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Introduction : des discours sur la transmission des parents aux enfants

1 L’enfant de couple mixte [1] est ici défini comme un individu dont les parents sont nés dans des pays différents, quel que soit le pays. Cette définition large de la mixité conduit à prendre de la distance par rapport aux définitions nationales de la mixité, et donc des schèmes de pensée qui constituent le champ théorique qui lui est lié, d’une part. D’autre part, cela permet de mettre au jour comment les parcours de vie familiaux et individuels, et notamment les parcours migratoires, influencent la transmission linguistique au sein des familles mixtes. Grâce à l’analyse des discours d’enfants de couples mixtes réalisée lors d’une thèse de doctorat de sociologie, il a été possible d’éclairer les dynamiques souterraines propres au plurilinguisme familial.

2 Auparavant, à de rares exceptions près [2], l’analyse de la transmission parentale aux enfants de couples mixtes se fondait sur les déclarations parentales recueillies par les chercheurs étudiant les couples mixtes (Le Gall 2003). Or, le souhait parental de transmettre une identité à l’enfant ne correspond pas nécessairement à ce qui est reçu par ce dernier. D’une part, l’identité héritée par les enfants de couples mixtes, leur « identité conférée », « n’est assimilée que si le sujet résiste » (Malrieu & al. 1991 : 176) et s’approprie cette identité en la faisant sienne. L’enfant de couple mixte est donc un acteur dans le processus de transmission, et non pas une éponge dont l’identité serait la stricte reproduction de la volonté parentale. D’autre part, les « référents identitaires » [3] effectivement transmis aux enfants de couples mixtes, la langue notamment, peuvent différer du projet de transmission des parents qui peut d’ailleurs évoluer au cours du temps.

3 La langue est un référent identitaire parmi d’autres mis en avant par les enfants de couples mixtes pour s’identifier nationalement. Contrairement à des éléments transmis à la naissance, tels que le nom ou le prénom, la transmission linguistique se fait sur le long cours. Son étude permet ainsi de mettre en évidence les « politiques linguistiques familiales » (Deprez 1994) et leur influence sur l’identité des enfants.

4 L’analyse de la transmission de la langue se fonde ici sur les discours identitaires d’enfants de couples mixtes rencontrés entre 2008 et 2011. Les entretiens semi-directifs [4] ont été menés dans trois pôles urbains multiculturels – la région Ile-de-France, le Grand Londres et la région de Francfort/Main – auprès d’individus âgés de 14 à 56 ans ayant des parents nés dans des pays différents : 41 entretiens ont été effectués en France, 27 au Royaume-Uni et 29 en Allemagne. Comparer entre eux les discours identitaires, c’est-à-dire les récits personnels d’individus relatifs à leur (s) identité (s), d’enfants, d’adolescents et d’adultes de couples mixtes permet de mettre au jour comment la transmission parentale et sa réception évoluent au cours du temps. La prise en compte du parcours de vie enrichit en effet l’analyse. Cette comparaison entre pays européens comparables mais présentant une histoire migratoire, une conception du « Nous national » et des politiques d’intégration passées différentes, permet de mettre au jour ce qui, concernant la transmission linguistique, revient au contexte national de résidence et ce qui revient aux particularités de la famille mixte.

5 Après avoir montré quels sont les apports et les limites des recherches se fondant uniquement sur le discours des parents en union mixte (2.), l’influence des parcours migratoires et des stratégies d’intégration parentaux et individuels sur l’acquisition de la langue du parent migrant par l’enfant sera analysée. Il sera ainsi possible de distinguer entre types « fort » (3.) et « faible » (4.) de transmission. Mais cette présentation idéal-typique de la réalité sociale ne rend pas compte de la complexité de la transmission parentale, complexité dont il est nécessaire de tenir compte dans l’analyse (5.).

1. Apports et limites des recherches sur les « projets identitaires parentaux »

6 Les enquêtes relatives aux modèles conjugaux ne permettent pas de distinguer pleinement les cas où la transmission est forte de ceux où elle est faible et donc de trancher la question de la transmission linguistique dans les familles mixtes. Par type « fort » de transmission sont entendues les stratégies visant à une acquisition complète de la langue du parent migrant. Tandis que la « faible » transmission correspond aux cas où la transmission linguistique n’a pas eu lieu, qu’elle ait été tentée ou non.

