtuel. L’auteure montre alors la « désintimité » à l’œuvre et propose une analyse très intéressante du cas d’Amanda Todd, qui s’est mise en scène sur Facebook : Amanda Todd, on s’en souvient, s’est suicidée à quinze ans, après avoir montré ses seins sur Facekook à un homme qui a largement diffusé cette image : chute dans la désintimité, vampirisation de son image et bascule dans une désubjectivation telle qu’elle ne trouvera que le suicide pour tenter d’y échapper. L’auteure articule de façon originale son analyse pour ainsi dire d’e-cas, à celle de jeunes patients, rencontrés dans le cadre de sa pratique clinique. A. Gozlan différencie alors avec beaucoup de pertinence l’écriture d’un journal intime adolescent de l’écriture d’un journal virtuel qu’elle rapproche de l’autofiction.

5L’enjeu fondamental de la virtualescence s’avère celui de la création adolescente à partir d’un mouvement de virtualisation-actualisation, qui spécifie l’acte créatif virtuel comme fondateur de l’adolescent. Il s’agit, selon une formulation heureuse d’A. Gozlan, de se créer une face sur la surface virtuelle dans le face à face avec les autres virtualisés. L’espace virtuel devient une surface extra topique, un espace de création de soi même. A. Gozlan avance alors l’idée de la création de visages pour saisir son image, visages présentés comme autant de masques virtuels initiatiques. Elle analyse avec beaucoup de pertinence le cas de Jade, qui édite un ouvrage à seize ans, à partir de son écriture en temps réel sur sa page Facebook. Elle rencontre à quatorze ans un jeune homme sur Facebook, qui la quitte après leur première relation sexuelle. Le premier temps de l’écriture pour Jade est d’abord une écriture à vif sur sa page Facebook, écriture quotidienne conçue comme une mise en forme de l’étranger en soi, c’est-à-dire du pulsionnel pubertaire. Le second temps de l’écriture fait écho au chœur adolescent de ses fans : la présence des autres virtualisés, qui offre un écran-miroir, participe à une construction paradoxale de l’intime : l’écriture au virtuel retravaillée acquiert une valeur narrative et devient une écriture autofictive. Le troisième temps de l’écriture s’effectuera en dehors de la communauté virtuelle et sera proposé à un éditeur, au terme d’un processus de « self fabrication » (Michel Leiris), où le Je est devenu Autre (Rimbaud). A. Gozlan conclut que Facebook est une médiation conçue comme une matière intersujective, une matière transformable à plusieurs.

6Cet ouvrage convainc le lecteur de l’importance, voire de la nécessité, pour les professionnels du soin, de s’informer du rôle joué par la virtualisation dans la construction du sujet. Les adolescents d’aujourd’hui sont les premiers adolescents à être nés avec internet : quelles conséquences cet accès précoce au virtuel aura t-il chez les futurs adultes ? Comment s’articulent cette virtualisation du sujet au quotidien et aux troubles psychopathologiques ? Telles sont les questions fondamentales posées par l’auteure.

7Gageons que ce premier livre d’Angélique Gozlan connaîtra le succès qu’il mérite auprès d’un large public intéressé par les dispositifs virtuels, car il éclaire dans une écriture fluide, concise et élégante un phénomène d’une brûlante actualité, en associant avec bonheur, rigueur conceptuelle, inventivité et clarté du propos.

8Anne Brun

9Professeur de Psychopathologie et de Psychologie Clinique

10Université Lumière Lyon 2

SALOMÉ et CHRISTOPHE CHAPEROT, Salomé et son psychiatre : récit d’une expérience psychotique. Editions L’Harmattan, 2015, 206 pages, 20,50 €

11Salomé a vécu une descente aux enfers en décompensant sur le mode psychotique. Ses angoisses précédant cette décompensation l’ont amenée à trouver une personne, psychanalyste de surcroît, avec laquelle elle pensait pouvoir les transformer en une expérience sublimée, littéraire, scénique, théâtrale, bref, artistique au sens le plus large. Mais voilà !, certains psychanalystes ne font pas suffisamment attention au diagnostic, et la cure-type n’est pas à utiliser avec n’importe qui, sous le prétexte qu’il la demande. L’histoire nous montre même que dans certains cas, cette proposition va déclencher chez l’analysant une facilitation de ses possibilités transférentielles sur les modes érotomaniaque ou persécutif, accentuant encore l’émergence d’angoisses archaïques difficilement supportables.

