CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les espaces virtuels - par exemple ceux des jeux vidéo en ligne - ressemblent parfois à des fictions, mais ils sont en réalité très différents. Celui qui les fréquente ne jouit pas seulement des pouvoirs d’illusions des fictions en se réservant la possibilité de croire ou ne pas croire. Il s’engage à transformer un territoire partagé, et cela change tout. La preuve ? Regardez quelqu’un jouer et son intérêt vous paraît inexplicable. Commencez une partie - à condition bien entendu de savoir utiliser les manettes - et vous êtes aussitôt captivé ! C’est que les pouvoirs des images de nous inviter à y entrer et de nous laisser contenir par elles sont inséparables de notre capacité de les transformer (Tisseron, 1995). Mais les espaces virtuels proposent de réaliser ces transformations de façon bien particulière, avec la main. Du coup, les résonances fantasmatiques qui leur servent de toile de fond sont à comprendre de ce côté.

1 – De la dyade maternelle à la dyade numérique

2On appelle “dyade”, en psychologie, la forme d’union particulière qui unit un nouveau-né à sa mère. Cette période de la vie est caractérisée par le fait que la mère et l’enfant sont physiquement séparés, mais qu’ils sont encore psychiquement unis. Le psychanalyste Didier Anzieu a proposé, pour en rendre compte, la métaphore de la “peau commune au nouveau-né et à sa mère”. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une peau physique, mais d’une sorte de peau psychique qui les contiendrait ensemble.

3Le voyageur des espaces virtuels est exactement dans la même situation. Rien ne manque, dans la relation qu’il établit avec les espaces virtuels, par rapport à celle de la dyade primitive : ni le rôle de la main pour s’agripper, ni le rôle du regard pour ne pas lâcher, ni le travail de mise en sens permanent des expériences nouvelles du monde. De la même façon que le nouveau-né se cramponne à sa mère (Hermann, 1943), le voyageur du virtuel garde toujours la main fermée sur la souris ou le joystick. Et, de la même manière que le nouveau-né fixe constamment sa mère pour tenter de deviner ce qu’elle ressent et pense, le voyageur du virtuel tente de ne rien perdre des variations parfois infimes de son écran qui lui indiquent l’approche d’un ennemi ou la présence d’une porte secrète dont il va falloir découvrir la clé ou le mécanisme. Jusqu’à ne plus savoir lequel des deux prend l’initiative de la rencontre et lequel la suit…

2 – Du dialogue tonico-postural au dialogue avec l’écran

4Le bébé un peu plus grand, et qui se perçoit comme séparé de son parent, découvre bientôt une activité qui le remplit de joie. C’est le “dialogue tonico-postural” décrit par Daniel Stern, dans lequel un adulte et un bébé qui se font face jouent à accorder leurs mimiques, leurs attitudes et leurs vocalises. L’un et l’autre éprouvent ensemble le plaisir de l’immersion dans des émotions partagées, nourries par des interactions permanentes (Stern, 1985).

5Là encore, le voyageur des espaces virtuels renoue avec ce moment. Il jouit de la merveilleuse coïncidence entre ses mouvements et ceux de son avatar – c’est ainsi qu’on appelle le personnage de pixels qui permet à un usager des espaces virtuels d’interagir. Et cela est encore plus net si les manettes de commande l’invitent à accomplir des actes dans la réalité, comme avec la console Wii[1]. Mais en même temps, et comme un bébé face à un adulte, le joueur cherche à deviner “l’état mental” de son vis-à-vis, qu’il s’agisse de l’ordinateur ou du joueur auquel il est opposé.

3 – Du trait au pixel

6La troisième source de notre fascination pour les écrans d’ordinateur - et le troisième modèle de celle-ci - consiste dans la découverte que l’enfant fait de la magie du trait, entre sa deuxième et sa quatrième année. Pour en comprendre les enjeux, rappelons d’abord que l’enfant dessine bien différemment de l’adulte (cf. Tisseron, 1987). D’abord, son tracé n’est contrôlé d’aucune façon, puis apparaît un contrôle moteur, et enfin un contrôle visuel du geste. La relation à l’écran d’ordinateur renoue avec cette évolution en lui ajoutant un quatrième moment : celui d’une séparation entre contrôle visuel et contrôle moteur. En effet, dans le troisième moment de l’évolution du dessin chez l’enfant, le regard contrôle à la fois le mouvement de la main et le trait. Mais, avec l’introduction du clavier -ou de la télécommande-, l’enfant ne regarde plus ses mains : il n’a d’yeux que pour l’écran ! Et pourtant, cette activité renoue totalement avec les enjeux du dessin. Dans les deux cas, il s’agit en effet de faire apparaître des formes sur une surface grâce à la main reliée à un instrument d’inscription. Dans le cas du dessin, la main est reliée à un crayon et la surface d’inscription est en général une feuille de papier. Dans le cas des espaces virtuels, elle est reliée à une souris, un clavier ou une manette de télécommande, tandis que la surface d’inscription est un écran. Mais cette analogie ne doit pas nous cacher une différence capitale : dans le cas du dessin, l’œil suit ensemble la main et les formes qui en surgissent, tandis que, pour l’usager des espaces virtuels, les deux sont distincts. À tel point que nos pratiques d’écran sont un peu un quatrième stade du graphisme, le stade “pixellisé”.
Cette façon d’envisager les choses semble d’ailleurs trouver deux confirmations importantes. Tout d’abord, l’intérêt des adolescents pour les jeux vidéo peut facilement être détourné vers des pratiques de traitement d’image - du genre Photoshop - qui s’assimilent à des manières de dessiner par ordinateur interposé. Et ensuite, l’espace virtuel appelé Second life doit une bonne partie de son succès au fait que ses usagers sont invités à transformer -voire à fabriquerdes objets.

Notes

  • [1]
    En revanche, l’utilisation d’un casque de captation des influx nerveux (développé par la firme Emotiv) risque de s’avérer décevante de ce point de vue.
Serge Tisseron
Psychiatre, psychanalyste
Directeur de recherches à l’Université Paris X-Nanterre
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2010
https://doi.org/10.3917/lcp.120.0024
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