CAIRN.INFO : Matières à réflexion

LAURENCE KAHN, Le psychanalyste apathique et le patient post-moderne, Editions du Seuil, 2014, 172 pages, 18 €

1C’est un grand vent salubre que Laurence Kahn fait souffler sur la psychanalyse, et donc sur les psychanalystes, avec Le psychanalyste apathique et le patient post-moderne. Car tout au long d’une réflexion qui prend pour cible les essors plus ou moins récents de certains courants de la psychanalyse, essentiellement américaine, en direction du constructivisme, de l’intersubjectivisme et de l’herméneutique, la pensée est menée avec vigueur et rigueur, l’auteur pèse les causes et les conséquences avec acuité, en ne lâchant rien, et même pour ne rien lâcher, du cœur de la théorie freudienne. La prise de position est polémique et hardiment assumée. Il y a là un minutieux travail d’épistémologue qui sait souligner les moments où les problèmes sont mal posés et mal résolus et qui insère son sujet d’étude – des thèses psychanalytiques – dans un contexte intellectuel plus général, lequel comprend des philosophes, de Kant, Dilthey ou Lipps à Wittgenstein, Ricœur, Foucault, Derrida et Lyotard, ou encore, dès le premier chapitre, Adorno qui, en 1946, s’inquiétait directement de la psychanalyse et du risque qu’il y aurait pour elle à se débarrasser des pulsions, de la sexualité infantile et de la « face sombre » de l’homme. Il y a lieu plus encore aujourd’hui, estime Laurence Kahn, de s’alarmer de l’affadissement ou de la disparition en cours de concepts piliers de la pensée freudienne - pulsion, sexualité infantile, compulsion de répétition - et de leur remplacement subreptice dans la littérature analytique par des mots comme self au lieu de moi, autodévoilement, empathie - (notion dont Laurence Kahn voit l’introduction dans la psychanalyse favorisée par l’alliance entre les pensées de Schafer et de Kohut, en 1959, au nom d’un réquisitoire contre la pulsion). Mais la polémique est généreuse, car c’est avec précision et patience, quel que soit le caractère incisif des lectures qu’elle opère, que Laurence Kahn rend compte des principaux textes qui ont, selon elle, scandé les glissements en cours. Un intérêt paradoxal de ce travail est d’ailleurs qu’avec honnêteté, il porte à la connaissance de ses lecteurs un panel d’auteurs, parfois importants, qui ne sont pas forcément très bien connus en France. Précisons qu’un précieux appendice, « Sur les auteurs cités », lesquels ne sont pas tous anglo-saxons, rassemble une cinquantaine de noms et donne par ordre alphabétique de brèves mais substantielles indications biographiques et intellectuelles sur les auteurs des textes commentés.

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2S’attacher aux raisons d’une telle évolution, c’est pointer les dérives successives qui, au sein de l’IPA (Association Internationale de Psychanalyse) pourraient avoir, ou ont eu, pour effet - selon l’intensité du pessimisme - de dénaturer l’écoute de l’analyste ; au sein de l’IPA, car, comme le souligne Laurence Kahn, psychanalyste titulaire à l’APF (Association Psychanalytique de France), les pires ennemis de la psychanalyse sont les psychanalystes eux-mêmes. Cette grande fresque historique et conceptuelle a pour point de fuite la nécessité où serait la psychanalyse, nécessité régulièrement invoquée par les uns ou les autres et vigoureusement récusée par Laurence Kahn, de s’adapter à son temps, et à des patients qui auraient « changé » par rapport à l’époque de Freud, c’est-à-dire, in fine, de renoncer au « pouvoir décapant du langage » et au « pouvoir abrasant du silence ». Une psychanalyse à visage humain... En ce sens la réflexion de Laurence Kahn est certes le pendant de son Écoute de l’analyste de 2012, où elle distinguait et qualifiait les différentes composantes de l’écoute psychanalytique, mais elle fournit aussi le dossier de référence qui vient à l’appui des premières phrases d’un article de la même année 2012 où elle écrivait ceci : « Au nom du nouveau visage des pathologies post-modernes et sous l’argument de la supposée méconnaissance par Freud de l’ampleur du phénomène contre-transférentiel, l’implication émotionnelle et réciproque des deux partenaires de la relation analytique a conduit certains courants à envisager celle-ci comme un dialogue où prévaudraient la résonance et la mutualité compréhensive. »

