« Là où apparaît une cassure ou une fissure, il peut y avoir, normalement, une articulation. »
1Fanny a 26 ans. Alors qu’elle est chez elle avec son fils de deux ans, à son immense surprise, elle est sujette à des contractions qui s’intensifient inexorablement.
2Son conjoint, appelé à son travail, la conduit aux urgences qui la transfèrent à la maternité où elle accouche, pétrifiée, d’un bébé de 8 mois, une heure plus tard.
3Dahlia a 23 ans, elle est venue aux urgences pour douleurs abdominales en milieu de nuit un samedi soir à l’issue d’une soirée festive avec des collègues du magasin où elle travaille. A l’examen clinique, l’urgentiste demande une échographie qui révèle à Dahlia stupéfaite une grossesse de 5 mois et demi.
4Chez les professionnels et sur les médias, on parle dans ces deux cas de « dénis de grossesse ». Certes, à la maternité, on différencie les dénis totaux (les naissances inattendues comme dans le cas de Fanny) et les dénis de grossesse partiels (une révélation de la grossesse après 20 semaines comme pour Dahlia), mais, dans les deux situations, l’intitulé de déni est maintenu.
5En toute bonne logique, pour le psychopathologue freudien depuis le texte sur le fétichisme de 1927, le déni inaugure le clivage : « le processus défensif constituant est le déni, la défense constituée est le clivage » (Bayle, 2012). Et c’est bien cette trajectoire défensive du déni vers le clivage qui m’a conduit à choisir aujourd’hui cette thématique du déni de grossesse.
6La piste est prometteuse car, j’espère justement le suggérer, cette clinique dite du « déni de grossesse » aboutit finalement à la remise en cause du point de vue unitaire que son intitulé impose (Bayle, 2005, 2009). De fait, en contradiction avec l’apparente unité psychopathologique du déni de grossesse, la clinique m’a enseigné la multiplicité des tableaux et des déclinaisons défensives qui se distribuent, pour vendre la mèche tout de suite, dans le large spectre qui va du déni (verleugnung) jusqu’à la dénégation (verneinung). En d’autres termes, la déconstruction du déni de grossesse permet d’envisager certes les spécificités mais aussi et surtout d’hypothétiques variations et zones frontières non pas du clivage mais des clivages. En effet, l’observation clinique d’une suspension variable de tout ou partie de la grossesse psychique consciente et, simultanément, d’éléments caractéristiques de son expression somatique (aménorrhée, prise de poids, proprioception des mouvements fœtaux…) conduit le clinicien à la défiance à l’égard d’une caricature où un seul scénario serait a priori vérifié : celui où soma et psyché sont radicalement clivés. En réaction contre cette simplification caricaturale, un champ inédit de la géométrie variable et évolutive des clivages, des plus étanches aux plus poreux, s’ouvre à nous.
7Quand je rentre dans la chambre de Fanny à la maternité, je la trouve debout regardant par la fenêtre à l’extérieur. Sa fille, née la veille est endormie dans son berceau transparent. Deux jours avant, Fanny, a priori, ne se savait pas enceinte, si ce que me disent les soignants se confirme. Fanny s’assoit avec une lenteur motrice infinie sur son lit. Elle est manifestement pétrifiée dans un effroi qui me glace instantanément intérieurement. Elle me regarde avec une infinie détresse dans le regard, d’autant plus inquiétante, qu’elle ne semble pas s’accompagner de la promesse d’une mise en mots. Et c’est d’ailleurs dans une observation conjointe du bébé endormi que se déroulent 5 longues minutes introductives au rythme de la respiration de sa fille qui dort. C’est moi qui rompt le silence en me présentant et en demandant à Fanny si elle est d’accord pour un entretien. Avec un mouvement à peine perceptible du visage Fanny accepte et ne dit mot. Nous restons à nouveau un moment autour de sa fille. Je tente alors d’entamer un dialogue minimaliste qui se limite de sa part à quelques réponses basiques en oui/non avec le visage. « Oui », elle ne savait absolument pas qu’elle était enceinte. « Oui », elle a un fils de deux ans qui est à la maison avec son mari. « Oui », ses parents sont loin dans le nord et ne pourront pas venir car ils travaillent tous les deux. « Oui », elle travaille comme agent comptable dans le service financier d’une grande entreprise… « Oui », elle est d’accord pour me voir dans deux jours avec son mari, avant la sortie de la maternité.
