1. Liminaire
1 Les liens entre faits de langue et jeunes générations suscitent depuis au moins une vingtaine d’années une attention scientifique qui ne se dément pas. Cette attention est sans doute à mettre en rapport avec l’invitation plus ou moins insistante faite aux chercheurs concernés de prendre toute la mesure d’un phénomène langagier à forte visibilité et généralement associé à une donnée sociétale qui n’est pourtant pas récente (Androutsopoulos, 2005). Cette donnée tient au fait que dans la plupart des communautés – en tout cas occidentales –, les adolescents [1] se trouvent en situation de transition, ou liminality (Eckert, 2000), aux plans social et identitaire : clairement sortis du monde de l’enfant [2], il s’agit pour eux de s’en démarquer ainsi que de celui des adultes, qu’ils sont en passe de rejoindre (Trimaille, 2004). C’est bien en effet à cette situation de transition – plus ou moins confortable du point de vue existentiel et rencontrée par d’autres catégories de sujets parlants tels les représentants des classes moyennes (e.g. Labov, 1972 ; Trudgill, 1974 ; Eckert, 2000) – qu’en appellent nombre de spécialistes pour rendre compte, entre autres choses, d’un certain rapport à la langue (ou aux langues) des jeunes générations, rapport susceptible de conduire à l’émergence de pratiques discursives codifiées et clairement distantes du standard (Bauvois, 1998).
2 Il importe pour nous de le souligner, tout examen du rapport entre usages langagiers et jeunes générations imprime la contrainte d’une claire et pressante interrogation de la catégorie « jeunes », trop souvent hypostasiée – en ce qu’elle est donnée à voir comme une classe indivise – dans les discours savants ou non. En effet, sans parler de certaines des conséquences plus ou moins désastreuses qu’il entraîne au plan du transfert des connaissances vers la société civile [3], un raisonnement opéré au travers d’une catégorie homogénéisante a toute chance de s’avérer en contradiction avec ce constat, maintes fois relevé, voulant que les langues ou variétés de langue se trouvent soumises aux pressions d’un contexte sociohistorique qui confère à leurs locuteurs une pluralité d’identités sociales apparaissant comme autant de sources de variation – plus ou moins saillantes (Montaruli, Bourhis et al, 2011 : 100) – tant au plan de l’activité langagière qu’à celui des représentations y attenant. Ces ensembles ritualisés de pratiques symboliques (Lamizet, 2004) supposés propres aux jeunes locuteurs ne sauraient échapper à la règle. Aussi, tout indique que cet investissement particulier au plan du linguistique, tenu pour être caractéristique des adolescents, peut être de nature, d’intensité et d’activation fort variables suivant le profil de ces derniers compris en termes d’identités sociales. À cet égard, certains résultats tirés d’une étude récente auprès de jeunes locuteurs de Suisse romande [4] apparaissent éclairants. Ils tendent en effet à montrer que l’identité sociale que constitue le fait d’être un jeune francophone de périphérie conditionne de manière significative le rapport que l’on peut avoir à ces ensembles de pratiques communément dénommés, dans l’espace du français, « parlers jeunes » [5].
2. Du centre à la périphérie
3 L’espace francophone – dans lequel s’inscrivent les pratiques langagières de jeunes approchées dans ces pages – apparaît, bien que discontinu, sous les traits d’un espace fonctionnel (Juillard, 1974) que fédère un lien de première importance : la pratique en commun d’une même langue. En tant que tel, il constitue un ensemble territorial hiérarchiquement organisé ou, pour le dire dans les termes du modèle centre/périphérie, il apparaît sous les traits d’une unité spatiale structurée au bénéfice d’un centre rayonnant auquel s’oppose un ensemble périphérique dominé (Reynaud, 1981).
4 Dotée non pas tant de la force du nombre, que d’une concentration des pouvoirs intellectuels, décisionnel et informationnel, la région – ou plus justement la classe sociospatiale [6] – « Île de France » occupe jusqu’à aujourd’hui le rôle indiscutable de centre de l’espace francophone. Cette concentration des pouvoirs garantit entre autres choses à la variété centrale du français, c’est-à-dire celle parlée en grande partie – au vu de leur nombre – par des Franciliens [7], sa valeur de référence incontestée. Mais, de toute évidence, ce découpage qui tend à isoler la région « Île de France » du reste de l’espace francophone n’est pas le seul à retenir en termes de centre/périphérie. Ainsi, dans le cadre d’une analyse de l’espace francophone à l’échelle des nations, les inégalités – au plan linguistique – se manifestent de telle sorte que le rôle de centre de la francophonie revient sans contredit à la classe sociospatiale « France », laquelle voit ses différents « partenaires » occuper une position moins enviable [8].
