MI-KYUNG YI, L’enfant impossible, Editions PUF, 2015, 190 pages, 14 €
1L’enfant impossible est le dernier né de Mi-Kyung Yi. Il offre une réflexion particulièrement heuristique sur le travail de l’infantile dans la psychanalyse, nourri de la pratique clinique auprès d’enfants, d’adolescents et de patients limites. La qualité de l’écriture et la densité du propos maintiennent une tension constante et une exigence de pensée particulièrement vivantes et dynamiques. Ce livre s’ouvre sur la figure de l’enfant-question : la question posée par l’enfant-modèle à la psychanalyse, entre confusion des langues et refoulement du sexuel infantile. C’est la confrontation même aux enjeux psychiques du sexuel infantile dans la cure qui génère le glissement de l’infantile à l’enfant. Et c’est là toute la difficulté du traitement analytique de l’enfant, avec la tentation de la « preuve par l’enfant ». Les confusions possibles engendrées par la question que l’enfant pose à la psychanalyse sont dépliées par l’auteure et à leur tour questionnées tout au long de cet ouvrage retentissant, qui dévoile toute la fécondité d’une pensée critique et dialectique. Le mouvement même de la pensée déployée par l’auteure restitue le vif de la situation analytique, réintroduit le surgissement de l’inconscient refoulé et le dynamisme irruptif du sexuel infantile. Bien au-delà des constats dichotomiques réducteurs, sont ainsi explorés et maintenus en tension ce que la question de l’infantile et de l’enfant tend à confondre et à soulever : la recherche de l’originaire et la question de l’origine, la confusion entre sexualité infantile et sexualité, la confusion entre l’enfant reconstruit par la psychanalyse et l’enfant réel, l’attrait du modèle du dévelop-pement pour la psychanalyse.

2Comment dépasser le traumatisme réel de l’abandon dans les situations cliniques d’enfants placés, lorsque grandir risque de signifier « être laissé tombé » ? Mi-Kyung Yi montre l’intérêt d’approcher la clinique de l’abandonnique avec le paradigme des états limites, afin de mieux saisir la fonction qu’y prend le masochisme. La cure de Mélanie permet de situer au cœur de la problématique de l’adolescent abandonnique la figure infantile du nourrisson en détresse. Et dans la position identitaire masochique de l’être dé-placé, se niche le déni de la dépendance absolue. L’intérêt d’une telle position défensive est d’offrir une représentation de la passivité pulsionnelle. Mais ce fantasme masochique d’une identification à l’abandonné abrite aussi l’espoir secret d’être retrouvé là où il a été délaissé.
3Qu’est-ce qui fait retour dans l’expérience de la parentalité, chez le père et chez la mère ? Le devenir-père d’un fils réactive singulièrement la problématique de la féminité chez l’homme. Mi-Kyung Yi montre, avec la cure de Daniel, mais aussi avec les figures du père-Sphinge Schreber et du père-maître Rousseau, comment le féminin du fils peut être l’objet d’un investissement paternel paradoxal, notamment objet du rejet voire de la haine. Cette haine du féminin du fils provient de la réactivation chez le père d’une position passive qui réanime une figure maternelle active, séductrice et passivante. Il s’en défend en exerçant une emprise ambivalente sur son fils, usurpant pour cela les pouvoirs maternels et s’identifiant à une imago maternelle sadique-anale. Mi-Kyung Yi avance l’hypothèse que ce peut être pour tenter de conjurer une telle image maternelle que le garçon opère une fixation intense à la figure paternelle sadique et intrusive, dans une aspiration passive homosexuelle pour le père. Celle-là même qui risque d’être ravivée par l’après-coup de la confrontation du père à la relation mère-enfant, surtout lorsqu’il s’agit d’un fils.
4Chez la mère, Mi-Kyung Yi dévoile la passion amoureuse maternelle, dévorante et narcissique cachée derrière l’innocente préoccupation maternelle primaire, totalement désexualisée par Winnicott. Derrière l’apparent dévouement maternel tendre surgit le sexuel infantile. Ainsi se font entendre les rumeurs de l’infans dans la mère suffisamment bonne, de façon éminemment conflictuelle, entre reconnaissance de la dépendance absolue et fantasme d’omnipotence. L’illusion infantile de toute-puissance, celle qui alimente le fantasme de clôture narcissique, est donc d’abord présente chez la mère, particulièrement parce que l’après-coup de la confrontation à la dépendance absolue de son bébé réveille la détresse de l’infans que la mère a été et met ainsi son infantile à contribution. L’exaltation narcissique de l’objet-enfant, sa Majesté, sert le déni de la sexualité infantile, par trop activée par la situation d’être-mère. La cure de Marie met au jour, derrière le refoulement de la voracité fusionnelle de son bébé, un fantasme masochique de passivation, mêlant dépendance absolue et jouissance orale.