12Si la psychothérapie institutionnelle a fait son apparition dans l’histoire de la psychiatrie, c’est précisément pour répondre à ces problématiques complexes, supportées, notamment, par des structures psychotiques. Chez certains d’entre eux, la souffrance psychique est au rendez-vous. Elle peut prendre une forme névrotique plus ou moins classique. La solution semble être une psychanalyse, et puis l’expérience de la cure met le feu aux poudres affectives, et rapidement la suite devient incontrôlable sur le plan pulsionnel. Tosquelles, lorsqu’il réalise, très vite après sa psychanalyse personnelle avec Sandor Eminder, que la cure-type n’est pas adaptée aux personnes psychotiques, apprend du même coup que l’institution d’un groupe de prise en charge est nécessaire, au moins pour y être accueilli pendant les moments, quelquefois passagers, quelquefois plus longs, nécessitant des soins psychiatriques. Cette quasi-surface de réparation à géométrie variable en fonction de l’état clinique de chaque patient constitue l’ossature de la prise en charge, et ses variations sont référées à une personne en position de psychiatre-consultant-thérapeute, chargé de construire au fur et à mesure le setting optimal. Dans l’histoire de Salomé, le Dr Chaperot, psychiatre-psychanalyste, prend la précaution d’organiser une fonction d’accueil collective dans laquelle il joue certes un rôle déterminant, mais souvent avec l’aide des soignants qui constituent pour elle, sa constellation transférentielle. Le suivi ambulatoire et les hospitalisations se succèdent en fonction des avatars de la vie de Salomé, mais avec l’avantage inégalable que permet la psychiatrie de secteur lorsqu’elle est bien comprise, celui de la continuité des soins assurée par le même référent, et si besoin, les mêmes référents.

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13Mais cette belle aventure clinique et thérapeutique est également intéressante à plusieurs autres titres : le processus de sublimation spécifique, la relation d’écriture à deux, et la sortie de l’expérience psychotique aiguë avec réinvestissement de la vie « ordinaire ».

14L’idée de créer un dialogue à deux voix pour raconter cette expérience est une riche idée. En effet, lorsque Paul Ricœur évoque l’importance dans toute vie humaine de la fonction narrative, il ne fait que nous aider à comprendre un aspect essentiel de la flèche du temps chez les humains, celui de la narrativité en première personne. Dès l’instant où le sujet devient le narrateur de son histoire, il la prend en main d’une façon active et peut dès lors accentuer le rôle qu’il joue dans sa propre existence continue. De ce point de vue, lorsqu’une personne psychotique peut accéder à cette mise en récit d’elle-même elle tient un fil de sa sortie de crise psychopathologique.

15J’ai entendu beaucoup de ces personnes me dire combien cette expérience de la déshérence psychotique les entraînait dans un maelström dans lequel l’impression la plus angoissante était précisément de perdre le contrôle total du récit de sa propre vie. Faut-il pour autant parler de sublimation ? Sur un plan strictement psychopathologique, la sublimation ne semble pas correspondre exactement au concept qui décrit ce travail de transformation des éléments bruts de la psychose en éléments « raffinés » acceptables pour soi et pour autrui. Toutefois, je considère que nous pouvons voir dans le travail réalisé dans cette expérience de Salomé, une sublimation fragile, peut-être même une proto-sublimation. Mais nous sommes dans une ambiance proche de celle de la Gradiva de Jensen reprise par Freud pour évoquer ce problème complexe du rapport à la réalité et au monde social, et Salomé nous dit : « Je travaille, je m’investis, car faire ce travail d’écriture me parle, me plaît. Cette ouverture, cette aventure qui, je le souhaite, aura des vertus délivrantes ». Il apparaît que ce qui entraîne Salomé dans ce sens, c’est justement le second point, celui de la relation d’écriture à deux. Si pour le premier, son psychanalyste pur sucre, elle nous donne à voir les mails qu’elle lui a adressés, sans pouvoir faire autre chose que nous laisser imaginer les réponses à l’aune des quelques éléments dont nous disposons, et qui sont, je dois le dire, assez sidérants, en ce qui concerne le dialogue entamé avec le second, le Dr Chaperot, il s’agit d’une toute autre façon de procéder, une sorte de dialogue écrit par les deux personnages de l’histoire rapportée.

