1Il y a des choses qu’on transmet en le sachant, d’autres qu’on transmet sans le savoir et même certaines qu’on croit transmettre et qu’on ne transmet pas. C’est notamment le cas lorsque les propos tenus à un enfant sont trop rapides ou trop elliptiques pour qu’il les comprenne. Il existe même de fausses transmissions ! Ce sont de belles histoires inventées pour en cacher d’autres moins avouables, comme lorsqu’on a déclaré qu’un père ou un grand-père était « parti en voyage d’affaires », selon la formule consacrée, alors qu’il était en prison. Pas forcément pour des raisons honteuses, d’ailleurs, comme on l’a vu en URSS sous Staline, où des gens disparaissaient parce qu’ils avaient le courage de tenter de s’opposer à un système inhumain. Toujours est-il que le mot de transmission fait problème pour plusieurs raisons.
Les pièges du mot de transmission
2Le premier danger de ce mot est de nous laisser croire qu’il existerait des transmissions « à l’identique ». Cette ambiguïté est liée à ses autres emplois. En mécanique, il évoque les pignons étroitement assujettis l’un à l’autre. En information, il sous-entend l’identité absolue de ce qui est émis et de ce qui est transmis : qu’il s’agisse de la poste, du télégraphe, du téléphone ou de l’Internet, toutes les formes de communication visent une « transmission » à l’identique. Enfin, il renvoie en biologie aux fameuses lois de l’hérédité établies par Mendel au milieu du XIXè siècle. Bref, avec ce mot, nous sommes dans le domaine de la rigueur mathématique.
3Mais le mot de « transmission » nous induit également en erreur pour une autre raison. Il nous incite à penser les échanges entre les générations dans un seul sens, celui qui descend le cours des générations. Or les enfants transmettent eux aussi à leurs parents, et pas seulement dans le domaine de l’utilisation des nouvelles technologies ! Nombre de parents découvrent aujourd’hui dans la bouche de leurs enfants certains secrets familiaux qu’ils ignoraient parce que leurs propres parents ont choisi leurs petits-enfants pour confidents. En fait, les parents auraient appris ces choses directement s’ils n’avaient pas renoncé depuis leur enfance à questionner leurs parents. À ce moment-là leurs parents n’étaient en effet pas prêts à leur répondre et ils ont donc appris à se taire. Mais leurs enfants, eux, n’ont pas été soumis à la même contrainte. Et lorsque ces secrets concernent des événements historiques – comme la dernière guerre –, ils ont même eu accès à des informations qui les ont incités à la curiosité. Quant aux grands-parents, ils ont souvent bénéficié eux aussi de telles ouvertures historiques, notamment par des livres, des magazines ou des reportages. Ce qu’ils ont vu ou lu leur a ouvert la mémoire, et leur a souvent aussi donné des mots qui leur permettent d’en parler à leur tour. Quand les petits-enfants posent les questions que les enfants avaient appris à taire, ils reçoivent donc des réponses. La leçon est qu’il ne faut jamais renoncer aux questions qu’on a envie de poser à ses parents, quel que soit leur âge et le nombre de refus qu’on a essuyés !
De l’intergénérationnel au transgénérationnel
4Les mots de « transgénérationnel » et « d’intergénérationnel » sont souvent confondus. Pourtant, ils désignent deux réalités bien différentes. L’intergénérationnel concerne des générations en contact direct l’une avec l’autre. Il fait intervenir des messages verbaux, mais aussi les gestes, les attitudes et les mimiques, ainsi que les images et les objets privilégiés dans chaque famille. Sa dynamique se réalise dans le quotidien de la vie psychique du bébé, puis du jeune enfant, mais se prolonge aussi toute la vie. Elle est observable et comporte toujours deux aspects : ce qu’on transmet en le sachant et… ce qu’on transmet à son insu !
