CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

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« L’avenir de nos sociétés repose sur la possibilité pour les enfants d’avoir un développement physique et psychologique optimal. Jamais auparavant, on n’eut autant de connaissances pour répondre au désir des familles et des sociétés d’élever les enfants de façon à ce qu’ils réalisent pleinement leur potentiel »
(Organisation Mondiale de la Santé, 2014).

2Si la France a fondé l’exercice moderne de sa force publique en direction des parents au travers de politiques de compensation financière (via les dispositifs d’allocations familiales) et de soutien sanitaire (Protection Maternelle et Infantile – PMI notamment –), on observe depuis les années 1990 une extension de la juridiction des institutions publiques vers le champ du soutien à la fonction parentale. Ce soutien est promu par les acteurs les plus variés : protection de l’enfance, santé publique, politiques éducatives, familiales et de lutte contre la délinquance juvénile.

3Plusieurs dispositifs initiés par l’État vont ainsi se mettre en place afin de soutenir les parents en situation de questionnement, de fragilité et de difficulté. Ces dispositifs contribuent ainsi au développement du bien-être et à l’épanouissement des enfants. Ils s’inscrivent dans la lignée des recommandations de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant – CIDE – (Organisation des Nations Unies, 1989) qui place le parent en situation de responsabilité face au développement de son enfant et, plus récemment, du Conseil de l’Europe sur les politiques visant à soutenir une parentalité « positive » (2006). La formalisation des Lieux d’Accueil Enfants-Parents (LAEP) en 1996 et la mise en place en 1999 des Réseaux d’Écoute, d’Appui et d’Accompagnement des Parents (REAAP) constituent quelques exemples de l’investissement des pouvoirs publics et tout particulièrement de la branche famille dans ce domaine.

4Un tournant a donc été effectué dans les années 1990 et 2000, dès lors que ces initiatives, qui relevaient pour l’essentiel de la société civile, ont trouvé un relais et une reconnaissance par les pouvoirs publics (Boisson, 2010). Les années 1990 sont également marquées par un investissement de l’État autour de la responsabilisation parentale, dans une approche davantage « sociale-compréhensive » que « sécuritaire-responsabilisante ». Aux côtés de l’ensemble de ces dispositifs, plusieurs instances publiques contribuant à la mise en place d’une politique globale de soutien à la parentalité vont également voir le jour à la fin des années 2000 (e.g. Comité National de Soutien à la Parentalité en 2010).

5En marge de la mise en place de dispositifs institutionnels (action traditionnelle de l’État-Providence), on observe également dans les années 2000 le développement de recommandations en faveur de l’implantation d’interventions préventives. Ainsi, le rapport de l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM) sur le trouble des conduites de l’enfant et de l’adolescent recommandait-il d’« implanter des méthodes et des programmes de prévention validés […] ciblant les parents, les enfants, les enseignants » (INSERM, 2005, p. 376). Ce rapport marque une réelle rupture entre des modèles traditionnels d’intervention centrés sur les institutions, via une couverture universelle de la population, et des modèles fondés sur des données scientifiques probantes ciblant les individus ou les familles. Le passage de modèles traditionnels français en matière de prévention et de protection sociale, vers des recommandations en faveur d’interventions plus « proactives », anticipatrices et reposant sur des expériences étrangères fit l’objet, au courant des années 2000, d’un mouvement de protestation citoyen et professionnel (e.g. Collectif pas de zéro de conduite, 2011). Ce mouvement, dépassant la question du soutien à la parentalité pour se reconfigurer en débat sur la prévention précoce, ses méthodes et ses instruments, reposait sur une ligne argumentaire critique (a) de l’origine des programmes et de leur transposition culturelle en France, (b) des méthodes d’évaluation et de promotion de ces programmes, fondés sur des données probantes (evidence-based), (c) de l’absence de considération des dispositifs français existants (Saïas, Delawarde et Briffault, 2015).

6Cette controverse, qui cristallisera les débats jusqu’au début des années 2000, n’empêchera pas des institutions modernisatrices (e.g. Hamel et Lemoine, 2012) d’ériger les dispositifs fondés sur des données probantes en provenance d’Amérique du Nord comme modèles d’un nouvel État social préventif. Il s’agirait de rationaliser l’investissement social et, plus généralement, de rendre les politiques sociales plus opérantes sur la base de données d’évaluation scientifique crédibles venant garantir l’efficacité et l’efficience des actions engagées.

7De l’usage des actions de prévention sociale par le soutien à la parentalité dans les années 2000, on observe une transition douce vers le champ de la santé publique. La parentalité y serait soutenue afin de prévenir un certain nombre de troubles sanitaires (troubles mentaux, suicide, abus de substances psychoactives…). Il est ainsi recommandé dans plusieurs plans gouvernementaux d’« agir sur l’environnement et les comportements en renforçant les compétences psychosociales des parents et des enfants » (Mission interministérielle de la lutte contre les drogues et la toxicomanie, 2013, p. 15) ou encore de « [mettre] en œuvre d[es] actions de promotion de la santé mentale dont l’efficacité a été démontrée telles que des programmes de soutien à la parentalité » (Ministère chargé de la santé, 2012, p. 17).

8Dans cette optique, le soutien à la parentalité vise à renforcer les compétences des parents dans l’éducation de leurs enfants et plusieurs programmes nord-américains sont cités par les pouvoirs publics comme étant de nature à permettre la promotion de ces « compétences parentales ».

9Une récente revue de littérature (Delawarde, Briffault et Saïas, 2014a) a mis en évidence que les programmes de soutien à la parentalité reposent essentiellement sur des références épidémiologiques et de santé publique et montrent un attachement à des logiques de risque (prévention des pratiques parentales négatives par l’apprentissage de compétences parentales, par exemple). Leur diffusion requiert ainsi un passage par l’évaluation scientifique, ce qui suscite en France des débats sur la légitimité de la preuve obtenue dans un cadre paradigmatique restreint (démarche expérimentale), émanant d’autres contextes internationaux (États-Unis notamment) (Delawarde, Briffault et Saïas, 2014b).

