CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Bernard Golse : G. Haag nous a tellement apporté depuis des années sur l’observation directe des bébés, sur le développement précoce, sur les enfants autistes, c’est évidemment une de nos figures emblématiques. Nous ferons un petit entretien semi-directif même si nous ne pouvons pas diriger Geneviève Haag, même à moitié !

2Avant de poser mes cinq questions, tout le monde doit avoir en tête deux éléments qui paraissent importants alors que l’on parle du bébé, je ne sais pas si ce sont des exemples de « clivages » ou plutôt des processus de « différenciation », je pense que l’on reviendra sur les rapports de clivage et de différenciation, voici donc 2 rappels préliminaires :

3A- L’article de Freud sur La Négation, créé en 1925, c’est-à-dire après 1920 qui est, bien sûr, l’avènement de la 2ème théorie pulsionnelle, et surtout après 1923, qui est l’année de la découverte par Freud de son cancer de la mâchoire dont il mourra, 16 ans plus tard, en 1939. Donc on sent bien que ce travail est hanté par la question de comment on peut expulser hors de soi le mauvais, le dangereux, le menaçant.

4Qu’une théorie s’enracine dans l’histoire de son auteur, c’est impossible qu’il en soit autrement, et ça ne change rien à l’importance de ce texte.

5Dans la 1ère partie de cet article, il parle de la négation en tant que mécanismes névrotiques chez les adultes - probablement d’ailleurs des analystes en analyse didactique chez Freud - et dans la 2ème partie de ce texte, on remonte de l’adulte vers le bébé, et on s’aperçoit que Freud nous parle de la négation comme d’un mécanisme de différenciation absolument fondamental et fondateur entre le dedans et le dehors, je ne sais pas s’il faut parler de clivage, en tous les cas entre le dedans et le dehors, les expériences sources de déplaisir doivent être « éjectées » - je ne dis pas « projetées » car il n’y a pas probablement à ce moment-là d’objets suffisamment différentiels extérieurs pour recevoir les projections en 3 dimensions - mais en tout cas quelque chose de mauvais, ou de source de déplaisir, doit être « éjecté » au dehors, dans le hors soi, et ce qui est source de plaisir peut être gardé à l’intérieur et se constitue dans ce mouvement, la frontière entre le dedans et le dehors.

6Avec une difficulté, dans cet article-là, parce qu’on est encore avant M. Klein et l’ambivalence, puisqu’on arrive à un extérieur entièrement mauvais et un intérieur entièrement bon, ce qui fait figure un petit peu d’un monde paranoïaque. En tous cas, toujours est-il qu’on a là une différenciation fondamentale entre le dedans et le dehors, entre le bon et le mauvais, et entre le plaisir et le déplaisir, on aura peut-être l’occasion avec G. Haag de voir si on peut en parler ou non en terme de « clivage ».

7B- Dans le registre, non pas de l’intrapsychique, mais le registre de l’interpersonnel, la question du mouvement de différenciation qui va permettre au bébé, et à l’adulte qui en prend soin, de se différencier, de se distancier, l’interpersonnel qui probablement sous-tend et permet plus tard l’intrapsychique, en tout cas il y a ce mouvement, G. Haag a repris, dans un de ses articles, ce mouvement de la prière, pour montrer qu’il doit y avoir, dans ce mouvement de différenciation, à la fois un creusement d’un écart intersubjectif, et à la fois un tissage de lien qui permet à chacun des 2 partenaires de ne pas se séparer, enfin de ne pas être isolé l’un de l’autre.

8Je prends souvent l’exemple d’une araignée au plafond, si elle voulait aller par terre, elle ne se jetterai pas par terre, elle descendrai le long du fil qu’elle a elle-même secrété, et puis si elle devais remonter au plafond, elle doit le faire par les fils qu’elle a elle-même secrétés, dans cet exemple le plafond ne fait rien. Mais dans l’exemple du bébé et de l’adulte, ce sont les 2 partenaires de l’interaction qui vont creuser l’écart intersubjectif, et dans les bons cas, tisser les liens. Parmi ces liens, il y a bien sûr tout ce que la psychologie du développement précoce nous a appris jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire l’attachement, l’accordement affectif, l’empathie, le dialogue tonique ou tonico-émotionnel, l’imitation, et bien sûr pour nous, les identifications projectives normales.