5Au contraire, le transgénérationnel concerne la manière dont des événements vécus par des générations disparues pourraient exercer une influence sur la descendance. Alors que les phénomènes intergénérationnels sont observables dans le quotidien des relations familiales, les phénomènes transgénérationnels sont toujours de l’ordre d’une hypothèse (Abraham, & Torok, 1978). Cette hypothèse est basée sur l’idée que l’existence des générations antérieures, et notamment leurs traumatismes non surmontés, détermineraient une part des échanges entre les descendants. Mais si cette influence existe, elle doit d’abord être observée dans les interrelations entre ceux-ci.
6Par exemple, une mère que j’ai pu observer retirait sans cesse le biberon de la bouche de son bébé au lieu de lui donner à téter normalement. Elle justifiait ce comportement par son inquiétude que son bébé « s’étouffe ». L’attitude de cette mère avait évidemment des conséquences sur le développement du bébé. Il était constamment insécurisé, craignant probablement toujours qu’un événement imprévu lui ôte brutalement un élément de son environnement auquel il tenait (Tisseron, 1992)
7Pourquoi cette femme avait-elle adopté cette attitude par rapport à son enfant ? Bien sûr, des médecins l’avaient mise en garde contre le risque d’étouffement d’un bébé, mais d’autres parents ont reçu ce conseil sans que cela n’entraîne une attitude semblable de leur part. En fait, cette femme avait eu une enfance marquée par deux problèmes relatifs à l’étouffement. Tout d’abord, pendant toute son enfance, elle avait craint que sa mère qui était asthmatique meurt d’étouffement au cours d’une crise. Et ensuite, l’un de ses grands-parents était mort étouffé, et ce drame familial lui avait été longtemps caché. Cette femme avait donc deux raisons de craindre l’étouffement de son bébé et de l’anticiper de façon pathogène : l’une intergénérationnelle (la relation qu’elle avait eue enfant, avec sa propre mère) et l’autre transgénérationnelle (un événement qu’elle avait imaginé avant qu’on lui en parle directement, probablement avec une charge de culpabilité et de honte).
Des drames enfouis qui jettent leur ombre sur plusieurs générations
8Comment un drame gardé caché par une génération peut-il porter son ombre sur les suivantes ? Parce que les événements qui n’ont pas reçu de traduction verbale explicite ont toujours été symbolisés sous une forme sensori-affectivo-motrice, et que ces formes partielles de symbolisation constituent autant de messages énigmatiques pour ceux qui leur sont proches, et notamment leurs enfants. Par exemple, des personnes qui ont souffert d’un traumatisme peuvent pleurer, s’angoisser ou se mettre en colère chaque fois que le souvenir du traumatisme qu’elles ont subi tend à leur revenir. Elles ne se rendent d’ailleurs pas toujours compte de ce qui se passe en elles à ce moment-là, et elles ont parfois l’impression de pleurer ou de s’angoisser sans raison. Mais leurs enfants, surtout les plus jeunes, reçoivent ces informations émotionnelles avec beaucoup d’intensité. Et, comme leurs parents ne leur expliquent rien sur ce qu’ils vivent, ces enfants-là peuvent finir par se croire responsables des souffrances de leurs parents alors que ces souffrances concernent des événements où ils n’ont rien à voir, et qui se sont même parfois passés avant leur naissance.
9L’écrivain Jean-Claude Snyders nous en donne un exemple (1996). Il explique comment ses parents, qui avaient vécu la déportation, ont tenté de l’élever dans la vision d’un monde dont toute violence serait exclue. Les difficultés psychiques et sociales qui en ont résulté pour lui l’ont alors incité à adopter une attitude totalement opposée avec ses propres enfants. Il les a incités à développer leur agressivité – en leur achetant par exemple des revolvers en plastique avant même qu’ils n’en fassent la demande – ce qui a abouti pour eux à des difficultés psychologiques différentes, mais non moins importantes. On peut déduire deux choses de ce récit. Tout d’abord, l’incapacité des parents de Jean-Claude Snyders de se confronter au souvenir de l’horrible violence qu’ils avaient subie a exercé une influence intergénérationnelle sur celui-ci dans le sens d’un refus de sa propre agressivité. Et en second lieu, l’attitude qu’il a lui-même adoptée vis-à-vis de ses deux fils a prolongé cette influence intergénérationnelle par une influence transgénérationnelle : incités à développer leur agressivité et à la manifester en toutes circonstances – y compris contre leur propre père – ceux-ci ont développé une immense culpabilité qui s’est traduite par divers troubles réactionnels dans leur vie sociale.