5 La distribution bipartite de l’espace francophone n’apparaît pas sans conséquences attitudinales pour nombre de ses résidents, comme en témoigne le contenu d’études conduites en francophonie de périphérie européenne ou nord américaine, autrement dit au Québec (e.g. Maurais, 2008), en Wallonie (e.g. Francard, 2010) et en Suisse romande (e.g. Singy, 2010). L’une de ces conséquences tient pour les locuteurs francophones interrogés au travers de ces études dans le fait qu’ils reconnaissent de manière unanime ou presque, l’originalité de la variété du français qu’ils pratiquent, faisant preuve en cela de ce que l’on peut considérer, linguistiquement parlant, comme une « conscience de classe sociospatiale ». C’est ainsi qu’ils relèvent, à l’instar des linguistes, les particularités langagières qui fondent cette originalité (Singy, 2004). Mais cette conscience de classe sociospatiale des francophones de périphérie se révèle aussi au travers de l’acceptation d’une certaine sujétion linguistique par rapport à la France, certes plus ou moins accusée (e.g. Moreau, Bouchard et al, 2008), voulant qu’une large part de ces locuteurs apparaît convaincus que la variété de prestige du français leur est extérieure, étant l’apanage exclusif des « Parisiens » ou, plus généralement, des « Français ».
6 Le mode d’organisation inégalitaire de l’espace ayant le français en partage amène par ailleurs nombre de francophones de périphérie à faire montre de deux types de manifestations qui peuvent être qualifiées de « réactions de classe sociospatiale » en ce qu’elles résultent d’un jeu du social et du spatial combinés (Singy, 1996). Développée exclusivement en direction de la France, la première de ces réactions de classe sociospatiale réside dans ce qu’il est difficile de désigner autrement que comme un sentiment d’infériorité linguistique, surtout quand il conduit à tenter de gommer son accent devant un interlocuteur du centre (e.g. Moreau et Bauvois, 1998). Une seconde réaction de classe sociospatiale rencontrée chez nombre de francophones de périphérie s’incarne dans un sentiment d’insécurité linguistique qui se traduit dans les faits par une propension à déprécier et à valoriser dans le même temps la variété locale du français qui est la leur [9] (e.g. Francard, 2010 ; Singy, 2004).
2.1. Quid des locuteurs des jeunes générations ?
7 Force est de constater cependant que les observations rapportées ci-dessus concernent principalement des populations de francophones de périphérie adultes et que l’on ne sait à peu près rien s’agissant des locuteurs plus jeunes. L’étude dont il est question ici visait précisément à déterminer ce qu’il en est des jeunes générations en ces matières, cela en prenant pour terrain d’enquête la Suisse romande et pour objet les représentations [10] des jeunes y résidant à propos du français compris en termes de variétés liées à la prise en compte des facteurs sociospatial et générationnel.
8 Pour ce qui concerne la partie de l’étude centrée sur la variété langagière tenue pour propre aux jeunes générations, deux hypothèses de recherche majeures ont été formulées. La première postulait que cette variété appelle au développement par les jeunes Romands de représentations partiellement conditionnées par le mode d’organisation inégalitaire des espaces francophones. À cet égard, tout indique que les variétés langagières juvéniles de périphérie présentent certaines des caractéristiques des variétés diatopiques du français. Ainsi, comme ces dernières, elles ont toute chance, sous la pression du prestige conféré à une variété centrale, d’être largement marquées par l’emprunt et, dès lors, en quelque sorte assujetties à cette variété centrale. Par ailleurs, à l’instar de ce qui a été observé pour les variétés diatopiques du français (Warnant, 1973), toute variété langagière juvénile de périphérie est de nature à pouvoir apparaître provinciale, en ce sens qu’elle ne crée pas d’éléments lexicaux susceptibles d’être empruntés hors de sa zone d’influence, marginale, parce que n’adoptant les innovations qu’avec un certain retard et, enfin, régionale, dans la mesure où elle est formée d’un certain nombre de traits linguistiques originaux que seul le contexte géopolitico-linguistique propre à son aire d’extension peut expliquer.