10Aussi, entre logique de benchmarking scientifique (Bruno et Didier, 2013) et changement des repères familiaux, on observe actuellement ce qui semble être une volonté politique d’adapter les actions publiques à l’émergence de besoins, correspondant à de nouvelles réalités sociales, par le biais d’interventions plus « proactives » auprès des familles. On passerait ainsi d’une logique pluridécennale de « soutien » (financier et social) à une logique transversale de « promotion » (des « compétences » parentales).

11Adoptant une rhétorique science-push et progressiste, ce mouvement politique et professionnel est fréquemment critiqué pour sa rupture avec les modèles traditionnels de l’État social français (Giampino, Golse, Lenoble, Masson et Suesser, 2014). Les actions promues sont souvent taxées d’outils de contrôle social et d’instrument de politiques conservatrices.

12Comment ce paradigme prend-il place en France à l’heure actuelle ? Quels sont les modèles anthropologiques mobilisés en matière de parentalité ? Et derrière l’aspect intégré et transversal des compétences de vie (life skills) déclinées pour les parents, cette volonté relève-t-elle finalement d’une logique de promotion de la santé ou de gouvernementalité (Foucault, 1978) via une rhétorique positive et positiviste ?

13Dans la continuité des recherches descriptives menées sur la nature des programmes d’intervention, sur les représentations sociales et les discours des acteurs engagés dans ce champ, notre équipe de recherche a souhaité mettre en évidence les principaux éléments constitutifs des discours politiques de 2007 à 2013. Le choix a porté sur cette période où la transition des discours est rendue plus apparente, en France, par l’augmentation de la production de littérature dans le champ politique. Cette recherche vise à souligner les objectifs attendus par les pouvoirs publics, afin de contribuer à la compréhension globale de cette transition politique. Cet article présente les résultats d’une recherche documentaire analytique menée sur les documents de cadrage (de préfiguration ou gouvernementaux) français produits au cours de la période 2007-2013 où les premières recommandations gouvernementales formalisées en faveur de la mise en place d’actions validées de soutien à la parentalité ont été publiées. Les principaux résultats issus de documents comparables en provenance des États-Unis seront également présentés, afin de proposer une analyse par contraste des cultures politiques, sociales et scientifiques sur lesquelles reposent les actions à destination des parents, identifiées par les pouvoirs publics.

Méthodologie

Recherche documentaire

14La recherche documentaire réalisée s’inscrit dans un projet de recherche plus large intitulé Parenting Here and There[6] et dont l’objectif est d’identifier la nature des représentations du soutien à la parentalité chez les acteurs politiques, les professionnels et les parents, en France et aux États-Unis, dans une perspective sociologique comparative.

15Cette recherche documentaire, premier axe du projet, visait donc à repérer et colliger les principaux documents politiques contemporains publiés entre 2007 et 2013 abordant la question de la parentalité ou du soutien à la parentalité.

16La recherche a été menée à partir de moteurs de recherche internet en utilisant les termes « soutien à la parentalité », « politique + parentalité + France » et « politique + famille + France » (France) ou « family + policy », « family + politics », « parenting + policy », « parenting + politics » « parenting + support + USA », « parenting + programs + USA » (États-Unis) et en repérant par la suite les documents secondaires cités fréquemment par les documents-source.

17Deux types de documents politiques ont été identifiés : ceux présentant une position gouvernementale et d’autres documents ayant une vocation d’expertise ou de prospective, c’est-à-dire visant à éclairer les pouvoirs publics en dressant des scénarios envisageables pour les futures politiques publiques.

Analyses

18Une analyse catégorielle de contenu (Smith, 1995) a été réalisée par deux membres de l’équipe de recherche sur l’ensemble des documents sélectionnés. Cette analyse avait pour objectif de retracer les thèmes dominants portant sur la parentalité ou le soutien à la parentalité. Une catégorisation préliminaire a été fournie par la première lecture et a été confrontée de manière itérative au corpus complet. Les catégories hiérarchisées (thèmes principaux et secondaires) sont présentées ici. Les documents ont été analysés en fonction des contextes sociaux, juridiques, politiques et culturels de chaque pays.

19Par soucis de concision et de lisibilité, cet article rassemble les résultats issus de l’analyse des documents français. Il abordera succinctement les principaux résultats américains en vue de porter un regard analytique par contraste sur les éléments mobilisés dans les documents français.

Résultats

20Trois thématiques principales ont été identifiées dans le corpus français analysé :

  • Les recompositions familiales et l’intérêt de l’enfant, où l’on voit plus précisément l’intérêt des institutions pour l’impact des mutations familiales et sociales sur l’intérêt social ou sanitaire de l’enfant ;
  • Les interventions auprès des familles, au sein desquelles on observe une différence paradigmatique entre les interventions responsabilisantes, les interventions éducatives et les interventions de soutien à la parentalité reposant sur des substrats psychodynamiques ;
  • Des recommandations méthodologiques pour la mise en place d’interventions : évaluer, coordonner, benchmarker.

Thème 1 : Les recompositions familiales et l’intérêt de l’enfant

21La thématique principale identifiée dans ce corpus concerne la mutation des structures familiales et la nécessaire transformation des politiques familiales. L’intérêt de l’enfant y apparaît comme la justification centrale de l’investissement politique en la matière.