5Les difficultés de la psychanalyse confrontée aux patients limites, aux particularités paradoxales des mouvements transférentiels et aux attaques contre le cadre, permettent à Mi-Kyung Yi de réinterroger ce qui fonde la situation analytique. La règle fondamentale est à la fois excitatrice et fondatrice de la situation analytique, puisque tout dire c’est laisser surgir l’incident et l’inconvenu, soit le sexuel. La conception de l’espace analytique selon le modèle du rêve met l’accent sur la nécessité qu’un lieu psychique soit constitué et que les frontières du moi soient assurées pour que se déploie la scène du rêve et surgisse le feu pulsionnel. Or la pratique clinique avec les patients limites, comme l’illustrent les cures de Salomé et de Rachel, montre que la possibilité de se soumettre à la situation analytique, et à sa règle, est autrement plus dangereuse, voire impossible, tant leur combat prend l’allure de la lutte pour les droits fonda-mentaux : la psyché sans abri ou la lutte pour le « droit au logement ».
6Dès lors, c’est le lieu analytique qui s’embrase, et la confusion des langues y est portée à l’extrême. Impossible pour le moi de s’éclipser de sa fonction de vigile afin que le processus analytique s’engage. La capacité à jouer de l’absence, impossible chez le patient, est mise à mal aussi chez l’analyste, sommé d’être indéfectiblement présent sans être intrusif. C’est cette emprise transférentielle paradoxale qui a nourri une conception spéculaire et intersubjective du contre-transfert avec les patients limites. La question de l’objet-impossible qui s’immobilise dans le transfert limite, en paralysant les transferts de représentations, lance un défi à l’instauration et au maintien de la situation analytique. Ces difficultés techniques permettent à Mi-Kyung Yi de réinterroger ce qui fonde la dissymétrie instauratrice de la situation analytique, et permet d’entendre l’infantile. Le patient limite cherche à parler à l’infans, et l’analyste peut être tenté d’y répondre depuis l’enfant en détresse comme depuis la mère réparatrice, tant c’est le modèle du rapport mère-enfant qui est sollicité par le transfert limite. Mais pour entendre cet enfant impossible qu’est l’infantile, encore faut-il laisser l’infans en l’analyste être mobilisé par la parole du patient, mais aussi reconnaître la valence séductrice de la dissymétrie comme constitutive de la situation analytique, présente dans un « contre-transfert originaire » comme figure de l’objet incitateur, « objet-source » de la pulsion.
7Une autre configuration clinique tend à enliser le dynamisme pulsionnel et à empêcher tout mouvement libidinal. Le traitement des dépressions confronte à l’enkystement du fantasme et à la difficulté de le réanimer. La figure de l’enfant mort, à condition d’être repérée et prise dans le mouvement transférentiel, peut paradoxalement redonner vie au fantasme. Mi-Kyung Yi redonne ainsi toute sa puissance métaphorique au fantôme dans sa potentialité fantasmatique. Elle présente la figure de l’enfant mort comme un fantasme en attente d’éveil, figé dans l’immobilité dépressive, comme un fantôme qui cherche à reprendre vie, à l’instar de l’inconscient sexuel, refoulé, qui hante et arpente la vie psychique tel un « revenant ». Si l’inconscient dynamique est un fantôme qui désire, l’inconscient topique serait une crypte, un dépôt enkysté immobilisant la psyché, figurant la passivité de l’infans dans la détresse originaire. Mi-Kyung Yi réhabilite la figure dynamique du fantôme dans la psyché, perçue comme une force vive et agissante, porteuse de l’action du fantasme, plus que comme un occupant souterrain immobilisant, installé en lieu et place du fantasme.
8Une autre réflexion met le sexuel infantile à l’épreuve de la sexualité de l’enfant, particulièrement à travers l’« éducation sexuelle » des enfants par les adultes, qui ne manque pas d’impliquer une confusion des langues. Une telle volonté éducative s’appuie en toute innocence sur une vision biologisante de la sexualité, au service du refoulement de la source exogène de la pulsion. Ce faisant, elle évacue le fantasme et met à l’ombre la mère séductrice-initiatrice. La sexualité de l’enfant, confinée à la génitalité dans la société actuelle - quand elle n’est pas tout simplement déniée - devient le lieu même du refoulement de la sexualité infantile, dans son caractère polymorphe. Mi-Kyung Yi souligne la proximité de la situation où l’enfant est contraint de refuser le savoir de l’adulte sur la sexualité comme une tentative de refoulement de l’excitation provoquée par une telle séduction, avec la pratique analytique avec les enfants. La curiosité sexuelle infantile se trouve provoquée par la situation analytique elle-même, situation originaire de séduction par excellence. Mais il convient de reconnaître que cette confusion des langues, inévitable à la situation analytique, est aussi ce qui provoque la dynamique de l’activité fantasmatique, comme en témoigne la vertu motrice du fantasme de séduction dans le traitement analytique.