9Dans ce double mouvement du creusement de l’écart et du tissage des liens primitifs qui permettront plus tard l’avènement du langage, on est dans une séparation sans violence développementale, une différenciation, dans les bons cas, qui doit être douce et ménagée, ce n’est pas une rupture (le thème du colloque est « Clivages, entre séparation et rupture ») : dans les bons cas, on est du côté de la séparation, dans les cas plus traumatiques, on est du côté de la rupture, tout dépend de la qualité du co-tissage de ces liens primitifs entre l’adulte et le bébé.

10Bernard Golse : Maintenant, je vais poser 5 questions : Ma première question, car nous en avons souvent parlez ensemble, je sais que pour vous le « démantèlement » Meltzerien n’est pas un « clivage », au sens strict ?

11Geneviève Haag : A mes yeux, l’histoire de la négation et de la différenciation, dans le registre de l’interpersonnel, se produit plutôt à l’étape d’individuation où le corps est construit « complètement » et avec une perception d’un espace entre les corps « entiers » étant vraiment articulés, et permettant l’étape du miroir, enfin tout ce que nous connaissons bien. Pour moi, dans le sillage des travaux de D. Meltzer, d’E. Bick et de F. Tustin, la construction de ce Moi corporel se fait par étapes. Il y a un intérieur qui est la constitution de l’introjection de la première contenance, et se fait dans les deux premiers mois de la vie et n’intéresse d’abord que le tête à tête. A partir de 2 mois et demi environ, il y a une circulation d’intérieur à extérieur, l’extérieur étant l’intérieur de l’autre, mais avec une perception d’un espace dedans soi et d’un espace dedans l’autre, soutenu par l’image motrice. En effet, il y a une image motrice dans la relation au regard qui nous a été précisée. Il faut vraiment prendre tous les détails de cette première construction de la première année de la vie, pour parler de cette différenciation intérieur/extérieur, et de perception -ou pas- d’un espace aussi entre ces représentations, ces images mentales. Pour le moment, ce premier niveau de représentations en terme de « formes » qui correspondent à ces toutes premières constructions, n’est pas quelque chose que l’on est encore très habitués à penser. Ce qu’on appelle « introjections » primitives, ce sont d’abord des images formes abstraites, qui se projettent tout de suite sur le corps et dans l’espace "externe" : cet espace est-il un espace réellement externe ou la projection "en agrandissement" de ces premières formes du corps sur le cadre architectural ?

12En repartant du « démantèlement » comme phénomène pathologique et du « (re)mantèlement » comme première construction du Self, cela rejoint la préoccupation actuelle de beaucoup de chercheurs sur les toutes premières étapes : cela commence avec le rassemblement des sensorialités, que plusieurs courants de pensée appellent la « polysensorialité synchronique » ou la « synchronie polysensorielle », qui donc, à mes yeux, construit d’abord ces images de forme ; ce sont les enfants qui nous racontent que cela construit des formes portées par l’image motrice du premier temps pulsionnel : un « mouvement vers » dont le retour ou non conditionne cette construction.

13Je vais vous lire la définition exacte que donne Meltzer (1975), et insister sur des termes qui me semblent très importants : « Le démantèlement se produit (chez l’autiste) selon un procédé passif consistant à laisser les sens variés, spéciaux et généraux, internes et externes, s’attacher à l’objet le plus stimulant du moment ». Meltzer rattache ce procédé au relâchement de l’attention, en disant « nous suggérons donc l’existence de quelques capacités de suspendre l’attention, qui permet aux sens d’errer chacun vers son objet le plus attractif de la situation, et cette dispersion semble produire le démantèlement du Self en tant qu’appareil mental mais d’une manière très passive, comme s’il tombait en morceaux » (formulations soulignées par moi).

14Beaucoup se souviennent de la comparaison qu’il fait à ce moment-là avec le petit chien articulé sur une plaque de bois, avec des perles reliées par des ficelles qui passent sous la plaque et permettent de redresser le petit chien en les tirant. « Ainsi envisagerons-nous l’attention comme les ficelles qui tiennent les sens en consensualité ; ce sens commun, au sens de Bion, appréhende les objets sous tous leurs aspects, ce qui est essentiel aux actes mentaux en tant qu’opposés aux événements neurophysiologiques ». Là, je me permets de faire un lien, que beaucoup d’ailleurs auront en tête, entre la tension (la tension du tonus musculaire) et les tensions de nos états émotionnels les plus primitifs, avec une racine que nous devons reprendre dans les travaux de Wallon et ceux d’Ajuriaguerra, sur le « dialogue tonico-émotionnel » et ce qu’André Bullinger (2004) aussi appelle la « plate-forme sensori-tonique », qui serait ce qui sous-tend les échanges émotionnels pré- et juste post- nataux.

