1Le lien fraternel électif et évolutif est le fruit du tissage de relations entre enfants dans le contexte d’un groupe famille singulier, dans une société et à une époque donnée (Gayet, 1993). Dans le paysage social et culturel actuel en Europe, il est complexe de définir simplement ce qu’est « une fratrie » dont les membres peuvent, ou non, vivre ensemble, avoir un, deux ou aucun parent en commun.
2Les travaux sur le sujet tendent à montrer que la dynamique et la tonalité des liens fraternels dépendent parfois moins des liens de sang, que du résultat d’une alchimie complexe entre des caractéristiques personnelles à chacun des enfants, leur histoire respective, la nature et les enjeux de leurs investissements dans ce groupe-là et dans tous les autres groupes (Poittevin, 2006). Durand-Gasselin (1998) défend l’idée que la fratrie se forme à partir des liens de sang ou des liens de cœur qui se créent, par exemple, au sein d’un foyer d’hébergement. De fait, encore aujourd’hui, le processus psychique qui conduit à donner sens et fonction au pair comme frère, reste un champ d’étude peu exploré.
3Dans le cas où les enfants ne peuvent plus vivre au quotidien avec leurs parents, la loi en France affirme que l’intérêt de l’enfant doit conduire à préserver, autant que possible, ses relations avec ses frères et sœurs (Loi du 6 juin 1984 sur le droit des familles, rappelée par la Loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale). De fait, lorsque plusieurs enfants d’une même fratrie doivent être éloignés de leurs parents, il convient de décider quel type d’accueil est le plus approprié et, en particulier, s’il faut que les enfants restent ensemble, ce qui suppose de s’interroger sur le rôle de protection et de soutien de la fratrie, mais aussi sur les maltraitances et les nuisances qui peuvent s’exercer en son sein. Notons qu’il est souvent difficile pour les familles travaillant dans le cadre de l’Aide Sociale à l’Enfance d’accueillir une fratrie entière et, dans les établissements, souvent les frères et sœurs sont dans des groupes différents.
4Aujourd’hui en France, il n’existe pas de critères consensuels qui permettent de définir s’il convient, ou non, de placer ensemble les enfants d’une fratrie. Suite au vote du Parlement en 1996 sur la non-séparation des fratries, beaucoup de professionnels ont dénoncé une mesure démagogique et parfois dangereuse pour les enfants (Jardin & Rosset, 1991 ; Ganancia, 1999), mais nous manquons de travaux systématisés pour mieux évaluer l’impact de cette mesure. Bedford (1989) parle de « relations oubliées ».
5En France, les travaux sur le sujet du placement de fratrie sont surtout le fait de cliniciens qui, de manière non systématisée, analysent et font le bilan de leur pratique auprès de fratries (Rosset, 1991 ; Charles, 1991).
6En Amérique du Nord, le plus souvent la méthodologie est armée et utilise des questionnaires et des échelles (Wulczyn & Zimmerman, 2005 ; Claës, Poirier & Arseneault, 1993 ; Beauregard, 2003).
7Dans ce contexte, on voit l’intérêt de cette étude qui vise à mieux cerner les intérêts et limites d’un placement conjoint d’enfants dans le cas où les parents ne peuvent plus, au quotidien, assumer l’éducation de leurs enfants.
8Après avoir présenté brièvement le protocole, nous exposons les résultats de cette étude, puis ses perspectives.
Protocole
9Les professionnels rencontrés ont tous une grande expertise dans l’accueil des fratries. Selon la profession, mais aussi le village dans lequel ils travaillent, leur point de vue peut être différent, aussi, la mise en perspective de ces divers regards est-elle une source d’enseignements pour le chercheur et le praticien.
10Nous avons donc opté pour une démarche prospective clinique qualitative (Perron, 1997) car nous avions affaire à un objet d’étude complexe et il s’agissait d’imaginer et d’opérationnaliser un protocole qui ne dénature pas cet objet en le simplifiant.