3Dès la première page de cet important volume publié par les éditions de l’Olivier, un acte d’écriture met en évidence et presque en scène l’intemporalité du problème, de manière saisissante. L’idée exposée est la suivante : l’opposition à la psychanalyse se manifeste de diverses manières, y compris de manière subtile et de l’intérieur de la discipline, par un acquiescement apparent aux idées et une adoption éventuelle de ses termes techniques, mais accompagné d’une telle « dilution de leur signification » que ses « crocs à venin », selon l’expression de Freud, en deviennent inoffensifs. On vient d’ouvrir le livre et on peut à bon droit lire cette page comme les premiers mots de l’auteur. En réalité, comme Laurence Kahn l’indique dans un immédiat après-coup, cette déclaration, vraisemblablement due à Jones, provient de l’éditorial du premier numéro de l’International Journal of Psychoanalysis, en 1920, et indique la ligne directrice de la nouvelle revue. Il est piquant, on ne peut s’empêcher de le penser, que nombre des textes étudiés et incriminés par Laurence Kahn aient été publiés dans ce même journal.

4Aux yeux de Laurence Kahn, la déclaration de Robert S. Wallerstein, « One Psychoanamysis or many ? », au congrès de l’IPA de Montréal en 1987, a joué un rôle considérable dans la dispersion des théories et dans ce qu’elle considère comme le mouvement, bien enclenché, d’un renoncement à la métapsychologie. C’est autour de ce moment central qu’elle répartit les points qu’elle traite et les textes qu’elle met en relation, soit qu’ils l’aient précédé et préparé, soit qu’ils lui succèdent. Alors président de l’IPA et confronté « aux assauts de la Self psychology de Kohut, du “nouvel idiome” de Schafer, des théories narrativistes et du retour des théories du trauma réel, lesquelles (…) ripostaient au caractère considéré comme unitaire et dominateur de l’Ego psychology », Wallerstein prit acte, au nom de l’IPA, de ce pluralisme théorique et affirma l’existence d’un common ground de la psychanalyse, ce qui revenait à accepter l’existence de différences dans les théories psychanalytiques, mais ce qui allait aboutir à « élargir les plates-formes conceptuelles ». La consensualité se paiera au prix fort. Simultanément cette déclaration validait la proposition (antérieurement formulée, en particulier par Home et Sandler) d’établir une distinction entre les théories cliniques concrètes, fondées sur l’observation, et les théories métapsychologiques abstraites, laissées à la discrétion de chaque analyste dans sa singularité. « Une clinique qui se libérerait de la spéculation », c’est l’un des sous-titres du chapitre « Ouverture d’esprit »… Ce qui était souhaité, puisque c’était ainsi la rationalité de la méthode de l’observation des données recueillies en séance qui prenait le pas sur les théories individuelles, qualifiées de « métaphores théoriques », c’était que la psychanalyse obtienne d’habiter le champ de la science, statut si important aux yeux de Freud et qui fut contesté inlassablement et diversement depuis les origines. Laurence Kahn rassemble, en-deçà de la déclaration de Wallerstein, les différents courants de pensée qui avaient convergé pour refuser toute perspective objective à la psychanalyse, et qui ont abouti à remplacer la revendication de sa scientificité par l’idée qu’elle est une herméneutique, c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’objet extérieur à elle. Ces tournants ont eu lieu aussi sous l’effet d’une lecture, à son avis à contre-sens, de Derrida et de Lyotard : pour tous deux, souligne-t-elle, la contestation de l’hypothèse lacanienne selon laquelle l’inconscient est structuré comme un langage fut centrale. Ce fut, dans les années récentes, le postmodern turn. Derrière ces controverses sur la question de la scientificité, se profile la question philosophique du statut et même de l’existence d’une réalité extérieure, indépendamment des constructions mentales individuelles, fil passionnant qui parcourt tout le livre. « Puisque le monde ne répond pas, il suffit de renoncer à la modélisation scientifique du fonctionnement psychique et de s’en tenir à l’idée que la psychanalyse est un “art de l’interprétation” ».

5Méditant les effets à retardement du Cercle de Vienne, l’amalgame opéré entre les critiques de Popper et celles de Grünbaum, la virulence de ce débat sur la scientificité de la psychanalyse, suspectée de mythologie et de métaphysique, et reprenant l’étude de Meissner qui recensait, en 1981, les étapes importantes des attaques contre le modèle métapsychologique freudien, Laurence Kahn note que le mouvement général a consisté à séparer « le bon grain de l’ivraie », c’est-à-dire à séparer ce qui, dans la psychanalyse, aurait un ancrage scientifique réel, car issu de l’observation, de ce qui relèverait des sciences humaines, de l’interprétation, ayant à ce titre partie liée avec le langage – la métapsychologie devenant une grille de lecture dont on pourrait faire usage ad libitum, ce qui supprime le volet énergétique et économique, et ce dont découlera l’idée que la psychanalyse est une herméneutique.