7 L’identité des enfants de couples mixtes en lien avec leur filiation n’est abordée que de manière indirecte dans les travaux qui portent sur les couples mixtes et ce que les parents souhaitent transmettre à leurs enfants ; ils n’ont pas pour objet d’étudier la réception de cet héritage par les enfants eux-mêmes. En effet, les « projets identitaires parentaux » (Le Gall & Meintel 2005), c’est-à-dire les choix de transmission par les parents en unions mixtes de « marqueurs identitaires » – de « signes » ou de « marqueurs d’appartenance », des « traits distinctifs constitutifs de l’identité » (Le Gall 2003 : 21) – sont généralement étudiés dans le but de mettre au jour les relations de domination et les modes de prise de décision au sein du couple mixte (Varro 1984).

8 Streiff-Fenart (1989) par exemple a mis en évidence l’existence de trois modèles conjugaux parmi les couples franco-maghrébins qu’elle a rencontrés : la « domination culturelle », l’« affrontement culturel » et la « stratégie communicationnelle ». Dans le premier cas, la culture française domine. La transmission de la langue du parent migrant n’aura donc pas lieu. Mais dans les deux autres, il semble difficile de détecter ce qui a effectivement été transmis aux enfants de couples mixtes, et donc d’établir si la transmission linguistique est forte ou faible. En effet, dans le second type de relations conjugales, les conjoints peuvent se répartir leurs sphères d’influence respectives, alterner victoires et défaites, ou menacer de surenchérir pour contrer les tentatives de l’autre d’imposer ses choix. Alors que chez les couples qui suivent la stratégie communicationnelle, la négociation est au cœur de la relation conjugale.

9 Au Royaume-Uni, Caballero & al. (2008) ont aussi distingué entre trois approches adoptées par les conjoints en union mixte. L’« approche individuelle » vise au dépassement des catégories ethniques, raciales ou religieuses. L’« approche mixte » met l’accent sur les origines mixtes et concerne les identités raciales et ethniques mais pas religieuses. Enfin, l’« approche unique » s’oriente autour d’un seul pan de l’héritage des enfants de couples mixtes, et s’observe surtout concernant l’aspect religieux. Ces approches-types peuvent être combinées par chaque parent en fonction du contexte d’une part, et différer de celle (s) de l’autre parent, d’autre part. Tout comme la recherche effectuée par Streiff-Fenart, il n’est pas possible d’en déduire quelles en sont les conséquences sur la transmission de référents identitaires aux enfants issus de ces unions, et donc d’en conclure quoi que ce soit sur la transmission linguistique.

10 Varro (1984) observe que la relation conjugale s’articule avec d’autres phénomènes permettant d’expliquer le type de transmission parentale. Contrairement aux couples ayant un rapport conjugal inégalitaire, où la transmission linguistique n’a pas lieu, les pères français ayant un rapport égalitaire avec leur conjointe américaine ont une pratique linguistique mixte et non pas uniquement française. Parmi ces couples, les enfants deviennent plus souvent bilingues si les parents ont eux-mêmes connu la multiculturalité. Et ils ont plus souvent fait le choix de l’école bilingue que les autres. Toutefois, la chercheure observe que la langue majoritaire des Franco-Américains devient au fil du temps celle du pays de résidence, pays dont l’un des parents est originaire. Les rapports conjugaux influencent donc les marqueurs identitaires transmis, mais ils sont aussi le produit de l’histoire migratoire du conjoint et de sa famille ainsi que du poids du pays de résidence. Ainsi, elle nous montre qu’il importe de tenir compte d’autres facteurs que la relation conjugale dans l’étude de la transmission linguistique dans les familles mixtes.

11 De plus, concernant la transmission à leurs enfants d’un sentiment d’appartenance nationale, les parents en unions mixtes semblent opter pour des approches différentes en fonction de leur trajectoire migratoire et de leurs stratégies d’intégration [5] (Collet 2003). Ainsi, les projets identitaires parentaux ne peuvent se résumer à la transmission d’éléments de la culture nationale d’origine (Santelli & Collet 2003 : 51). Des recherches portant sur l’union mixte en France, en Allemagne et au Royaume-Uni révèlent que ces unions ont plus de chances d’avoir lieu parmi les personnes issues de l’immigration les moins intégrées dans leur communauté d’origine et les plus intégrées dans la société d’accueil, à l’exception de certains groupes de migrants (Schrödter & Kalter 2008 ; Safi 2007 ; Berrington 1996). Le parent migrant en union mixte n’est donc pas que le strict ambassadeur de son pays, de sa langue et de sa culture d’origine.