16Je reconnais bien là le style du Dr Chaperot qui ne tombe jamais dans le travers qui consiste à raconter ce que l’autre pense sur fond de petits arrangements entre amis : il souhaite que Salomé s’exprime en première personne pour des raisons évidemment éthiques et aussi par souci d’efficacité symbolique, en lien avec le premier point développé, celui de la rendre actrice de son propre récit de vie. Et elle saura d’ailleurs le faire à plusieurs reprises avec un grand talent littéraire. Mais ce qui m’importe ici, c’est le fait que les éléments de ce dialogue ne sont pas organisés autour de l’idée que cet exemple clinique pourrait illustrer une théorie, fût-elle celle d’un psychanalyste de renom entouré d’épigones envieux de son talent et pensant en reproduire les démonstrations supposées à bon compte. Ils tentent de décrire ce qui se passe, ce que chacun « fout là » (Oury avec sa fameuse question : « qu’est-ce que je fous là ? ») dans cette aventure à nulle autre pareille, mais sans travestir la réalité de ce qui se passe vraiment. La relation est marquée d’une authenticité qui ne trompe pas, et la liberté de dire s’assortit de celle d’entendre sans a priori, sans préjugés, en appui sur une tabula rasa (Bick) souhaitable lorsque l’on prétend écouter la souffrance psychique d’un autre. Or dans cette histoire, nous voyons se produire les transformations du transfert en autant d’éléments historiaux de Salomé, et nous assistons à une des « vertus délivrantes » tant recherchée par Salomé, celle de la sortie de la relation d’emprise dans laquelle le psychanalyste précédent s’était engouffré sans vergogne.

17Enfin, j’ai été très touché par la sortie progressive du processus psychotique aigu dans ce dialogue portant sur le voyage avec le fiancé et les réflexions sur le désir d’enfant. Il ne s’agit pas d’affirmer que les aléas de la psychopathologie de Salomé sont finis une fois pour toute, ce ne serait pas lui rendre service que de lui faire penser. Mais en revanche, cette écriture à deux va lui permettre de retrouver une vie quotidienne avec le style qui est le sien, avec les personnes qu’elle a choisies et qui ne fantasment pas sur elle des projets d’asservissement quels qu’ils soient. Cela peut faire penser à Salomé qu’elle a, certes, traversé une expérience, en l’occurrence psychotique, -et qui aurait pu revêtir bien d’autres formes,- mais que dans cette traversée, elle a été accompagnée de façon phorique, avec ses corollaires sémaphoriques et métaphoriques, par un Dr Chaperot et son équipe sous la forme d’une constellation transférentielle, dont elle n’est pas près d’oublier le mode de présence. Et c’est cela qui compte le plus, que si jamais d’aventures, « je décompensais à nouveau, je sais sur qui je peux compter vraiment ».

18Ce récit à deux voix, en bravant les canons habituels des histoires cliniques racontées par ceux qui les publient, vient nous dire que la psychothérapie des psychoses comporte des dispositifs singuliers qui obligent à repenser la métapsychologie des psychoses et les formes qu’y prend le transfert, à inventer des institutions qui les contiennent et les transforment, et à s’entourer de soignants qui acceptent de créer des formes nouvelles d’accompagnement en perdant parfois quelque peu la maîtrise des cadres pré-pensés qui éloignent trop souvent des initiatives de vivances partagées.

19Je vous laisse maintenant en compagnie des deux protagonistes de cette histoire pour qu’ils vous la racontent enfin…

20Pr Pierre Delion

21Professeur à la Faculté de Médecine de Lille 2, Psychanalyste

CARLOS PARADA, Toucher le cerveau, changer l’esprit, Editions PUF, 2016, 216 pages, 19 €

22Le livre de Carlos Parada, Toucher le cerveau changer l’esprit issu d’une recherche réalisée à l’EHESS sous la direction de l’historien G. Vigarello, nous propose une histoire analytique de la psychiatrie au cœur du 20ème siècle et ses effets de transformations technologiques du sujet. L’auteur, médecin psychiatre, met en évidence au regard de cet historique, les nouvelles pratiques et les nouveaux discours sur le pouvoir des drogues, la maladie mentale et l’être humain. C. Parada étudie, pour étayer son propos, l’introduction de la psychochirurgie et le parcours des psychotropes en France. Le contexte scientifique et thérapeutique y est relaté et discuté. Concernant la psycho-chirurgie il s’agit par l’intervention directe de la main du médecin sur la chair du cerveau de viser à la transformation de l’esprit malade. Les psychotropes, action moins invasive et réversible, sont également introduits certes avec un gain pour les patients hospitalisés mais au prix d’une certaine forme de désubjectivation.