15Je crois donc que l’on peut faire un lien entre la tension, les capacités de tension, et l’on va voir comment elles peuvent commencer à construire des relations, et l’attention, qui va devenir plus psychisée peut-on dire. Ce qui est intéressant, c’est le moment du démantèlement qui a été observé très précisément dans l’une des thèses abordant ce phénomène, celle de Laurence Barrer. Elle a filmé des séances de psychothérapie et ce que l’on peut observer au début d’un phénomène de démantèlement, c’est une chute de tonus, avec un écarquillement des yeux, un regard vide, quelque chose qui fige tout d’un coup, et l’agrippement à une ou deux sensorialités pour se sortir de là.

16Bernard Golse : Pour le démantèlement, vous n’utilisez pas le terme de « clivage intersensoriel » ?

17Geneviève Haag : Je ne l’ai jamais pensé comme ça, car la référence à l’origine du mot clivage par rapport au cristal suppose qu’il y ait un cristal, et peut-être la formation de la première contenance est-elle une sorte de cristallisation et de « forme » d’une première structure du Moi qui peut être à ce moment-là clivée, car pour moi le terme de clivage désigne une bipartition.

18Lorsque, avant de connaître Tustin et Meltzer, j’ai commencé à traiter des enfants autistes et à repérer ce phénomène, j’avais comme principales références Spitz (1965-1968) et Winnicott (1958-1969), et j’avais formulé l’idée d’une dissociation des éléments de la cavité primitive : quelque chose qui se répand comme une poignée de crayons que l’on étale et qui va se répandre. Les enfants autistes racontent beaucoup ce vécu de dissociation primitive qui n’est pas la dissociation schizophrénique impliquant une action sadique, une action de couper. Là, c’est un « défaisage » de quelque chose que nous avons mieux appris à connaître quand les enfants autistes nous expliquent vraiment, comme des petits professeurs, comment on réunit ces sensorialités et quelle sorte de contact au regard on doit utiliser pour le faire. La structure qui prépare la perception de contenance est une structure radiaire de type dispersion/rassemblement, ce rassemblement formant le squelette interne de cette perception de contenance/peau. Chaque élément de cette structure radiaire qui sont les boucles de relation contient un « pli » d’intersubjectivité primaire, charnière soi/l’autre qui contient le petit négatif du point de rencontre (le différentiel de la réponse de l’autre), racine de la différenciation soi/l’autre. Cette forme radiaire de contenance précède la cristallisation de l’entourance et la période de construction des grands axes du corps qui vont être enveloppés progressivement par l’extension de cette formation/peau (Haag, 1997).

19Bernard Golse : En 1985, vous avez écrit un article important et très célèbre : « La mère et le bébé dans les deux moitiés du corps » : et là, vous avez commencé à parler de clivage « horizontal » et de clivage « vertical ».

20Geneviève Haag : Oui mais nous sommes là à une étape ultérieure.

21Il faut vraiment considérer la construction progressive de ce Moi corporel qui part du tête à tête, et se constituent ensuite les axes du corps ; il y a donc d’abord cette sorte de sphère primitive qui va petit à petit s’ovaliser pour envelopper tout le corps comme les mandorles dans les tympans du nartex de nombreuses basiliques moyen-âgeuses (Vézelay, Cluny, Autun). Mais j’en reviens à la formation de la première sphère, pour laquelle les enfants nous précisent les choses, ainsi que certains adultes.

22J’ai lu récemment le livre d’une femme Asperger, Wendy Lawson (2015), qui décrit très bien le phénomène d’attraction de l’excitation sensorielle dispersée.

23Quand Meltzer dit « on laisse son attention errer jusqu’à ce que l’on trouve une attraction qui se présente et on s’y agrippe », cette femme nous explique très bien ce phénomène ; elle décrit ses attractions dans chaque canal sensoriel, comme une passion, et non comme quelque chose de pathologique ! Dans son témoignage, on s’aperçoit que ces attractions sont en effet très puissantes mais en même temps vont très vite vers une intensité insupportable, car là, on n’est pas dans la relation, il n’y a pas de qualification de l’excitation sensorielle ; les sensorialités ne sont pas « qualifiées », et c’est bien cela le problème.