10Mais on voit aussitôt les limites d’un tel raisonnement. L’attitude des parents de Jean-Claude Snyders ne suffit pas à expliquer à elle seule le choix du système éducatif que celui-ci a développé avec ses propres fils. D’autres enfants nés de couples de déportés, soumis aux mêmes manifestations émotionnelles et comportementales de la part de leurs parents, ont réagi différemment. En outre, parmi ceux qui ont pu réagir de la même façon – c’est-à-dire par un refus de reconnaître leur propre agressivité et par une crainte angoissée d’endommager leurs parents –, tous n’ont pas adopté vis-à-vis de leurs propres enfants lorsqu’ils sont devenus adultes, la même attitude que Jean-Claude Snyders. La vie psychique de tout nouvel arrivant au monde se construit en interrelation avec celle de ses parents – et donc avec les traces que leurs ascendants ont imprimées en eux –, mais aussi en liaison avec l’ensemble des personnes qu’il est amené à côtoyer. Il s’agit bien entendu de la famille élargie, mais aussi des copains, dont on s’aperçoit de plus en plus combien leur rôle est important dans la mise en place des repères chez les jeunes, notamment dans le domaine émotionnel.
11C’est pourquoi il serait plus juste de qualifier « d’influences » ce qu’on appelle couramment « transmission ». D’après le dictionnaire Petit Robert, l’influence désigne en effet « une action (volontaire ou non) qu’une personne exerce sur une autre ». Cette action peut être consciente ou inconsciente, morale, intellectuelle ou psychique. Elle émane d’un individu ou d’un groupe, d’une puissance politique, économique ou culturelle ; elle peut constituer une véritable emprise et être organisée en systèmes de signes, codés ou non codés. Enfin, le terme « d’influence » laisse une place à l’interprétation du message par le récepteur : l’influence suppose en effet une confrontation entre un stimulus et un sujet à l’intérieur d’un contexte communicatif. Seul leur rencontre peut rendre compte des impressions et expressions diverses qui s’y déroulent. Autrement dit, les influences sont réciproques. Le mot d’influence, il est vrai, a la fâcheuse tendance à évoquer les premiers travaux freudiens. C’est pourquoi nous avons finalement proposé celui de « ricochets » pour qualifier les processus par lesquels s’opèrent les influences inconscientes entre générations.
Des revenants aux fantômes, tradition médiévale et psychologie
12La constatation qu’une tranche de vie gardée secrète à une génération puisse perturber les suivantes a aboutit, au Moyen Âge, à faire une grande place aux revenants et aux fantômes. Les uns et les autres ont en commun de s’accrocher à certains vivants et de refuser de s’effacer, mais c’est de façon bien différente.
13Commençons par les revenants. Dans la tradition médiévale, ils correspondaient à des personnes qui venaient juste de décéder et qui apparaissaient à certains de ceux qui les avaient côtoyés de leur vivant. Mais ils ne hantaient jamais sans raison. Tout d’abord, ils revenaient lorsque les rituels de deuil prévus par l’organisation sociale ne s’étaient pas déroulés correctement. C’était par exemple le cas si le corps d’un disparu n’avait pas été enseveli selon la coutume, ou encore lorsqu’il y avait eu suicide. Ces diverses sortes de morts étaient généralement jugées maléfiques. La société médiévale insistait aussi sur le fait que certains défunts puissent revenir rencontrer ceux des vivants avec qui ils avaient noué des liens de complicité honteuse ou de connivence coupable, et toute forme de pacte secret.