6Un compte-rendu de ce livre d’une grande richesse ne saurait en donner une vision complète et il est impossible d’entrer dans le détail des analyses stimulantes de Laurence Kahn, qui prend à bras le corps les débats et les polémiques avec une densité de pensée impressionnante, en dégageant chaque fois l’enjeu central de la controverse et les réenchaînements de notions qui sont à la source des dévoiements qu’elle relève. Ainsi par exemple de la notion de transfert, discutée entre Rangell et Wallerstein (1996 et 2002), ou entre Peter Fonagy et Harold Blum (1999 et 2003) : le transfert tend à devenir une forme de communication dans l’ici et maintenant, « dépouillé de référence à l’inactualité virulente de la répétition et du sexuel infantile », il est perçu comme une « expérience interactive dans laquelle les deux protagonistes sont finalement dans des positions symétriques ». Un tel infléchissement, comme encore le concept d’ « inconscient présent », proposé par Sandler en 1983, abolit évidemment toute idée de résistance et de répétition de ce qui ne peut être remémoré. Une fois répudiée l’« écoute archéologique », comme fut qualifiée la méthode analytique, et l’« autorité » de l’analyste, la promotion du dialogue analytique se fait au nom d’une psychanalyse « reconstructive », reconstructive non pas du passé, par la levée du refoulement, mais reconstructive pour réparer l’effondrement existentiel et le vide représentationnel dont souffriraient majoritairement les patients d’aujourd’hui. L’influence de Kohut et l’usage qui fut fait de la pensée de Fairbairn sur la libido comme quête d’objet et non quête de plaisir, avec pour conséquence « le remplacement des instances intrapsychiques par des structures représentant les relations d’objet internalisées » et la mise au premier plan de la relation ont été « déterminantes », précise l’auteur. On voit ainsi comment c’est par le biais de la réflexion sur la compréhension du transfert - qui devenait une simple relation - et de la mise en suspicion du contre-transfert que s’introduisirent la promotion de la narrativité et de l’empathie, tellement en vogue aujourd’hui (le dernier chapitre du livre s’intitule « Un nouveau common ground : l’empathie ? ») : la narrativité, parce que la création d’une narration serait thérapeutique à elle seule, création qui serait obtenue par la réélaboration d’expériences actuelles et la mise en contact de l’esprit du patient avec ce qui lui était auparavant intolérable ; l’empathie, parce que si le transfert n’est que l’ensemble des affects suscités par la relation avec le psychanalyste, cela convoque la sensibilité et donc l’usage d’une « immersion empathique », attentive à la « validation » par le patient. Le narrativisme de Spence, le langage d’action de Schafer (pour qui « le Soi est un dire », car « l’agent devient peu à peu le constructeur de sa propre expérience à travers une narration qui en délivre le sens »), L’Empathie psychanalytique de Bolognini, sont étudiés, pour ne citer qu’eux, chacun d’eux se voyant inséré dans un réseau conceptuel serré. Ce qui amène bien souvent Laurence Kahn à pointer avec justesse les erreurs ou les approximations de lecture à l’œuvre dans ces déformations : ainsi de la collusion entre Schafer et Ricœur autour de l’idée de responsabilité du sujet de l’action, de la mauvaise interprétation du principe d’incertitude de Heisenberg, de l’usage falsificateur de Derrida et de Lyotard (la French philosophy), du caractère fourre-tout de la notion d’empathie (elle revient à Lipps pour clarifier la notion) ou de l’effet produit par la lecture de Foucault - en particulier quand il est utilisé par le pragmatisme de Richard Rorty -, allant dans le sens d’un relativisme généralisé et de la perte de notion de vérité. Or Freud défend la référence de la psychanalyse à la vérité, son adéquation au réel du monde ; la psychanalyse concourt « à la description de l’agencement même du monde », écrit Laurence Kahn, et doit refuser d’être confinée dans « le périmètre de l’interaction entre états mentaux ».