9La psychanalyse de l’enfant est-elle une playing cure ? L’auteure montre que la conception de l’espace analytique comme aire de jeu contient une double simplification, ainsi que le risque d’en faire une nouvelle topique. Elle propose de se laisser porter par le mouvement même que dessine la question posée par Winnicott : « Où est le jeu ? », dans sa potentialité de transport, laissant en suspens la hâte d’y répondre par la construction théorique de l’espace intermédiaire. La fécondité de ce mouvement permet d’interroger et d’éviter le double écueil que comporte la question de l’interprétation en psychanalyse d’enfant. Comment restituer à l’analyse la part de playing, lorsque le traitement analytique de patients limites rend la place de l’analyste intenable ? En maintenant en tension la question, Mi-Kyung Yi invite à un déplacement d’accent du contenu du jeu à l’espace. Comme le jeu, l’espace permet et produit l’analyse. La playing cure est un processus mobilisateur d’un mouvement qui permet une expérience d’espace. C’est toute la portée de la part du jeu dans l’écoute analytique, le playing de l’écoute, que l’auteure dégage depuis sa pratique clinique.
10Enfin, au-delà d’une opposition dichotomique trop simpliste entre l’enfant mythique reconstruit par la psychanalyse et l’enfant réel, Mi-Kyung Yi interroge une confrontation féconde entre la psychanalyse et la psychologie du développement. L’attrait du modèle du développement en psychanalyse puise à différentes sources, en considérant (ou en fantasmant) l’enfant comme terrain de confirmation ou comme voie d’exploration directe, de la naissance de la vie psychique comme de l’inconscient. Le traitement analytique des états limites constitue également une source clinique à l’origine de cette confusion entre l’enfant reconstruit et l’enfant-modèle du développement. La reconstitution du passé en lieu et place de la remémoration chez les patients limites a contribué à forger cette figure mytho-explicative de l’enfant reconstruit ; tout comme les représentations de l’enfance suscitées par les exigences paradoxales du transfert limite (nourrisson en détresse et figure maternelle réparatrice).
11La psychanalyse de l’enfant confronte particulièrement à la tentation du modèle du développement parce qu’il sert de défense contre le surgissement du sexuel infantile, en refoulant le plus inquiétant de la situation analytique, et en escamotant la question de l’après-coup. La double dissymétrie dans la psychanalyse d’enfant et la confusion de langues réédite la situation anthropologique fonda-mentale mais rencontre aussi frontalement le désir infantile refoulé de l’adulte. Mi-Kyung Yi fait ainsi de la temporalité linéaire du développement une fiction théorique héritière d’une théorie sexuelle infantile ; celle qui retend une ligne temporelle disloquée par l’irruption de la sexualité infantile, et qui nourrit l’espoir infantile du « plus tard ».
12Ce livre a le mérite d’offrir au lecteur le mouvement même qu’il décrit, soit une pensée associative et dissociative, qui déconstruit les évidences, détisse, analyse et transporte au-delà de l’apparent, permettant le surgissement lumineux et dynamique d’une pensée créatrice joueuse. En témoigne la présence régulière et heureuse de l’humour. Une trouvaille !
13Marie Dessons
14Maître de conférences, Université Paul Valéry, Montpellier.
XANTHIE VLACHOPOULOU, SYLVAIN MISSONNIER, Psychologie des écrans, Editions PUF, Que sais-je ? 2015, 128 pages, 9 €
15Les Presses universitaires de France auraient pu choisir plus mal le duo qui nous offre ce quatre mille et unième « Que sais-je ? ». Sylvain Missonnier fut un pionnier des passerelles jetées entre les « psy » et les mondes numériques : créateur en 1996 du premier site web francophone issu d’une revue appartenant à notre domaine (www.carnetpsy.com), coordinateur pour cette revue, la même année, d’un dossier sur « Internet et santé mentale », il n’a cessé depuis, au fil de multiples travaux, de labourer ce champ du virtuel qui constitue, avec la périnatalité, l’un de ses terrains de prédilection. Xanthie Vlachopoulou est apparue plus récemment sur nos écrans mais bénéficie déjà d’un solide parcours. Celui-ci est notamment passé par une thèse soutenue en 2011 sur Le Virtuel et ses destins : quand la virtualité adolescente rencontre le virtuel des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Il se poursuit actuellement, entre autres, à l’Institut du virtuel Seine Ouest (www.institutduvirtuel.org) ou… dans les colonnes de Carnet Psy.
16Notre tandem relève en introduction que, si les écrans se voient confier depuis l’aube de l’humanité des fonctions variées - occultation (écran de fumée), filtre protecteur (contre les radiations), projection unilatérale (cinéma, télévision), etc. -, notre époque privilégie celle de la médiation interpersonnelle. C’est ce que va explorer cet ouvrage, « dédié à la déconstruction de la réalité virtuelle de nos écrans et à l’exploration critique de la diversité des usages actuels, des plus créatifs aux plus aliénants, en bénéficiant d’un éclairage psychologique » (p. 4).

17Une première partie s’attache à rappeler les bases théoriques diverses du virtuel. Celui-ci possède en commun avec l’imaginaire le mouvement qui simule psychiquement la présence de l’objet absent, ou qui invente des objets et des mondes n’existant pas dans la réalité matérielle. Mais il apporte en plus l’« anticipation créatrice » de l’acte qui pourra ou non, selon les circonstances et les obstacles rencontrés, faire advenir (actualiser) ce qui a été imaginé. À ce titre, le couple actualisation/virtualisation (P. Lévy) n’est pas réductible à ses formes techniques contemporaines mais relève bien d’un fil anthropologique plurimillénaire.
