CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Dans quelle mesure assiste-t-on à une transformation du peuplement dans l’hypercentre de Marseille au cours des vingt-cinq dernières années ? Les quartiers populaires situés entre le Vieux-Port et la gare Saint-Charles, aux fonctions d’accueil anciennes ont-ils connu un processus de gentrification similaire à d’autres centres villes de grandes villes françaises ? Ont-ils perdu leur singularité relativement à l’ensemble de la ville ? Autrement dit, les profonds changements qui ont affecté ce territoire depuis les années 1990 (implantation de grands équipements culturels et commerciaux, arrivée du tramway et d’une nouvelle ligne TGV, transformation de l’offre de logements, rénovation des espaces publics…) se sont-ils accompagnés d’un embourgeoisement de la population habitante ?

2 Telles sont les interrogations que nous nous sommes posées dans le cadre du programme de recherche « Ville ordinaire, citadins précaires : transition ou disparition programmée des quartiers-tremplins » [2] ? Pour y répondre, nous nous sommes appuyées sur une analyse des donnéescensitaires disponibles entre 1990 et 2012 [3], dans un périmètre de l’hypercentre correspondant ici, dans le 2er et partiellement le 2e arrondissement, aux quartiers de Belsunce et du Chapitre (au nord de la Canebière), de Noailles et Thiers (au sud de la Canebière), et au quartier historique du Panier [4]. Nous présentons ici quelques données socio-démographiques, dont nous avons estimé qu’elles constituaient des indicateurs pertinents de mesure d’un éventuel embourgeoisement ou,a contrario, d’un appauvrissement des habitants de ces quartiers sur la période donnée.

Tableau 1

Quelques indicateurs socio-démographiques du centre-ville de Marseille entre 1990 et 2012 (en %).

tableau im1

Quelques indicateurs socio-démographiques du centre-ville de Marseille entre 1990 et 2012 (en %).

* La donnée n’existe pas pour 1990.
recensements INSEE 1990 et 2012

1. Un centre-ville aux spécificités maintenues par rapport à la commune

3 En 2012, le centre de Marseille demeure une zone très marquée par la présence de populations étrangères ; si elles ont relativement diminué à Noailles et Belsunce, c’est que certains anciens « étrangers » sont désormais seulement comptabilisés dans la catégorie « immigrés » [5] ; étrangerset immigrés ont une présence dans le centre partout supérieure à la moyenne marseillaise, mais variable du simple au double entre le quartier Thiers (moins de 20 % d’immigrés) et Belsunce (plus de 40 %).

4 Autre continuité : le centre-ville reste caractérisé par le faible nombre de propriétaires occupants. Souvent considéré comme un des indicateurs de gentrification, le taux de propriétaires occupants a plutôt eu tendance à régresser dans le centre, avec des taux partout inférieurs à 40 %, voire à 20 % dans certains IRIS du Panier. Le centre-ville se différencie aussi largement du reste de la commune par le nombre de chômeurs et de salariés précaires [6]. Si le taux élevé du chômage est une constante marseillaise, il a augmenté dans tous les quartiers centraux, alors qu’au global il est stable pour l’ensemble de la commune. Quant au taux de salariés précaires, il a doublé à Marseille depuis 1990, mais il a souvent plus que triplé dans les quartiers centraux.

5 Cet indicateur, comme ceux qui précèdent, confirme un centre-ville plus pauvre que la moyenne marseillaise, en 2012 comme en 1990. Ce résultat doit cependant être interprété avec nuances : en effet, les populations qui participent à la gentrification ne sont pas forcément fortunées mais peuvent s’inscrire dans des formes de précarité salariale, tout en possédant un haut niveau de diplôme, ce que peut recouvrir aussi la catégorie « salariés précaires ». En outre, le centre-ville est loin de constituer un espace uniforme du point de vue des dynamiques sociales qui le traversent.

2. Un centre-ville hétérogène

6 On peut en 1990 distinguer deux types de quartiers : le premier, correspondant aux quartiers de Noailles, Belsunce et du Panier, est marqué par un taux élevé de populations étrangères d’ouvriers et de chômeurs, la faiblesse des propriétaires, des diplômés, des cadres et professions intellectuelles. Le second type présente des indicateurs généralement situés en deçà de la moyenne marseillaise mais allant dans le sens d’une caractérisation sociale moins populaire, il correspond aux quartiers du Chapitre et de Thiers, vers le haut de la Canebière.

7 En 2012, ces deux derniers quartiers présentent les indicateurs les plus nets d’embourgeoisement, avec une forte augmentation de populationsdiplômées du supérieur (observable également dans les autres quartiers, mais de manière moins marquée), une présence importante des cadres et un maintien du taux de propriétaires (alors qu’il a régressé partout ailleurs), une proportion d’ouvriers et d’employés enfin qui a considérablement diminué. Sur ces aspects, la distance entre leur profil et celui des deux quartiers situés entre le haut de la Canebière et le Vieux-Port, Belsunce et Noailles, semble s’être accrue. Ces derniers maintiennent de hauts indicateurs de précarité : Belsunce demeure une forte centralité immigrée, les deux quartiers ont moins du tiers de leurs ménages imposables en 2012, plus d’un tiers de leur population active est au chômage, les cadres et professions intermédiaires sont peu nombreux. Le quartier du Panier, au profil proche de ces zones de précarité en 1990, a évolué différemment : il présente en 2012 un profil intermédiaire entre les deux autres profils identifiés dans le centre marseillais.