23Le développement historique s’avère riche tant par ses apports que par l’analyse qui en résulte. Thème rarement traité, cette recherche concernant les effets de certaines pratiques de la psychiatrie française des années 40 à nos jours, fait apparaître des protagonistes éminents et déjà très reconnus. Les faits relatés eux le sont beaucoup moins.

24La première partie du livre est consacrée à l’histoire de la psychochirurgie en France. A la fin de la seconde guerre mondiale, C. Parada nous rappelle que la psychiatrie française était en manque de légitimité. Sur le plan thérapeutique, elle utilisait déjà des moyens chimiques comme les barbituriques à action tranquillisante et pratiquait des traitements sous forme de cures et de chocs. Le principe théorique reposait sur la notion de « dissolution-résolution » à savoir l’induction d’une désorganisation neuronale et idéative pendant la cure, afin de permettre au cerveau et à l’esprit du malade de se réorganiser autrement au réveil. Les effets thérapeutiques étaient éphémères et nécessitaient de nouvelles cures. Avec la psychochirurgie les effets thérapeutiques devaient, en principe, être durables et surtout plus efficaces.

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25En 1935, le neurologue Egas Moniz, déjà reconnu pour l’apport de l’angiographie cérébrale, fait réaliser au Portugal par le Dr Almeida Lima la première leucotomie sur une femme, Mme M.C souffrant de mélancolie évolutive anxieuse. Les travaux du Dr Moniz concernant la leucotomie seront reconnus par le prix Nobel de médecine en 1949. Madame M.C sera déclarée guérie mais un an plus tard toujours hospitalisée. C. Parada souligne que l’originalité de la démarche de Moniz fut de faire de la leucotomie la première neurochirurgie curative du cerveau sans lésions préalables. En 1936, Moniz vient à Paris et y expose à l’académie de médecine ses 20 premiers cas de patients leucotomisés. Il justifie la rapidité des interventions par la nécessité d’efficacité thérapeutique et la pauvreté des autres thérapeutiques psychiatriques, arguments qui seront souvent repris par ses successeurs.

26En 1939, le Dr Ferdière pratique la première psychochirurgie répertoriée en France. Ses collègues Gouriou et Baruk le mettent en garde contre des thérapeutiques trop hardies ou aveugles, ou sans fondement étiologique. Il faudra 10 ans et les travaux des américains Freeman et Watts pour que la lobotomie prenne véritablement sa place dans la psychiatrie française. Des médecins illustres, ou qui le deviendront (Baudouin, Delay, Hey, Daumezon, Heuyer, Feldet, Lebovici) s’investissent dans cette thérapeutique avec, comme le souligne l’auteur, une rigueur théorique aléatoire et une pratique clinique faisant peu de place à l’histoire du patient et à sa subjectivité. Les docteurs Baruk, Follin, Monnerot seront des opposants de la lobotomie. Citons le Dr Baruk en 1951, « c’est l’insuffisance de formation des psychiatres, ou bien l’insuffisance d’organisation et d’outillage des services, ou du classement, ou de la direction, ce sont toutes ces insuffisances qui produisent l’abstention systématique thérapeutique, abstention qui pousse alors, pour faire bonne figure, à faire n’importe quoi, au risque de faire du tort au malade ».

27C. Parada ne relate pas uniquement, dans un souci de contextualisation, l’histoire de la psychochirurgie. Son analyse critique met en évidence les représentations manifestes et latentes de la folie et des patients qui ont influencé et permis la pratique de la lobotomie et qui continuent à agir dans le champ thérapeutique actuel.

