1André Bullinger est mort mardi 3 février 2015 à Genève, là où il était né le 14 mars 1941. Ce n’est pas seulement un savant de la psychologie développementale, connu internationalement pour ses recherches que nous perdons, mais aussi un ami. Il aura grandement contribué à permettre une intégration rigoureuse des connaissances autour de la question du développement de l’enfant, notamment centrée sur le stade sensori-moteur et ses avatars. Son dernier schéma, tel le tableau périodique des éléments de Mendeléiev ou la tablature pulsionnelle de Szondi/Schotte, résumant ses positions en la matière, restera un précieux apport et une féconde source de réflexions théoriques et pratiques pour tous ceux qui sont concernés par l’enfant, aussi bien les professionnels pédagogues, soignants, éducateurs et rééducateurs que les parents intéressés à un titre quelconque par les difficultés développementales et les handicaps de leur enfant. J’y reviendrai après avoir repris les quelques éléments de sa biographie universitaire que m’a transmis son épouse Anne-Lise Bullinger.

2Après des études techniques, il a entrepris des études de mathématiques. En parallèle, il occupait un emploi à temps partiel comme préparateur à l’Institut des Sciences de l’Education de l’Université de Genève. Par ce travail, il avait été amené à côtoyer Piaget, ce qui l’avait incité à commencer des études de psychologie. Après son diplôme et une licence en Sciences de l’Education (mention psychologie génétique), il a occupé pendant trois ans un poste de neuropsychologue à la clinique de neurologie de l’Hôpital Cantonal Universitaire de Genève. En 1968, Piaget lui offrit un poste d’assistant au laboratoire de psychologie expérimentale, couplé à un poste de collaborateur au Centre International d’Epistémologie Génétique. Ces emplois lui ont permis un contact proche avec les professeurs Inhelder, Tissot, de Ajuriaguerra et Piaget. Après une thèse de doctorat sous la direction de Jean Piaget portant sur les conduites de mesures chez l’enfant (1970), il a occupé le poste de chef de travaux du laboratoire de psychologie expérimentale (directeurs J. Piaget puis B. Inhelder). Avec une bourse du Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique, il a ensuite effectué pendant trois ans des stages auprès de plusieurs groupes de recherche en Europe et aux Etats-Unis : chez les Professeurs E. Vurpillot (Paris), J. Bruner (Oxford), L.P. Lipsitt (Brown University), et M. Haith (Denver). De retour à Genève en 1976, il était nommé professeur assistant, puis professeur adjoint et, en 1989, professeur ordinaire de psychologie expérimentale à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education.
3Au cours de cette longue période, il a publié de très nombreux articles dans les revues internationales de psychologie, devenant progressivement une référence incontournable de la psychologie développementale. En 2002, il faisait valoir ses droits à la retraite de l’Université de Genève, et entreprenait de former de nombreuses équipes francophones au bilan sensori-moteur et à sa philosophie, notamment avec l’aide de Anja Kloeckner, de Dorotha Chadzinski et d’Evelyne Camaret dans les Universités de Lille, de Montpellier et de Brest. Il a participé personnellement à la formation de nombreuses équipes de CMP de secteurs et d’hôpitaux de jour de pédopsychiatrie (TED/TSA), de services de néonatalogie (soins de développement), de CAMSP (IMC, troubles du développements, troubles visuels) et d’établissements médico-éducatifs (troubles du développement et troubles cognitifs).
4Le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique a subventionné la plus grande partie de ses travaux de recherche. Mais, non content de développer une théorie approfondissant notablement celles de ses prédécesseurs Piaget, Inhelder, Ajuriaguerra et d’autres, il ressentit le besoin de mettre en pratique son expérience avec les enfants. Et en 1985, il a créé au sein de la Section de Psychologie, l’Atelier de l’Enfance, un service de consultation et de recherche centré sur les déficits sensoriels et moteurs du jeune enfant (malheureusement fermé de façon désinvolte par l’Université lors de sa retraite en 2002). De 1991 et 1994, il a assumé la charge de président de la Section de Psychologie au sein de l’Université de Genève. Il était consultant dans diverses institutions en Suisse Romande et en France, où ses interventions étaient très attendues par les praticiens engagés dans les soins et les rééducations des enfants en difficultés développementales.
5Les thèmes de recherche qu’il a développés doivent beaucoup aux influences des personnes rencontrées. Si la perspective génétique et développementale offerte par Piaget joue un rôle essentiel, la dimension clinique offerte par les professeurs B. Inhelder, J. de Ajuriaguerra et, indirectement, par A. Rey, a permis d’enraciner son travail de recherche dans la psychologie de l’enfant. La rencontre avec Geneviève Haag sera également déterminante pour ce qui concerne ses travaux sur l’autisme infantile. A plusieurs reprises il a été invité comme professeur aux Etats-Unis, en France et en Belgique. Ces contacts lui ont permis, à travers des recherches menées en commun, de confronter son point de vue à d’autres perspectives théoriques. On peut distinguer plusieurs périodes dans la production scientifique de Bullinger.