24Elle décrit très bien le maximum d’excitabilité dont il faut d’ailleurs se protéger ; elle dit que lorsqu’elle rentre dans une pièce très éclairée, elle va être attirée dans la sensorialité lumineuse, et cela va devenir fort, trop fort, presque sans limite, rendant urgent le port de lunettes noires pour moduler cette rencontre excitante. De même pour un son qui l’attracte, de sorte qu’elle doit toujours avoir des boules Quies.

25Parfois, dans des situations particulièrement émotionnelles, comme dans la situation de faire une conférence (c’est une universitaire), elle perd sa peau puisque l’enveloppe se forme à partir de la consensualité ; elle porte un gilet de sauvetage qu’elle doit gonfler sous sa veste. Je crois que c’est un très bon exemple de cette attraction dans les canaux sensoriels démantelés, dont le corollaire est l’absence d’introjection de contenance, c’est-à-dire de « peau » au sens d’E. Bick.

26Lorsqu’ils commencent à construire ou reconstruire cette sphère, dont l’absence ou la perte les oblige aux agrippements, les enfants nous montrent des fluctuations entre les retrouvailles, et la perte qui peut se traduire par des chutes hypotoniques impressionnantes, pathétiques ; certains enfants peuvent tomber comme un tas de chiffons ; on a l’impression qu’ils n’ont plus d’articulations, et ils réussissent à dominer cela avec en particulier de l’hypertonie musculaire, mais aussi des serrages viscéraux très intenses. Même les plus déficitaires nous mettent en scène cette chute hypotonique liquéfiante, qui est donc comme une flaque, et qui est très différente des angoisses d’écoulement par les tubes.

27Voici l’exemple d’une fillette déficitaire, sans langage, qui raconte comment elle se sent liquéfiée : elle apporte un grand singe en peluche complètement vidé de sa bourre, qu’elle tient à sa hauteur ; elle me regarde bien dans les yeux et lâche le singe qui s’étale comme une flaque ; et au cas où je n’aurais pas bien compris, elle va prendre un verre d’eau au robinet, et, à côté du singe étalé, elle verse une flaque d’eau. Ensuite, elle me montre qu’elle a aussi une autre construction : elle me désigne les tuyaux où l’eau coule, et à ce moment-là elle indique un autre niveau de construction corporelle qui rejoint l’image du corps système de tubes, décrit par F. Tustin (1986), et repris par D. Rosenfeld (2006) parlant des angoisses d’écoulement du sang par les doigts des mains, que j’ai également retrouvées chez les enfants autistes.

28Parlons de cette organisation des tuyaux/tubes au regard. Le tactile profond du dos est en pont avec la vie intra-utérine ; cette sensibilité profonde du dos est dans le dialogue tonique prénatal que décrit très bien Bullinger (2012) - extension et retour par le jeu de la matrice, retour en enroulement - c’est un dialogue tonico-émotionnel prénatal qui semble fondamental. J’en arrive à formuler maintenant que notre dos, à la fois comme vécu, comme ressenti, et comme mentalisation de l’arrière-plan, contient nos dialogues émotionnels prénataux. Ce qui nous permet de comprendre l’insistance des enfants à nous proposer d’abord le dos, et ensuite ils racontent le mantèlement : combiner le tactile du dos dont ils nous apprennent qu’il est tissé de sonore, ce qui est très intéressant en référence aux recherches de S. Maïello (1991 par exemple sur le sonore prénatal ; ce sont des rythmicités, et cela est fondamental, il faut qu’il y ait du va-et-vient. Ces bases de kinesthésie et de sonorités rythmiques se combinent avec les sensorialités de proximité, formant la « grappe » de sensations, comme disait Tustin, qui est emportée dans un voyage dans le regard, dans l’intense concomitance de l’interpénétration bouche/mamelon/œil-à-œil, autre formulation plus descriptive de ce qui est résumé chez les auteurs cognitivistes, et bien reconnu aussi dans le courant psychanalytique sous le terme « synchronie poly-sensorielle » ; et c’est là, comme nous l’avons précisé plus haut particulièrement dans le deuxième mois de la vie, que se fabrique l’image radiaire du bouquet de boucles qui semble précéder la « cristallisation » de la sphère/peau et ses projections déjà évoquées sur les premières formes de l’image du corps et des perceptions spatiales.