14Les fantômes, au contraire, correspondaient à des morts « étrangers », qui n’avaient pas d’attache avec le vivant auquel ils s’adressaient. C’est pourquoi, alors que le revenant était reconnu aussitôt, le fantôme, lui, devait se nommer.
15Dans l’iconographie médiévale, cette différence entre revenants et fantômes est clairement indiquée (Schmitt, 1994). Les premiers sont représentés avec les traits du vivant qu’ils étaient et seuls quelques détails – comme un pied nu alors qu’il devrait être chaussé – indiquent qu’il s’agit en fait de morts. En revanche, les fantômes sont recouverts d’un drap blanc, ou apparaissent tellement décomposés qu’ils en sont méconnaissables… à moins qu’ils ne soient tout simplement invisibles ! À la forte densité du revenant s’oppose donc l’évanescence du fantôme.
16Venons-en maintenant à la psychologie. Cette distinction traditionnelle entre revenants et fantômes se retrouve et éclaire en effet bien des choses ! Mais comme la culture a changé, ce n’est plus avec nos yeux que nous les voyons. Ils viennent plutôt troubler notre monde intérieur sous la forme de pensées obsédantes ou de rêves à répétition. Bref, les revenants se sont « intériorisés ». Ils ne sont plus des morts qui se rebellent contre la volonté d’oubli des vivants en venant pour cela hanter leur maison, mais des disparus dont le souvenir douloureux, toujours présent chez les vivants, révèle la difficulté du « travail du deuil ». En forçant le trait, on pourrait dire que ce n’est plus le mort qui s’impose au vivant, mais le vivant qui souhaite ressusciter le mort. Cela va parfois jusqu’à l’inviter à prendre possession de soi : nous connaissons tous des vivants qui semblent habités par un mort qu’ils ont connu, au point de s’habiller, de parler, ou même d’agir comme lui.
Des revenants aux fantômes
17Dans son film Mystic River, Clint Eastwood nous montre un homme d’une quarantaine d’années raconter une histoire à son fils au moment de l’endormir. Il y est question d’un enfant effrayé par un monstre et qui s’enfuit, sans doute une histoire proche de ce qu’est chez nous Le Petit Chaperon Rouge. Mais soudain, le spectateur assiste à un changement brutal dans l’intonation et les mimiques de ce père. Il comprend que celui-ci ne décrit plus la fuite d’un garçon surpris par un loup, mais sa propre course éperdue lorsque, vingt ans plus tôt, il s’est échappé de la cave dans laquelle deux pédophiles l’avaient séquestré pour abuser de lui. Cet homme ne raconte plus un conte, il ne raconte pas non plus son histoire de façon explicite, il met littéralement en scène un traumatisme secret… et destiné à le rester.
18À un autre moment, Clint Eastwood nous montre ce même père « scotché » devant son téléviseur en train de regarder un film de vampire dont il paraît se délecter. C’est du moins ce que semble croire sa femme, et c’est ce que le spectateur est également invité à imaginer. Mais là encore, les choses basculent, et nous découvrons que ce n’est pas des vampires grimaçants que cet homme voit sur l’écran, mais ses abuseurs qui le hantent. Bref, il donne l’impression de regarder les images d’un film, alors qu’en réalité, il visionne le document intime de son traumatisme. Sur ce chemin, il revit bien sûr la peur, l’angoisse, le désespoir et la rage impuissante de l’adolescent qu’il a été. Mais à d’autres moments, il manifeste des mimiques d’exaltation et de jouissance. Celles-ci, à la différence des précédentes, ne correspondent pas à des émotions qu’il a vécues lui-même, mais à celles qu’il a observées chez ses abuseurs… ou qu’il leur a imaginées. Preuve en est qu’il confie soudain à sa femme que ces deux hommes ont vraiment « pris leur pied avec lui », comme s’il s’identifiait fugitivement à eux l’espace d’un instant. C’est cela, être hanté par un revenant : parler subitement avec les phrases d’un disparu, ou bien adopter quelques instants ses intonations, ses mimiques ou même ses colères, ou bien encore s’habiller, sans même s’en rendre compte, exactement comme lui à l’occasion d’un événement familial. De telles attitudes n’ont rien d’exceptionnel. Le problème est que si des revenants prennent trop souvent possession d’un parent, les enfants de celui-ci risquent bien de se retrouver hantés à leur insu par un fantôme… (Tisseron, 1996).
