1En France, s’est développée depuis près de trente ans après les USA et le Canada, une approche transculturelle qu’en France on aime appeler ethno-psychanalytique dans la lignée de Georges Devereux pour mieux comprendre et donc mieux soigner les migrants et leurs enfants. Ceci est dû au fait que la France est un vieux pays d’immigration avec un passé colonial important qu’elle doit transformer en capacité à construire du lien en clinique et ce, dans une société française devenue, comme la plupart des pays européens, multiculturelle. D’autres pays en Europe ont développé ce souci transculturel plus récemment comme la Belgique, la Suisse, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et depuis peu l’Italie, pays qui a d’abord envoyé des migrants dans le monde entier et qui, maintenant, est en train de devenir un pays qui les accueille. D’autres pays encore comme l’Espagne ou le Portugal résistent plus à cette approche alors qu’eux-mêmes sont devenus des pays qui reçoivent de nombreux migrants. Les attentats récents en France et il y a peu au Danemark, ceux avortés en Belgique, montrent l’importance des clivages, des ruptures, des abymes au sein de notre société qui, multiculturelle, n’inclut pas tous ses enfants, les laissent aux marges, à la merci de toutes les utopies meurtrières et des affiliations tragiques car suicidaires et violentes. Ainsi la clinique transculturelle doit apprendre à soigner les familles et les patients d’où qu’ils viennent, à bien les soigner mais aussi elle doit contribuer à mieux comprendre comment se joue la place de chacun dans la société, dans une société « bonne » pour tous. Cette expression vient de la formule d’Adorno « Peut-on mener une vie bonne dans une mauvaise vie ? » que Judith Butler (2014) a repris sous la forme « Qu’est-ce qu’une vie bonne ? » pour se demander que valent nos aspirations morales quand la vie se fait dure, fragile, précaire et que même l’horizon de la survie semble parfois hors de portée. Ces questions traversent la clinique d’aujourd’hui comme la société avec tous ceux qui viennent d’ailleurs et qui doivent se confronter à l’exil, aux difficultés de l’existence, à la solitude et aux différences qu’elles soient de langue, de culture ou de religion.
2La différence culturelle entre le patient et le thérapeute est-elle une donnée théorique, clinique et pragmatique bonne à penser et pertinente en psychothérapie et en psychanalyse ? Toute psychothérapie présuppose un savoir implicite commun aux deux partenaires, patient et thérapeute. Ce type de savoir existe a minima avant toute communication, du fait de la proximité culturelle et linguistique entre le psychothérapeute et son patient. En ce qui concerne la psychothérapie des migrants et de leurs enfants, ces présupposés ne sont pas nécessairement toujours partagés. Pour chacun, les conditions d’émergence de sa subjectivité sont soumises à des conditions qu’il choisit ou qu’il croit choisir et elles diffèrent, des uns aux autres. Des dispositifs plus spécifiques de soins doivent, dans certaines situations, où cette complexité transculturelle est mise en avant par le patient, permettre de construire ce qui, d’habitude, est premier et implicite : le contenant culturel de l’interaction. Ensuite, vient l’étape de l’universalité psychique qui, elle, appartient à tous. Et c’est bien au nom de cette universalité psychique partagée, ce bien commun décrit par Devereux (1970), que nous devons penser la dimension transculturelle de toute psychothérapie.
1 – La première révolution : celle d’une méthode, le complémentarisme
3Devereux est le fondateur de l’ethnopsychanalyse (1970). Il en a construit les soubassements théoriques, l’a constituée en tant que discipline et en a défini la méthode originale et encore subversive aujourd’hui, le complémentarisme. Il a construit le champ à partir de l’anthropologie et de la psychanalyse. La discipline devrait donc s’appeler ethnopsychanalyse. Or, dès le début, on perçoit une oscillation dans la nomination de la discipline tantôt appelée par lui « ethnopsychiatrie » quand il s’intéresse au corpus clinique, tantôt « ethnopsychanalyse » lorsqu’on met l’accent sur la méthode. Pour notre part, nous la pensons et la pratiquons comme une psychothérapie psychanalytique.