6Les premières recherches autonomes s’enracinent dans le courant de l’Ecole de Genève et se développent dans une direction où les composantes techniques sont importantes et nouvelles pour l’époque. L’enregistrement de la motricité oculaire lui a permis de montrer, dans le développement, la nature instable du lien entre motricité oculaire et cognition. L’influence de la psychologie du travail, telle que l’a développée le professeur J. Leplat (Paris) et son équipe, a joué un rôle non négligeable dans cette prise en compte de la distance entre indices recueillis et activité psychique. Cette distinction entre fonctionnement sensorimoteur et activité est une des composantes de la perspective instrumentale que soutient Bullinger.
7Dans une deuxième période, les recherches se sont orientées vers les déficits sensorimoteurs. L’exploration des déficits fonctionnels liés à la malvoyance ou à la cécité, ainsi que l’analyse du rôle de dispositifs de suppléances tel le guide ultrasonique ont permis de comprendre le lien étroit entre propriétés de la vision périphérique et régulation tonico-posturale chez le bébé et l’enfant. Partant de là, le champ des investigations cliniques s’est élargi à d’autres déficits, notamment à l’infirmité motrice cérébrale qui éclaire, sous un autre angle, la même problématique. L’appui sur le point de vue théorique de Wallon a orienté la réflexion théorique et l’approche clinique. La prise en compte du milieu humain, de l’émotion dans la régulation tonico-posturale a complété l’apport reconnu des flux sensoriels dans ce mécanisme.
8La perspective théorique qui apparaît dans une troisième période est appelée instrumentale et cherche à relier, sur le terrain de l’application clinique, les points de vue de Piaget et de Wallon. Le début du développement est décrit comme une élaboration instrumentale des moyens sensori-moteurs : les flux sensoriels et les postures constituent les premiers matériaux de cette élaboration représentative de l’organisme.A travers la dimension tonique et posturale, dont la régulation dépend des flux sensoriels et de l’interaction avec le milieu humain, se forme un ensemble de représentations portant sur l’organisme et ses moyens sensori-moteurs, sur les objets et sur l’espace qui les contient. Dans cette constitution, l’interaction avec le milieu humain est essentielle, elle fait du bébé un petit d’homme. Pour pousser plus avant l’analyse de ces élaborations représentatives, l’observation des conduites des enfants autistes à divers moments de leur développement a permis de mieux comprendre le fonctionnement de l’enfant normal, obligeant à préciser les différents objets de connaissance que traitent ces enfants au cours de leur développement.
9Les derniers travaux concernent l’enfant prématuré. Ces recherches tentent de caractériser la spécificité de cette population et de son environnement. L’approche clinique comme outil de recherche fondamentale a permis de mettre à jour un ensemble de questions auxquelles la perspective instrumentale a donné des éléments de réponse. Les retombées de cette approche ne sont pas négligeables et offrent des voies intéressantes pour le diagnostic et la rééducation.
10Plus largement, l’œuvre d’André Bullinger prend une place essentielle dans le travail psychologique développemental et psychopathologique de nombreux praticiens pour lesquels il a constitué un repère dans les nombreux troubles des enfants. Que ce soit auprès des bébés pour lesquels il a développé une approche à la fois très humaine et très rigoureuse de connaissance et de prise en compte de leurs difficultés propres, que ce soit auprès des enfants présentant ce qu’il avait lui-même appelé des « avatars du développement », en faveur desquels il avait inventé les items de son bilan sensori-moteur, ses apports sont devenus désormais non seulement reconnus à leur juste valeur, mais en outre, suffisamment intériorisés pour constituer un socle solide pour leurs prises en charge complexes. Il a su analyser les difficultés des enfants présentant des infirmités motrices cérébrales, des enfants porteurs de handicaps visuels, des bébés prématurés avec des troubles de l’oralité, des enfants engagés dans un processus autistique, sans compter toutes les autres pathologies qu’il a pu côtoyer au cours de sa longue trajectoire professionnelle et pour lesquelles il avait toujours quelques avis à donner, en toute modestie, ce qui s’avérait très souvent d’une grande fécondité dans les réflexions des équipes qui les prenaient en charge.
11En guise de témoignage de sa grande fécondité intellectuelle et humaine, je voudrais reprendre rapidement sa dernière synthèse du développement pour en montrer non seulement la pertinence évidente, mais surtout pour inciter les lecteurs intéressés à s’appuyer sur ses descriptions pour déployer de nouvelles pistes encore inexplorées. André Bullinger inscrit le développement de l’enfant dans une continuité biologique qui va de la conception à l’âge adulte. Le « premier chapitre » (Soulé, Missonnier) anténatal de la vie de l’enfant est une période au cours de laquelle les éléments sensoriels résultant de la maturation progressive des organes sont pris en considération de façon rigoureuse pour construire les hypothèses d’un développement harmonieux, et en corollaire, celles d’un développement marqué par des avatars impactant à leur tour la trajectoire de l’enfant. Je ne saurai jamais assez remercier André Bullinger de m’avoir fait l’amitié de travailler avec mes équipes successives et d’avoir contribué à ouvrir mes hypothèses de travail à de nombreuses reprises.
Le développement de l’enfant et ses avatars. L’espace de la pesanteur, le bébé prématuré et l’enfant avec TED, Erès, (tome 2).
Tome 1 paru en 2013 (1ère éd. en 2004)