19Dans ce film, le héros a en effet un fils. A-t-il le même âge que celui de son père au moment du viol ? Il n’est pas rare en effet qu’un traumatisme d’enfance soit réveillé chez un parent au moment où l’un de ses enfants atteint l’âge qu’il avait lui-même au moment du drame. Rien ne nous est dit non plus des réactions de ce garçon. Observe-t-il son père ? A-t-il l’habitude de regarder ces films de vampires avec lui ? Que se passe-t-il entre eux à ce moment-là ?
20Si le film de Clint Eastwood est muet sur ces différents aspects, l’observation des enfants nous permet d’aller plus loin. Lorsque l’un d’entre eux est confronté à une telle situation, il a toujours tendance à reprendre à son compte les émotions qui submergent son parent. Il observe les mimiques et les gestes de celui-ci de façon à traduire, à l’intérieur de lui, ce que l’autre est censé éprouver, sans que cela se manifeste forcément de la même manière. Quand les émotions ressenties par le parent sont douloureuses, l’enfant peut même s’imaginer le soulager en éprouvant les mêmes choses, bien que ce ne soit évidemment jamais le cas. Et cela ne survient pas seulement chez les enfants, mais chaque fois qu’une personne est dans une grande dépendance émotionnelle par rapport à une autre.
21Reconnaître l’origine d’une telle émotion « empruntée » à un autre est souvent difficile. Elle se présente avec les mêmes attributs qu’une émotion vécue en relation avec des enjeux personnels, et parfois elle engendre les mêmes symptômes. Pourtant, le traitement est dans les deux cas très différent. Lorsque le symptôme est personnel, la recherche de sa cause peut conduire à sa résolution. Au contraire, dans le cas d’une émotion de proximité, c’est le lien entre le parent et l’enfant qu’il faut comprendre, et précisément les raisons pour lesquelles cette émotion les a « collés » l’un contre l’autre (Tisseron, 2005).
22En attendant, l’enfant qui confond les émotions d’un autre avec les siennes n’a pas d’autre issue que de tenter de trouver un sens à ce qu’il éprouve sur ce chemin, il s’invente diverses histoires auxquelles il peut finir par croire, et qui peuvent influencer durablement sa vie, même lorsqu’il les a oubliées. C’est cela, être habité par un fantôme.
Les réactions d’un enfant confronté à un revenant
23Tout enfant est plongé dès la naissance dans un monde qui déborde de toutes parts ses possibilités de compréhension et de maîtrise. Comme un explorateur en territoire inconnu, il tâtonne, avance par essais et erreur, s’essaye à diverses attitudes qu’il corrige en fonction des réponses de ses interlocuteurs, et tente de comprendre ce qu’il ne peut pas maîtriser. Lorsqu’il est confronté à des manifestations de souffrance chez ses parents, il va se questionner sur leur origine.
24Tout d’abord, il peut penser qu’il est lui-même le responsable de la souffrance qu’il pressent chez son parent. C’est souvent le cas chez le tout petit enfant. Dans les premières années de la vie, en effet, l’enfant se perçoit volontiers comme le centre des préoccupations des adultes qui l’entourent. Le problème est que celui qui commence à se sentir coupable de la souffrance de son parent risque bien de s’engager toujours plus loin sur ce chemin. Et à défaut d’avoir pu soulager celui-ci, il pourra s’engager plus tard sur la voie de soulager la souffrance d’autres personnes. Mais comme c’est toujours sous l’effet d’une culpabilité ancienne, c’est d’une manière qui risque de se révéler constamment frustrante : le dévouement ne réduit jamais la culpabilité, puisque celle-ci trouve son origine dans une situation maintenant hors de portée. Parmi ces personnes, certains finissent d’ailleurs par épouser des conjoint(s) qui les culpabilisent sans cesse : cela leur paraît normal d’être responsables de tout ce qui va mal dans leur couple puisqu’ils se sentent toujours coupables ! Il arrive aussi que, pour se soulager de sa culpabilité, l’enfant la projette sur quelqu’un d’autre. Il se dit que ce n’est pas lui qui est coupable de l’abattement, de la souffrance ou de la dépression de son parent dont la cause lui reste inaccessible, mais un ennemi de la famille ou du groupe dont celle-ci fait partie. Il peut en résulter, selon les milieux sociaux et les circonstances, une haine pour une autre famille, pour les « patrons » ou pour certaines catégories « d’étrangers ».