8Lors du rendez-vous suivant, Fanny est encore sidérée, ce que justifie pleinement le redoutable débordement de l’appareil psychique que constitue cette naissance sans grossesse. Elle ne dit mot. A contrario, son mari me frappe d’emblée par une banalisation active de la survenue impromptue de l’enfant. Il dit : « Y’a plus grave dans la vie » ; « un bébé en bonne santé ça ne se refuse pas » ; « notre fils est très content d’avoir une petite sœur ». Il formule tout cela tout en changeant sa fille. Il me paraît efficient en puériculture mais assez mécanique. Fanny est assise sur le fauteuil et regarde son mari faire. Il n’est pas possible d’engager l’échange plus avant avec elle car son mari réagit ostensiblement le premier à mes tentatives d’amorçage. Selon lui, c’est le surpoids de sa femme qui les a trompé tous les deux. « En plus, Fanny avait un stérilet… alors, c’était vraiment pas l’ambiance mais maintenant que c’est là », précise- t-il, « on va faire avec ». Monsieur ne peut pas s’absenter de son travail sans se « mettre en danger » professionnellement mais il pense que ça ne peut pas faire de mal à sa femme de venir me voir.
9Des quatre consultations qui suivront avec Fanny et sa fille, je conserve un souvenir bien affligeant. J’étais pourtant agréablement surpris quand j’ai vu Fanny venir au premier rendez-vous après sa sortie : avec ses habits de ville et sa fille dans sa poussette, elle me parut d’emblée plus dans le contact et la vie que précédemment. Cela se confirma chemin faisant, mais sans pour autant que son engagement soit coloré d’affects correspondant à l’intensité de ce que je me représentais, pour ma part, de l’irruption spectaculaire de cet enfant. L’impact à mes yeux atomique de cette naissance sans grossesse s’imposait chez Fanny comme totalement évacué par un bouclier défensif impressionnant. Comme au diapason de sa mère, sa petite fille était très sage pendant les entretiens et me semblait partie prenante de la conspiration du silence. En début de rendez-vous, Fanny était toujours en attente de mon « interrogatoire » comme il est de coutume avec un somaticien que l’on consulte à l’hôpital. Chacune de ses prises de parole comportait un rythme lent et rarement plus de trois quatre phrases avant de s’éteindre.
10Une histoire s’esquissa néanmoins. Certes, Fanny ne s’imposait pas comme narratrice en impulsant un fil rouge biographique, mais quelques fragments rassemblés permettaient de se représenter une esquisse de Fanny, troisième fille d’une fratrie de six enfants, nés pratiquement à un an d’intervalle pour les quatre premiers. Toutes ses tentatives d’exploration de son histoire singulière se voyaient barrer la route par des banalisations toutes faites tenant radicalement à distance la moindre conflictualité : ses parents étaient tout à fait bien et avaient vécu parfaitement heureux ; certes son père était décédé il y a quatre ans d’une crise cardiaque à soixante ans, deux ans après avoir été licencié mais sa mère, elle et ses frères avaient, disait-elle, « bien fait leur deuil et voilà tout » ; elle ne voyait pas très bien ce que « conflit d’adolescence » signifiait et, encore moins, « conflit conjugal ». Son mari était très gentil, son fils adorable, etc. Ses propos ne présentaient désespérément aucune aspérité jusqu’au troisième entretien où Fanny était arrivée avec une demie heure de retard à notre rendez-vous, rouge comme une pivoine. Exceptionnellement, Fanny prend la parole la première et m’annonce qu’une voiture était garée sur le bateau de son immeuble et qu’elle n’a pas pu sortir avec son véhicule. Je crois n’avoir jamais assisté à un affect de rage aussi massif et… aussi météorique car aussitôt dit, un spectaculaire masquage du tsunami s’est efficacement opéré devant moi… sidéré par cette métamorphose stupéfiante de rapidité. De fait, après une dizaine de minutes, Fanny avait repris son souffle, sa petite fille s’était endormie et plus rien ne bougeait au point que, rétrospectivement, je me demandais moi-même si je n’avais pas eu une hallucination.