12 Quand bien même les recherches antérieures portant sur les projets identitaires parentaux pêchent quant à la transmission linguistique effective aux enfants de couples mixtes, elles permettent de mettre au jour l’un des déterminants forts de celle-ci : le parcours migratoire et d’intégration du parent migrant. Celui-ci est en effet au cœur de la distinction entre types fort et faible de transmission d’un référent identitaire, la langue, dans les familles mixtes.

2. La « forte » transmission de la langue du parent migrant

13 La forte transmission est caractéristique des parents ayant migré à l’âge adulte. Ils ont plus fréquemment eu une stratégie de transmission orientée vers leur pays d’origine [6] que ceux arrivés jeunes dans le pays d’accueil. Les enfants de couples mixtes dans ce cas ont ainsi, plus fréquemment que les autres, été socialisés dans les pays respectifs de leurs parents, et/ou ont été scolarisés dans une institution leur permettant d’acquérir des connaissances du pays dans lequel ils ne résident pas. Parallèlement, les enfants uniques ou les aînés des fratries ont plus de chances que la langue de leur parent migrant leur soit transmise que leurs cadets. Betty (25 ans) est née et a grandi au Royaume-Uni [7] et est l’aînée d’une fratrie de quatre enfants issus de l’union d’une descendante d’immigrés norvégiens née au Royaume-Uni, et d’un père né français en Algérie. Elle déclare ainsi : « C’est sûr que quand nous étions petits, plus jeune tu étais, plus ton français était mauvais. »

14 Varro (1984 : 110) constate un phénomène analogue dans le cas des familles franco-américaines dont la mère est migrante. Alors que la mère parle d’abord uniquement anglais avec l’aîné (e), elle parle les deux langues plus tôt avec le/la cadet (te). De même, les enquêtés que j’ai rencontrés ont dévoilé d’autres hypothèses permettant d’expliquer ce phénomène. Plus le parent migrant maîtrise la langue du pays de résidence, moins la nécessité de parler sa langue d’origine est grande. Ainsi le temps de résidence et l’amélioration du niveau de langue du parent migrant se répercutent-ils sur la langue parlée avec les différents membres de la fratrie. C’est ce qu’a pu constater Xavier (20 ans) à l’égard de sa mère née en Colombie. Sa mère parlait espagnol avec sa sœur aînée quand celle-ci était petite, mais sa meilleure connaissance du français a eu pour conséquence qu’elle a ensuite davantage parlé français avec lui.

15 De plus, la langue du pays de résidence prend un caractère dominant dans la famille par le fait même qu’elle devient la langue de la fratrie, car elle est aussi la langue des pairs et celle de l’école. Cette situation nécessite donc un effort supplémentaire du parent migrant pour imposer sa langue au sein de la cellule familiale. Les cadets ont de ce fait une exposition moins longue à la langue de leur parent migrant dans leur socialisation. Le début de la scolarisation semble marquer un point de rupture concernant l’apprentissage de la langue du parent migrant. Dans son enquête auprès de 30 enfants de couples mixtes âgés de 6 à 25 ans, Wießmeier relève que l’« âge des enfants joue dans le cadre du bilinguisme un rôle central, puisque beaucoup ont parlé d’un changement au début de leur scolarité. Il semble qu’entre six et seize ans, les désirs parentaux en matière de bilinguisme soient passés au second plan derrière le désir de l’enfant de s’intégrer et d’être accepté dans un groupe de pairs » (Wießmeier 2000 : 87-88).

16 Quand les parents ont le projet d’aller vivre dans le pays d’origine du parent migrant, ou le font effectivement, la transmission de référents identitaires en lien avec ce pays, dont la langue, est d’autant plus importante. Ainsi, les parents de Marieluz (34 ans) avaient le projet d’aller vivre en Grèce, le pays d’origine de son père. C’est dans cette optique que son frère aîné a été scolarisé en Grèce alors que ses parents étaient toujours en Allemagne. Parallèlement, Marieluz a fréquenté, après l’école maternelle allemande, une école primaire germano-grecque. Quand bien même Marieluz se sent parfaitement « chez elle » en Allemagne, elle a été fortement imprégnée de référents identitaires grecs tels que la langue, plus qu’espagnols (la mère de Marieluz est espagnole), ce qui pourrait notamment s’expliquer par le projet de migration en Grèce et par sa scolarisation dans une école grecque.