Mutations sociales et reconstruction du lien familial : une lecture sociologique

22La diversité des acteurs mobilisant ce thème et la répétition du constat d’une transformation de l’institution familiale soulignent bien la préoccupation générale autour de ces mutations sociales. Le rapport du député conservateur Jean Léonetti (2009), portant sur l’« Autorité parentale et l’intérêt de l’enfant » invoquait ces transformations de la famille pour justifier ses questionnements autour de l’autorité parentale :

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« Cet engagement du Président de la République trouvait sa justification première dans les évolutions de la famille française. Le développement des familles recomposées et monoparentales, sous l’effet de la progression du nombre de divorces et de séparations, conduit de fait l’enfant à être entouré d’adultes autres que ses parents biologiques »
(Leonetti, 2009, p. 7).

24L’exclusivité du modèle de la famille nucléaire est remise en cause dans les documents d’expertise. Ceux-ci notent l’augmentation des divorces, des re-mariages, de la recomposition familiale (Hamel et Lemoine, 2012), de l’instabilité conjugale ou encore des problèmes liés à la conciliation entre vie professionnelle et familiale pour les femmes (Inspection générale des affaires sociales, 2013). Ils apportent ainsi un point d’ancrage pour aborder la question de la parentalité :

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« La famille se désinstitutionnalise, se diversifie et se démocratise (elle n’est plus basée sur la seule autorité du Pater Familias). Plus permissive pour certains, plus propice aux échanges et au dialogue entre parents et enfants pour d’autres, l’éducation donnée aux enfants a globalement évolué même si les « modèles » d’éducation sont multiples. Ces évolutions se traduisent par davantage d’incertitudes et de questionnements quant au rôle des parents vis à vis de leur(s) enfant(s) »
(Haut Conseil à la Famille, 2011, p. 140).

26De ces nouvelles structures familiales naissent de nouveaux besoins des parents. Ainsi, selon la Secrétaire d’État (2011-2012) chargée de la Famille :

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« Les familles expriment aujourd’hui de plus en plus clairement des besoins nouveaux qui appellent des réponses de la part des pouvoirs publics. Violence, drogue, alcool, dangers liés à Internet, les parents, parfois désorientés et démunis ne savent pas où s’adresser et connaissent peu les services qui leur sont dédiés. […] L’accompagnement parental a pour objet de maintenir, parfaire, créer ou restaurer des liens familiaux »
(Greff, 2011, p. 2).

28Face à cette préoccupation autour de la parentalité et des transformations contemporaines de la famille, les documents analysés mobilisent de nombreuses références en sociologie de la famille. Les travaux de De Singly (2000, 2009), Théry (1993, 1998), ou encore de Le Gall et Martin (1996) et Martin (2003) ont en commun d’aborder la famille comme un construit qui évolue au gré des transformations des configurations sociales. Au centre de ces modèles sociologiques, on trouve la question de la cohésion sociale, de l’intégration par les individus d’un ensemble commun et partageable de valeurs et la question du désajustement entre des exigences sociales héritées et des formes contemporaines d’autonomisation de l’individu. L’évolution de la place de la femme et les mouvements féministes participent beaucoup de ces analyses. Les textes analysés se rapportent ainsi à une problématique de sciences sociales pour justifier les préoccupations relatives à la pérennité du lien social et, en particulier, des relations sociales primaires et ainsi, pouvoir mieux justifier son intervention.

L’intérêt de l’enfant au centre des préoccupations

29Les documents politiques provenant d’institutions composites (Haut Conseil de la Famille – HCF –, Comité National de Soutien à la Parentalité – CNSP) ou signés par plusieurs acteurs ministériels (ministère des Affaires Sociales et de la Santé, ministère de la Ville, de la Défense, etc.) centrent leur propos autour de « l’intérêt de l’enfant ». Cet intérêt se manifeste aussi bien sur le plan social que sanitaire ou moral (Comité national de soutien à la parentalité, 2012 ; Haut Conseil à la Famille, 2011). Ces documents font référence à plusieurs rapports internationaux, comme, par exemple, la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) ou les recommandations du Conseil de l’Europe « qui encourage les États membres à mener et à adopter des programmes et des politiques nationales en matière de soutien à la parentalité » (Comité national de soutien à la parentalité, 2012, p. 1).

Thème 2 : Les interventions auprès des familles

30L’investissement politique dans les dynamiques familiales est justifié dans les documents analysés de manière variable. Ces variations sont liées aux contextes politiques, comme en témoigne la centration sur la responsabilisation parentale de 2007 à 2012, mobilisant – contrairement aux mouvements de responsabilisation des années 1990 – la notion de « compétence parentale » dans le discours professionnel et politique.

Vers une responsabilisation du parent (2007-2012)

31Un des points marquants des discours politiques français entre 2007 et 2012 est la remise en tension entre des politiques promouvant la responsabilisation des parents et la prévention des incivilités et des politiques portant l’idée d’un soutien à la parentalité généraliste, fondé sur la reconnaissance de la compétence du parent de nature plutôt sociale et sanitaire.

32Entre 2004 et 2010 plusieurs lois et décrets sont promulgués, concernant :

  • les contrats de responsabilité parentale (décret n°2006-1104 du 1er septembre 2006),
  • les stages de responsabilisation parentale (Loi n° 2004-1 du 2 janvier 2004 relative à l’accueil et à la protection de l’enfance),
  • les conseils des droits et des devoirs familiaux, ayant pour mission de contractualiser et de suivre les parents considérés défaillants dans leur fonction parentale, au regard notamment de l’absentéisme scolaire de leur enfant, mais aussi des comportements d’incivilité, de violence et de délinquance (Loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance).