18Une revue des conceptions philosophiques du rapport entre virtuel et actuel (Aristote, G.W. Leibniz, H. Bergson, G. Deleuze, P. Lévy) permet aux auteurs d’insister sur cette continuité historique - peut-être trop, d’ailleurs : le couple en puissance/en acte chez Aristote relève sans doute en effet d’une détermination bien plus linéaire que celle de la moderne opposition virtuel/actuel.
19La réalité virtuelle, quant à elle, est ici conçue comme « une construction mentale de l’observateur immergé physiquement dans des stimulations sensorielles interactives » (p. 7), autrement dit comme un leurre perceptif destiné à simuler la présence de l’objet absent et l’action sur ce dernier. On voit qu’il s’agit encore ici d’une notion susceptible de s’appliquer tout autant aux peintures de Lascaux qu’à nos contemporaines immersions numériques. La différence entre les deux tient évidemment à une évolution technique portant sur « la qualité de la vraisemblance de la simulation sensorielle, le degré d’interactivité et la vitesse d’exécution […] (ibid.).
20N’oubliant pas les débuts de la Cyberpsychology anglo-saxonne et notamment les travaux pionniers de J. Suler, X. Vlachopoulou et S. Missonnier tracent les contours de ce que pourrait être une approche spécifiquement psychanalytique du virtuel. Soulignant l’analogie de la réalité virtuelle avec l’univers du jeu, du rêve et du fantasme diurne, où le jugement de réalité est suspendu au profit de la réalisation hallucinatoire du désir, ils soutiennent l’hypothèse suivante : l’investissement de la réalité virtuelle pourrait constituer, selon les sujets et les situations, une occasion de remettre au travail les restes non symbolisés des premières rencontres avec l’objet ou, au contraire, de répéter compulsivement les ratés de ces confrontations inaugurales. Les auteurs trouvent appui, dans cette perspective, sur le possible usage transitionnel des mondes numériques (dans le fil de ce qu’avait proposé M. Civin à propos d’Internet), sur l’idée d’une réalité virtuelle comme médium malléable (M. Milner, R. Roussillon) et soulignent l’usage très souvent groupal des outils numériques, cette dimension ayant été explorée, d’un point de vue analytique, notamment par Y. Leroux et D. Guiche.
21La deuxième partie de l’ouvrage nous offre un panorama plus concret des usages quotidiens du virtuel : dans ses ratés (les « cyber-actes manqués ») comme dans ses pratiques aujourd’hui multiples - réseaux sociaux, forums d’entraide, jeux, recherche de relations amicales ou amoureuses, formation, travail, etc. -, sans occulter le fait qu’une partie de la population se trouve, pour des raisons à la fois culturelles, générationnelles et économiques, « exclue du virtuel » (et donc d’une part de la vie sociale), ni manquer de s’interroger sur le fantasme d’immortalité qu’entretient Internet et sur les rapports entre mort réelle et mort numérique (qu’advient-il, sur la Toile, des traces d’une personne décédée ?).
22Un fil rouge : le délicat équilibre entre le « distanciel » et le « présentiel », et notamment les mouvements identificatoires et projectifs qui peuvent, dans la rencontre de tel sujet avec tel dispositif, favoriser la construction des liens ou rendre ceux-ci délétères. Un long passage est consacré à l’usage des écrans selon les âges de la vie, nous emmenant de l’échographie obstétricale au maintien des liens sociaux chez les personnes âgées. On y trouvera notamment une revue critique de nombre d’idées reçues relatives à l’usage des outils numériques par les enfants et les adolescents.
23Les auteurs consacrent la dernière partie à la Psychopathologie du numérique et aux Perspectives thérapeutiques. De l’éventail pathologique évoqué, regroupant trois domaines - le sexuel, la violence, l’addiction -, retenons deux points. Regrettons tout d’abord que, dans un ouvrage destiné à un public large, les lignes critiquant le lien fréquemment invoqué entre l’usage des jeux vidéo et certains passages à l’acte violents ne soient pas plus développées, tant ce thème donne lieu souvent à des raccourcis totalement infondés dans les grands médias. Signalons ensuite une position qui ne manquera pas de faire débat. Les spécialistes de ce domaine ont tendance aujourd’hui à délaisser la notion d’« addiction aux écrans », tant le terme d’addiction s’avère mal défini et connoté de manière négative, et utilisent plutôt celui d’« usage excessif ». Nos deux auteurs, eux, argumentent de manière détaillée leur préférence pour « addiction », mais en revenant à une définition strictement psychanalytique, non purement nosographique, de celle-ci, étayée notamment sur les travaux de S. Freud, O. Fenichel, S. Ferenczi et J. McDougall. Nous verrons si leur proposition fait école.
24Il est impossible de détailler ici la présentation, qui clôt l’ouvrage, des multiples dispositifs de soin utilisant aujourd’hui le numérique (consultations en ligne, média-tions, dispositifs d’immersion, etc.), de leurs indications, des processus qui s’y produisent comme de leurs limites, ou des questions épistémologiques que pose en retour l’expérience de ces dispositifs à la théorie psycha-nalytique.
