CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’adolescence est bien la période de la vie dans laquelle on ne veut pas entendre parler d’attachement, celle où l’on veut se croire libre, grand, indépendant, capable d’affronter la solitude, de conduire sa vie et son destin. Au moment de l’avènement de la capacité sexuelle de l’adulte, l’adolescent ne veut plus rien savoir de sa sexualité infantile, de ses objets infantiles, de ses terreurs, de ses joies, et de ses éclairs. L’a-t-il d’ailleurs jamais connue, cette sexualité-là, au sens de la reconnaître comme source de ses émois, de son humour, de la force de ses peurs, de la vigueur de son trait lorsqu’il dessinait, et que, comme Picasso, il ne cherchait pas, mais trouvait la figuration de ce qui, enfant, l’animait, le troublait, le réveillait, poussait sa curiosité ? Mais cette source est toujours active, si elle n’est plus visible, et celle de l’attachement l’est tout autant. Il est donc difficile de se représenter l’action réciproque de ces deux forces à l’adolescence, puisqu’elles opèrent cachées. On n’en voit que la résultante, ou les avatars : ils nous sont familiers, qu’il s’agisse de la fuite de cet entre-deux typique qu’est l’adolescence et de ses enjeux, dans la sexualisation, le passage à l’acte, la toxicomanie, l’attaque de son propre corps, dans l’espoir de se le rendre propre, dans les deux sens du terme.

2Bref, tout cela représente le contraire de l’adolescence vive, où la créativité s’exprime dans la façon de rechercher du neuf sous le vieux, d’une autre forme des choses, d’un autre ordre, du mélange de la légèreté et du rigorisme. Mais nous savons combien l’acte est opaque, combien il est difficile de savoir si un acte fait symptôme, ou s’il en est justement un échec, combien la conduite fait écran au conflit sous-jacent, combien on peut mal, à cette période de la vie, former de pronostic en se basant seulement sur le comportement, fut-il inquiétant, fut-il rassurant. Et ici la théorie de l’attachement nous donne le même fil rouge que dans la petite enfance et nous permet d’entendre un appel informulé, à lire dans une stratégie de repli, ou de préoccupation. Et c’est Pierre Mâle, qui, le premier, a montré ce pont entre petite enfance et adolescence et indiqué comment on peut percevoir ce qui se rejoue, sur un clavier différent, mais sur un même registre. N’oublions pas que si Mâle ne voyait pas de bébés, il écoutait Alice Doumic-Girard lui en parler, et qu’il a mis en mots théoriques les intuitions de la mère de la thérapie parents-enfants en France. Ce qui est remarquable, c’est la convergence entre les vues de Mâle, inspirées d’une conception classique de la pulsion, de la sexualité infantile, et qui voit le processus de l’adolescence comme essentiellement compris sous l’angle de la défense contre la sexualité, et celles qui sont issues d’une orientation plus “attachementale”. En effet quand il s’agit de technique, les praticiens se retrouvent autour de notions remarquablement communes : l’importance de l’alliance thérapeutique, à l’opposé de la séduction. La notion d’une intervention rapide pour soulager le développement ; une action pragmatique, qui utilise les outils disponibles, et qui se situe à la fois sur le versant de l’individu, de son conflit, de la famille, de la pédagogie, de la rééducation. Le fait que le transfert soit plus utilisé qu’interprété. L’importance de la personnalité du thérapeute, qui agit plus par ce qu’il est que par ce qu’il dit. L’importance de la prise en compte de la réalité du traumatisme. Voici donc un point de convergence, pratique, dans l’abord thérapeutique, entre perspective pulsionnelle et celle de l’attachement.

3Mais au plan théorique, qu’on le veuille ou pas, les termes de sexualité infantile et d’attachement ne sont pas facilement compatibles, et ne se situent pas dans des plans aisément articulables. Non pas la sexualité infantile comme stade du développement, mais le sexuel, l’infantile comme actuel, comme source du refoulé, comme source de l’activité auto-érotique et créatrice. Ces deux modèles s’appliquent aux mêmes processus, et l’erreur serait comme le dit D. Widlöcher de récuser l’un au profit de l’autre, comme a eu tendance à le faire Bowlby quoi qu’il en ait dit : l’attachement, c’est bien mais ça n’empêche pas le sexuel, l’infantile d’exister, et l’attachement rend mal compte du fantasme, de sa dynamique d’expression et de sa richesse, du sens. La sexualité infantile nous parle de la chose jouie de l’intérieur, de la capacité à préférer l’erreur à la vérité pourtant connue. Dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, dès 1905, Freud propose que la satisfaction de la pulsion sexuelle infantile soit à l’origine de nature auto-érotique, étayée sur celle des pulsions d’auto-conservation.