7À la lecture de ce livre de psychanalyse, mais aussi d’épistémologie, on est tenté de faire un rapprochement, peut-être surprenant, avec la pensée de Bachelard sur la formation de l’esprit scientifique et avec son idée que la science progresse par une suite d’erreurs surmontées. On pourrait se dire, devant la présentation de ce qui apparaît sous la plume de Laurence Kahn comme les étapes d’un fourvoiement général, qu’elle peint le tableau d’un anti-progrès par embourbements successifs, aggravés au lieu d’être surmontés, mais dont il est peut-être encore temps de sortir. On peut penser que c’est pour appeler la communauté psychanalytique à un sursaut qu’elle a réalisé ce travail, quoiqu’elle semble dépourvue d’illusions. Le titre du livre, tourné comme le titre d’une fable à deux personnages, dont la morale implicite inviterait à redevenir ou à ne pas cesser d’être des psychanalystes « apathiques », met l’accent sur le couple en réalité dissymétrique de l’analyste et du patient, dans lequel le second des deux partenaires est prétendument sujet au changement, tandis qu’il est suggéré au premier de conserver la froideur distante des origines.

8La question qui occupe Laurence Kahn est donc à la fois intemporelle et urgente. La mise en cause du pluralisme théorique et l’analyse de ses conséquences ne signifie évidemment pas que tous les psychanalystes devraient marcher du même pas, surtout venant d’une psychanalyste si attachée à la détotalisation, à la reconnaissance de l’hétérogène et de la discorde, et si vigilante quant au caractère illusoire des vœux d’unité, que ce soit l’unité d’un psychisme qui serait affranchi de la division interne ou celle d’un groupe. Mais il était à coup sûr capital de montrer en détail combien la promotion du pluralisme induit et masque les renoncements au refoulement, au transfert, à l’association libre, à l’interprétation, à la théorie de la pulsion, à l’énergétique freudienne…

9Grand vent salubre, et réflexion salutaire pour les psychanalystes donc. Nous sommes bien placés pour savoir que l’ennemi est à l’intérieur. Ce livre est aussi une invite à mesurer en nous les dérives toujours disponibles à la frange ou même au centre de nos propres pratiques.

10Odile Bombarde

11psychanalyste

12Maître de conférences au Collège de France

ANTOINE PÉRIER, (ss la dir.), Daniel Widlöcher, Itinéraire d’une pensée psychanalytique originale, Editions In Press, 2015, 270 pages, 20 €

13Daniel Widlöcher se voit enfin consacrer un ouvrage synthétique et très bien argumenté pour expliciter et rendre compte des principaux concepts qu’il a travaillés dans ses recherches psychanalytiques : c’est un document de 270 pages réalisé sous la direction d’Antoine Périer en collaboration avec Alain Braconnier, Catherine Chabert, Bernard Golse, Sylvain Missonnier, et Martin Reca. Il est publié aux éditions In Press dans la collection 1 Psychanalyste 1 Œuvre. Il se présente de façon très claire et didactique sous la forme de textes originaux introduits et commentés par les auteurs, tous très proches de l’œuvre et de l’homme. Cette présentation permet au mieux de saisir l’architecture générale et la dynamique de la conception de Daniel Widlöcher dont elle souligne la cohérence, la profondeur et la portée.