28Les seconde et troisième parties du livre intitulées Métamorphoses chimiques du sujet et Chimie et folie : paradigmes et conséquences abordent la mise en place puis l’utilisation conséquente des moyens chimiques administrés aux malades mentaux dans des buts thérapeutiques, diagnostiques ou de recherches empiriques. C Parada évoque successivement l’apport des barbituriques, des amphétamines, de la mescaline, du LSD puis avec la chlorpromazine la découverte, de façon fortuite, des neuroleptiques. L’auteur met en évidence que les premières expériences réalisées avec des substances chimiques ne visaient pas à éradiquer le délire ou tout symptôme mais bien à produire une induction chimique de parole. En référence à une certaine interprétation des travaux psychanalytiques, des psychiatres utilisaient la chimie (narco-analyse) afin d’obtenir l’exhumation de souvenirs enfouis dans l’inconscient et d’en obtenir des effets thérapeutiques. Ce modèle opératoire ne se poursuivra pas. Soulignons qu’en 1938, Freud pouvait déjà anticiper une utilisation de la chimie, « en ce qui nous concerne, la thérapeutique ne nous intéresse ici que dans la mesure où elle se sert de méthodes psychologiques, et pour le moment elle n’en a pas d’autres. Il se peut que l’avenir nous apprenne à agir directement, à l’aide de certaines substances chimiques, sur les quantités d’énergie et leur répartition dans l’appareil psychique. Peut-être découvrirons-nous d’autres possibilités thérapeutiques insoupçonnées » (De la technique psychanalytique dans Abrégé de psychanalyse, PUF, 1992).

29Le chapitre consacré au souhait d’introduire la narco-analyse, appelée parfois « psychanalyse chimique » au sein de la médecine légale s’avère très éclairant sur les enjeux éthiques déjà soulevés à la fin années 40. Avec l’apport des neuroleptiques, il ne s’agit plus d’obtenir, avec ou sans consentement du patient, une exploration du psychisme par la parole. Selon C. Parada, la cure avec les neuroleptiques entraîne, dans la pratique psychiatrique, un traitement souvent continu, une importance accrue donnée à la sémiologie au détriment des récits cliniques et une négligence de la subjectivité du patient. L’auteur relève également l’instauration d’un traitement de masse pour le moins préoccupant. L’essor de la psychopharmacologie et ses hypothèse empiriques pour tenter de faire coïncider à tel trouble mental telle molécule chimique censée pouvoir l’éradiquer, sont développés avec pour conséquence l’avènement d’une psycho-pharmacologie disciplinaire, l’auteur s’étayant des travaux de M. Foucault pour soutenir son propos.

30A partir du succès des maniements chimiques du sujet, la psychiatrie se transforma en théorie à caractère scientifique, trouvant des hypothèses causales fiables corroborées par une nouvelle efficacité tout en négligeant l’apport des sciences humaines. La prolifération de l’usage des substances psychoactives contribua, toujours selon l’auteur, également à l’édification de la toxicomanie moderne.

31L’auteur conclut son livre en évoquant la probabilité d’une nouvelle pratique, la nano-psychochirurgie, et par le concept d’homme chimique, notion qui se distingue et dépasse « l’homme neuronal », titre du livre de Jean Pierre Changeux auquel André Green en son temps avait répondu dans un article « l’homme machinal ».

32Patrice Marteil

33Psychologue clinicien

L’année psychanalytique internationale, Editions In Press, 2016, 246 pages, 26 €

34L’Année psychanalytique internationale est une revue francophone destinée à mieux faire connaître les contributions psychanalytiques parues dans The International Journal of Psychoanalysis (IJPA, fondé en 1920 par Ernest Jones sous la direction de Sigmund Freud). Son comité de rédaction se compose de 13 membres franco-phones de l’Association psychanalytique internationale issus de 5 pays francophones et de 5 sociétés de psychanalyse. Le comité lit les 6 numéros de l’IJPA de l’année en cours, sélectionne un certain nombre d’articles, les traduit et les publie dans la revue qui paraît à l’occasion du Congrès des psychanalystes de langue française.

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35Franco de Masi, de la Société psychanalytique italienne, a su entendre la particularité de son patient lorsque celui-ci lui a décrit sa « vision bi-oculaire de la réalité ». L’article de Franco de Masi fait ainsi écho au dernier ouvrage de la psychanalyste anglaise Dana Birksted Breen sur le même concept de bi-ocularité. De son côté, Bernd Nissen, de Berlin, évoque ces singuliers moments de présence, dans les cures, ces « états d’éternité » hors du temps. Ils nous rappellent ce que Danielle Quinodoz, de Genève, écrivait à propos des instants d’éternité dans la savoureuse écoute de la « note bleue » en musique.