4Devereux (1978 : 11-12) reconnaît trois types de thérapie en ethnopsychiatrie : « 1. Intra-culturelle : le thérapeute et le patient appartiennent à la même culture, mais le thérapeute tient compte des dimensions socio-culturelles, aussi bien des troubles de son patient que du déroulement de la thérapie. 2. Interculturelle : bien que le patient et le thérapeute n’appartiennent pas à la même culture, le thérapeute connaît bien la culture de l’ethnie du patient et l’utilise comme levier thérapeutique (…). 3. Métaculturelle : le thérapeute et le patient appartiennent à deux cultures différentes. Le thérapeute ne connaît pas la culture de l’ethnie du patient ; il comprend, en revanche, parfaitement le concept de "culture" et l’utilise dans l’établissement du diagnostic et dans la conduite du traitement ». Dans les pays anglo-saxons, à partir de cette classification, on distingue la cross-cultural psychiatry (interculturelle) et la transcultural psychiatry (psychiatrie transculturelle ou métaculturelle).
5Devereux soulignera l’importance pour lui des thérapies métaculturelles. Le terme « métaculturelle » se fonde sur « une reconnaissance systématique de la signification générale et de la variabilité de la culture, plutôt que sur la connaissance des milieux culturels spécifiques du patient et du thérapeute » (p. 11). Ceci permet d’envisager des traitements de patients appartenant « au sous-groupe culturel du thérapeute » ainsi que « d’individus de culture étrangère ou marginale » (ibid.). Devereux est le premier à avoir conceptualisé l’utilisation de leviers culturels à des fins de facilitation de l’introspection et des associations d’idées et donc à des fins thérapeutiques. Cependant, il insiste jusqu’au bout de son œuvre sur l’importance du récit clinique étayé sur le transfert, le seul qui permet l’émergence des conflits inconscients ; les leviers culturels ne sont pas des fins en soi et s’effacent lorsqu’ils ne remplissent plus leur rôle de potentialisateurs de récits, de transfert ou d’affects.
La théorie : universalité psychique/spécificité culturelle/diversité humaine
6Pour Devereux, l’ethnopsychiatrie repose sur deux principes. Le premier est celui de l’universalité psychique : ce qui définit l’être humain c’est son fonctionnement psychique. Il est le même pour tous. De ce postulat découle la nécessité de donner le même statut à tous les êtres humains, à leurs productions culturelles et psychiques, à leurs manières de vivre et de penser même si elles sont différentes et parfois déconcertantes ! (Devereux, 1970). Enoncer un tel principe peut paraître une évidence, les implicites de nombreuses recherches dites scientifiques menées hier et aujourd’hui sont là pour rappeler que ce principe théorique n’est pas toujours respecté. Il s’agit donc d’une universalité de fonctionnement, de processus, d’une universalité structurelle et de fait. Mais, si tout homme tend vers l’universel, il y tend par le particulier de sa culture d’appartenance et des mondes culturels qu’il traverse et qui le traversent. Ce codage est inscrit dans notre langue et les catégories à notre disposition qui nous permettent de lire le monde d’une certaine manière, dans notre corps et notre façon de percevoir et de sentir à travers le processus d’enculturation (Mead, 1930), dans notre rapport au monde, à travers nos systèmes d’interprétation et de construction de sens. La maladie d’un bébé ou d’une mère n’échappe pas à ce codage culturel.
Une révolution méthodologique qui reste de mise
7L’ethnopsychiatrie a été construite à partir d’un principe méthodologique, le complémentarisme « Le complémentarisme n’exclut aucune méthode, aucune théorie valables - il les coordonne » (Devereux 1972, 27). Il est vain d’intégrer de force dans le champ de la psychanalyse ou dans celui de l’anthropologie exclusivement certains phénomènes humains. La spécificité de ces données réside dans « une pluridisciplinarité non fusionnante, et "non simultanée" : celle du double discours obligatoire » (ibid, 14). Les deux discours obligatoires et non simultanés sont alors dits complémentaires. Ce double discours conditionne l’obtention de données. Mais la question qui est posée ici, est comment prendre successivement deux places différentes par rapport à l’objet sans le réduire l’une à l’autre et sans les confondre. Un apprentissage du décentrage est ici nécessaire mais ardu. Il faut débusquer ces paresseuses habitudes en sciences humaines qui tendent à ramener les données à soi ou à ce que l’on connaît déjà et à se méfier de l’altérité de l’objet d’étude. Le principe du complémentarisme est simple et évident mais la véritable difficulté reste cependant la mise en place du complémentarisme en clinique par des thérapeutes qui doivent pouvoir se décentrer, et travailler constamment sur deux niveaux sans les confondre, le niveau culturel et le niveau individuel et sur les interactions nécessaires et parfois conflictuelles entre ces deux positions.