25Soulignons de manière plus générale que cet ouvrage, qui entremêle de manière habile la description de pratiques variées à des propositions théoriques stimulantes, devrait être conseillé de manière privilégiée à ceux de nos collègues, certes de moins en moins nombreux, à qui n’apparaît pas encore impérativement la nécessité de penser cliniquement l’usage de ces mondes numériques qui, désormais, tressent pourtant irréversiblement nos vies.
26Christian Robineau
27Psychologue clinicien
JOHANN JUNG, Le sujet et son double. La construction transitionnelle de l’identité, Editions Dunod, 2015, 280 pages, 26 €
28« Il n’y a pas d’UN ! » affirmait fortement André Green. En effet nous dit en substance Johann Jung, pour avoir l’illusion d’être un, il faut au moins être deux ! L’identité, notion opaque, s’éclaire du dédoublement interne et du redoublement externe du moi sur la figure d’un autre semblable : un double de soi.
29Johann Jung dégage ainsi une notion précieuse : le double n’est pas en soi psychopathologique, il est une étape nécessaire à valeur transitionnelle dans la construction de la relation entre soi et soi et entre soi et l’autre. La trace de ce dédoublement-redoublement, Jung ne la cherche pas tant dans l’enfance où pourtant les compagnons imaginaires sont légions. Il part du lien précoce, en miroir, avec la mère, et nous emmène vers une clinique du jeune adulte, qui témoigne d’une adolescence qui n’a pu constituer un miroir secondaire organisateur.
30L’adolescence, là où le feu pulsionnel chauffe à blanc les résidus de l’enfance pour tenter de forger une « identité » que l’adolescent défendra dur comme fer au prix, parfois, de fonctionnements limites. « Sois-toi-même ! » est l’injonction paradoxale de la culture moderne et aussi celle, implicite, de l’idéologie psychanalytique ! L’adolescent lutte pour une « originalité » qui le dégagera des risques incestuels, mais pour cela il doit pouvoir s’appuyer sur des semblables sans trop s’y aliéner ; la notion de double transitionnel proposée par Johann Jung dessine une réponse à cette question. Le double transitionnel est à la fois ressenti comme soi et en même temps il est différent de soi.

31La question de la nécessaire réflexivité, sans laquelle il n’y a pas de sujet, s’éclaire de la notion de double et de dédoublement : pour sentir l’autre dans des mouvements d’empathie il faut se sentir en train de sentir l’autre, le « psy » écoute son patient mais il s’écoute-écoutant le patient, de même quand on parle à quelqu’un, on s’écoute soi-même en train de lui parler. Tout dédoublement appelle une liaison réflexive. Cette liaison est vitale, si elle se rompt c’est l’inquiétante étrangeté ou diverses psychopathologies qui surgissent.
32L’identité est très finement appréhendée par l’auteur, non pas comme une tautologie, mais dans un équilibre paradoxal qui inclut sa négativité. Je le cite : « Au cœur de l’identité, on retrouve donc les notions d’écart, de différence à soi, de pluralité, mais également les notions de mêmeté, d’unité, de continuité, autant de registres qui, lorsqu’ils parviennent à se lier avec leur « négatif » organisent la paradoxalité identitaire sur un mode transitionnel ».
33« Je » n’est pas vraiment un autre, mais un travail de liaison-déliaison incessant modifie les contours d’un sujet, toujours potentiellement « en crise », tout en maintenant sa cohérence et l’illusion de sa continuité. Johann Jung ne se contente pas de décrire, d’illustrer et d’éclairer ces questions, il a des ambitions métapsychologiques qu’il tient d’un bout à l’autre du livre sans jargon et dans une langue d’une grande clarté. Ce qui est bien pensé s’énonce clairement en effet.
34René Roussillon le note dans sa préface : « Il faut se laisser porter par l’écriture de l’auteur, précise et élégante, sérieuse mais aérée ». Il faut dire que J. Jung a été à « bonne école », il suit les chemins explorés par René Roussillon qui a été son directeur de recherche (mais aussi, un peu sans doute, son double transitionnel, et réciproquement ?). L’éclairante préface de R. Roussillon en témoigne, ce livre Roussillon aurait souhaité l’écrire, mais il se console « Je n’aurais sans doute pas fait aussi bien » écrit-il ! Difficile d’être plus élogieux ! Mais l’auteur, prolongeant les chemins frayés par Roussillon, les a aussi parcourus à rebours à la rencontre de ses sources explicites, certes, mais aussi implicites, celles qui forment notre jugement à notre insu. Et c’est avec une grande liberté de pensée qu’il s’est forgé ses convictions.