36De manière approfondie, Franco de Masi et Bernd Nissen développent leur théorie et leur technique analytique. Franco de Masi présente ainsi le traitement d’un patient psychotique qui persiste à manifester des épisodes délirants malgré ses progrès. Grâce à ses longues années d’analyse, il parvient à expliquer à son analyste sa vision bi-oculaire de la réalité. Lequel se sent interpellé par la précision des affirmations de son patient et revient, les séances suivantes, sur ce qui lui a toujours semblé d’une grande importance chez ce genre de patients : l’existence simultanée de deux réalités. Au travers de l’élaboration théorique qui en découle, Franco de Masi parvient à mieux déterminer la spécificité du délire psychotique. Celui-ci résulte, selon lui, d’une grave disjonction dans le psychisme, d’une déconnexion fondamentale dont il est difficile de prévoir l’issue. Cette vision bi-oculaire renvoie donc à deux formes de vision, l’une délirante et l’autre réelle, incompatibles mais bel et bien coexistantes. Bien que distinctes et différenciées, elles possèdent le même caractère perceptif. Tandis que les perceptions sont d’ordinaire transformées en représentations et en symboles, chez le patient de Franco de Masi, la perception créée dans le fantasme devient une sensation. En tant que réalité des sens, elle ne peut donc être remise en question. L’auteur montre ainsi comment le délire, contrairement au rêve, est purement sensoriel, comment il parle aux sens et non à l’esprit.

37Bernd Nissen, de Berlin, nous permet de son côté de mieux appréhender deux concepts métapsychologiques bioniens (F et O) difficiles à saisir. Ceci à travers l’exemple clinique d’un patient présentant un trouble narcissique de la personnalité. L’auteur montre en effet comment des moments de présence (O) dans la dynamique transféro-contre-transférentielle constituent les pivots du processus analytique. Partant de la remarque de Freud selon qui la névrose ne peut pas être éliminée in absentia, mais doit d’abord se révéler in vivo et in statu nascendi, Nissen tente de définir ce que signifie « in presentia ». Ces moments de présence ne sont ni une reviviscence, ni une construction du passé. Ils constituent une création en tant qu’expérience qui advient dans l’espace analytique. Dans un moment de présence, quelque chose devient réel ; il s’agit d’une expérience en même temps que d’un état qui se situe hors du temps que Nissen appelle éternité. Dans le champ analytique ainsi co-créé, la réalité psychique du patient devient irréfutable et peut alors être nommée par l’analyste. Nissen nous invite en somme à changer de perspective dans notre compréhension de la dynamique narcissique.

38Dans une communication clinique, un couple d’analystes argentins, Luisa C. Bush de Ahumada et Jorge L. Ahumada, décrivent dans le détail le processus thérapeutique à travers l’évolution d’une fillette de 19 mois, mutique et autiste ; encapsulée dans une « carapace », suivie durant deux ans à raison de quatre séances par semaine. L’analyste y décrit la très grande capacité d’attention nécessaire au traitement. Elle y est même au cœur, afin de rencontrer le patient dans ses rares moments d’ouverture. Ces « moments de contact » pourront ainsi s’ouvrir sur des moments de partage en tentant de (r)établir un « dialogue primitif » (Spitz), qui n’a pas eu lieu. Et c’est avec le lecteur que l’analyste partage, avec finesse, ce qui a permis à sa patiente de ressentir la présence émotionnelle de son analyste. Pour conclure, les auteurs se prononcent sur une contre-indication des interprétations précoces et systématiques du transfert. Lequel devrait être enduré par l’analyste, plutôt qu’interprété à l’enfant.

39Sylvia O’Neill, d’Edinburgh, explore à son tour, dans un article essentiellement clinique, les vicissitudes du transfert et du contre-transfert. Ceci dans le cas particulier d’une psychothérapie psychanalytique avec une patiente adulte présentant une pathologie autistique encapsulée (mais qui n’est pas autiste). L’auteur y explique la difficulté de maintenir une position thérapeutique neutre et stable face à certaines pressions transférentielles et contre-transférentielles. Elle illustre ainsi sous divers angles les difficultés liées aux pressions qui poussent à faire fusionner l’analyste avec la patiente, ou à l’expulser. Si l’analyste ne les détecte pas, il risque d’entrer en collusion avec ces tendances, ce qui retarderait, voire empêcherait la reconnaissance de la pathologie autistique.

40Dans une partie plus théorique, la rédaction a choisi de traduire deux articles commentant le concept controversé de « pulsion de mort ». David L. Bell, analyste anglais, nous montre par des exemples cliniques comment la théorie kleinienne contemporaine fait usage de ce concept en distinguant différents modèles allant des actes violents à des processusde destruction plus subtiles. Franco de Masi, quant à lui, remet en question l’utilité de ce concept en clinique et relie la destructivité à un trauma infantile, notamment à une carence affective de longue durée.