Les compétences parentales : un vecteur

33Le rapport de Hamel et Lemoine (2012), pour le Centre d’Analyse Stratégique (CAS, aujourd’hui « France Stratégie »), visant à mettre en valeur les bonnes pratiques internationales en termes de parentalité met en avant les actions ciblant les compétences parentales :

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« Le programme américain Strengthening Families Program (SFP) s’adresse à des parents qui ont des troubles de surconsommation et de dépendance aux drogues. Cette initiative repose sur l’idée suivante : améliorer les compétences parentales de ces individus permettrait d’accroître leur capacité de résilience et de résistance aux drogues […] Les Nurturing Parenting Programs […] comprennent des activités pour encourager les compétences parentales « positives » et pour promouvoir le bon développement cérébral des enfants de moins de 18 ans »
(Hamel et Lemoine, 2012, p. 105).

35Cet argument en faveur de la « promotion » des compétences parentales, s’adossant à la notion de « promotion de la santé » (Organisation Mondiale de la Santé, 1986) prend des formes différentes selon l’institution mobilisée. Ainsi, de manière complémentaire – voire contradictoire, si la Caisse Nationale d’Allocations Familiales – CNAF– mobilise également le thème des compétences parentales dans un rapport de 2011, la trame argumentaire souligne que les services aux parents doivent permettre de lutter contre l’isolement des parents en difficulté, afin de leur redonner confiance en leurs propres capacités et compétences. La dynamique est donc proche de la logique des interventions communautaires (Murcier et Clausier, 2010) :

36« La reconnaissance de compétences de certains parents auprès d’autres parents et des professionnels facilite la communication interne à la famille et avec les institutions, comme l’école par exemple. En devenant acteurs, des parents prennent des initiatives dans l’association de loisirs, comme dans la famille ; ils ont un autre regard sur leur propre famille et restaurent leur comportement de communication » (Caisse Nationale d’Allocations Familiales, 2011, p. 45).

37Enfin, le CNSP (2012) aborde également la question des compétences parentales de manière explicite : les parents sont des acteurs/éducateurs dotés de compétences singulières et le rôle de la force publique est de soutenir, promouvoir, renforcer ces compétences, non d’éduquer les parents à un ensemble de compétences prédéfinies :

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« À travers les travaux menés en 2011 et 2012, les membres du CNSP identifient les éléments suivants comme constitutifs du soutien à la parentalité :
  • Les principes fondamentaux
    • La reconnaissance du parent, comme premier éducateur de l’enfant ;
    • Universalisme : les dispositifs et les actions de soutien à la parentalité s’adressent à l’ensemble des parents ;
    • Ouverture à la diversité des modes d’organisation et des configurations familiales […]
  • Les objectifs spécifiques
    • […]
    • Les programmes cherchent à agir sur les compétences parentales […] »
(Comité national de soutien à la parentalité, 2012, p. 3).

39Le CNSP fonde sa réflexion sur la circulaire interministérielle du 7 février 2012 relative à la coordination des dispositifs de soutien à la parentalité (Ministère de l’intérieur, 2012) :

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« [cette circulaire] caractérise déjà pour partie les actions de soutien à la parentalité : elles ont pour spécificité de placer la reconnaissance des compétences parentales comme fondement du bien-être et de l’éducation de l’enfant et […] qu’elles privilégient une prévention « prévenante » attentive aux singularités individuelles, sans schéma prédictif, évaluatif ou normatif »
(Comité national de soutien à la parentalité, 2012, p. 1).

Des références psychanalytiques

41Les références d’ordre psychologique identifiées dans les documents analysés présentent une orientation spécifique qui nous invite à les mettre en perspective. En effet, l’intégralité des références du corpus politique, à l’exception du rapport du CAS, peut être rattachée à des écoles de pensée psychodynamique (psychanalytiques), ce qui témoigne de la lente articulation entre des modes d’interventions traditionnels (considérant des individus singuliers en relation avec des institutions) et les modes contemporains interventionnistes (considérant des individus à empowerer au sein d’institutions).

42En termes de références psychanalytiques, les auteurs mobilisés au sein des documents analysés soulignent l’importance de la figure parentale pour la stabilité et la sécurité de la structure du psychisme de l’enfant, insistant sur l’idée que la parentalité s’inscrit dans une relation singulière entre parent et enfant, cette relation structurant in fine le psychisme de l’enfant (Houzel, 1999). Le préalable des interventions à destination des parents doit donc consister à comprendre comment s’est structurée la relation parent-enfant, structurellement à l’origine des états psychique des enfants (Barraco de Pinto et Lamour, 2001). Cela requiert également de ne pas imposer de catégories préétablies pour comprendre les relations précoces parents-enfants (Barraco de Pinto et Lamour, 2001 ; Houzel, 1999 ; Jeammet, 2006).

Thème 3 : Mettre en place les actions de soutien à la parentalité : coordonner, évaluer, « benchmarker »

Coordonner et évaluer les actions de soutien à la parentalité

43Le rôle du politique consiste à réguler un ensemble complexe d’actions à destination des parents. Le rapport de la Cour des Comptes (2009) concernant les actions de soutien à la parentalité notait des difficultés pour apprécier l’ampleur des dispositifs et lutter contre le manque de cohérence du pilotage :

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« L’empilement de dispositifs dispersés géographiquement et sans articulation entre eux, le défaut d’une réflexion sur l’accès des parents à l’information, ne peut garantir une réponse adéquate et une prise en compte globale des besoins des familles. Au demeurant, aucune évaluation ne permet de connaître l’impact des nombreuses actions menées »
(comptes, 2009, p. 632).

45Il existe un ensemble d’initiatives associatives et institutionnelles dispersées sur le territoire, financées conjointement par l’État et la CNAF, touchant à des domaines aussi différents que la justice, l’éducation nationale, la santé, la politique de protection sociale et la politique de la ville. Suite au constat de dispersion pointé par la Cour des comptes, le CNSP a été créé en 2010 afin de permettre l’aplanissement des dispositifs publics. Parmi les recommandations identifiées dans les documents analysés, la clarification des objectifs des actions menées est prioritaire. Elle va de pair avec la mise en place d’indicateurs et d’étalons permettant de mesurer la progression des actions menées.