9 Quant à la seconde hypothèse, elle admettait, d’une part, que les jeunes Romands se retrouvent pour reconnaître l’existence d’un ensemble de pratiques discursives caractéristiques des jeunes générations et, d’autre part, qu’ils perçoivent ces pratiques comme une réalité sociale relativement homogène au plan local, mais qui offrent, quand il s’agit de les faire entrer dans une comparaison, une certaine hétérogénéité comprise essentiellement en termes de diversité nationale.
10 Afin de pouvoir illustrer grâce à des données qualitatives comment se reflète le rapport entre centre et périphérie dans les représentations que se forge la jeune génération romande à propos de la variété langagière juvénile locale, il importe encore de préciser l’approche méthodologique ayant permis la production des données.
3. Éléments de méthode
11 Ayant pour objectif central de saisir le rapport que les jeunes Romands entretiennent avec le français essentiellement dans ses variations régionales et générationnelles, rapport postulé comme étant conditionné par la situation de francophones de périphérie qu’ils connaissent, l’étude, conduite entre les années 2006 et 2008 [11], a pris la forme d’une analyse contrastive. En effet, il s’est agi de mettre en lien un certain nombre de données sociologiques objectives et subjectives (biographiques) avec un corps de représentations traversées par des préoccupations identitaires et circonscrites à trois variétés du français (français local, français central et variétés langagières des jeunes), tout comme aux locuteurs de ces variétés.
3.1. Terrain d’enquête et population
12 Concernant le terrain d’enquête, on se limitera ici à signaler qu’il couvre trois cantons de Suisse romande : Genève, Vaud et Neuchâtel. Offrant, réunis, plusieurs configurations territoriales représentatives du paysage suisse (centres urbains, agglomérations de petite et moyenne importance, couronnes péri métropolitaines, communes rurales), ces trois cantons se trouvent en outre avoir le français pour seule langue officielle. Ils connaissent cependant un plurilinguisme social notable, reflet de la présence de populations migrantes allophones, ayant – notamment et par ordre décroissant d’importance en termes de nombre de locuteurs – le portugais, l’anglais, l’espagnol, l’albanais, le serbe et croate comme langue première [12].
13 Nous avons réuni soixante-deux individus au sein d’un collectif, dans le but d’apprécier la pertinence des hypothèses de recherche dans le cadre d’une démarche explicative et compréhensive. Ce collectif s’est voulu indicatif des jeunes Romands âgés de 16 à 20 ans au moment de l’étude, en tenant compte des identités sociales fondées sur le sexe, la formation, le lieu de résidence et l’origine nationale [13]. En conformité avec la réalité locale, signalons que la répartition au sein du collectif au plan de la formation veut qu’environ un tiers des enquêtés soit dans une filière d’éducation supérieure (lycée ou université), les deux autres tiers suivant une filière professionnalisante (par exemple, apprentissage dans une entreprise complété par un enseignement).
14 Le recrutement des enquêtés a été rendu en partie possible grâce au concours d’un certain nombre de témoins privilégiés (animateurs de quartiers, enseignants, etc.) interrogés lors d’entretiens exploratoires menés dans une première phase de l’étude. L’effet « boule de neige » a par ailleurs permis d’accéder à plusieurs membres du collectif.
3.2. Production et analyse des données
15 La technique de l’entretien semi-directif compréhensif a été privilégiée pour saisir les représentations linguistiques des sujets concernés par l’étude. Fondé sur des données tirées d’entretiens exploratoires, le protocole d’entretien a été élaboré de sorte à permettre une investigation de thématiques larges [14] telles que : usages et fonctions de la variété langagière juvénile, contextes et situations d’utilisation. À noter ici que l’étude a été présentée aux enquêtés comme un travail visant à connaître le point de vue des jeunes de Suisse romande sur le français dans sa diversité (géographique et sociale) et tel qu’on le parle aujourd’hui. S’agissant d’aborder la question des pratiques langagières possiblement propres à leur génération, nous avons raisonné devant les enquêtés, tout en étant conscients du possible impact lié à pareille catégorisation, en termes de « façon de parler » (des jeunes) dans certaines situations d’interaction, autrement dit sans recourir explicitement au glossonyme « parler jeune ». Dans le but de limiter l’impact du phénomène de désirabilité sociale (Guimond, 2010), les enquêtés ont été instruits de manière insistante sur le fait que l’investigation à laquelle ils acceptaient de se soumettre n’avait aucune visée évaluative quant à leurs propres compétences langagières.