11Au rendez-vous suivant, Fanny était accompagnée de son mari qui ouvrit l’échange en affirmant que « tout le monde allait mieux maintenant » et que « c’était bon, il n’y avait plus besoin de rendez-vous ». Fanny répéta à son tour, et à sa façon, plusieurs fois, ces deux formules en ajoutant que le suivi à la PMI se passait bien. Un pesant silence s’installa que je rompais en revendiquant ma disponibilité dans les semaines à venir avant qu’ils ne s’en aillent. Avec Fanny, le déni s’impose avec toute sa puissance défensive spectaculaire pour l’observateur. A l’évidence, la communauté intersubjective du déni est une pièce maîtresse de sa genèse et de son maintien. Plus encore, en se souvenant que pour Freud, en trente ans d’illustrations cliniques du déni, il y a finalement pour lui deux illustrations emblématiques, le déni de l’absence de pénis chez la femme et le déni de la mort du père, le déni freudien s’impose bien comme « déni d’absence » (Penot, 2002). Avec Fanny, le déni constitutif du clivage, c’est bien sans doute un déni d’absence venant barrer chez elle la symbolisation des manquements de ses imagos parentales. Le meilleur argument que j’ai en faveur de cette hypothèse est mon ressenti contre-transférentiel écrasant où j’ai le sentiment invasif d’être chargé de mission par Fanny de la tâche abyssale de penser pour elle l’impensable en accueillant ses identifications projectives aussi violentes et énigmatiques que silencieuses.
12Au fil de nos rencontres, la radicalité du clivage, ne s’assouplira pas dans ce cadre, certes limité, de ces consultations thérapeutiques en maternité. La pérennité de l’invalidation des liaisons symboliques m’évoque les « clivages structurels » de Gérard Bayle (2012) qui sont, je cite, les résultats d’une « carence narcissique par défaut de symbolisation et de subjectivation ». Contrairement aux « clivages fonctionnels » (Bayle, 2012), ils nuisent à l’émergence même des représentations.
13Dahlia maintenant. Quand je la rencontre un lundi matin, elle est dans sa chambre des urgences deux jours après la révélation de sa grossesse de cinq mois. Le rendez-vous avec moi est imposé avant qu’elle ne rentre chez elle. L’obstétricien qui l’a vue à l’issue de tous les examens a estimé que tout allait bien. Quand j’entre dans la chambre, Dahlia est assise sur sa chaise, ses affaires prêtes et je comprends bien vite qu’elle attend avec impatience mon feu vert pour rentrer chez elle. Au départ, elle est nettement sur la défensive mais elle se surprend elle même assez vite à se laisser porter par son désir manifeste de comprendre l’incroyable énigme de cette grossesse ignorée jusque là. Intérieurement, je sens une énergie prometteuse chez cette jeune femme et ce que je ressens chez elle de culpabilité me paraît dynamique.
14Dahlia commence par raconter que « le ciel lui est tombé sur la tête samedi soir » et qu’elle est encore « complétement cassée » par la nouvelle. Elle marque un temps d’arrêt… regarde son ventre… et me précise qu’elle est très rassurée par ce que lui a dit l’obstétricien sur « les résultats des examens ». Sa formule ne nomme pas explicitement ni sa grossesse ni, a fortiori, l’enfant en devenir, mais je ressens d’emblée une virtualité symboligène résolument engagée dans un travail d’actualisation.
15Elle me livre dans la foulée qu’elle vit encore chez ses parents, malgré son indépendance financière que lui permet un job apprécié de vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter à la mode. Elle a un ami depuis deux ans qu’elle aime bien mais qui est « vraiment jeune dans sa tête » et qui est, lui aussi, tombé de très très haut quand elle lui a téléphoné dimanche. Il est tout de suite venu la voir à l’hôpital. Dahlia me précise pourtant avec une profonde inquiétude qu’il n’a pas pu rester bien longtemps car sa mère et ses frères sont arrivés à l’hôpital et, elle et lui, redoutaient qu’ils se rencontrent… même si jusque-là ils s’entendaient plutôt bien.
16Dahlia est surprise mais finalement intéressée par ma proposition de me rencontrer à nouveau quand elle viendra à la maternité pour le suivi médical de sa grossesse. Pour résumer ici la trajectoire d’une douzaine d’entretiens avec Dahlia avec, une fois en pré et deux fois en post-partum en présence de son ami, je soulignerai d’abord la qualité de son investissement du cadre des consultations thérapeutiques. Ce sont dans un premier temps les explorations de son absence de ressenti corporel qui occupèrent son attention : elle les considérait avec une insistance irritée comme « incroyable », « incompréhensible ».