46L’évaluation des dispositifs de soutien à la parentalité constitue également une source de questionnements de la part des institutions dont les productions ont été analysées.

47Certains documents politiques français, comme celui rédigé par la Mission permanente d’évaluation de la politique de prévention de la délinquance, mettent en avant le besoin d’évaluation d’impact ou d’efficacité :

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« Pour convaincre d’autres communes, d’autres départements et d’autres tribunaux d’adopter ces dispositifs [de soutien à la parentalité], encore faut-il être en mesure d’apprécier leurs effets en s’appuyant notamment sur des données chiffrées et sur une évaluation de leur impact »
(Lacaze, Laffargue, Massin, Messias et Miraux, 2011, p. 55).

49À cette ambition d’évaluer les effets des interventions s’ajoute un besoin d’évaluation économique, comme en témoigne le rapport de l’IGAS : « En période de tensions budgétaires, et même si les montants budgétaires en jeu sont modiques, il est normal et légitime de s’interroger sur la pertinence et l’efficience du soutien à la parentalité. […] Le soutien à la parentalité peut, a priori, être considéré comme un investissement budgétairement efficient » (Inspection générale des affaires sociales, 2013, p. 43-44).

50Cependant, la complexité de la dimension évaluative des actions de soutien à la parentalité est pointée par d’autres institutions. L’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme d’île de France (IAU-ÎdF) se montre à cet égard très insistant sur la nécessité de dépasser une vision strictement gestionnaire de l’évaluation. En exprimant des réserves sur le principe de rationalisation, il pointe l’importance d’une approche « qualitative » et pluridisciplinaire : « Mesurer ce que font les structures, le nombre de prestations qu’elles assurent et le nombre de personnes qui les fréquentent ne dit au final pas grand-chose des effets produits. L’évaluation de l’impact est pourtant fondamentale parce qu’elle seule permet de trancher la question de l’utilité des dispositifs d’aide à la parentalité […] Il convient de dépasser l’approche gestionnaire de type audit, pour encourager l’adoption d’une démarche évaluative pluridimensionnelle, qui tienne compte de la spécificité des structures et des projets, intègre différents niveaux de questionnement, mêle différents types d’indicateurs » (Malochet, 2011, p. 75).

« Benchmarker » ou recourir aux expériences internationales

51Au début des années 2010, on observe une ouverture vers les actions développées à l’international, avec une attention particulière portée sur les modalités de mise en œuvre et d’évaluation des actions de soutien à la parentalité. Ce constat est cohérent avec les recommandations du rapport IGAS 2013 cité plus haut et faisant état de la nécessaire attention à porter aux comptes publics par la mise en place d’actions efficaces et efficientes.

52Le CAS a, à cet égard, produit plusieurs documents pointant la nécessité de recourir à des expériences internationales fonctionnelles pour moderniser l’action publique française :

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« La crise économique mondiale forme le cadre des innovations sociales de l’année 2012. D’une part, en limitant les ressources disponibles, elle rend indispensable une réflexion sur leur allocation. D’autre part, en ayant montré le rôle fondamental d’amortisseur des systèmes de protection sociale, elle oblige à une réflexion sur les modalités les plus efficientes d’intervention auprès des publics […]. Les innovations [que certains pays] proposent peuvent concerner des problèmes qui se posent en termes différents dans les pays occidentaux, mobiliser autrement les acteurs ou reposer sur des principes d’intervention qui nous sont peu familiers. Ces façons de réfléchir ne peuvent que nous faire prendre de la distance sur nos habitudes de pensée face à un problème social »
(Chauffaut, Hamel, Naves, Reynaudi, et Sauneron, 2013, p. 3).

54Le rapport 2012 du CAS recommande ainsi, en tant que « bonne pratique », de « développer l’évaluation des actions de soutien à la parentalité pour mettre en évidence leur impact sur les trajectoires scolaires, professionnelles et personnelles » (Hamel et Lemoine, 2012, p. 19). Ces bonnes pratiques impliquent notamment de recourir à des suivis longitudinaux de cohortes d’individus ou à la mise en place d’essais contrôlés randomisés (Moran, Vuchinich et Hall, 2004) favorisant l’évaluation « scientifique » d’efficacité des actions. Par ailleurs, l’évaluation économique est recommandée, sur la base des travaux de M. Daly (2007).

Quelques repères comparatifs sur les recommandations nord-américaines

55Cette orientation vers l’international est, dès lors que l’on adresse des questions méthodologiques (évaluation, mise en place, diffusion d’actions), essentiellement tournée vers le référentiel des États-Unis. Dans le cadre de notre projet de recherche comparatif, une analyse a été menée sur le corpus de documents d’expertise et gouvernementaux des États-Unis. Les principaux résultats de l’analyse catégorielle de contenu révèlent que :

56• Si les États-Unis sont le seul pays à ne pas avoir signé la CIDE, ils se réfèrent cependant – dans les documents soumis à notre analyse – à l’intérêt supérieur de l’enfant comme élément justificatif de l’intervention publique en matière de parentalité, particulièrement en ce qui concerne la prévention de la maltraitance : « Divers programmes d’entrainement à la parentalité existent à travers le pays. Nombre d’entre eux sont utilisés par les professionnels de l’enfance afin d’améliorer les pratiques parentales de familles référées pour cause de maltraitance infantile. Approximativement 800 000 familles reçoivent ce type de programmes chaque année » (Department of Health and Human Services, 2009, p. 1).