17 Si elle ne se fait pas par le biais de l’institution scolaire, ni par le va-et-vient dans les différents pays d’origine des parents, la transmission linguistique par des parents migrants nécessite un fort engagement de leur part, mais aussi la capacité de le faire, ce qui n’est pas toujours le cas.

18 À l’opposé de cet axe de transmission se trouvent les enquêtés à qui aucune langue autre que celle du pays de résidence n’a été transmise.

3. La « faible » transmission linguistique du parent migrant

19 Ce type est caractéristique des parents migrants arrivés jeunes dans le pays où résident leurs enfants. N’ayant eux-mêmes qu’une connaissance partielle de la langue de leur pays d’origine, ils ne se sentent pas à même de la transmettre. Arno (25 ans) raconte que ses parents sont arrivés enfants en France. Il met en lumière le fait que la trajectoire migratoire de ses parents et l’absence de famille dans leurs pays de naissance (la Pologne concernant son père, le Vietnam concernant sa mère), ainsi que dans les pays d’origine des parents de sa mère, la Chine et la Hongrie [8], font que ceux-ci lui ont donné une éducation à dominante française. L’éducation reçue en France, la quasi-absence de transmission d’éléments culturels pouvant le rattacher à ses différents pays d’origine, à l’exception de quelques mots de yiddish par son père, et l’absence de famille pouvant faire le lien entre l’histoire familiale et son identité, font qu’il estime ne pas pouvoir s’identifier à ces pays.

20 À ces parents ayant migré quand ils étaient enfants, s’ajoutent dans le groupe des parents qui transmettent peu ou pas leur langue, les migrants adultes pour qui la migration a marqué une rupture avec le passé. La cause de la migration, ou l’arrivée dans le pays où ils ont contracté une union mixte, fait qu’ils n’ont pas souhaité transmettre à leurs enfants la langue de leur pays d’origine, qui appartient au passé. La migration de la mère d’Angelina J. [9] (23 ans) du Zimbabwe au Royaume-Uni, à 18 ans à la suite de la rencontre avec son mari alors enseignant au Zimbabwe, a marqué un point de rupture avec ce pays. Elle a eu une vie difficile dans ce pays mais surtout le fait d’épouser un « homme blanc » n’a pas été accepté par sa famille. Elle n’a ainsi pas voulu transmettre le shona [10] à sa fille.

21 L’âge et/ou les conditions de la migration des parents migrants peuvent conduire à une « intégration par assimilation ». Tel est le cas du père de Sophie F. (36 ans, née en France d’un père libanais). Le père de Sophie F. a selon elle « embrassé la culture française (…) au détriment de sa culture libanaise » à son arrivée en France à 18 ans, après avoir reçu une éducation française au Liban. Discriminé du fait de ses origines arabes, il avait pour projet identitaire pour sa fille que celle-ci devienne française et ne soit pas discriminée à son tour. Il ne lui a transmis aucun marqueur identitaire libanais, telle que la langue ou la nationalité. Le récit de Sophie F. met en évidence l’existence de stratégies d’évitement des discriminations mises en place par les parents. En effet, le parent migrant peut avoir pour objectif que son enfant s’intègre dans la société française sans être discriminé du fait de ses origines. Puzenat constate ainsi que les parents en union franco-maghrébine font des choix de transmission ne devant pas « être un frein à l’intégration des enfants à et par la société majoritaire » (Puzenat 2008 : 121).

22 L’entretien effectué avec Sophie F. a aussi révélé que le parent migrant peut avoir eu un lien avec le pays de résidence avant d’immigrer [11], ce qui a une influence sur la transmission linguistique. Tel est le cas de la mère polonaise d’André A. (48 ans). Son père possédait de nombreuses propriétés en France. La mère d’André A. avait aussi étudié un an dans un lycée en France avant sa migration. La Seconde Guerre mondiale a éclaté alors qu’elle était en vacances en France avec son frère et sa mère. Les liens avec la Pologne ont alors été rompus. André A. dit que sa mère se considère comme Française avant tout et n’a de ce fait pas transmis la langue polonaise à ses enfants.