35Si Freud, Winnicott et André Green sont ses sources partagées avec Roussillon, il y ajoute nombre d’auteurs de divers bords et pas seulement des psychanalystes. Une place à part est faite avec beaucoup d’honnêteté à de nombreux contemporains sources d’inspiration : sur le double, C. et S. Botella mais aussi par exemple J.- J. Baranes qui nous a engagé à « penser le double » et a écrit sur cette question des pages d’une grande profondeur et d’une grande clarté. J’avais moi-même publié en 1989 dans la revue Le Coq héron un article L’inter-locuteur transitionnel, sous-titré psychose et réflexivité. Cet « Interlocuteur transitionnel » a quelques parentés avec le « double transitionnel » de Jung, mais celui-ci donne à son concept une toute autre ampleur théorisante. Il s’agit toujours de réarticuler objectalité et narcissisme à la faveur du concept du double, ni tout à fait soi-même, ni tout à fait un autre. Pour moi, il s’agissait d’abord de définir une « position soignante », l’interlocuteur soignant étant perçu par le patient comme à la fois dedans et dehors dans une valeur transitionnelle de l’objectalité, qui permettait au patient de retrouver une relation à soi via l’objet. Pour Jung, il s’agit de construire une vaste métapsychologie du double dans toute son ampleur. On ne peut qu’admirer l’immense culture de l’auteur et sa capacité à extraire, des différents courants de pensée, des citations cohérentes et éclairantes.
36Ça a été un grand plaisir pour moi de constater que mon « inter-locuteur transitionnel » avait été une des sources d’inspiration de l’auteur. Johann Jung a su le trouver, au propre et au figuré, hors des sentiers battus ! Il n’est donc pas vain d’écrire, ni de prêcher longtemps dans le désert !
37Le livre de J. Jung argumente son propos en s’appuyant sur tous les domaines du savoir sans parti pris, il montre la cohérence de sa théorie avec les travaux des neurosciences et de la psychologie du développement (l’auto-organisation, les neurones miroir, la théorie de l’esprit, l’autre virtuel). Pour ma part je suis toujours heureux de constater que les voies tracées en avant-poste, intuitivement, par la psychanalyse se trouvent confortées par les neuroscientifiques. La vie psychique ne peut se construire, en effet, sans substrats neuronaux ad-hoc !
38La littérature, abondante sur la question du double, n’est pas oubliée. Le Horla de Maupassant montre éloquemment la détransitionnalisation du double et donne une version princeps de sa psychopathologie. Anne Frank, à rebours, témoigne avec son célèbre Journal de la fonction transitionnelle du double. Il y a à la fois « l’Amie » écrit avec un grand A, double idéalisé d’elle-même à qui elle s’adresse en se parlant et en écrivant et son journal lui-même « humanisé » à qui elle adresse par exemple un « Salut journal, je te trouve merveilleux ». On peut parler ici d’un « double transfert du double » : sur le médiateur culturel et sur l’Amie. En quelques pages lumineuses, l’articulation du double transitionnel et de l’idéal se trouve explorée à l’adolescence : Anne Frank a 13 ans !
39La clinique personnelle de J. Jung est non seulement démonstrative, elle montre une excellente maturité confrontée à des troubles graves de la jeunesse qui produisent des problématiques limites qu’il comprend très bien. L’ouvrage en trois parties se clôt sur une dernière partie qui tient ses promesses : La construction transitionnelle de l’identité : modélisations, prolongements et perspectives. Il s’agit de «…retracer les étapes de la trajectoire identitaire et subjective en double qui mène à l’établissement d’un double transitionnel interne, c’est-à-dire à un miroir psychique vivant au sein duquel le sujet peut se réfléchir et s’autoreprésenter ».
40Ces très partielles notes de lecture laissent de côté bien des richesses du livre que le lecteur aura le plaisir de découvrir. Comme toute production de la prestigieuse collection Psychismes fondée par Didier Anzieu, le livre est très complet : sommaire, bibliographie, index, table des matières détaillée, ce qui en facilite la lecture par « petite dose » ou la ressaisie après coup. C’est un ouvrage de référence qui donne toujours les sources de la pensée de l’auteur et permet si on le souhaite d’y aller voir.
41Je souhaite à cet ouvrage de devenir un bon compagnon, un double transitionnel pour ses lecteurs, afin de les aider à penser des notions hypercomplexes qui n’ont pas fini de nous questionner.
42Guy Lavallée
43Psychanalyste, SPP
Colloque franco-argentin, 18 septembre 2015. CH Les Murets - La Queue en Brie
Le choix des parents
44Ce fût un mariage éphémère mais fécond. Deux associations, l’Association franco-argentine de psychiatrie et santé mentale (AFAPSM) et l’Association scientifique psychiatrique d’interrogation clinique (ASPIC) se sont données rendez-vous le 18 septembre à l’Hôpital des Murets. Animées par la même recherche clinique, et le souci de faire des ponts entre l’actualité du siècle et leurs effets subjectifs, le thème Le choix des parents a été proposé a plusieurs experts. La salle était comble pour entendre les débats animés qui suscitent les questions des nouvelles parentalités et leurs conséquences dans les subjectivités contemporaines.
45Nous assistons à l’apparition des nouvelles formes de famille. Cela n’est pas sans lien avec les changements qui s’opèrent depuis quelques décennies autour de la place de la femme, de la visibilité de certaines minorités dans la société occidentale et des nouvelles formes de groupes sociaux. Ces changements sont la conséquence, entre autres, de la considération de l’égalité de droit des femmes et des hommes. La norme hétérosexuelle est contestée par les tenants des gender studies, interrogeant et resignifiant la place et les rôles du masculin et du féminin. La psychanalyse n’a pas été étrangère à ces changements : depuis Freud on sait que la sexualité n’est pas le seul fait de l’anatomie ; il y a une inadéquation fondamentale entre le sexe et la sexualité chez le sujet traversé par le langage, tel que Lacan le désigne. L’introduction de la journée par Nathalie Peynegre, la directrice du Centre hospitalier et le Dr. Dominique Wintrebert, le président de l’ASPIC et chef de pôle de psychiatrie de l’Hôpital des Murets ont fixé d’emblée les thèmes qui seraient développés dans la journée.