16 Transcrits, les soixante-deux entretiens ont été soumis à une analyse de contenu de type sémantique/thématique fondée pour partie sur le modèle de l’Imaginaire linguistique (Houdebine, 1998). S’articulant autour des représentations linguistiques (Canut, 1996), ce modèle permet, sur la base des commentaires que les sujets parlants sont amenés à formuler à propos des langues et de leur mise en pratique, de dégager et de classer des savoirs intuitifs sur les faits de langue, qualifiés en l’espèce de normes. Ces normes doivent être envisagées, au vu de leur contenu, comme des normes évaluatives – autrement dit des commentaires épilinguistiques avec ou sans valeur qualifiante ou hiérarchisante –, des normes communicationnelles – à savoir des commentaires à propos d’ajustements discursifs visant à assurer l’intercompréhension –, des normes prescriptives –, c’est-à-dire des arguments en lien avec le bien parler/écrire et référant à un discours officiel –, et des normes fictives – soit des arguments de type esthétisant, historisant, identitaire et identificatoire (Houdebine, 1998).
4. Résultats choisis
17 Avant de livrer quelques résultats – parmi les plus topiques – témoignant d’un certain conditionnement par le sociospatial de l’imaginaire linguistique des jeunes interrogés, il convient de relever un élément factuel : la présence sur le marché linguistique de Suisse romande de pratiques symboliques spécifiques à la jeune génération apparaît une réalité sociale effective pour les sujets interviewés. En effet, la presque totalité des enquêtés déclare mettre en œuvre de telles pratiques, de manière plus ou moins intensive, en fonction notamment de leurs interlocuteurs.
4.1. Une claire conscience linguistique
18 Invités à en préciser les contours, les enquêtés n’ont pas de difficultés à décrire les pratiques langagières supposées propres aux jeunes générations dont ils usent tout comme les fonctions qu’ils leur attachent. À propos de ces dernières, la plupart des enquêtés raisonnent principalement en termes identitaires et crypto-ludiques, conformément à ce qui a déjà été maintes fois observé en francophonie comme ailleurs (Androustopoulos, 2005). En outre, la plupart des enquêtés définissent la variété langagière juvénile à laquelle ils disent recourir comme une langue parasitaire, pour le dire dans les termes du linguiste (Liogier, 2002). À l’examen de leurs commentaires, il apparaît qu’ils considèrent en effet que cette variété respecte pour l’essentiel les contours du noyau dur – phonologie et syntaxe – de la langue locale. Tout en offrant quelques particularités suprasegmentales [15], elle se distingue cependant, selon eux, clairement au plan lexical de la langue locale. À cet égard, les enquêtés évoquent plusieurs des procédés de création lexicale activés par d’autres jeunes francophones (e.g. Goudaillier, 2001). C’est ainsi que plus de la moitié des jeunes interrogés fait référence à des métaplasmes par déplacement de syllabes (métathèses), alors que près d’un enquêté sur dix évoque le procédé de création de métaplasme par suppression syllabique (aphérèses ou apocopes). Concernant la question des emprunts, c’est l’anglais qui est le plus souvent cité (un sixième du collectif) comme langue source, alors qu’aucune des langues de la migration présentes en Suisse – en l’occurrence l’albanais, l’arabe, l’espagnol – n’est mentionnée, respectivement, par plus d’un enquêté. Enfin, il faut encore relever que près du tiers du collectif considère que les pratiques langagières des jeunes générations de Suisse romande se caractérisent par la présence d’éléments lexicaux du domaine de l’axiologie négative (Trimaille et Billiez, 2007), telles les injures ou insultes.
19 Interrogés sur une possible similitude entre les variétés langagières juvéniles observables en Suisse et France, seul un tiers des enquêtés considère qu’elles se confondent en tout point en raison de références télévisuelles et musicales communes, d’une part, et de préoccupations et d’une vision de la vie propres à la jeunesse en général, d’autre part. Les deux tiers des enquêtés restants expriment un avis contraire, sans que celui-ci n’apparaisse conditionné par l’une ou l’autre des quatre composantes de l’identité sociale retenues comme variables pour l’étude, à savoir le sexe, la formation, le lieu de résidence et l’origine nationale. Si certains d’entre eux se limitent à relever l’existence de différences d’ordre lexical, d’autres considèrent que les pratiques langagières proprement juvéniles de Suisse romande s’écartent nettement plus d’un certain standard dans le domaine que celles qu’ils attribuent à leurs grands voisins. C’est précisément l’opinion de cet enquêté pour qui les jeunes Romands apparaissent de pâles locuteurs (des oin-oin [16]) en regard de leurs homologues français :
20 […] eux, ils vont donc plutôt parler, je pense, comme dans les chansons de rap en verlan tout comme ça, puis c’est prendre la voix du gros dur. Alors qu’en Suisse, si on parle un peu, le parler jeune c’est plutôt, le français un peu bidouillé […] ouais c’est plus poussé dans leur parler jeune alors qu’en Suisse on est moins développé, on est moins, on est les oin-oin.