23 Si ces liens avec le pays de résidence peuvent avoir été construits par le biais de l’institution scolaire, ils peuvent aussi être le fruit de la socialisation familiale, d’affinités personnelles, mais aussi de liens historiques entre pays. Marwa (21 ans), qui est née en France, dont la mère est née en Algérie française et le père en Tunisie, déclare ainsi qu’elle ne se sent pas descendante d’immigrés du fait de la socialisation de sa mère, « née dans un département français en quelque sorte », scolarisée dans une école française, avec des « institutrices françaises » et des « camarades (…) [f]rançais ». Certains des enquêtés rencontrés dans le Grand Londres tiennent des propos similaires concernant leur parent migrant venu des Caraïbes. Sophie J. (34 ans) explique que c’est pour cette raison qu’elle ne se sent pas binationale, ayant des parents qui sont « tous les deux Britanniques », sa mère née en Guyane ayant eu une « éducation britannique » et étant « venue ici parce que c’est la mère patrie. » De ces liens tissés avant la migration découle une moindre transmission de référents identitaires en lien avec le pays du parent migrant tels que la langue.

24 Enfin, le parent migrant a pu être totalement absent de l’éducation de son enfant, ne pouvant de ce fait pas lui transmettre sa langue.

25 Ainsi, l’analyse idéal-typique permet de mettre au jour les déterminants de la transmission linguistique que sont les parcours migratoire et d’intégration du parent migrant. Toutefois, cette typologie n’est qu’une représentation de la réalité sociale. Il importe de tenir compte du caractère non linéaire de la transmission parentale.

4. Le caractère complexe des stratégies de transmission

26 Si l’enquête empirique a révélé les déterminants puissants des stratégies de transmission, elle a aussi mis en lumière toute sa complexité. D’une part, les parents migrants peuvent faire le choix de transmettre d’autres langues que celles liées à leur pays de naissance ou à leur pays de résidence. D’autre part, les stratégies de transmission peuvent évoluer dans le temps du fait d’un « changement qui intervient dans la structure familiale », de la migration ou du parcours de vie (Deprez 1994 : 76) ou différer d’un référent identitaire à l’autre.

27 Les parents arrivés jeunes dans un pays tiers ont pu développer un attachement fort à l’égard de ce pays, au point de transmettre la langue de ce pays. Tel est le cas de Sima (20 ans), enfant d’un Suisse arrivé en France adulte et d’une Américaine née en Pologne. Cette dernière a migré entre 5 et 6 ans en Israël pour des raisons politiques, puis aux États-Unis entre 14 et 15 ans. Arrivée entre 30 et 35 ans en France, elle se sent profondément américaine, et a transmis la langue anglaise à sa fille, et non le polonais ni l’hébreu.

28 La transmission de référents identitaires liés au pays d’origine du parent migrant peut évoluer dans le temps et ne pas concerner tous les référents identitaires que le parent migrant pourrait transmettre. La transmission de la langue par exemple peut être complète ou partielle, c’est-à-dire transmise à l’oral et à l’écrit ou seulement à l’oral. Elle peut aussi être l’objet de stratégies de transmission à une période de la vie de l’enfant et pas à une autre. Avant d’entrer à l’école maternelle, Djin (25 ans) parlait français et coréen. Une fois scolarisé, il répondait en français à sa mère, Mme D., qui lui parlait coréen. Quand Djin était en CP – CE1, Mme D. mélangeait les deux langues, puis lui a parlé français uniquement jusqu’à la cinquième. Mme D. a alors commencé à enseigner la langue coréenne (alphabet coréen, vocabulaire, etc.) à son fils. Ce n’est que depuis le lycée qu’elle lui parle de temps en temps coréen, étant donné que Djin le comprend mieux à présent.

29 Ainsi la langue peut être transmise à des degrés variables et l’être à certaines périodes et pas à d’autres. Parallèlement, les parents en union mixte peuvent transmettre certains référents identitaires et pas d’autres. Lalita (47 ans) a par exemple été éduquée par ses parents comme étant à la fois britannique et indienne. Elle a vécu en Inde au cours de sa petite enfance, entre 7 et 8 ans, puis entre 13 et 14 ans. Pourtant sa mère ne lui a pas transmis le tamoul. De même, si les référents identitaires dans la famille d’Hassan (19 ans) et d’Aicha (15 ans) qui réside au Royaume-Uni penchent du côté du Maroc, ceux-ci ne parlent pas arabe. Ni un bref passage par l’école coranique, ni quelques séjours au Maroc ne leur ont permis de l’apprendre.