46Dans les pays qui suivent le modèle occidental démocratique, il se produit une sortie définitive de l’idée d’une famille patriarcale (Théry I., Filiations, origines, parentalité, Rapport demandé par la ministre chargée de la famille, Dominique Bertinotti, 2014), pour accepter (avec plus ou moins de bonheur) des familles recomposées, monoparentales, des co-parentalités. Plus récemment, des familles homoparentales parviennent à se faire reconnaître socialement et légalement, créant par là des nouvelles formes de filiation et de transmission.
47Ces changements sont aussi possibles grâce au choc biotechnologique qui reformule le présupposé de base : « deux font un ». Le point de départ « un homme et une femme font un enfant » a éclaté définitivement. Par le biais des transgressions biologiques (Radman Miroslav avec Daniel Carton, Au delà de nos limites biologiques, Plon, 2011), des parentalités multiples surgissent, issues des procréations médicalement assistées. A la dysharmonie entre sexe et sexualité, se rajoute la disjonction entre sexualité et procréation. Le corps des parents peut ne pas être directement impliqué dans l’engendrement de leurs enfants.
48Des invités de renom nous ont fait part de leurs réfléxions. Ainsi, Serge Hefez, pédopsychiatre spécialiste de la famille, a mis en valeur la notion d’une « famille horizontale » celle qui s’occupe des enfants où le lien biologique peut ne pas être le dénominateur commun, et de la « famille verticale » en lien avec la généalogie. Charlotte Dudkiewicz-Sibony, psychologue au CECOS (Centre d’Etude et de Conservation des Œufs et du Sperme), nous a fait part de son expérience clinique auprès de candidats aux dons de gamètes, et la différence à prendre en considération entre le désir des parents et celui des donneurs, qui ne se sentent pas impliqués dans un désir de parentalité.
49Fabian Fajnwacks, psychanalyste, n’a pas hésité à problématiser un cas d’enfant transgenre évoqué dans la littérature argentine. Les avis des avocats et du juge ont clarifié les différentes positions en France et en Argentine. Adeline Le Gouvello, avocate spécialisée, a explicité la situation actuelle du code civil français ; celui-ci est très clair par rapport à la gestation pour autrui (GPA) et l’éventuel forçage de la loi qui résulterait, si l’on accepte, certaines formes de filiation non conventionnelles.
50Ernesto Domenech, professeur en droit argentin, venu spécialement d’Argentine, a ouvert un champ de réflexion sur les nouvelles figures pénales, voire criminelles qui découleraient de ces nouvelles familles : comment considérer l’inceste, le parricide, avec des parents qui ne correspondent pas aux figures traditionnelles de la famille ? Une rencontre sur ces sujets, ne pouvait pas manquer de la présence d’une des personnalités les plus reconnues du débat français : Irène Théry, sociologue, a exposé clairement l’évolution de la famille au XXIème siècle et le glissement de notre système de parenté vers une valorisation de la filiation dans l’union de deux personnes, au-delà du sexe, au détriment du mariage, pivot du code Napoléon.
51La philosophie n’a pas été absente de cette rencontre : Cynthia Fleury, a su nous transmettre sa réflexion sur la parentalité en introduisant la notion d’irremplaçabilité (Fleury C., Les irremplaçables, Gallimard, 2015), les parents sont ceux qui occupent cette place de responsabilité : des irremplaçables responsables.
52Esthela Solano a bien décrit comment le psychanalyste accueille le sujet un par un, avec les mots propres à chacun, pour le mener à chaque fois au cœur de ses choix, dans un face à face avec le réel qui se présente à lui. C’est ce travail de « bricolage » qui aidera le sujet à se débrouiller avec sa souffrance et ses particularités. Les présidents de table J.D. Nasio, Jean Garrabé, Thierry Trémine, Pierre-Gilles Guéguen ont permis la circulation fluide de la parole entre le public et les intervenants, qui n’a pas manqué de piquant devant des thèmes si brûlants.
53En conclusion : le sujet du XXIe siècle est dans un dialogue inoui avec la machine et les nouvelles technologies qui ouvrent un champ de possibles dont on a du mal à esquisser les limites. Cynthia Fleury le résume avec un acronyme : la révolution GRAIN : genomics, robotics, intelligence artificielle et nanotechnologies (http://www.humanite.fr/lempathie-artificielle-853621).