21 Par ailleurs, une part notable du collectif fait montre d’une conscience linguistique clairement « sociospatiale », en insistant sur le fait que la variété langagière juvénile de Suisse romande est pour l’essentiel le fruit de l’imitation. En témoignent notamment les propos de cet enquêté qui insiste sur le poids qu’exerce la variété langagière juvénile centrale non seulement sur les pratiques des jeunes Romands, mais encore sur celles de l’ensemble des autres jeunes locuteurs francophones de périphérie :
22 […] on les copie [les jeunes de France] un peu parce que, c’est eux qui parlaient, qui parlaient en premier le verlan et puis après en Suisse on a parlé. Mais c’est comme ça dans tous les pays qui parlent le français.
23 L’acceptation d’une certaine sujétion linguistique à la France révélée dans les propos donnés ci-dessus se traduit également chez nombre de nos enquêtés par une tendance à voir dans la variété langagière juvénile centrale que l’on adopte – ou copie pour le dire dans les termes des jeunes cités ici –, une variété en quelque sorte de référence. C’est bien ce que semble reconnaître cet enquêté (« il faut pas trop se mentir », précise-t-il) qui souligne la volonté que peuvent avoir certains jeunes Romands – en s’appropriant certains traits linguistiques – à ressembler à leurs pairs français :
24 […] ce qu’on pourrait dire c’est que les Suisses copient les jeunes de France. Parce que, il faut pas trop se mentir je dirais que c’est un peu ça quand même, c’est pas mal de copie, on s’identifie à eux.
25 En outre, il ressort des réponses des enquêtés qui conçoivent des différences entre les pratiques langagières de jeunes attestées sur les sols helvétique et français une conscience de classe sociospatiale de nature à leur permettre de se représenter assez clairement la provincialité, la marginalité et la régionalité de la variété langagière juvénile locale. Ainsi, plusieurs d’entre eux relèvent que la Romandie ne dispose pas de canaux informationnels [17] qui pourraient assurer la diffusion d’innovations locales hors de son territoire. Tel est le cas de cet enquêté qui thématise l’unidirectionnalité – du centre vers la périphérie – de la diffusion d’éléments appelés à être largement empruntés et par là même le caractère provincial de la variété langagière de jeunes qui est la sienne :
26 […] ça vient pas mal de France, c’est vrai que les mots suisses qu’on pourrait retrouver dans le parler jeune, sont pas très courants […] les Français c’est quand même un plus grand pays, puis euh, nous la télévision par exemple on l’a, elle vient de France, mais les Français n’ont pas les télévisions suisses.
27 Par ailleurs, nombre d’enquêtés semblent pleinement conscients du caractère régional de la variété langagière juvénile locale dans la mesure où cette dernière présente un certain nombre d’éléments linguistiques qu’explique le contexte sociolinguistique propre à la Suisse romande. À preuve, les propos de cet enquêté convaincu que des expressions utilisées par les jeunes Romands, bien qu’empruntées au centre, présentent une certaine originalité en raison de l’influence du local – la « sauce romande » – qu’ils subissent :
28 […] ils prennent beaucoup d’expérience, d’expressions françaises dans le langage qu’on adapte ensuite à la sauce romande c’est évident mais je pense qu’il en est largement inspiré […].
29 Enfin, il ne manque pas d’enquêtés pour relever la présence d’archaïsmes dans la variété langagière juvénile locale, mettant par là même en évidence le caractère marginal de celui-ci. À cet égard, plusieurs d’entre eux insistent sur l’adoption tardive par les jeunes Romands de formes attestées sur sol français, allant parfois, comme le fait cette enquêtée, jusqu’à évaluer en années le décalage en termes d’usage de ces formes :
30 […] il y a des expressions que j’ai entendues par des, vraiment par des amis parisiens en France et qui sont arrivées deux ans plus tard à Genève.