14Chacun sait dans le petit monde universitaire et professionnel que Daniel Widlöcher a exercé sur beaucoup à partir des années 50 et bien au-delà des années 2000 un magistère à nul autre pareil dans la psychiatrie française, tout en occupant depuis les années soixante une place importante dans le monde de la Psychologie dans le sillage de Daniel Lagache, et en jouant parallèlement un rôle exemplaire dans le débat psychanalytique français et international par ses prises de position courageuses : c’est donc un hommage rendu à l’homme, à son ouverture d’esprit, à la puissance de sa pensée et à sa qualité de grand témoin des transformations scientifiques, techniques, éthiques et sociétales de notre époque. Grand enseignant, il a toujours cherché à diffuser et à faire connaître ses idées au sein du monde des sciences de l’Homme, de la vie et de la santé, en les appuyant sur un fort enracinement dans sa triple formation de médecin, de psychiatre et de psychologue mise au service de la psychanalyse, par-delà les querelles homériques qu’aura traversé notre époque. Pour beaucoup, il incarne en France l’esprit de la recherche et de l’approfondissement des fondamentaux de la découverte Freudienne, de leur ancrage dans la clinique et dans le soin, avec le souci de les mettre en perspective et les prolonger dans les sciences et dans la culture. Nous nous bornerons ici à quelques points. Tout d’abord la lecture des textes montre bien que la Réalité psychique doit être comprise en tant que modalité du fonctionnement psychique dotée d’une réalité matérielle et factuelle mais aussi psychologique, que l’on peut observer sur le mode de l’accompli sous la forme d’actions dont la représentation trouve en elle-même sa finalité. L’affirmation de la positivité de l’inconscient repose quand à elle sur le constat qu’il existe un objet psychanalytique que l’on peut désigner comme tel car il devient visible dès lors que l’on applique la procédure de la cure qui met en lumière des évènements mentaux bien particuliers chez l’analyste aussi bien que chez l’analysant. En ce qui concerne la place de la Sexualité infantile et de l’attachement, l’ouvrage montre que Daniel Widlöcher vise à dépasser la théorie explicative de la libido et de l’origine des pulsions en les regardant comme un ensemble de schèmes comportementaux qui tendent à leur propre réalisation ; il ne veut pas renoncer à l’intérêt descriptif du libidinal pour intégrer les manifestations de l’inconscient ; mais il s’agit pour lui de reconnaître du côté maternel la ligne de développement de l’amour primaire suivant le constat de l’école hongroise qui considère la psychanalyse comme une two-body-psychology ; il s’agit aussi pour lui de considérer comme un véritable objet psychanalytique les relations interpersonnelles dans leur rapport avec la ligne de développement de l’amour primaire du côté de la mère au même titre que les fantasmes, en même temps que l’on considère du côté de la fantasmatique la ligne de développement de l’autoérotisme dans ses rapports avec les identifications construites après-coup à partir de celles-ci.

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15Venons-en à l’écoute analytique, la Co-pensée, l’Empathie et le fil rouge du plaidoyer pour une métapsychologie de l’écoute : ce que la métapsychologie doit définir, c’est le mode de fonctionnement spécifique de l’esprit dans le dispositif de la psychanalyse. La mise en forme de la théorie sur la découverte de l’inconscient ne repose pas seulement sur la manière dont il se révèle dans la cure, mais aussi dans la manière dont le sens peut se construire dans l’écoute analytique. Au bout du compte, il ne s’agit donc pas de postuler une mystérieuse communication d’inconscient à inconscient à travers la co-pensée et l’empathie, mais bien de construire un savoir-faire acquis par l’analyste sous la forme d’une double écoute, de l’inconscient d’autrui et de son propre inconscient.

16Enfin, pour l’approche « disséquante » de l’empathie, qui se manifeste au mieux en clinique par le tact défini comme « capacité de sentir avec » (einfuhlung avec sa dimension d’accordage esthétique) il affirme qu’elle apparaît comme un "procédé" de nature à permettre de mieux distinguer d’une part l’empathie primitive conçue comme précurseur de l’identification, et d’autre part la prise en compte par l’analyste de l’éprouvé contre-transférentiel avec sa dimension intersubjective et ses effets d’induction réciproque que la présence et la pensée de l’un induit chez l’autre.

17Comme l’écrit Alain Braconnier et le conclut Antoine Périer, l’avenir montrera, bien au-delà de la psychanalyse, l’inanité du procès en hérésie souvent fait par certains psychanalystes comme par certains psychiatres à Daniel Widlöcher pour ses travaux qui visent simplement à enraciner les sciences dans la compréhension de l’expérience clinique et psychanalytique sans en altérer la nature. On mesurera alors l’extraordinaire enrichissement, fort bien résumé dans cet ouvrage comme dans son livre Métapsychologie du sens, que sa vision apporte à la psychanalyse grâce aux influences variées dont il a su faire son miel, telles que celles de Politzer, Merleau-Ponty, Henri Wallon, et quelques autres. On pourra aussi mesurer combien ces idées auront fortement influencé toute une génération et contribué à développer au-delà de la Psychanalyse chez tous les cliniciens, de quelques obédiences qu’ils se réclament, la puissance irremplaçable de la perspective clinique comme théorie, comme pratique et comme condition du Soin.

18Ouvrage à lire d’urgence !