57• Les références théoriques mobilisées dans les documents politiques ou d’expertise se fondent soit :

  • sur la théorie interactionniste de l’attachement (Bowlby, 1969). Selon ce modèle théorique, la qualité de l’environnement est primordiale dans le développement de l’enfant et conditionne la qualité des soins parentaux. Ce modèle est souvent convoqué par les tenants d’approches de soutien à la parentalité proactives (Olds, 2007).
  • soit sur des modèles naturalistes et biologisants : « Les cerveaux se développent au fil du temps. Une large part de ceux-ci se développe durant les premières années de vie. La structure de base du cerveau est construite à travers un processus continu, qui commence avant la naissance et qui se poursuit jusqu’au début de l’âge adulte. Tout comme la construction d’une maison, ce processus de construction commence par les fondations, la construction des chambres, l’installation du système électrique selon une séquence organisée et en développant les éléments qui caractérisent les particularités individuelles. Une solide fondation dans les premières années augmente la probabilité d’un développement positif, tandis que de mauvaises fondations augmentent les risques de difficultés ultérieures » (Center on the Developing Child at Harvard University, 2007).

58• Le recours à des éléments de preuve scientifique est récurrent : « Le centre de contrôle et de prévention des maladies (CDC) est actuellement en train de conduire des recherches et de mener des analyses afin d’orienter les décisions des professionnels vers l’utilisation des programmes fondés sur des données probantes. Une méta-analyse de la littérature sur les programmes d’entraînement à la parentalité pour des parents avec des enfants âgés de 0 à 7 ans a été récemment entreprise par les scientifiques comportementalistes du CDC […] En analysant les composantes de programmes de parentalité évalués, les chercheurs ont obtenu de l’information précieuse qui pourrait être appliquée à d’autres programmes de ce type […], pouvant ainsi minimiser les coûts, les besoins de formation et d’autres obstacles qui découragent souvent l’adoption de stratégies fondées sur des données probantes » (Department of Health and Human Services, 2009, p. 1).

59Dans la réforme structurelle de l’assurance maladie de 2010 (Obama care), le Gouvernement insiste largement sur la dimension probante des politiques innovantes, notamment dans le champ du soutien à la parentalité. Cette dimension s’applique tant sur les possibilités de financement de programmes (seuls des programmes validés de soutien à la parentalité à domicile peuvent être financés) que sur l’évaluation des programmes financés (Patient Protection and Affordable Care, 2010).

60• De ces éléments fondés scientifiquement découlent des modalités d’intervention ciblées, c’est-à-dire destinées aux familles chez lesquelles on peut identifier des facteurs de risque (statistiques) associés aux indicateurs ciblés, et pouvant ainsi le mieux profiter des interventions (où le rapport entre le coût de l’intervention et les bénéfices tirés est positif). Dans ce type de politique sociale, il est fréquemment fait référence à l’idée d’une réduction des inégalités sociales de santé et à une limitation de l’impact transgénérationnel des difficultés socioéconomiques des parents vers les enfants : « En 2009, plus de 3 millions d’enfants ont été signalés comme étant de potentielles victimes de maltraitance. Le risque de maltraitance est particulièrement élevé pour des enfants vivant dans les communautés les plus désavantagées, incluant ceux vivant dans des conditions de pauvreté extrêmes ou ceux vivant avec des tuteurs qui sont incapables ou réticents à s’occuper d’eux à cause de problèmes chroniques d’abus de drogues, de troubles de la santé mentale ou de violence domestique » (Child Welfare Information Gateway, 2011, p. 2).

Discussion

61L’analyse des documents politiques et d’expertise français datant de 2007 à 2013 et portant sur la parentalité ou le soutien à la parentalité a permis d’identifier trois grandes thématiques abordées. Les acteurs politiques et experts s’intéressent tout d’abord à l’impact des mutations familiales et sociales sur le développement de l’enfant, ainsi qu’au type d’interventions à développer auprès de ces familles et enfin à la nécessité de coordonner les actions sur le territoire, à les évaluer et à s’appuyer pour cela sur l’expérience étrangère.

62Aux États-Unis, c’est par le biais de la maltraitance infantile que les experts et politiques s’intéressent principalement à l’enfant. Les références théoriques mobilisées pour appréhender la parentalité se fondent en grande partie sur des modèles naturalistes et biologisants (contrairement à la France qui mobilise des modèles de sciences sociales) et le contenu des interventions qui en découlent, sur des théories comportementales (alors qu’elles sont majoritairement psychodynamiques en France). Enfin, le recours à des éléments de preuve scientifique de l’efficacité mais aussi de l’efficience des interventions est récurrent dans le discours politique américain et apparaît essentiel pour le financement des actions. La rhétorique sous-jacente au développement d’interventions ciblées pointe que la réduction des inégalités sociales passe par une limitation de la transmission intergénérationnelle de difficultés sanitaires, sociales et économiques.

63Le soutien à la parentalité apparaît, dans ces conditions, à la fois comme un objet d’intervention professionnelle et comme un objet politique. Il mêle des enjeux économiques, « interventionnels » et mobilise au final des questions d’ordres social et politique.

Soutien à la parentalité : un investissement rentable dans un contexte de crise économique

64En France, on a vu que la parentalité est essentiellement appréhendée au travers d’une lecture sociale et démographique qui traite des reconfigurations familiales. Les actions de soutien à la parentalité reposent essentiellement sur une conception psychodynamique visant à soutenir l’individu et la famille dans leurs cheminements singuliers. Depuis quelques années, certains rapports soulignent des lacunes de coordination des actions de soutien à la parentalité et l’absence d’évaluation (les référentiels mobilisés dans ces interventions ne se soumettant que difficilement à l’évaluation). Il existe pour cela des recommandations incitant à se référer à des expériences étrangères, dans une logique de benchmark, ces expériences apparaissant plus efficientes pour mettre en place des actions coordonnées et évaluables répondant à des nouvelles problématiques sociales (responsabilisation du parent, renforcement des compétences parentales) et économiques (mise en place d’actions coût-efficacité). La rhétorique économique commence à susciter l’intérêt de nombreux acteurs politiques dans un contexte de crise économique. Sur la base des publications scientifiques, on réalise que l’investissement dans le soutien à la parentalité au travers de la promotion de la santé, du capital humain, des relations d’attachement parents-enfants etc. permet de réaliser des économies, à moyen et long terme :