4.2. Un certain rapport aux pairs de France
31 L’incidence du rapport entre centre et périphérie au sein de l’espace francophone se manifeste également chez de nombreux enquêtés au travers de représentations linguistiques reflétant un certain malaise, voire un sentiment d’infériorité linguistique certain. En témoignent les résultats liés à une question construite en vue d’objectiver ce qui constitue, selon nous, une réaction de classe sociospatiale à l’endroit exclusif des locuteurs du centre. Cette question projective était fondée sur une vignette rapportant le sentiment de malaise vécu par un jeune Romand amené à interagir avec un jeune Français. Pratiquement, les enquêtés étaient invités à éclairer les raisons à la base de ce sentiment de malaise puis à se positionner par rapport à pareille situation.
32 Un examen de leurs réponses montre qu’un quart des enquêtés accorde une même valeur aux diverses pratiques langagières juvéniles et trouve donc infondé le malaise évoqué. Pour ces derniers, il apparaît que les variétés langagières juvéniles de Suisse et de France sont, certes, de nature différente, mais d’égale valeur et qu’en conséquence leurs locuteurs respectifs ne peuvent que vivre en bonne harmonie. C’est bien ce que semble dire cet enquêté quand il évoque l’existence de deux variétés dites jeunes – deux langages dans ses termes – distinctes qui ne représentent rien d’autre que deux manifestations d’un mode d’expression commun aux jeunes générations de Suisse romande et d’outre Jura :
33 […] moi je vois pas vraiment, ouais pourquoi être mal à l’aise alors que c’est notre langage on va dire. C’est notre langage, leur langage et puis voilà, ça fait un tout.
34 Les propos de cette autre enquêtée vont tout à fait dans le même sens témoignant, par surcroît, très explicitement de cette implication personnelle attendue dans tout questionnement projectif :
35 […] on a chacun notre langage, donc je verrais pas pourquoi on serait mal à l’aise pour un langage, on a chacun notre façon de parler et puis je sais pas pourquoi je me moquerais d’une façon.
36 Il reste cependant que les trois quarts des membres du collectif considèrent au contraire comme plausible et compréhensible le malaise rapporté dans la question projective et y apportent aisément une explication. Cette explication, sans qu’elle ne soit influencée par telle ou telle des caractéristiques sociobiographiques des répondants (à savoir, sexe, formation, lieu de résidence, origine nationale), consiste le plus souvent à reconnaître aux jeunes Français un statut d’interlocuteur qui en impose du fait de pratiques langagières juvéniles clairement plus routinisées :
37 […] c’est vrai que ça peut être intimidant de parler avec des Français qu’ont l’habitude et qu’ont peut-être plus la pratique de ce langage.
38 À cette idée que les jeunes Français font montre, s’agissant des usages langagiers juvéniles, d’un maniement plus performant s’ajoute, pour plusieurs enquêtés, celle d’un écart entre jeunes de Suisse romande et de France en termes de maîtrise. Cet écart apparaît susceptible de constituer une source potentielle d’exclusion, laquelle prend part à l’explication du malaise exposé dans la question projective. C’est le cas de cet enquêté qui souligne combien peut être emprunté et/ou dépassé un jeune Romand devant un jeune Français dont la pratique de la variété langagière juvénile s’avère si « avancée » que cette dernière en devient, pour ainsi dire, cryptique :
39 Ouais y sont plus avancés. Ils sont vraiment dedans quoi, ils sont là, quand t’arrives dans les cités tu comprends rien, c’est tatata ça s’enchaîne.
40 C’est en outre, aux yeux de certains, le caractère extrême des pratiques langagières de jeunes sur sol français – plus exagérées, plus choquantes, pour paraphraser l’enquêté cité ci-dessous – qui semble se révéler intimidant et source de malaise pour les jeunes Romands. A cet égard, on relèvera le rapport de similitude sur lequel insiste cet enquêté entre les situations qui installent dans un contexte d’interaction, d’une part, un jeune Français et un jeune Romand et, d’autre part, un jeune et un adulte ; lesquels se trouveraient tous en position de « in-betweens », pour reprendre la terminologie de Eckert (1989) :
41 Ouais parce que en France je pense ils exagèrent plus, donc nous, ça fait un peu le même phénomène je pense, les adultes avec nous : nous on arrive là-bas puis on se sent un peu à l’écart et puis ça nous choque aussi, on se dit, parce que c’est les deux extrêmes quoi, puis nous on est un peu au milieu, il y a les parents c’est un extrême entre guillemets, puis il y a les jeunes de la banlieue en France, puis nous on est ni d’un extrême ni de l’autre […].