29J’ai souvent publié le dessin d’un enfant autiste de 4 ans qui commençait à se démutiser. Comme d’autres enfants à cette étape de leur reprise développementale, il a fait une récapitulation en langage préverbal de la construction de la contenance : il venait faire l’effet cyclope pour me montrer qu’il n’avait plus peur de la pénétration du regard, puis allait faire un petit voyage au bout de la pièce aller et retour, faisant une boucle, et revenait s’asseoir dans un petit fauteuil tout rond qu’il avait placé sous le tableau noir. Il répéta plusieurs fois ce circuit, comme pour bien me montrer que cette accumulation de formes de boucles du voyage rythmique et spatialisant dans le regard, « faisait » cette forme d’ « entourance » ; puis il dessina alertement au tableau noir un bouquet de boucles au dessus du petit fauteuil dans lequel il s’encastra à nouveau. Il nous « enseignait » ainsi comment se formait cette image mentale de la « géométrie primitive » de l’image du corps : l’entourance circulaire ou sphérique est bien, comme les mathématiciens le précisent, une tangente aux sommets d’autres courbes, en l’occurrence les boucles de relation. Les arts plastiques ont abondamment travaillé ces formes (cf. les rosaces des cathédrales gothiques par exemple).

30A partir de là, il y a un extérieur et un intérieur, il y a plus que de l’adhésif, il y a là une contenance permettant les projections avec le jeu des clivages des contenus cognitifs, pulsionnels et émotionnels, des figures introjectées. C’est l’étape schizo-paranoïaque qui d’après M. Klein se déploie entre 3 et 5 mois et puis après viendra la position dépressive vers 5-6 mois, commençant à affronter l’ambivalence. Cette sphère contient la main, la main auto-érotique, et la main de contemplation du bébé m’est apparue de plus en plus comme un très bon représentant de ce schéma de contenance où les doigts sont des représentants des échanges interpénétrants psyché/regard et le contour de la paume le représentant de l’entourance. Cette main peut avoir des aventures avec des amputations du pouce par exemple, du petit doigt, et certains enfants m’ont raconté comment on peut avoir le pouce arraché, et ce qui est arraché, ce n’est pas seulement le pouce, c’est le pouce auto-érotique avec son complément : la bouche et le sein, ce qui fait une main chimère qui vient à ce moment-là dans les dessins. (Haag, 2013).

31Lorsque la sphère est suffisamment constituée dans le tête à tête, l’enfant se met en « hémicorps », il commence à expérimenter un moment adhésif/ fusionnel d’un hémicorps sur le corps de la mère, et l’auto-érotisme n’est plus celui du pouce dans la bouche pour colmater la bouche afin qu’elle ne parte pas avec la mère (Tustin, 1986, citant Winnicott) - c’est le rôle de l’auto-érotisme oral – mais ici on observe un auto-érotisme main/main : une main vient entourer l’autre, raconter les interpénétrations de plusieurs tonalités. Quand G. Appel m’a demandé de venir approfondir à la Pouponnière de Sucy-en-Brie et dans les documents vidéo qu’accumulait le centre d’enseignement adjacent, le développement du 2ème trimestre de la vie, j’ai été frappée par l’intense activité entre les mains, comme exercice auto-érotique de ce qu’il se passe dans l’incorporation, peut-on dire, du moment adhésif. Il y a manifestement un moment fusionnel d’une partie du corps dans l’intense communication au regard qui se poursuit, et plus particulièrement à cette étape, l’illusion de tout un hémicorps temporairement soudé au corps du personnage maternant, en adhésivité normale, mais qui se reprend pour s’incorporer ce côté-maman dans cette forme d’autoérotisme. C’est pendant cette période un va-et-vient rythmique entre le côté self (côté dit mineur) et le côté objet-self (côté dit majeur ou dominant) (Kohut, 1971) ; l’adhésivité pathologique est un collage ventouse qui bloque tout le processus.

32Bernard Golse : Vous parlez ici d’identification intracorporelle avec un hémicorps plus du côté de la mère et un hémicorps plus du côté du bébé, et là vous dites « clivage » ?