2 – La seconde révolution : repenser le cadre de la co-construction
8L’examen de l’œuvre de Devereux montre que de sa théorie et de sa méthode ne découle aucun dispositif spécifique pour les patients mais, on en déduit, en revanche, une manière originale et forte de considérer ce matériel culturel comme un véritable levier thérapeutique potentiel particulièrement efficace. Il pose aussi le fait que la culture n’est pas systématiquement un facilitateur de soins. Dans certains cas, les mécanismes culturels peuvent même fonctionner comme des obstacles ou comme des résistances individuelles ou collectives.
9Pour Devereux, l’utilisation de représentations culturelles dans le cadre de traitements psychanalytiques n’est pas un a priori idéologique ou un acte purement théorique. C’est au contraire un acte nuancé, critique et complexe qui est fait avec la rigueur complémentariste, qui présente des limites, mais qui est particulièrement créateur de complexité et d’approfondissement. Le passage par le culturel a pour but d’accéder à l’universel en chacun de nous, à l’universel incarné dans le particulier et non pas à l’universel ou ce qui est décrété comme tel par celui qui est désigné comme le donneur de sens : l’universel du sujet, approximation énigmatique et sublime de l’être.
10Nathan (1986) en revanche, en partant des mêmes prémisses et sans doute influencé par la théorie et la pratique des groupes (Anzieu) va lui proposer un dispositif groupal pour penser à la fois l’universalité psychique et le codage culturel, le contre-transfert affectif et culturel et aussi pour permettre un processus de traduction linguistique et de médiation culturelle. Ce dispositif ethno-psychanalytique groupal s’est révélé particulièrement efficace pour la première génération des migrants, pour soigner les corps et les âmes et aussi, pour ne pas obliger les migrants qui le souhaitaient, à renoncer à leur être culturel pour être soigner. Ce dispositif groupal nous l’avons pratiqué d’abord comme co-thérapeute puis comme thérapeute principale et il nous a beaucoup influencé dans la mesure où il nous a fait expérimenter les effets de ces groupes transculturels sur les patients et les familles. Par ailleurs, il m’a aussi fait sentir la différence entre la première et la seconde génération de migrants et ceux qui suivent qui, eux, ne sont plus confrontés à des différences culturelles perçues mais transmises et à des métissages. On est alors entré dans les questions complexes et modernes de la transmission dans un monde cosmopolite et de plus en plus nomade et dans ceux des métissages.
3 – La pragmatique des métissages à la troisième génération
Un apport théorique pluriel
11Tout en nous appuyant de manière assurée sur les théories de Devereux et tout particulièrement sur sa théorisation de l’universalité psychique, puis sur certains concepts de Nathan (1986) comme ceux de contenant psychique et culturel, nous avons été amenés, de part notre expérience clinique tournée vers les enfants de la seconde génération de migrants, à introduire plus de réflexion sur la notion de métissage des hommes, des pensées, des techniques (Moro, 2010, 2012). En effet, pour nous, tout migrant est un métis dans la mesure où son voyage l’a conduit dans un autre monde qui aura une action sur lui comme lui d’ailleurs aura une action sur ce monde. Ce qui est vrai pour la première génération, l’est a fortiori pour la seconde dont le destin est de se métisser, de devenir des femmes, des hommes, des citoyens d’ici même si leurs parents venaient d’ailleurs. Quant au traumatisme migratoire, tel qu’il a été décrit par Nathan (ibid) s’il n’est pas systématique et inéluctable, il n’en reste pas moins un temps majeur de l’expérience migratoire à partir duquel se structure, de manière harmonieuse ou pas, le vécu migratoire des parents et la transmission aux enfants. Il s’agit d’un traumatisme au sens psychanalytique du terme c’est-à-dire un événement qui bouleverse l’être et le groupe, le désorganise, l’oblige à une réélaboration et réorganisation de ses assises narcissiques et parfois de ses relations d’objet mises à mal par les modifications brusques de son environnement, par le changement de langue, par la confrontation à d’autres représentations et manières de faire et les risques qui vont avec. Enfin, c’est un traumatisme avec un après-coup qui sera remis en jeu chaque fois qu’un événement potentiellement traumatique surviendra en exil comme une naissance, un deuil, une séparation…
12L’ensemble de ces données nous conduit à être éclectiques dans la mesure où des apports multiples sont nécessaires, des adaptations du cadre s’imposent, des créations de liens et de ponts (Baubet, Moro, 2013). Pour nous, l’ethnopsychanalyse est avant tout une pragmatique des liens et des métissages. Cette perspective complémentariste part de la psychanalyse et de l’anthropologie mais s’ouvre sur d’autres disciplines en particulier la linguistique, la philosophie mais aussi l’histoire ou la littérature pour accéder à la complexité des identités mouvantes et plurielles, des métissages et de nouvelles perspectives cliniques ouvertes sur le monde.