4Dès le premier colloque imaginaire sur l’attachement, Daniel Widlöcher nous rappelait combien la communauté analytique a eu tendance à confondre théorie de la libido et théorie de la sexualité infantile. Or si on peut facilement montrer combien la théorie de l’instinct nécessitait une mise à jour scientifique, du fait des ponts communs de l’instinct freudien et de celui des sciences “dures”, l’opposition reste vive entre amour de l’objet et auto-érotisme, entre attachement et sexualité infantile, qui co-existent tout au long de l’enfance, et pourrait-on dire s’étayent l’un sur l’autre. Or la tâche propre à la psychanalyse est bien d’expliquer l’origine des fantasmes sexuels, et non de rendre compte du développement.

5L’existence d’une sorte de second “Colloque imaginaire”, paru en 2000 autour de l’article de Daniel Widlöcher sur amour primaire et sexualité infantile me dispensera d’en reprendre l’argument, et de passer directement à l’application à l’adolescence dans ce débat. L’adolescence, le corps, la sexualité infantile ou comme l’appelle Dominique Scarfone, le sexuel, l’infantile, comment cela se lie ou se sépare-il de la sexualité, et de l’attachement ? Cela revient à isoler ce qui est en continuité de ce qui s’isole de façon intemporelle. Dans ce débat on voit des positions extrêmes, séparatrices, comme celle d’André Green, ou de Dominique Scarfone, ou même de Jean Laplanche, et d’autres, comme celle de Daniel Widlöcher qui, toujours, s’est intéressé plus aux ponts, aux points de capiton, qu’aux césures.

6Et entrons dans le fil du sujet : je crois qu’en effet à l’adolescence, la sexualité infantile et l’attachement ne sont pas du même monde, et ne partagent pas la même temporalité, l’une est une source, l’autre est une mise en récit. L’adolescence quand elle existe, quand elle est réussie, est comme une éruption de l’infantile, un retour du levain du sexuel dont parle Scarfone. Ce sexuel, cet infantile-source est bien intemporel.

7L’adolescence de Rimbaud est un bon exemple du lien direct entre ce sexuel infantile et la sublimation, et montre d’ailleurs combien la sublimation et le sexuel ont à voir ensemble. On peut penser que l’adolescence, celle qui n’est pas simplement le fait de grandir, d’avoir des caractères sexuels secondaires, d’accéder à une identité stable et à une indépendance par rapport aux figures parentales, cette adolescence-là a bien à voir avec un contact renouvelé et tout à fait inconscient avec l’actuel, et l’intemporel. En ce sens, l’adolescence serait un type de névrose actuelle. C’est le fantasme qui prend une place prépondérante à l’adolescence, la capacité à jouer avec, dans le fantasme masturbatoire, qui consiste justement à ne pas penser à l’objet d’attachement, mais à jouer avec ses attributs, si j’ose dire. Et on voit combien l’avènement de la diffusion de la porno- graphie met parents et adolescents sur ce même plan, qui nivelle celui du fantasme en le mettant à celui du besoin.

8À l’adolescence, on assiste à la fin de l’équivalence psychique entre réalité interne et réalité externe, et à la fin de leur indépendance. Dans les rapports difficiles à conceptualiser entre le sexuel et l’attachement, il n’y a pas grand intérêt à parler d’une pulsion d’attachement qui déclarerait ces éléments facilement compatibles et articulés sur le même niveau, ni à écarter toute réflexion sur les points de capiton ou d’interaction entre eux. S’ils sont différents, s’ils ont des origines différentes, ils ont donc aussi des rapports, et ces relations ont des effets. Que nous apprend donc la recherche, en pleine expansion, sur l’application de la théorie de l’attachement à l’adolescence ? Et en quoi ces apports trouvent-ils un croisement intéressant avec les caractéristiques du sexuel infantile ?