41Enfin, avant le bel hommage rendu par Otto F. Kernberg à son ami Robert Wallerstein, une vingtaine de pages sont consacrées à l’histoire de la psychanalyse. John J. Hartman (USA) y étudie, en référence à la psychologie des victimes d’un traumatisme psychique de masse, la période de la vie d’Anna Freud après la mort de ses tantes dans les camps de concentration nazis. Il revisite une série de rêves à l’aune de la culpabilité du survivant et du deuil complexe de son père dans le contexte de l’Holocauste.

42Tiziana Bimpage-Boglietti

43Psychologue

EXPOSITION, José Manuel Egea, Lycanthropos, Galerie Christian Berst - Art Brut, 3-5 rue des Gravilliers, Paris 3e. Jusqu’au 15 octobre 2016

44Je me souviens de la petite galerie, derrière la Bastille, où Christian Berst exposait depuis 2005 des œuvres d’Art Brut, que venaient voir quelques amateurs ou collectionneurs, dans l’indifférence générale, l’Art Brut n’ayant à cette période pas sa place dans le monde et le marché de l’art. Les choses ont bien changé depuis. Les galeries, les musées, les marchands, le public manifestent, depuis une dizaine d’années, un engouement croissant pour ces artistes marginaux. Ceux-ci sont de plus en plus présents dans les grandes foires et leur prix ne cesse d’augmenter.

45Christian Berst, lui, est donc devenu une personnalité importante dans le monde de l’art, et a ouvert récemment un lieu à New York. En 2010, il a déménagé dans le Marais, où, fidèle à ses premiers engagements, il continue de faire connaître ces artistes, connus ou peu connus. Actuellement, il y présente la première exposition solo de l’artiste espagnol José Manuel Egea, dont les très beaux dessins exposés ici ont été réalisés dans un centre de création à Madrid qui accueille des personnes présentant des déficiences intellectuelles.

46José Manuel Egea choisit des photographies dans des magazines qu’il crayonne au stylo bille, d’un geste rageur, les recouvrant d’un gribouillage frénétique, pour leur donner une allure de loup. Ces images sont essentiellement des portraits, auxquels il rajoute une pilosité touffue, des oreilles, des yeux énuclées, produisant des personnages extrêmement inquiétants, mi-humains, mi-bêtes, dotés d’attributs lupins.

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47Car José Manuel Egea s’identifie à la figure du loup garou ou « lycanthrope », fasciné depuis son enfance par les super héros des Marvel Comics, et tout particulièrement Jack Russel et de Hulk, le géant vert. Le lycanthrope est un être humain qui a la capacité de se transformer, partiellement ou complètement, de manière transitoire, en loup, souvent féroce et meurtrier, qui attaque ses victimes pour les dévorer. Cette très vieille créature mythologique, présente dans tous les folklores du monde, a inspiré de nombreuses œuvres artistiques, dont le film The Wolfman réalisé en 1941 par George Waggner. Elle a donné aussi son nom à une maladie psychiatrique, la lycanthropie, décrite depuis l’Antiquité.

48Le patient est convaincu de devenir un loup, et, envahi d’hallucinations, voit son corps se transformer, avec des crises de hurlements où il tente de s’arracher la peau. Egea, lui aussi, fait des crises au cours desquelles il a besoin de hurler, d’arracher et de déchirer ses vêtements, ainsi que les magazines et les livres illustrés, tout spécialement ceux sur l’art, que sa famille doit cacher afin d’éviter qu’il ne les découpe ou en arrache les couvertures.

49Est-ce que par ses productions artistiques, José Manuel Egea cherche à représenter - peut-être à exorciser - cette « part de loup », comme il l’appelle, dont il fait l’expérience à l’intérieur de lui-même ? Comme souvent avec les artistes d’Art Brut, on est au croisement de la psychopathologie et de l’art. Et comme souvent pour ces artistes, Egea donne une valeur universelle à une expérience personnelle, à ses symptômes. En figurant la transformation de l’homme en bête, d’être humain en créature puissante, terrible et indestructible, José Manuel Egea traque la bestialité des humains et révèle le double monstrueux en chacun.

50Simone Korff-Sausse

51Psychanalyste, SPP

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2016
https://doi.org/10.3917/lcp.201.0014
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