17Bien sûr, elle avait eu l’impression que ses règles depuis toujours irrégulières persistaient (en fait ce sont des saignements plus ou moins réguliers de la muqueuse lui a dit la sage-femme). Bien sûr, elle avait ponctuellement, depuis le début de l’adolescence, des douleurs abdominales et elles avaient interprété ainsi ses ressentis ces derniers mois. Bien sûr, son compagnon mettait des préservatifs car elle ne voulait pas prendre la pilule par conviction « écologique »…
18Mais que dire, répétait-elle obstinément et avec une grande culpabilité, que dire « de tout le reste », c’est-à-dire « de ce qu’elle ressentait et pensait maintenant qu’elle se savait enceinte ».
19Son compagnon, garagiste en fin d’apprentissage, était certes loin d’un projet d’enfant mais il tenait beaucoup à elle et cette revendication survivait à la mise à l’épreuve de cette annonce d’une naissance à venir singulièrement abstraite. Ce soutien, crucial pour elle, contrastait beaucoup avec ce qu’elle considérait comme le plus grave dans toute cette histoire : le véritable choc que cette annonce avait provoqué chez son père dont elle était selon ses propres termes « la petite dernière et la préférée » dans une fratrie composée de deux fils aînés. Son père avait refusé de venir la voir à l’hôpital quand il avait appris la nouvelle. Il ne lui adressa plus la parole et l’évita pendant les deux mois qui suivirent. Cela la meurtrissait terriblement et elle redoutait que son père tombe en dépression comme il l’avait déjà fait une fois lors d’un redressement fiscal, quand elle avait quatorze ans. Nos entretiens portèrent électivement sur ce point dans un deuxième temps. Dahlia décrivait avec acuité un père self made man autoritaire au travail et avec ses frères, ayant réussi avec son entreprise mais dont elle connaissait au fond la fragilité, la dépendance à sa femme et, plus encore à elle-même, son « diamant à la maison, son trésor », comme il le lui répétait si souvent.
20En étayage sur le cadre de la consultation, Dahlia bâtit au fil des rencontres une théorie sur l’énigme de ce qu’elle nommait, « son début de grossesse zappée ». Depuis le plus lointain de sa mémoire, elle sentait que l’équilibre de son père reposait sur sa pleine disponibilité à son égard. Un cauchemar qu’elle faisait souvent alors qu’elle était sortie à 16 ans avec son premier copain faisait office de balise : elle rejoignait son copain dans une cabane dans les bois et un incendie se déclarait dans la maison familiale, son père blessé, incapable de marcher, ne pouvait pas s’enfuir et lui téléphonait pour qu’elle vienne le secourir, ce qui ne manquait pas de la réveiller aux abois.
21Alors qu’au moment de la révélation à cinq mois de grossesse, Dahlia ne semblait nullement enceinte, dès les semaines qui suivirent, sa grossesse fit physiquement son apparition. Mais ce n’est qu’après l’annonce à l’échographie qu’elle attendait un garçon et, selon son expression, « son rabibochage » avec son père à l’occasion de son anniversaire, que l’enfant à naître fit son apparition explicite dans l’espace de nos rencontres. Dahlia raconte : « Quand j’ai soufflé les bougies, il a fondu en larme. Puis, il a repris le dessus en affirmant que le PSG - dont il est un fidèle supporter avec ses deux frères - avait gagné un nouveau fan et il m’a serré dans ses bras ! ». Après ces retrouvailles, elle commença à investir à sept mois de grossesse celui qui était désormais un fils et petit fils, virtuel supporter du PSG. En inaugurant ses propos par des exemples d’achats matériels de layette et poussette, elle me donnait à entendre l’objectalisation à l’œuvre, de son fils, prénommé et objet de rêverie anticipatrices. De son côté, l’apprenti papa négociait la location à une tante d’un studio où ils pourraient s’installer tous les trois. Il en avait fait la surprise à Dahlia qui accueillit au départ la nouvelle avec beaucoup d’angoisse et c’est à cette occasion que je les ai reçus tous les deux la première fois.