30 L’étude de la transmission de la langue dans les familles mixtes est donc particulièrement complexe. D’une part, elle peut évoluer dans le temps, selon le degré de maîtrise de la langue du pays de résidence par le parent migrant, selon la place dans la fratrie de l’enfant de couple mixte. D’autre part, les choix de transmission linguistique des parents, en vue d’une migration éventuelle par exemple, peuvent changer au cours du temps. Enfin, l’enfant de couple mixte peut « réceptionner » cette transmission différemment selon son propre mode d’identification et les liens qu’il a tissés dans telle ou telle société à un moment de son parcours de vie.

31 L’analyse idéal-typique de la forte transmission révèle quels sont les déterminants de celle-ci. Le parent migrant a migré à l’âge adulte. Attaché à son pays d’origine, avec éventuellement l’intention d’y retourner, et l’ayant fait dans certains cas, il a eu la volonté et s’est donné les moyens de transmettre des référents identitaires dont la langue en lien avec son pays d’origine. Plus la naissance de l’enquêté est proche de la date d’arrivée de son parent migrant, moins il est influencé par sa fratrie ou l’institution scolaire, plus la langue du parent migrant sera transmise. A contrario, les migrants enfants, ou ceux pour qui la migration a marqué une rupture avec le pays d’origine n’ont par la suite pas souhaité ou été en mesure de transmettre leur langue d’origine à leurs propres enfants. Intégrés, voire « assimilés » dans leur pays de résidence, ils considèrent leurs enfants comme étant issus de ce pays.

Conclusion : transmission linguistique et contexte national

32 Si les cas d’absence de transmission et, à l’inverse, ceux de transmission plus complète des référents identitaires liés au pays d’origine du parent migrant sont peu fréquents, les situations d’entre-deux sont le lot de la majorité des enquêtés rencontrés. Les recherches antérieures ont permis de mettre en lumière que la relation conjugale influence ces stratégies, de même que la présente recherche a mis en avant l’importance du parcours migratoire et des stratégies d’intégration des parents migrants. On peut ainsi dire que les « individus n’ ‘appartiennent’ pas à une collectivité ou à une culture particulières, comme s’il s’agissait d’une institution ou d’une chose, ils élaborent une culture, chaque fois singulière, dans laquelle des références multiples se réorganisent et évoluent dans le temps » (Schnapper 1998, XIV).

33 La typologie distinguant entre transmission linguistique forte et faible permet de rendre compte des dynamiques souterraines de cette réalité complexe, et ce dans différents pays. Elle est un outil d’analyse essentiel dans le cadre de la comparaison internationale, car elle permet d’expliquer les différences existant entre la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni.

34 Si la situation britannique navigue entre les deux pôles – de transmission « forte » et transmission « faible » – les situations rencontrées en Allemagne et en France se distinguent nettement. Les cas de forte transmission sont plus fréquents en Allemagne, tandis que la faible transmission a plus souvent été observée en France. Ceci pourrait s’expliquer par les politiques migratoires historiquement distinctes menées dans ces deux pays. En effet, si la conception française de l’intégration vise à l’ancrage des migrants et de leurs descendants en France dans le temps long, l’Allemagne a jusque dans les années 2000 perçu ses migrants comme temporaires. La politique allemande à l’égard des Gastarbeiter semble avoir eu une influence sur les couples mixtes, les migrations pendulaires de ces derniers étant fréquentes en Allemagne (Vaskovics & al. 1984), d’où une plus forte transmission de la langue du parent migrant aux enfants de couples mixtes dans ce pays. Ainsi, les logiques de transmission parentale sont ancrées dans un contexte national particulier que l’analyse typologique permet de révéler.