65

« Exemple : Avec l’hypothèse d’un prix de journée moyen d’une AEMO [Action Éducative en Milieu Ouvert] de 10 et d’une durée moyenne de 18 mois, chaque mesure d’AEMO mise en œuvre représente un coût total de 5475 pour le département X. Le rapport entre le coût d’un groupe de parole (24) et celui d’une AEMO est de 1 à 228. Il en résulte que les groupes de parole peuvent être considérés comme un « investissement rentable » si une fois sur 228, la participation d’un parent en grande difficulté éducative à un groupe de parole génère une restauration de ses compétences parentales suffisante pour permettre d’éviter une AEMO qui aurait sinon été ordonnée »
(Inspection générale des affaires sociales, 2013, p. 44).

66Cet argument économique, s’il ne constitue pas encore une « école » du soutien à la parentalité, pourrait constituer le fil rouge des futurs discours politiques. Il semble constituer une nouvelle porte d’entrée pour la promotion du soutien à la parentalité et, à travers les parents, des actions de prévention et promotion de la santé, dans une optique de réduction des dépenses ultérieures (sociales, de santé…). Cette centration sur l’économique s’intègrerait dans l’action publique contemporaine fondée sur une logique de New Public Management. Celle-ci contribue, par l’encouragement à l’innovation, à autonomiser les agents d’exécution (acteurs professionnels, institutions privées comme publiques), à promouvoir leur force d’initiative et à évaluer leurs pratiques. Ces techniques productivistes permettent une réduction des coûts en faisant valoir les meilleures pratiques issues des évaluations et des comparaisons successives (Bruno et Didier, 2013). Nous avons ainsi vu que, si les discours d’expertise (IAU-ÎdF, CNSP…) se reposent majoritairement sur les acquis de l’expérience française, les productions d’institutions plus « politiques » (IGAS, CAS…) encouragent à regarder ailleurs pour penser le futur du soutien à la parentalité, en France.

Rendre efficaces les actions de soutien à la parentalité

67Cette nécessité de rendre compte de la rentabilité des actions de soutien à la parentalité requiert l’utilisation d’outils d’évaluation spécifiques. Les interventions fondées sur des données probantes, c’est-à-dire ayant fait leurs preuves au travers du filtre de l’essai contrôlé randomisé, font ainsi office de parangon d’efficacité. On les trouve principalement dans la littérature anglo-saxonne, davantage socialisée à ces démarches évaluatives standardisées. La « scientificité » requise par ce dispositif, et dans ce contexte, semble être nécessaire pour satisfaire aux exigences du New Public Management. Dans le même temps, en France, la question de l’évaluation de la prévention est largement débattue et l’usage de l’essai contrôlé randomisé reste marginal.

68Par ailleurs, nos résultats de recherche ont mis en évidence que les référentiels théoriques des interventions américaines mobilisaient des théories du développement et des techniques éducatives spécifiques (majoritairement cognitivo-comportementales). Ces techniques sont facilement évaluables et disposent de contenus se prêtant à des évaluations spécifiques, dont les indicateurs de résultats sont définis a priori. Ces indicateurs sont notamment dessinés au regard du caractère « ciblé » des interventions, qui sont principalement destinées aux populations présentant des « facteurs de risque ». Ainsi, ces interventions préventives apparaissent parfaitement compatibles avec les besoins d’évaluation d’efficacité et d’efficience que nous avons déjà mentionnés et, indirectement, avec les exigences actuelles de performance économique.

69Si cette volonté de développer des interventions ciblées pour les plus démunis et d’avoir recours à l’évaluation pour justifier leur financement peut facilement être assimilée dans une idéologie du libre marché, où l’évaluation constitue un rouage d’importance, la transposition de ce modèle en France apparaît plus difficile. Le système universel de santé français a permis à des interventions individuelles, utilisant des modèles phénoménologiques, de s’installer durablement dans le champ de la prévention. Ces interventions reposent majoritairement sur des référentiels psychodynamiques, la psychanalyse constituant le terreau de l’intervention psychosociale en France depuis les années 1950 (Castel, 1981). Leur rapport à l’évaluation est très complexe, se prêtant moins facilement à l’évaluation fortement valorisée qu’est l’essai contrôlé randomisé.

Le soutien à la parentalité : boîte à outils progressiste ou fourre-tout politique ?

70Au terme de l’analyse de la littérature française, nous avons pu dégager deux champs d’opposition en matière de politiques sociales et plus spécifiquement de soutien à la parentalité. Le premier champ est anthropologique et oppose une position fondée sur la reconnaissance des sujets singuliers à une approche plus naturaliste, où des composantes transversales aux individus peuvent être identifiées et faire l’objet d’interventions spécifiques (approche par compétences). Le second champ est politique et oppose les tenants d’une approche universelle en prévention à ceux d’une approche ciblée. Si ces positions peuvent évoluer en fonction des contextes politiques et sociaux, les enjeux contemporains autour des actions qui concernent l’intérêt de l’enfant dans un contexte de déficit budgétaire semblent faire converger ces deux approches autour d’une idée centrale : le soutien à la parentalité est un investissement pertinent et rentable économiquement.

71Ainsi, la CNAF organisait-elle en 2014, en collaboration avec un think-tank marqué à gauche (Terra Nova) et un second marqué à droite (Institut Montaigne), une conférence portant sur « La petite enfance, clé de l’égalité des chances ». Les échanges lors de cette conférence ont permis de montrer une forte convergence avec la volonté identifiée dans les documents analysés (e.g. IGAS, Cour des comptes, CAS) de développer des modalités d’interventions évaluables et centrées sur la promotion des compétences des individus (Institut Montaigne, 2014). Les références d’intervention et d’évaluation citées par les experts, lors de cette conférence confirmaient leur intérêt – ainsi que celui des pouvoirs publics – pour l’expérience américaine en la matière, riche de plus de 50 ans (Institut Montaigne, 2014).