42 Enfin, plusieurs membres du collectif en appellent au rapport innovateur/suiveur pour expliquer le malaise du jeune Romand mis en scène dans notre questionnement. C’est de toute évidence ce rapport qui est évoqué dans les propos livrés ci-dessous. Leur auteur souligne le sort guère enviable attaché à la position d’imitateur, tout comme l’inconfort que peuvent éprouver les jeunes Romands convaincus que ceux qu’ils imitent les tiennent en faible estime en raison de l’écart qui sépare une variété langagière juvénile tenue pour originale et sa copie :
43 […] je sais pas peut-être parce qu’ils les recopient un peu, puis, peut-être que après ils se disent ils sont, ils sont cons [les jeunes Romands], ils font pas comme eux [les jeunes Français], c’est pas comme ça, puis eux ils essaient, ils essaient de parler comme eux, mais ils savent pas s’ils le font vraiment.
44 Il convient encore d’ajouter ici un élément d’information. Celui-ci tient dans ce qu’il ne s’est pas trouvé un jeune enquêté de notre collectif qui ait été surpris par les termes de la question projective. Comme tend à le confirmer un sondage exploratoire faisant suite à l’étude proprement dite, il en eût été, sans doute, tout autrement si la question avait mis en scène, en lieu et place d’un jeune Français, un jeune Belge, en d’autres termes un francophone de périphérie.
5. En guise de conclusion
45 Les résultats exposés à l’instant semblent livrer plusieurs enseignements. Ils montrent tout d’abord de jeunes Romands à la conscience linguistique aiguisée s’agissant de la valeur à laquelle peut prétendre sur le marché linguistique francophone la variété langagière juvénile – périphérique – à laquelle ils disent recourir de manière plus ou moins intensive. On laissera au lecteur le soin d’en juger, mais il apparaît difficile d’en appeler à autre chose qu’à une intériorisation de la hauteur fort limitée de cette valeur pour expliquer le rapport singulier qu’une bonne part – ils ne sont visiblement pas tous concernés – des jeunes locuteurs romands paraît entretenir avec leurs homologues installés en zone centrale de l’espace francophone. De ce point de vue, on ne peut pas ne pas relever que nombre de jeunes de Suisse romande, engagés dans un processus de transition les conduisant à tenter de se distinguer linguistiquement de ceux-ci au travers de pratiques symboliques codifiées, partagent néanmoins avec leurs aînés une même communauté de destin, en ce qu’ils semblent avoir pleinement acquis cet habitus linguistique (Bourdieu, 1982) « de périphérie » qui appelle à se forger une image des variétés du français empreinte d’un certain rapport au centre.
46 Ces mêmes résultats ont été produits, autant que faire se peut, dans le respect de la célèbre recommandation faite aux chercheurs des sciences sociales les appelant à toujours s’interroger sur les objets qu’ils font et sur ce qu’ils font aux objets (Bourdieu, Chamboredon et al, 1968). Ils contribuent en cela à la réflexion au cœur du présent volume. En effet, ils constituent une invitation à la prudence pour tous ceux qui seraient encore tentés de raisonner au travers d’une catégorie réunissant en termes homogénéisants les jeunes générations quand il s’agit d’éclairer ces pratiques symboliques ritualisées – et les représentations qui leur sont associées – rangées sous l’appellation « parlers jeunes », autrement dit sans tenir compte d’autres identités sociales que celle fondée sur l’appartenance à une classe d’âge plus ou moins arrêtée. L’étude témoigne, à cet égard, assez clairement du poids qu’une identité de francophone de périphérie peut exercer sur les représentations développées par de jeunes Romands à propos de ces pratiques. Mais, il ne s’agit pas pour autant d’en appeler ici au plan explicatif à un déterminisme aveugle. On l’a vu, les jeunes Romands ne constituent pas une catégorie homogène, ainsi que le révèle l’absence d’un plein consensus autour de ce rapport entre usages langagiers et jeunes générations tel qu’envisagé dans ces pages.
Notes
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[1]
Malgré la dimension biologisante et donc universalisante qu’il évoque (Androutsopoulos et Georgakopoulou, 2008), c’est faute de mieux et par commodité que le terme adolescent est adopté dans le présent contexte. C’est également par commodité que l’on adopte le terme jeune.