54L’homme d’aujourd’hui peut désormais envisager une espérance de vie jamais égalée, se laisser tenter par des éventuelles prédictions médicales qui déchiffreront soit sa robustesse biologique soit ses fragilités ou ses maladies, il peut défier le temps et transgresser les générations par des procréations inédites. Il n’empêche que comme Lacan, on peut continuer de citer Mallarmé qui soutient que « rien n’abolira le hasard ». Chaque sujet traitera son rapport au monde à partir de ses imprévus, de ses fractures qui constituent le fondement de la logique de l’inattendu (Ansermet F., La fabrication des enfants. Un vertige technologique, O. Jacob, 2015, p147), ce qui résiste à la prédiction, au calcul des algorithmes. Cet imprévu, que le psychanalyste accueille, est la source du choix du sujet qui construit à la fois son destin et sa liberté.
55Susana Elkin
56Psychanalyste. Présidente de l’Association franco-argentine de psychiatrie et santé mentale.
EXPOSITION, Jeff Wall, Smaller Pictures, Fondation Cartier-Bresson, Paris. Jusqu’au 20 décembre 2015
57Je pensais consacrer ma rubrique à l’exposition Anselm Kiefer à la BNF, que j’aurai été voir le samedi 14 novembre. Les événements dramatiques du vendredi 13 novembre en ont décidé autrement. Fermeture de tous les lieux publics. La veille, avant ce basculement, j’avais été voir une petite exposition, Jeff Wall à la Fondation Cartier-Bresson. Trop petite, pensais-je, pour faire l’objet d’une rubrique. Puis, me suis-je dit, n’est-ce pas le moment, au contraire, de repérer dans les petites choses ce qui soutient nos valeurs aujourd’hui mises en danger ? De trouver, malgré l’état d’urgence, qui risque d’entraver nos libertés, les espaces où celles-ci s’expriment ? Si l’art est une arme contre la barbarie, nous avons besoin plus que jamais des artistes.
58Petite exposition, certes, dans un petit musée, et qui plus est, porte sur des petites œuvres d’un artiste qui travaille habituellement sur de grands formats. Petite exposition peut-être, mais d’un grand artiste, car Jeff Wall, est un des plus grands photographes de notre temps. C’est toujours la même question face aux œuvres contemporaines : est-ce une œuvre artistique authentique ou un produit commercial ? Ici pas de doute : ceci est une œuvre. Et toujours le même mystère : à quoi ça tient ? Qu’est-ce qui fait que ces photos provoquent une émotion esthétique si forte ?
59Jeff Wall, artiste canadien, est un homme érudit, dont l’œuvre se déroule sur plusieurs décennies et est nourrie de références culturelles multiples : peinture, cinéma, littérature. On connaît surtout les grandes photographies exposées dans des cadres lumineux, présentant des mises en scènes soigneusement construites. On y voit des personnages anonymes, dans des environnements qui évoquent les « non-lieux » de Marc Augé. Ils semblent raconter une histoire. Mais laquelle ? Rien n’est explicite. On est entre documentaire et fiction, réel et imaginaire. Jeff Wall joue avec notre regard et nous invite à jouer avec notre capacité narrative. D’où le plaisir à regarder son œuvre. Que se passe-t-il là ? Qui sont ces gens ? Ils sont saisis dans un instantané, qui incite à imaginer l’avant et l’après qui restent invisibles. « Photographier, c’est dans un même instant, et en une fraction de seconde, reconnaître un fait et l’organisation rigoureuse de formes perçues visuellement qui expriment et signifient ce fait», dit Henri Cartier-Bresson dans Le Moment décisif.
60Les Smaller Pictures ici exposées, sont remarquables en ce que chacune condense tout l’univers si riche et complexe de l’artiste. Dans Diagonal par exemple, Jeff Wall a photographié un vieil évier et un vieux bout de savon qui étaient dans un coin de son studio depuis des années. Cela donne une magnifique composition abstraite, mais aussi l’image réaliste d’un lieu intime, d’où émerge une grande poésie. Les objets, que le découpage réduit à un fragment, rongés par la saleté et les années, ont de la patine, de la matière, une texture, une histoire. C’est très beau.
61Au lendemain du 13 novembre, et dans l’angoisse des lendemains inquiétants à venir, apprécions la chance que nous avons de pouvoir, au détour d’une impasse secrète du 14e arrondissement, découvrir la très confidentielle Fondation Henri Cartier-Bresson, installée dans les beaux espaces rénovés d’un ancien atelier d’artiste de Montparnasse, construit en 1912, pour y découvrir par exemple After Mishima. Magnifique image inspirée de Neige de Printemps de Mishima. On y voit une jeune femme de dos, penchée en avant, habillée d’une somptueuse robe blanche avec plissés et dentelles que Jeff Wall a fait confectionner spécialement selon la mode japonaise de l’époque, assise dans une vieille auto, éclairée par un subtil clair-obscur. Que fait-elle ? On ne sait pas. Des objets l’entourent. Que tient-elle à la main ? Son escarpin blanc. Pourquoi ? Posés sur la banquette à côté d’elle, un bijou, une pochette. Le spectateur, sous le charme de la beauté de cette photo, est livré à ses énigmes, invité par Jeff Wall à imaginer l’histoire de cette femme.
Jeff Wall. Diagonal. Composition 1993

Jeff Wall. Diagonal. Composition 1993
62Simone Korff Sausse
63Psychanalyste, SPP