33Geneviève Haag : oui, là je dis « clivage » parce que les enfants peuvent rester dans cette non articulation des deux côtés du corps à cette étape où dans le développement ils sont en train d’articuler au contraire les deux côtés dans le processus d’identification intracorporelle que je viens de décrire, et c’est là qu’ils forment la perception de l’axe vertébral comme unification des deux côtés du corps. La panne développementale de cette étape peut laisser une sorte de zone de « fendage » ; c’est cela que nous exprimons en termes de clivage vertical. Ainsi la fillette que je décris dans « La mère et le bébé dans les deux moitiés du corps » (Haag, 1985), a mis 3 mois à m’exprimer cela en langage préverbal ; je ne comprenais pas de quoi elle parlait en me montrant qu’il fallait se raidir comme si, au lieu d’être solidement unifié comme la petite maison Fisher Price qui a un bon axe articulé entre ses deux moitiés, on était comme 2 boîtes pareilles qui se collent et se décollent, s’écartant alors en 2 morceaux séparés. Il faut se raidir en hypertonie axiale, et souvent en même temps viscérale, sur le tube digestif pour se sentir un peu unifié.

34Bernard Golse : Mais c’est un clivage structurant ?

35Geneviève Haag : Peut-on dire cela ? car cela devient un clivage pathologique si la structuration de l’axe ne se fait pas dans le processus des identifications intracorporelles en cours de constitution.

36Bernard Golse : et le clivage horizontal aussi ?

37Geneviève Haag : c’est pareil.

38Comme tout le monde le sait, à partir de 5 mois les bébés attrapent leurs pieds, tirent dessus, la mère accompagne tout ce jeu en jouant en contre force avec les jambes et les pieds du bébé ; à ce moment-là il y a vraiment une intégration des membres inférieurs, et ce clivage horizontal peut aussi rester pathologique avec des pseudo-paraplégies chez certains enfants. En même temps se manifestent une découverte et un investissement des zones anales et génitales chez le bébé qui les explore tactilement et auto érotiquement ; ainsi l’intégration des zones érogènes du bas du corps se passe en même temps que cette intégration des membres inférieurs ; tout cela peut donc rester en clivage pathologique. Insistons sur le fait que cette formation des identifications intra-corporelles n’attend pas leur finition pour que le Self en constitution se sente un intérieur et un extérieur par rapport à l’objet.

39Bernard Golse : Comment vous concevez l’enchaînement qui mène des « clivages sensoriels » très défectueux chez l’enfant autiste jusqu’au « clivage relationnel », plus tard, de son fonctionnement psychique ?

40Geneviève Haag : J’ai quelque chose à préciser pour répondre à cette question : les « clivages sensoriels » développés par Tustin sont un autre niveau de clivage sur l’échelle d’intensité de chaque modalité sensorielle.

41Bernard Golse : c’est-à-dire une désynchronisation alors ?

42Geneviève Haag : Si l’on veut, car cela découle du démantèlement qui est en quelque sorte une des désynchronisations du rassemblement polysensoriel et comme nous l’avons déjà formulé, se produit un agrippement sur un ou deux canaux sensoriels dont l’attraction hors de la relation suit une loi d’intensité.

43J’ai évoqué plus haut le témoignage de Wendy Lawson qui raconte donc son aspiration par la lumière ou les sons ; dans cette problématique il n’est pas question d’aller vers des nuances, car si l’on se décroche du maximum d’intensité auquel on s’agrippe, c’est donc la chute dans la traversée de l’échelle d’intensité, et ceci est très important par rapport à tout le branchement cognitif qui doit se faire le long de ces échelles. Au contraire, si la relation se raccorde là, il y a tout un partage avec l’objet de toutes les modulations que la mère ou le thérapeute accompagne en recherche d’attention conjointe, toutes les nuances de la perception qui se partagent, alors le clivage dans les extrêmes se réduit. Les enfants autistes qui pendant des semaines ou des années font les trajets de bus ou de métro, en forme solaire, en forme radiaire ou en forme linéaire, pour traverser un espace de séparation, vont être obligés d’apprendre obsessionnellement par cœur toutes les stations, car on est toujours avec l’espace engloutissant de la communication incertaine, s’il n’y a pas ces rythmicités relationnelles qui organisent toute cette affaire cognitive et bien sûr émotionnelle en même temps.

44Bernard Golse : Parlez-nous de ce lien - ou non - entre clivage sensoriel et clivage relationnel chez les enfants autistes ?