25D’autres fois, ces enfants tenus dans l’ignorance de ce qu’on leur cache se mettent à imaginer le pire… Et ce « pire » est finalement plus destructeur pour eux que ne l’aurait été la confidence du secret. Ils se persuadent que leurs parents seraient coupables de quelque acte terrible qu’ils voudraient leur cacher. De tels enfants ne sont pas, comme les précédents, rongés par la culpabilité, mais plutôt par la perte de confiance dans leurs parents. Et, sur ce modèle, ils perdent volontiers confiance dans les adultes auxquels les parents sont censés déléguer une partie de leurs attributions, à savoir les enseignants et les éducateurs.
26Enfin, certains enfants perdent confiance dans leurs propres capacités, notamment lorsqu’ils sont confrontés à des parents qui nient l’existence d’un secret et leur disent que les choses ne sont pas telles qu’ils les ont vues, entendues ou pressenties. Ces enfants ont l’impression de ne plus pouvoir faire confiance dans leurs capacités à comprendre le monde, et il peut en résulter de nombreux troubles de l’apprentissage.
Des revenants aux fantômes
27Nous voyons qu’un fantôme est bien différent d’un revenant. Celui-ci fait retour chez quelqu’un à partir d’une relation ou d’un événement qu’il a lui-même vécu. Au contraire, le fantôme est une construction intérieure qu’un enfant se fabrique au contact d’un parent manifestement porteur d’un secret douloureux indicible – qui est en règle générale un traumatisme non surmonté – et pour cela en proie à des revenants. Cette construction s’opère souvent sous l’effet d’émotions intenses vécues en empathie avec le parent à travers des situations répétées. En outre, le souvenir de ces situations est fréquemment effacé de la mémoire, car les émotions éprouvées en empathie avec le parent sont si intenses et angoissantes qu’il est bien difficile à l’enfant de prendre de la distance par rapport à elles (Tisseron, 2005). Il s’empresse alors d’oublier à la fois ces moments et les constructions par lesquelles il a tenté de les comprendre et d’y faire face. Ainsi, ce qu’il a éprouvé et construit au contact d’un parent porteur de revenant devient un véritable corps étranger dans son propre psychisme (Freud, 1938). Un corps étranger qui pourra, plus tard, orienter une partie de sa vie à son insu sans qu’il ait le souvenir des situations autour desquelles il l’a constitué.
28Ces faits ont semblé si énigmatiques aux chercheurs qui les ont découverts, dans les années 1960, qu’ils les ont d’abord attribués à une mystérieuse « communication d’inconscient à inconscient ». Mais nous savons aujourd’hui qu’ils s’expliquent très bien par les gestes, les attitudes et les mimiques échangées entre parents et enfants dans les multiples situations de la vie quotidienne (Tisseron, 1996).