3. Le creusement des inégalités micro-locales : l’exemple du Panier

8 Si donc le centre-ville de Marseille se caractérise par des disparités socio-spatiales entre quartiers, on repère également un creusement des inégalités à l’échelle micro-locale, comme le montre l’exemple du Panier.

Tableau 2

Quelques indicateurs socio-démographiques du quartier du Panier en 1990 et 2012 (en %)

tableau im2

Quelques indicateurs socio-démographiques du quartier du Panier en 1990 et 2012 (en %)

* La donnée n’existe pas pour 1990.
recensements Insee 1990 et 2012

9 Les quatre IRIS du Panier peuvent être scindés en deux profils types : d’un côté, celui de l’Hôtel Dieu (et secondairement Saint-Jean-Protis), derrière le Vieux-Port et le fort Saint-Jean, qui s’est plutôt embourgeoisé, même si les chiffres présentent là encore des situations contrastées (ainsi le taux de familles monoparentales a-t-il fortement augmenté, alors que celui des propriétaires a baissé sur cette même portion de ville) ; d’un autre côté, celui du Panier et de Charité République, au profil resté plus populaire. Dans l’IRIS de l’Hôtel Dieu, un quart des plus de 15 ans sont diplômés du supérieur, 7 points de plus que dans les autres IRIS ;les professions intermédiaires ont fortement augmenté ; en revanche, les propriétaires sont très peu nombreux (moins de 15 % en 2012), ce qui indique une population de locataires, généralement plus mobiles, dans un espace en transformation au profil encore instable.

10 Ces quelques données nous permettent d’avancer l’idée d’un mouvement de gentrification complexe dans le centre de Marseille : s’il est loin d’être inexistant, comme en atteste en particulier la spectaculaire augmentation du taux de personnes diplômées du supérieur, il ne concerne pas tous les quartiers du centre-ville, ni toutes les portions de quartier, de la même manière. Le centre de Marseille est aussi traversé par des inégalités. Un territoire peut en outre être affecté par des tendances visiblement contradictoires. Ces constats peuvent déboucher sur deux hypothèses interprétatives : celle d’une dynamique d’embourgeoisement en cours d’accomplissement, et celle de résistances structurelles à la gentrification conduisant à une situation liminaire, à une forme d’entre-deux, voire à une certaine « mixité », dont il faudra observer les recompositions dans les années à venir.

Notes

  • [1]
    Avec la collaboration de Gwenaëlle Audren, Assaf Dahdah, Hélène Jeanmougin, Johanna Lees, David Mateos Escobar et Joël Querci.
  • [2]
    Financée par le PUCA (Plan urbanisme, construction, architecture, ministères du Logement et de l’Environnement), cette recherche a réuni une vingtaine de chercheur-se-s et jeunes chercheur-se-s et s’est déployée sur des terrains marseillais et franciliens entre 2014 et 2016.
  • [3]
    En comparant les données des recensements INSEE de 1990, 1999, 2006 et 2012 à l’échelle la plus fine disponible, celle de l’IRIS (Îlots regroupés pour l’information statistique), unité statistique composée d’environ 2000 habitants.
  • [4]
    Les quartiers administratifs de Marseille sont composés de plusieurs IRIS. Nous avons repris les délimitations officielles pour les quartiers de Belsunce, Thiers, Noailles, et du Chapitre. Le quartier du Panier n’existant pas en tant que tel, nous l’avons défini par le regroupement des IRIS de la colline topographique du Panier (Panier, Charité République, Saint-Jean-Protis, Hôtel-Dieu), en y ajoutant l’IRIS des Carmes.
  • [5]
    Un étranger est une personne de nationalité étrangère, née à l’étranger ou en France ; un immigré est une personne née à l’étranger, résidant en France, de nationalité française ou étrangère : autrement dit, la plupart des étrangers en France sont des immigrés, mais dès qu’ils sont naturalisés, les immigrés ne sont plus étrangers. La diminution du groupe des étrangers dans des quartiers comme Noailles et Belsunce s’accompagne d’une hausse des immigrés (en 2012 : respectivement 32 % et 41 % d’immigrés, contre 13 % à Marseille).
  • [6]
    Il s’agit d’emplois sans contrats à durée indéterminée : intérim, contrats à durée déterminée principalement, secondairement apprentissage et contrats aidés.
Virginie Baby-Collin
Professeure de géographie
ESPE Aix-Marseille, UMR Telemme
Florence Bouillon
Maîtresse de conférences en sociologie
Université Paris 8, UMR Lavue [1]
  • [1]
    Avec la collaboration de Gwenaëlle Audren, Assaf Dahdah, Hélène Jeanmougin, Johanna Lees, David Mateos Escobar et Joël Querci.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/11/2017
https://doi.org/10.3917/ls.162.0107
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