Notes

  • [1]
    Le terme « enfant » renvoie ici à la position occupée par l’individu dans la famille mixte. Il s’agit donc d’une définition en terme de génération, être l’enfant de ses parents, et non pas d’âge, les enquêtés étant ici des adolescents et des adultes.
  • [2]
    Voir par exemple : Lesbet & Varro 1995 ; Khounani 2000 ; Simon & Tiberj 2012.
  • [3]
    Suivant la définition de l’identité proposée par Mucchielli selon qui elle serait « plurielle », « une affaire de significations données en fonction de leurs propres identités et de leurs engagements dans des projets, par l’acteur lui-même et/ou d’autres acteurs » (Mucchielli 2009, 21), les « référents identitaires » nationaux sont définis comme tous les éléments mobilisés par l’acteur pour s’identifier à une nation. Il peut par exemple s’agir de la langue, de la culture, ou encore de la nationalité.
  • [4]
    Les enquêtés, à l’exception de 30 entretiens sur 41 réalisés en France qui ont été effectués dans le cadre de la post-enquête qualitative de l’enquête « Trajectoires et Origines » (dite TeO, réalisée par l’INED/INSEE en 2008), ont été trouvés grâce à la méthode dite de l’effet boule de neige. L’enquête a débuté par une multiplicité d’entrées sur le terrain, c’est-à-dire à la fois par mon réseau d’interconnaissance et par les réseaux associatifs. Ces entretiens ont eu lieu dans la mesure du possible en tête à tête au domicile de l’enquêté.
  • [5]
    L’« intégration par différenciation » établie par Collet a pour caractéristique que les choix éducatifs parentaux sont orientés vers la culture d’origine du parent migrant, alors qu’ils sont orientés vers la société d’accueil en cas d’« intégration par assimilation ». Enfin, l’« intégration par participation citoyenne » se caractérise par la volonté de transmettre son héritage culturel tout en permettant son intégration citoyenne.
  • [6]
    Par pays d’origine, il est ici entendu le pays étranger auquel le parent migrant se réfère, celui-ci pouvant être un autre pays que celui dans lequel il est né.
  • [7]
    En l’absence de précision, le pays de résidence est supposé être la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Ainsi un Franco-Italien sera supposé vivre en France, sauf mention contraire.
  • [8]
    Née au Vietnam, la mère d’Arno est arrivée en France enfant, rejoignant sa mère qui s’était mise en couple avec un Français rencontré au Vietnam.
  • [9]
    Les enquêtés ont choisi leur prénom pour cette recherche eux-mêmes. En cas de doublons dans le corpus, une lettre a été ajoutée.
  • [10]
    Le shona est l’une des langues officielles du Zimbabwe. Même si Mme J. avait voulu transmettre cette langue à sa fille, cela aurait été difficile pour elle, le shona étant une langue minorisée au Royaume Uni.
  • [11]
    Collet dans le cadre de sa thèse avait déjà pu constater un « certain nombre de rapprochements sociaux et culturels » entre conjoints en unions mixtes en France et en Allemagne avant même leur rencontre (Santelli & Collet 2003 : 4).
Français

L’enfant de couple mixte, défini comme l’individu dont les parents sont nés dans des pays différents, peut disposer d’une socialisation plurielle du fait des origines de ses parents. La transmission de la langue dans les familles mixtes sera ici prise comme indicateur de celle-ci. Diffère-t-elle selon le pays de résidence de l’enfant de couple mixte ? Afin de répondre à ce questionnement, une comparaison entre la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne a été effectuée. Les discours identitaires d’une centaine d’enfants de couples mixtes mettent au jour comment la transmission de la langue est perçue par ces derniers. L’influence des parcours migratoires et des stratégies d’intégration du parent migrant et de l’enfant de couple mixte lui-même sur l’acquisition de la langue du parent migrant sera analysée. Il sera ainsi possible de distinguer entre deux types de transmission, fort et faible, et de comparer les cas français, allemand et britannique. Mais si ces idéaux-types permettent de structurer l’analyse et de comprendre les déterminants de la transmission linguistique, l’article tiendra aussi compte de la complexité de la transmission parentale.

Mots Clés

  • Enfants de couples mixtes
  • Transmission linguistique
  • Comparaison internationale
  • Identité

Bibliographie

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Anne Unterreiner
Docteur en Sociologie, Assistante de Recherche au Migration Policy Centre (RSCAS/EUI – Florence). Rattachée à l’ERIS, Centre Maurice Halbwachs (CNRS-EHESS-ENS),
anne.unterreiner@gmail.com
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/03/2014
https://doi.org/10.3917/ls.147.0097
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