22Lors de l’entretien suivant avec Dahlia seule, elle évoqua à ma grande surprise le fait qu’elle avait eu quelques flash back de l’époque où elle disait avoir « zappé sa grossesse ». En fait, après y avoir bien réfléchi, elle pense qu’à plusieurs reprises elle avait, je cite, « frôlé » le fait de réaliser qu’elle était enceinte. Une fois, lors d’une « digestion difficile », alors qu’elle n’avait rien mangé de spécial, elle avait pensé à ce que ça donnerait si elle était enceinte mais cette idée n’avait pas fait long feu et elle avait pensé ensuite à autre chose. Le rendez-vous suivant, elle poursuivit spontanément l’exploration des « petites ouvertures » qu’elle avait eues. En revoyant une grande amie qui travaille avec elle au magasin, elle s’était souvenue qu’elle était venue leur présenter au magasin son bébé nouveau-né. Dahlia, m’explique qu’elle avait alors ressenti « une envie de bébé comme jamais » et que le soir même où elle était « super gaie » au dîner avec ses parents, elle avait trouvé son père « triste et qu’elle avait même imaginé qu’il avait pris un sacré coup de vieux et qu’un jour il mourrait »… « Quand je pense que j’étais enceinte à l’époque », dit-elle songeuse…
23A la consultation suivante, Dahlia est venue avec son ami et leur enfant et m’annonçait qu’ils venaient me remercier pour tout et que maintenant « ça allait bien ». Avec la dénégation, contrairement au déni, une brèche est ouverte car la représentation du désir (auparavant refoulée) est nouvellement accueillie préconsciemment dans le monde interne. Le mouvement qui va du refoulement (total) à la dénégation correspond donc à un assouplissement défensif, promesse d’une véritable voie d’accès à la conflictualité inconsciente. Ce mouvement s’accompagne de la reconnaissance de l’existence indépendante d’une réalité perceptive accueillie sans qu’elle soit (illusoirement) modifiée, comme dans le déni. Sur le plan topique, c’est bien l’espace du préconscient qui abrite le dynamisme de ce travail des représentations de dénégation. Elles sont certes inconscientes au départ mais elles se différencient des représentations strictement inconscientes par leur virtualité à ne pas le rester. Peut-être peut-on faire l’hypothèse que, contrairement aux pures représentations inconscientes, elles ne fonctionnent pas en processus primaires mais en processus secondaires. En d’autres termes, le langage de la dénégation porte implicitement en lui un potentiel de prise de conscience dont Dahlia est une bonne incarnation. Et, s’il fallait parler de clivage pour Dahlia, je pense que la proposition de Gérard Bayle (2012) de « clivage fonctionnel » serait pertinente. Il les définit ainsi : « ils sont le résultat d’une forme de refoulement associé à un contre-investissement narcissique sur un fond de défaillance ou de débordement de la fonction synthétique du moi : ils s’opposent aux modifications brusques du narcissisme. Ils répriment l’affect en respectant les représentations, les figurations et les perceptions qui sont alors clivées, isolées, désinvesties, et restent disponibles pour la conscience, sous une forme objective non affective. »
Les négations de grossesse entre déni et dénégation
24A l’issue de ce périple, où j’ai amplifié quelque peu le contraste entre Fanny et Dahlia pour me faire comprendre, je souhaite envisager la diversité psychologique et psychopathologique des dénis de grossesse dans un espace dont les pôles extrêmes sont, d’un côté, la dénégation avec le clivage fonctionnel comme on l’a vu avec Dahlia et, de l’autre, le déni avec le clivage structurel, illustré ici par Fanny. Bien sûr, il existe mille et une variations psychopathologiques entre ces deux polarités et chacune des réalités psychiques individuelles, conjugales, familiales, sociétales, culturelles, toujours singulières.