13En ce qui concerne la théorie, il faut mettre l’accent sur un paramètre négligé, l’élaboration de l’altérité en soi. L’altérité ici s’entend comme cette qualité de ce qui est autre, sentiment qui est ressenti peu ou prou par tout migrant et par tout enfant de migrants dans la mesure où il n’y a pas de cohérence immédiate, sensible, logique, pas d’adéquation systématique entre le transmis et le vécu, le dedans et le dehors. Que ce soit pour le patient dans sa demande, la construction de l’alliance et le transfert qu’il établit ou pour les thérapeutes dans leur contre-transfert, leur vécu de la différence culturelle, l’élaboration de cette altérité nous apparaît comme un temps souvent nécessaire pour permettre des changements profonds et durables. Cette altérité vécue, interne et externe, serait consubstantielle à la situation migratoire, elle est à relier à la notion de métissages. Mais, pour l’élaborer, encore faut-il que le thérapeute la reconnaisse chez son patient et donc d’abord en lui-même. En second lieu, notre pratique ethnopsychanalytique s’appuie sur le décentrage et la connaissance de la diversité. Un décentrage de qualité s’acquiert par une formation rigoureuse, par le travail quotidien avec les familles migrantes, par la supervision, par le travail régulier avec des anthropologues spécialistes des cultures de nos patients dans le cadre de la consultation transculturelle, dans des recherches communes ou sur le terrain. Partir c’est aussi ce que je conseille aux apprentis ethnopsychiatres et au-delà à tous les psychothérapeutes : partir pour apprendre à se décentrer.
Une pratique psychothérapique qui doit se soucier du transfert et du contre-transfert culturel et qui évolue
14Le dispositif est à géométrie variable et dépend de chaque situation (en individuel, en co-thérapie, en petit groupe de co-thérapeutes ou en grand groupe). Le cadre est proposé par le thérapeute et négocié avec la famille en fonction de ce qui a été fait avant et des effets de ce cadre sur la famille. Il est donc par définition souple et multiple. Mais on reçoit toujours le bébé, l’enfant, l’adolescent ou même l’adulte avec les membres de la famille qui souhaitent l’accompagner, parents, frères et sœurs, grands-parents et même des membres de la famille élargie.
15Ces derniers temps, des problématiques nouvelles sont apparues dans ce mouvement transculturel et c’est ce qui fait l’objet de ce dossier, des problématiques qui ajustent la pensée et l’action transculturelle à la société telle qu’elle va avec de nouvelles questions épistémologiques et cliniques. Et ces questions sont prises à bras le corps par une nouvelle génération de cliniciens et de chercheurs qui sont sans doute encore plus sensibles que les générations précédentes aux effets de leurs pratiques sur la société et au fait que la clinique transculturelle est une question politique aussi bien que technique. Ainsi, on trouvera dans ce numéro d’abord un texte sur comment penser, sans trop de peur, notre transfert et contre-transfert culturels, puis des textes qui montrent l’importance des questions spécifiques des enfants comme celle du bilinguisme chez les enfants de migrants qu’il faut absolument défendre ; un autre nous oblige à penser les productions spécifiques des enfants en clinique transculturelle et nous aide à les analyser et à les intégrer au cœur de nos manières de faire pour être encore plus à hauteur d’enfants et enfin, le dernier, sur les enfants, nous invite à modifier nos cadres de pensée et de soins pour aider les enfants dits mineurs isolés qui arrivent dans nos consultations sans famille. Enfin, un dernier texte nous démontre que la pédopsychiatrie est bonne à penser en situation humanitaire à condition de faire voyager nos propres cadres et de se laisser affecter par les manières de penser et de survivre de l’autre.
16La clinique transculturelle ne manque pas de défis et de générations pour les relever. Voilà une belle consolation !