19Pr. Jean-François Allilaire

20Membre de l’Académie de Médecine

JACQUES HOCHMANN, Les antipsychiatries, Une histoire, Editions Odile Jacob, 2015, 250 pages, 23,90 €

21Jacques Hochmann nous a déjà donné de nombreux ouvrages de référence, aussi bien en ce qui concerne les enfants autistes que dans le domaine de l’histoire de la psychiatrie. C’est à ce deuxième continent qu’il s’intéresse une fois encore en nous proposant un remarquable ouvrage destiné à l’histoire des antipsychiatries. Son idée est de resituer ces mouvements antipsychiatriques dans une perspective longitudinale afin d’y retrouver un sens que les études partielles ne peuvent donner. D’où la très judicieuse idée de proposer un titre au pluriel pour évoquer un mouvement historique antipsychiatrique constant apparu dès l’invention de la psychiatrie. Les antipsychiatries deviennent alors une suite de phénomènes datés, ce qui décentre quelque peu l’antipsychiatrie anglo-italienne de sa position dominante, contribuant ainsi à redonner leur place à chacun des autres épisodes antipsychiatriques. Son pari est très réussi, car il met en évidence un certain nombre d’invariants qui surgissent dans tous les courants antipsychiatriques, même quand les contextes sont différents. Mais ce qui est d’un grand intérêt dans les débats d’aujourd’hui est le fait marquant que toute antipsychiatrie ne peut s’originer que dans une psychiatrie criticable. Remontant aux sources de la psychiatrie, Jacques Hochmann tente de dégager la notion de sujet dans la folie, entre médecine organique et médecine de l’âme, entre lésion et absence de lésion, entre interventions « morales » et éducatives. Il met en évidence les contradictions dans lesquelles se débattent les aliénistes puis les psychiatres, à la fois chargés d’accueillir des patients souffrant psychiquement et de « garder » des personnes bizarres et/ou violentes en protégeant l’ordre social. Il va de soi qu’à chaque fois, la question de la liberté est posée, et souvent en termes politiques, entre royautés et républiques. Pour illustrer son propos, il fait état des premières escarmouches entre Maine de Biran et Royer Collard au sujet de la responsabilité du sujet aliéné. Le XIXème siècle sera ensuite rempli de ces débats passionnants et passionnés entre les partisans d’une psychiatrie « médico-philosophique » qui tentent d’instaurer les premières psychothérapies, quitte à inventer un espace, l’asile qui se révélera très vite inhospitalier, et ceux d’une étiologie organique sur le modèle de Bayle, transformant peu ou prou les aliénistes de ce siècle en médecins légistes et anatomo-pathologistes de fait. Pour imager les contestations antipsychiatriques de l’intérieur, Jacques Hochmann nous fait rencontrer quelques personnages hauts en couleur, Léon Sandon, Eugène Garsonnet et Hersilie Rouy. Les histoires vécues et racontées par ces héros de l’asile sont intéressantes car elles fondent leurs critiques de la psychiatrie non sur des idées et des théories, mais sur leurs expériences propres de la folie. Des romanciers, dont le plus connu reste Hector Malot, prendront également pour sujets de leurs écrits de telles histoires. Toute cette inflation d’informations, de rumeurs et de calomnies fera prendre conscience à la société que l’asile, d’abord présenté comme un progrès au décours de la révolution, est devenu un véritable enfer contre-productif et qu’il convient d’en dénoncer les travers et les vicissitudes. Le combat pour ou contre l’asile fera fureur et mobilisera de nombreuses forces pour le faire évoluer vers une psychiatrie à visage humain. Une antipsychiatrie militante naîtra de ces tristes constatations, et des pratiques innovantes verront le jour à partir de quelques précurseurs tels que le baron Jaromir von Mundy et son point de vue sur le soin familial, Marandon de Montyel et l’open door, la naissance de la psychanalyse à Vienne et d’autres encore. Au début du XXe siècle, l’antialiénisme bat son plein et Albert Londres, le fameux journaliste qui laisserait son nom à un prix célèbre, allait engager un reportage sur l’état d’épouvante des asiles français. Quelques psychiatres se distinguent cependant dans cette désolation, Maurice Dide et Edouard Toulouse, en ouvrant de nouvelles perspectives, notamment extra-hospitalières. Suivra l’épisode célèbre de la publication par le mouvement surréaliste de la lettre aux médecins d’asiles rédigée par Arthaud, Desnos et Fraenkel, immédiatement après le manifeste du surréalisme d’André Breton de 1924.