25Pour s’orienter dans la diversité de ces tableaux, le clinicien périnatal va pouvoir s’inspirer des variables suivantes entre ces deux polarités défensives du moi que constituent le déni et la dénégation :
- le déni opérant par clivage structurel est source d’étanchéité stricte à l’égard des motions pulsionnelles (représentations inconscientes) // la dénégation opérant par clivages fonctionnels est synonyme de levée partielle du refoulement et, par conséquent, source de porosité de représentations préconscientes ;
- le déni, gouverné par la compulsion de répétition tend vers un état statique // la dénégation, dynamisée par la brèche ouverte entre motions pulsionnelles et le moi, est virtuellement dynamique ;
- le déni est un mécanisme de défense aliénant pour le sujet qui ne peut symboliser ses propres résistances // la dénégation ouvre sur la virtualité d’une auto-interprétation ;
- le sujet pris dans les filets du déni est aveuglément « envouté » et tyrannisé par ses objets d’investissement // le sujet pris dans les contraintes de la dénégation est hyperdépendant de ses objets d’investissement mais, dans un cadre favorable, peut en élaborer la conflictualité ;
- Enfin, le déni résiste à la réflexivité, au récit partagé // la dénégation les appelle implicitement, au-delà de réticences explicites.
26Bref, entre les polarités de la dénégation et du déni, cette sphère permet d’émettre des hypothèses psychopathologiques rétrospectives et prospectives sur la diversité des réponses défensives apportées par ces femmes confrontées à leur propre ambivalence.
27D’ailleurs, in fine, c’est sur l’intérêt de se référer à l’ambivalence dans ce contexte des négations de grossesse que j’aimerai conclure. Mais pour ce faire, je dois d’abord lever un malentendu fréquent chez bon nombre de cliniciens qui utilisent sans plus de précision le terme d’ambivalence, parfois dans un sens pathologique, comme jadis Bleuler avec les schizophrènes et, tantôt, dans un sens psychanalytique où l’ambivalence relève du dualisme pulsionnel de vie et de mort chez Freud et, dans la conception kleinienne, est consubstantielle à la pulsion en direction de l’objet. En effet, dans une perspective kleinienne, l’accès à l’ambivalence pour une femme en fin de grossesse (c’est-à-dire, la simultanéité équilibrée des sentiments d’amour et de haine à l’égard de l’enfant à naître) est le propre d’une parentalisation « névrotico-normale » où ni l’amour ni la haine ne se sont emparés monopolistiquement du pouvoir après un putsch. La transparence psychique de la femme enceinte « suffisamment bonne » est, dans ce contexte, envisageable comme une formation de compromis où sont simultanément satisfaits les désirs inconscients et les exigences défensives. Ce qui est donc souvent pointé en terme « d’ambivalence » pathologique comme obstacle à la maternalité des dénis de grossesse est en fait :
- un non accès à l’ambivalence au sens psychanalytique avec déni, clivage structurel et défaut de symbolisation ;
- ou encore, un accès problématique à l’ambivalence au sens psychanalytique avec dénégation, clivage fonctionnel, refoulement des affects mais respect de la symbolisation…
28Dans ces deux cas, c’est l’extrémisme des positions de haine destructrice ou d’amour idéalisé et l’impossibilité, précisément, de les lier dans un équilibre sensoriel, comportemental, affectif et fantasmatique qui signe ces dysharmonies intersubjectives mère/ embryon/fœtus/bébé. Le déni empêche radicalement toute émergence de cette liaison et la dénégation la suspend transitoirement défensivement. L’hypothèse de Catherine Bonnet (1996) de violents « fantasmes d’impulsions infanticides » en filigrane de demande tardive en urgence d’IVG ou d’accouchement sous X faisant suite à une négation partielle de grossesse, illustre bien un des scénarios possibles de destructivité invasive et d’impossible liaison des forces contraires d’amour, de haine, de vie, de mort. Cet auteur souligne d’ailleurs chez la mère la récurrence dans ces situations de maltraitances traumatiques dont la grossesse réactive la potentialité fissurante des plans de clivage, rendant l’enfant à naître perceptivement inconcevable et psychiquement impensable. Au final, dans un référentiel psychanalytique, parler au sujet des multiples négations de grossesse, d’accès impossibles ou problématiques à l’ambivalence, semble une position raisonnable. Cela le sera d’autant plus si cette perspective met en exergue l’analyse du clivage, non plus comme un mécanisme de défense présent ou absent mais bien comme une variable à évaluer psychopathologiquement en se souvenant de la citation freudienne de 1932 des Nouvelles Conférences mise ici en exergue pour introduire mon propos : « Là où apparaît une cassure ou une fissure, il peut y avoir, normalement, une articulation. »