29Un parent soumis à un traumatisme – ou qui a été émotionnellement très proche d’une personne elle-même traumatisée – est en effet enclin plus qu’un autre à des gestes et à des attitudes ambigus. L’être humain n’échappe en effet jamais totalement aux pensées pénibles qui le préoccupent et il s’en donne toujours des représentations, au moins émotionnelles, par exemple sous la forme de tristesse, d’angoisse ou de colère inexplicables. À chaque fois que la situation pénible qu’il cherche à oublier se trouve réveillée en lui, ses manifestations émotionnelles imprévisibles et inadaptées fonctionnent alors pour ses enfants comme autant de messages énigmatiques. Elles mobilisent chez celui-ci des angoisses accompagnées de représentations volontiers sexuelles ou agressives, parfois en relation avec celles que le parent éprouve à ce moment-là, et d’autres fois issues de sa seule imagination.
30Antoine, par exemple, avait construit une partie de sa personnalité autour de la conviction que son père avait commis des actes abominables et honteux pendant la dernière guerre. En réalité, le silence du vieil homme s’expliquait par la disparition tragique de ses meilleurs amis d’alors, pendant l’offensive allemande sur les maquis du Vercors. Mais l’enfant ne pouvait pas s’empêcher de raisonner de la façon suivante : « Mon père semble me cacher quelque chose, or je ne cache moi-même à mes parents que ce qui me fait honte, c’est donc que mon père a accompli des actes honteux ». Bref, ce qui était traumatique pour Antoine, c’est ce qu’il imaginait et pas du tout ce que son père avait réellement fait !
31C’est pourquoi les fantômes sont si difficiles à identifier à la différence des revenants qui peuvent être clairement reconnus – comme lorsqu’une personne endeuillée se met à parler ou à s’habiller à la manière d’un disparu. Et pourtant, ils modèlent nos goûts et nos comportements, notamment professionnels et amoureux, voire se manifestent sous la forme d’angoisses inexplicables, de traits de caractère étranges ou encore de préoccupations bizarres. La meilleure façon de les repérer est d’identifier les revenants qui sont à leur origine, en général à la génération précédente. Car eux sont bien visibles. Et ce repérage est d’autant plus important que, lorsque des parents sont hantés par des revenants, leurs enfants ont toutes les chances de l’être ensuite par des fantômes…
La souffrance en héritage
32Les fantômes sont d’autant plus difficiles à reconnaître qu’ils empruntent parfois un masque somatique. Les enfants des déportés ont ainsi présenté des signes cliniques qui rappelaient ceux qu’ils imaginaient que leurs parents avaient vécu dans leur chair, et qui en étaient parfois l’exacte réplique (Kogan, 1989). De tels symptômes se constituent au carrefour de ce que les enfants imaginent des souffrances passées de leurs parents… mais aussi des difficultés que ceux-ci leur imposent lorsqu’ils sont en proie à leurs revenants. On sait en effet aujourd’hui combien les rescapés de traumatismes graves peuvent présenter des comportements excessifs et étranges en lien avec leurs expériences dramatiques. Nombre d’enfants nés de parents déportés ont notamment raconté que ceux-ci, sous l’emprise de leurs revenants, leur avaient fait vivre de véritables drames. L’écrivain Jean-Claude Snyders raconte par exemple comment son père rentrait parfois dans des colères terribles et totalement inattendues au cours desquelles il semblait prendre plaisir à faire souffrir son fils ; et comment, à d’autres moments, ce même père se déprimait gravement de façon mystérieuse sous l’effet d’une souffrance inexplicable. À tel point que le garçon installa en lui des émotions qui avaient d’abord été celles que son père avait vécues en déportation, et qu’il en souffrît longtemps.
33Les enfants soumis à de telles situations s’engagent en outre dans la construction de représentations susceptibles de donner du sens à qu’ils éprouvent. Et comme ces représentations ne peuvent pas être verbales – puisque leurs parents ne sont pas disponibles pour répondre à leurs questions et parler avec eux de leurs traumatismes enfouis –, elles sont émotionnelles, sensorielles, voire somatiques. Cela peut alors aller jusqu’à recréer concrètement dans leur propre corps, sous la forme de maladies, les tourments qu’ils imaginent être ceux de leurs parents, comme on l’a vu chez les enfants des déportés. C’est pourquoi, une fois de plus, il est impropre de dire que les traumatismes se « transmettent », et plus juste d’envisager qu’ils font des « ricochets » d’une génération sur l’autre, et que le moteur de ces ricochets consiste dans les émotions partagées (Tisseron, 1996).