45Geneviève Haag : Nous pouvons prendre deux exemples de « clivages relationnels » temporairement structurants : le clivage bonnes relations intimes/relations persécutoires avec l’étranger, le clivage identité féminine/identité masculine.

46Dans les deux cas on peut comprendre que les clivages restés extrêmes empêchent, dans le premier, l’installation de l’ambivalence nécessaire au processus de séparation, et dans le deuxième l’installation de l’identité sexuée. Je donnerai quelques détails sur cette deuxième problématique. Remarquons tout d’abord que dans le développement, toutes les sensorialités sont très vite sexuées et mises au pôle masculin ou au pôle féminin. Ce qui est doux, lumineux est plutôt féminin ; le solide, le dur, l’articulant, c’est le pôle masculin.

47Voici l’exemple donné par une fillette de 18 mois : les objets « maman » étaient le coussin tout rond, l’eau, le doux, et les objets « papa » étaient la poignée de la fenêtre, la poignée de la porte, et le robinet, c’est-à-dire tous les éléments phalliques. Ce jour-là elle était venue avec son père, et elle avait trouvé la grosse tige (objet phallique) sur laquelle on enfile les anneaux, et elle avait sauté en l’air de manière jubilatoire avec sa tige dans la main en clamant « papa ! ». Nous observons ainsi les attributions sexuées en masculin/féminin de tous les éléments du décor.

48Bernard Golse : Vous diriez « clivage » ou « difficulté d’intégration » ?

49Geneviève Haag : Chez cette petite fille, ce sont plutôt des distributions de qualités sexuées qui font partie d’une bonne mise en place, je crois, de sa bisexualité de base qu’elle projette bien sur les éléments du décor architectural, représentant privilégié de cette construction de contenance qui doit posséder ces qualités bisexuées pour permettre la liberté des identités sexuées ; je crois que nous sommes tous d’accord là-dessus.

50Par contre, s’il reste des clivages bons/mauvais dans les extrêmes pathologiques (comme chez l’enfant autiste), sans la mise en place de ce fond bisexué, le pôle masculin est tout à fait impossible car c’est la perceuse, et le pôle féminin est tout à fait impossible car c’est la serpillère, la flaque d’eau par terre. On voit donc comment toutes les rythmicités fondamentales décrites sont constitutives de ce fond de la contenance. J’évoquerai ici le texte de James Grotstein (1981) sur la « présence d’arrière-plan d’identification primaire » qui permet aux clivages cognitifs et émotionnels de se dérouler pour le développement, peut-être les nommons-nous différenciations, sans arracher un morceau de corps ou provoquer l’effritement ou l’effondrement du sentiment de soi.

51Copyright G. Haag

Publications citéés

  • Barrer L. (2013), Le mécanisme de défense de démantèlement dans l’autisme : transformation et co-création du lien intersubjectif en psychothérapie de l’enfant (Thèse soutenue à Aix-en-Provence, novembre 2013. Publication en préparation.
  • Bullinger A. (2004), Le développement sensori-moteur de l’enfant et ses avatars, Toulouse, Erès
  • Bullinger A. (2012), Les Flux vestibulaires - Les aventures de leurs difficultés d’intégration ; Exposé fait à la Coordination CIPPA en juin 2012. Compte-rendu de cette Coordination : s’adresser au secrétariat de la CIPPA, 81 rue Falguière, 75015 Paris.
  • Freud S. (1925), « La négation », in Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985.
  • Grotstein J.S. (1981), « Primal Splitting, the Background Object of Primary Identification and others Self-objects », in Splitting and Projective Identification, New-York, Jason Aronson, pp. 77-89.
  • Haag G. (1985), « La mère et le bébé dans les deux moitiés du corps », Neuropsychiatrie de l’enfance, 33 (2-3), 107-114. voir site genevievehaagpublications.fr.
  • Haag G. 1997), « Contribution à la compréhension des identifications en jeu dans le moi corporel », Journal de la psychanalyse de l’Enfant, n° 20, p. 111-131, voir site genevievehaagpublications.fr.
  • Kohut H. (1971), The Analysis of the Self, New-York : International Universities Press, trad. fr. Le Soi, PUF, 1974.
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Entretien avec 
Geneviève Haag
Bernard Golse
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Mis en ligne sur Cairn.info le 05/06/2015
https://doi.org/10.3917/lcp.190.0052
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