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22Toutes ces contestations devaient se conjuguer avec les ravages survenus pendant la deuxième guerre mondiale aboutissant à la mort de faim de quarante cinq mille malades mentaux hospitalisés dans les hôpitaux psychiatriques français. Les psychiatres se mobilisent alors pour inventer une autre réponse à la folie que la seule solution asilaire. Les acteurs de la psychothérapie institutionnelle (Balvet, Tosquelles), du désaliénisme (Bonnafé très influencé par le surréalisme), de la psychiatrie communautaire (Paumelle, puis plus tard Hochmann), de l’organo-dynamisme (Ey) allaient provoquer une révolution théorique et pratique en imaginant la psychiatrie de secteur comme nouveau mode de soin psychiatrique. Cette psychiatrie qui devait attendre les années 1970 pour se mettre en place en France, allait susciter un engouement de quelques équipes militantes comptant sur ce nouveau modèle pour transformer les pratiques psychiatriques en les humanisant, tandis qu’un certain nombre de craintes sur le quadrillage des citoyens par un contrôle « flichiatrique » allait se développer en parallèle. Jacques Hochmann repère quatre artisans de l’antipsychiatrie de cette dernière partie du XXe siècle : Michel Foucault et son histoire de la folie à l’âge classique, Erving Goffman avec Asylum, Thomas Szasz avec Le mythe de la maladie mentale et enfin Jean-Paul Sartre avec sa Critique de la raison dialectique. Il décrit leur influence sur l’apparition des anti-psychiatries anglaises, américaines et italiennes, ainsi que les effets de ces grands courants sur la psychiatrie française, notamment par l’intermédiaire de Maud Mannoni. Jacques Hochmann propose une notion intéressante d’anti-antipsychiatrie, représentée principalement par Henri Ey et son organo-dynamisme, luttant contre le démantèlement de la psychiatrie par l’antipsychiatrie. Mais la quête d’une psychiatrie scientifique contre laquelle les antipsychiatres ont tant lutté continue d’alimenter un courant puissant aux Etats-Unis et dans le monde entier qui trouve son acmé dans le projet des DSM successifs, de plus en plus éloignés d’une pensée psychopathologique pour aborder une position athéorique qui ne trompe plus personne puisqu’elle se place désormais au service des industries pharmaceutiques et d’une visée réductrice de la psychiatrie. Pour terminer son ouvrage, Jacques Hochmann, auteur de la plus rigoureuse étude sur l’histoire de l’autisme, nous invite à penser les organisations récentes d’associations de familles sur le mode d’une nouvelle antipsychiatrie, ce qui ouvre quelques perspectives fécondes pour penser ces mouvements trop haineux à l’image des combats entrepris par les quelques héros antipsychiatriques du XIXe siècle, mais aussi doit nous inviter à ne pas rester dans une position défensive, et à entreprendre les avancées nécessaires à une évolution humanisante de la psychiatrie, fût-elle pour les enfants autistes ! Avec sa sagesse habituelle, Jacques Hochmann conclut son livre par un appel à rassembler les différentes options de recherches fondamentales, hypothèses de travail psychopathologiques, et réflexions théoriques et institutionnelles dans une praxis intégrant les compétences des uns et des autres, sans exclusive, autour des malades mentaux, et avec eux et leurs familles : « comme le dit de son côté Eric Kandel, le cerveau n’est pas une caméra, mais un conteur d’histoires vraies ou folles, ces histoires ont encore leur place dans une réalité psychique, la réalité du rêve, du fantasme ou de l’imagination créatrice dont, face aux antipsychiatries toujours renaissantes, la psychiatrie a aussi pour mission de contribuer à défendre la spécificité paradoxale, quand leur narration est source de difficultés et de souffrance. »

23Pr Pierre Delion

24Pédopsychiatre, Professeur de psychiatrie infantile, Lille

EXPOSITION, Fatum. Jérôme Zonder. La Maison Rouge, Paris, Jusqu’au 10 mai 2015

25En ce début d’année 2015 assombri par les événements, nous nous demandons tous comment rendre compte de la barbarie. Avec quels mots ? Quelles images ? Nous nous heurtons à notre incapacité à représenter l’impensable. Les artistes, eux, visionnaires et intuitifs, sont peut-être plus aptes à en trouver les moyens. Jérôme Zonder est de ceux-là. Transgressant ce qu’il appelle « le diktat imposé par ceux qui ont décrété l’impossibilité de la représentation », il relève le défi de représenter cette violence sous toutes ses formes, intime, historique, psychologique. C’est délibérément que ce jeune artiste a choisi d’utiliser exclusivement le dessin, en noir et blanc, sur de très grandes surfaces, refusant la gomme et le repentir, avec une incroyable virtuosité. Car le crayon, dit-il, est plus pertinent que la peinture, moins séducteur aussi, pour incarner les horreurs corporelles et historiques. La Shoah, Hiroshima, le Rwanda sont les trois événements historiques « qui constituent le nœud de mon travail ». Pour rendre compte de cela, il mélange tous les styles graphiques, il multiplie les références à l’histoire de la peinture (Dürer, Otto Dix, Ingres, Goya), le cinéma, la BD. Et il mélange aussi tous les registres du fonctionnement psychique, qui apparaissent simultanément dans un même dessin. C’est une remarquable illustration de la Confusion des langues de Ferenczi. Ou encore du nourrisson savant, version SM.