72Dans les années 1960, sous l’impulsion du programme Great Society du président Lyndon Johnson, un ensemble d’interventions visant à lutter contre les problèmes d’inégalités sociales et de pauvreté et destinées aux jeunes enfants et à leurs parents a vu le jour, aux États-Unis. Une récente revue sociohistorique a pu montrer comment, dès la présidence de Richard Nixon, le développement des politiques fondées sur des données probantes ainsi que des études d’efficacité et d’efficience ont progressivement effacé l’ensemble du contenu des programmes d’origine (Delawarde, 2013). Les programmes – et leur évaluation – semblent ainsi véhiculer un modèle anthropologique spécifique.

73La France de 2016 est-elle semblable aux États-Unis des années 1970 ? Le consensus autour du nécessaire impact économique des actions de prévention générera-t-il une modification des substrats anthropologiques et « interventionnels » des actions de prévention, par la nécessaire adaptation de ces actions aux exigences de l’évaluation et des politiques considérées comme fondées sur des données probantes ?

74Cette montée en puissance dans le monde politique des dispositifs évaluatifs semble aller de pair avec une intensification des résistances professionnelles. Ainsi, dans un numéro intitulé « Évaluer Tue » de la revue de l’École de la Cause Freudienne (2010), on pouvait lire : « L’évaluation – avec sa culture du tout chiffrable – n’est pas seulement rebelle à la vie, elle la pourchasse jusqu’à la mort. D’abord, elle supprime la parole et la remplace par des questionnaires à cocher. Puis, elle traque la libido avec des calculs loufoques qui prétendent venir à bout de son opacité pourtant irréductible et paralysent ainsi le mouvement même qui anime chaque vivant » (Aflalo, 2010, p. 2).

75La France, avec sa tradition d’État-Providence et son modèle social dispose d’une culture d’intervention spécifique, s’affranchissant des modèles scientifiques. Cependant, les politiques actuelles semblent s’engager en faveur de la définition d’actions évaluables, dont le cadre serait mieux circonscrit, permettant par là-même de mieux débattre de la pertinence de ces interventions.

76S’affranchissant des discours caricaturant les deux positions, les professionnels et les responsables politiques français parviendront-ils à trouver des modes de concertation ayant pour objet, non de défendre des positions idéologiques, mais de contribuer à adapter les pratiques et leur évaluation aux besoins de l’ensemble de la population ?

Notes

  • [1]
    Cécile Delawarde, École de Psychologie, Chaire de partenariat en prévention de la maltraitance, Université Laval, 2325 Rue de l’Université, Québec, QC G1V 0A6, Canada.
    Contact : cecile.delawarde@gmail.com
  • [2]
    Thomas Saïas, Université du Québec à Montréal, Département de psychologie, 100 rue Sherbrooke Ouest, H2X 3P2 Montréal (Québec) Canada.
    Contact : saias.thomas@uqam.ca
  • [3]
    Florian Pisu, CERMES3 - CNRS UMR 8211, EHESS, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris-Cité, Inserm U988, Paris, France.
    Contact : florian.pisu@hotmail.fr
  • [4]
    Dorothée Charest-Belzile, École de psychologie, Université Laval, 2325 Rue de l’Université, Québec, QC G1V 0A6, Canada.
    Contact : dorothee.cb@gmail.com
  • [5]
    Marine Boisson, France Stratégie, 18 Rue de Martignac, 75007 Paris, France,
    Contact : marine.boisson@strategie.gouv.fr
  • [6]
    Ce projet a bénéficié d’une subvention de l’Institut National de Prévention et d’Éducation pour la Santé (convention N°056/12-DAS).
Français

Les recommandations actuelles des pouvoirs publics font état d’une nécessaire remise à plat des dispositifs d’intervention auprès des parents et des enfants. Considérant l’impact des nouvelles formes de famille sur les enfants, et sous couvert d’arguments économiques, elles appellent au développement d’interventions efficaces et efficientes. Cet article examine, à travers une analyse de contenu des documents politiques français et américains de 2007 à 2013, les fondements déclarés de ces nouvelles politiques de soutien à la parentalité, dans une perspective sociologique comparative. Les nouvelles structures familiales, les nouvelles modalités d’intervention et le rapport aux données scientifiques sont identifiés comme les principales catégories discursives de la période étudiée.

Mots-clés

  • famille
  • parent
  • politique
  • discours
  • analyse qualitative

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Cécile Delawarde [1]
  • [1]
    Cécile Delawarde, École de Psychologie, Chaire de partenariat en prévention de la maltraitance, Université Laval, 2325 Rue de l’Université, Québec, QC G1V 0A6, Canada.
    Contact : cecile.delawarde@gmail.com
Thomas Saïas [2]
  • [2]
    Thomas Saïas, Université du Québec à Montréal, Département de psychologie, 100 rue Sherbrooke Ouest, H2X 3P2 Montréal (Québec) Canada.
    Contact : saias.thomas@uqam.ca
Florian Pisu [3]
  • [3]
    Florian Pisu, CERMES3 - CNRS UMR 8211, EHESS, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris-Cité, Inserm U988, Paris, France.
    Contact : florian.pisu@hotmail.fr
Dorothée Charest-Belzile [4]
  • [4]
    Dorothée Charest-Belzile, École de psychologie, Université Laval, 2325 Rue de l’Université, Québec, QC G1V 0A6, Canada.
    Contact : dorothee.cb@gmail.com
Marine Boisson [5]
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/01/2017
https://doi.org/10.3917/rief.039.0013
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