En conclusion
34Nous voyons que si les traumatismes insuffisamment symbolisés à une génération peuvent faire des ricochets sur les suivantes, cela n’est pas une fatalité. Pour prévenir cette situation, les parents, à défaut de pouvoir raconter ce qu’ils ont vécu, doivent reconnaître leur souffrance, expliquer qu’ils ont vécu des choses graves et pénibles, et expliquer à leurs enfants que ceux-ci n’y sont pour rien. Et si la situation traumatique a concerné leurs propres parents, ils doivent reconnaître auprès de leurs enfants que c’est le cas, et leur dire qu’ils ignorent de quoi il s’agissait précisément.
35Pour ceux qui sentent peser sur eux un secret des générations précédentes, l’important est d’abord de poser aux autres les questions qu’ils se posent à eux-mêmes. Chemin faisant, ils peuvent découvrir des choses douloureuses de la bouche de leurs proches. Mais le pouvoir de toxicité du secret s’amenuise quand on peut le partager. Et souvent, la tristesse qui accompagne la confidence d’un secret douloureux est liée à la découverte qu’on fait alors qu’on aurait pu s’en délier plus tôt… Les gens qui souffrent d’un secret souffrent autant de la solitude dans laquelle ils sont par rapport au secret que du secret lui-même.
36Quant à ce qu’on nous dit, il vaut mieux le croire dans les limites de la confiance que l’on accorde à un témoin. Il dit sa vérité telle qu’elle a été remodelée par son histoire personnelle, bien plus que « la vérité ». Il faut être modeste, et ne pas transmettre ce qu’on découvre aux générations suivantes en le présentant comme « la vérité ». Personnellement, je préfère toujours dire : « Je crois avoir compris que… »
37Enfin, il est important de ne jamais mettre nos proches en situation d’accusés lorsqu’on les questionne pour construire l’arbre généalogique de la famille. Souvent, ils sont eux-mêmes victimes d’un secret, parfois le même que celui dont nous sommes nous-mêmes victimes, et parfois ils sont victimes d’un autre. C’est pourquoi le mieux est d’aller vers eux en leur disant : « j’ai l’impression qu’il s’est passé quelque chose de grave dans notre famille, un jour, et que cela a engendré un secret. Qu’en penses-tu ? » Nous avons alors parfois la surprise d’entendre le parent que nous croyions à l’origine du secret nous répondre : « Ah bon, toi aussi, tu as cette impression là ? C’est vrai, j’ai toujours eu l’impression que mes parents – tes grands-parents – cachaient quelque chose ». Un secret lié à une génération en cache souvent un autre lié à la génération précédente. Car les secrets imposés à une génération incitent bien souvent la suivante à en fabriquer d’autres qu’elle a le sentiment de pouvoir contrôler.
38De ce point de vue, il faut toujours se souvenir qu’un secret s’oppose autant à la communication qu’à la vérité. Dans les familles où existe un secret douloureux remontant à la génération précédente, les enfants finissent par taire toutes leurs questions de peur de réveiller la souffrance de leurs parents. Au contraire, dans les familles où les parents évoquent leurs souffrances personnelles en expliquant à leurs enfants qu’ils n’en sont pas responsables, ceux-ci se sentent libres de poser au fur et à mesure les questions qui leur viennent à l’esprit.
39Enfin, la fiction peut être un moyen de se consoler. Rien n’empêche d’imaginer ce qu’on ignore, notamment à partir de ce qu’on sait de l’histoire collective et du groupe auquel nos ancêtres ont appartenu. J’ai connu un homme à la retraite qui écrivait sur sa famille, à destination de sa descendance, des livres où il imaginait ce qu’il ignorait. Pourquoi pas ! Mais à condition de ne jamais oublier qu’il s’agit de fictions, parfois probables, certes, mais de fictions tout de même.