26Ces dessins sont profondément dérangeants. A les voir reproduits dans la presse, on peut être tenté de ne pas y aller. Ce serait un tort. D’abord parce que c’est un artiste d’un très haut niveau. Ensuite parce que l’exposition est conçue selon un dispositif très innovant qui, paradoxalement, permet de se décentrer de l’horreur immédiate. L’espace de l’exposition est entièrement recouvert de graphismes, du sol au plafond, certains réalisés sur place par l’artiste. Le spectateur -j’allais dire le voyageur-parcourt un cheminement labyrinthique, découvrant les œuvres tout en étant plongé dedans. « Dessiner c’est creuser dans l’image », dit Jérôme Zonder. En suivant ce trajet quasi-initiatique, nous creusons avec lui. Dans cet espace globalisant, les œuvres font partie d’un ensemble qui témoigne d’une pensée très sophistiquée sur ce qu’est une image, et plus spécifiquement une image de l’horreur. Mais Jérôme Zonder ne se contente pas de travailler à partir d’images d’archives, il nous livre toute une série de scènes d’enfants, qui sont peut-être la partie la plus intéressante de l’exposition, la plus troublante aussi, et celle qui peut intéresser les psychanalystes. Trois enfants, à qui l’artiste a donné les prénoms des personnages du film Les Enfants du Paradis, Garance, Baptiste et Jean-François sont ses modèles, grandissant au fil des ans. Armés de couteaux, de ciseaux, de maillets, les enfants se livrent à des actes sexuels et des jeux sadiques, déployant tous les aspects de la sexualité infantile décrits par Freud et dont Mélanie Klein a révélé l’extrême sadisme, ce qu’on ne lui a jamais pardonné. Mais ces situations perverses mises en scène par des enfants jouent sur le vacillement des limites entre la fiction et la réalité. Cet enfant couché par terre, est-ce le cadavre d’un enfant ? Ou un enfant qui joue au mort ? Ce qui est d’observation courante. Est-ce que le couteau que tient la petite fille va réellement couper la tête de celui qui est assis devant elle, la tête enfermée dans un sac en plastique, ligoté sur une chaise ? Mais à y regarder de plus près, il n’est attaché par aucune corde … Est-ce que ce sont alors deux enfants qui jouent un acte de terrorisme ? Ce qu’ils voient tous les jours à la télévision. L’un fait la victime, l’autre le tortionnaire. Le malaise est accentué par les déformations corporelles, les mimiques d’horreur ou de rire malin, les détails sexuels, les armes redoutables, mélangés à des jouets anodins, les masques. On est entre le « pour de vrai » et « pour de faux » que les enfants maîtrisent très bien. Mais avec les photos d’archives, les images de Didi-Huberman, dont l’artiste s’est aussi inspiré, on est bien dans le vrai… La terrible réalité s’impose à nous. On n’y échappe plus.

27Jérôme Zonder, artiste-penseur, expose la cruauté potentielle du petit humain, ce que pourtant nous savons, mais préférons ignorer. Les enfants troublants de Jérôme Zonder nous interpellent. On parle beaucoup du regard de la mère sur son bébé, mais qu’en est-il du regard de l’enfant sur l’adulte ? Sont-ce des auto-portraits ? Jeune diplômé des Beaux-Arts, l’artiste a travaillé deux ans exclusivement sur des autoportraits, un « laboratoire », dit-il. L’autoportrait joue des regards croisés du peintre et du spectateur. « Qui es-tu toi qui me regardes et m’invites à te regarder ? Et que vois-tu ? ». Ces enfants montrent ce qu’il en est. Et nous posent peut-être une question redoutable : « Peut-on y échapper ? »

28Simone Korff-Sausse

29Psychanalyste SPP

Mis en ligne sur Cairn.info le 03/04/2015
https://doi.org/10.3917/lcp.188.0011
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