-
[2]
On ne peut pas ne pas rappeler ici que concevoir sans précaution la jeunesse en la situant avant l’entrée dans le monde des adultes, donc de fait avant de rejoindre l’univers professionnel, c’est oublier que l’Organisation Internationale du Travail (OIT) évaluait en 2011 à plusieurs dizaines de millions le nombre d’enfants de moins de 15 ans déjà sur le marché du travail. Sur ce point, voir l’ouvrage de Johanna Wyn et Bob White (1997).
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[3]
Comment ne pas évoquer l’impact négatif sur l’image des jeunes populations (Auzanneau, 2009) que peut exercer cette spectacularisation du déviant (Gasquet-Cyrus, 2002) à laquelle procèdent nolens volens certaines études de type dictionnarique (Androutsopoulos, 1998).
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[4]
Recherche financée par le FNS (n° 405640-108613) – requérants P. Singy, F. Poglia Mileti/collaborateurs : C. Bourquin, P. Ischer, E. Zalla.
-
[5]
Même si elle demeure problématique à certains égards, cette expression « parler jeune », dont la mise au pluriel est plus que bienvenue (Bulot, 2004), semble faire l’objet d’un certain consensus parmi les spécialistes (Trimaille et Billiez, 2007).
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[6]
Constitue une classe sociospatiale, tout groupe social déterminé par une appartenance spatiale (Reynaud, 1981).
-
[7]
Conçu davantage comme étant la pratique de francophones socialement situés que comme une entité linguistique topologiquement repérable, le français central est considéré ici comme la variété de français d’usage au sein des classes moyennes supérieures et supérieures (Lodge, 1997), qu’elles résident à Paris ou – à condition de pouvoir faire état d’une pratique linguistique libre de traces régiolectales – dans tout autre point de l’aire francophone.
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[8]
À noter que ce type d’inégalités s’observe également dans les limites d’une seule et même nation (e.g. Juillard et Wald, 1994).
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[9]
Cette double attitude n’est contradictoire qu’en apparence. Ainsi, relevant d’une classe sociospatiale périphérique, Romands, Belges et Québécois peuvent avoir de bonnes raisons pour dévaluer une variété locale dont ils connaissent la faible valeur sur le marché linguistique (Bourdieu, 1984) francophone. Mais, dans le même temps, installés en situation de sujétion linguistique, ces mêmes locuteurs peuvent aussi avoir de bonnes raisons, au travers de stratégies de compensation en quelque sorte (Francard, 2010), de valoriser leur régiolecte s’ils veulent porter celui-ci à la reconnaissance – et par là même l’ensemble territorial auquel ils appartiennent.
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[10]
Au vu du débat dans le champ de la sociolinguistique autour de la question des données attitudinales, il importe de préciser que notre définition de la notion de « représentation linguistique » est conforme à celle qu’en donne, par exemple, Petitjean (2009 : 67) pour qui il s’agit d’une représentation sociale de la langue qui renvoie, pour un groupe d’individus donné, à un faisceau de connaissances non scientifiques, socialement élaborées, partagées et fondamentalement interactives.
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[11]
Cette étude s’inscrit dans le cadre d’un programme national de recherche portant sur la diversité des langues et compétences linguistiques en Suisse (PNR56, Fonds National de la recherche Scientifique). Elle a relevé plus précisément de l’axe de recherche « langue et identité ». Voir, http://www.nfp56.ch/f.cfm
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[12]
Source : Office Fédéral de la Statistique (OFS).
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[13]
Il a par ailleurs été tenu compte de la profession des parents des jeunes interrogés et, pour ceux concernés, de leur parcours de migration.
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[14]
Nous nous centrons ici sur la partie du protocole d’entretien relative aux variétés langagières de jeunes en écartant d’autres thématiques, comme le rapport au français local par exemple.
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[15]
La mention de ce type de particularités n’est le fait que d’une minorité de répondants, lesquels évoquent généralement un « accent » particulier, assimilé notamment à celui des cités, en l’occurrence françaises. S’agissant des propriétés phoniques effectives de ce type d’« accent », on renverra le lecteur au travail de Fagyal (2010) basé sur des échantillons de paroles recueillis en région parisienne.
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[16]
Oin-oin est un personnage falot à l’origine d’histoires drôles circulant en Suisse romande.
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[17]
Les programmes télévisuels français sont diffusés et largement suivis dans les foyers de Romandie, alors que les deux chaînes de télévision romande se limitent à une audience locale.