9La sécurité dans la petite enfance s’évalue à travers des comportements de recherche de proximité dans une situation de stress. A l’adolescence, ce n’est plus un comportement mais un état d’esprit vis-à-vis de l’attachement qui est évalué, à l’aide de l’AAI. L’adolescence apporte la possibilité d’une généralisation et d’une abstraction qui permet l’émergence d’un modèle à partir des différentes relations l’attachement de l’enfance. La vision de soi dans les relations d’attachement devient ainsi plus individuelle et plus internalisée, moins centrée autour d’une relation spécifique. La comparaison entre les relations d’attachement devient possible, ainsi que leur mesure par rapport à des modèles idéaux. Cette capacité de mentalisation, d’auto-réflexion ouvre à la possibilité de réélaboration des modèles initiaux d’attachement, et ouvre à la résilience face au traumatisme, dans la possibilité de le mettre en perspective et en récit cohérent. C’est ce qui explique que la corrélation, généralement bonne, entre la sécurité pendant l’enfance et celle évaluée à l’âge adulte ne soit pas absolue, même quand il n’existe pas de facteurs traumatiques intercurrents. La recherche confirme que les relations sexuelles de survenue très précoce sont associées à un attachement de type insécure. L’exploration trop précoce du sexuel, pour de vrai, n’est pas de bon aloi, et s’associe à une grande insécurité. Elle témoigne d’une fuite du jeu dans la réalité, et d’un essai de se débarrasser du fantasme.
L’autonomie chez l’adolescent ne provient pas d’un brusque surgissement, mais d’un transfert progressif de l’attachement des parents au groupe des pairs. Les adolescents “secure” sont ceux qui supportent le conflit avec leurs parents, et qui peuvent prendre en compte leur point de vue. La sécurité de l’attachement à l’adolescence se traduit non plus par la recherche de proximité en cas de stress moyen, mais par la capacité de régulation émotionnelle dans les situations de conflit. La recherche sur l’attachement à l’adolescence confirme le rôle privilégié de la sécurité de l’attachement dans la constitution d’une l’identité stable et affirmée, par opposition à une identité diffuse, sans possibilité d’engagement et de suivi des choix. Jones montre bien le rôle clé des relations actuelles entre les parents, et de l’association de leurs styles de parentalité dans le devenir de l’adolescent, en particulier en ce qui concerne le succès scolaire et la délinquance. Ceci rappelle ce que disai t Winnicott à propos de la nécessité pour les parents de survivre à l’adolescence de leurs enfants, d’accepter la question de la transmission et de la mort qui y est centrale, tout en restant vivants, et sans fuir cette confrontation en se transformant eux-mêmes en adolescents. Les parents ne peuvent alors que se baser sur la vitalité de leur infantile, comme source de créativité. Un ami, père d’adolescents, me disait le plaisir et la réassurance que lui avait donné un rêve “freudien”, typique de l’Interprétation des rêves, dense, drôle, obscur et inquiétant, autour du thème de la mort, parce qu’il semblait témoigner de cette vitalité, de cette créativité, et donc de la persistance de cette source en lui.
Les points de contact en attachement et l’infantile s’organisent donc autour du jeu, de ce qui travaille sur la différence, le décalage, l’asymétrie, la séduction. La sécurité de l’attachement entretient une relation privilégiée avec la capacité d’explorer et de jouer, avec son corps, son sexe, avec des jouets, avec des idées et des fantasmes. Si la sécurité ne garantit pas la curiosité, la désorganisation fige, elle, l’exploration, dans le domaine de l’auto-érotisme comme celui du fantasme. Ces deux versions de l’adolescence se retrouvent dans deux formes de création littéraires qui nous parlent de l’adolescence : l’une majeure est celle de Rimbaud, qui apparaît et se limite à l’adolescence sans jamais nous en parler, parallèlement à une carrière scolaire brillante (le concours général) et à un apprentissage sexuel aventureux.. Rimbaud, c’est la sublimation du sexuel infantile, dont le plus approché et le plus accompli serait Voyelles, le vœu du départ. Et l’attachement, ce sont tous les romans de quête et de maturation, comme Quelqu’un avec qui courir, un livre récent de David Grossman, qui décrit comment un adolescent inhibé mais “secure”, sort de sa coquille en suivant un chien, se trouve en cherchant la maîtresse de ce chien, à laquelle le rattache une laisse. Il la trouve, la sauve, elle qui avait quitté ses parents pour rechercher un frère toxicomane et guitariste talentueux.

Pr Antoine Guedeney
Service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent,
Hôpital Bichat-Claude Bernard,
Policlinique Ney, 124 blvd Ney 75018 Paris
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/lcp.095.0017
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