11Nous avons animé cinq groupes constituant chacun un espace de libre parole sur le thème de la fratrie, pour des salariés de l’Association SOS Villages d’Enfants ayant entre deux et quinze ans de pratique et volontaires pour participer à cette étude. Tous ont été informés que l’association n’aurait, en aucun cas, connaissance de l’intégralité des propos tenus et que leur anonymat serait préservé dans les publications.
12Chaque groupe a duré deux heures et demie, ce qui a permis à chacun d’avoir le temps de développer sa pensée. Ils ont réuni des professionnels venant de sept villages différents de toute la France et accueillant chacun entre 46 et 57 enfants, soit entre 15 et 20 fratries.
13Parmi les mères SOS et les aides familiales qui ont participé à l’étude, une seule était mariée avec un enfant.
Constitution des groupes
14Premier groupe : groupe de 7 psychologues
15Second groupe : groupe de personnes en contact quotidien avec les enfants dans le pavillon (4 aides familiales et 7 mères SOS)
16Troisième groupe : groupe de personnes en contact ponctuel auprès des enfants (7 éducateurs spécialisés et 3 chefs de service)
17Quatrième et cinquième groupe : groupes réunissant 2 fois certains des professionnels ayant participé aux 3 premiers groupes (3 éducateurs, 3 psychologues, 2 aides familiales, 1 chef de service, 3 mères SOS)
Encadré 1 : note sur les professionnels ayant participé aux groupes
18Les échanges en groupes ont été enregistrés et intégralement retranscrits ; dans les deux derniers groupes, il n’a pas été possible, à partir de l’enregistrement, d’identifier la profession de celui qui parlait.
19L’analyse du corpus a été réalisée à l’aide d’une grille d’analyse de contenu (Bardin, 1977) que nous avons appliquée à l’ensemble des discours recueillis.
20Les propos recueillis dans ce contexte spécifique de recherche et auprès de cette population ne peuvent être pensés comme « représentatifs » et ne sauraient être soumis à une évaluation quantitative.
21Avant de présenter les résultats, il est important de rappeler quelques données concernant la situation des enfants accueillis dans les villages concernés par cette étude.
22Dans une enquête réalisée en 2006 sur 555 fratries (2 106 enfants) accueillis dans les Villages SOS ces 5 dernières années, De Luca [3] relève que 70% des enfants sont victimes de carences éducatives, 40% de défauts de soins, 30% de violences familiales et 26,5% de maltraitances. Elle remarque que 85% des enfants ont connu un placement antérieur et 60% ont transité par une Maison d’Enfants à Caractère Social (MECS) ou une pouponnière, 23% ont été placés chez une assistante maternelle et 14,3% en établissement spécialisé. La durée des placements antérieurs à l’admission au village est de plus en plus longue. L’âge moyen d’admission au village diminue et la durée du séjour se réduit (en 1986-1995, 6 ans en moyenne). Au fil du temps, les parents biologiques ont gardé davantage de contacts avec leurs enfants durant le placement (entre 1955 et 1965, 80% des enfants sont sans contact avec leurs parents, entre 1996 et 2004, 90% des mères et 74% des pères gardent des relations avec leurs enfants).
Résultats
23Nous évoquons : les indicateurs qui paraissent pertinents aux professionnels pour justifier, ou non, d’un placement conjoint ; la complexité et la diversité des situations fraternelles qu’ils rencontrent ; ce qu’ils disent des effets apaisants et structurants de ce lien sur les enfants ; les limites du placement conjoint telles qu’elles ont été évoquées par les participants.
Variables à prendre en compte dans l’indication de placement conjoint des fratries
24L’expérience des professionnels les a amenés à repérer l’importance des variables suivantes dans la réussite ou l’échec des placements conjoints :
- Temps de vécu commun suffisamment long sans qu’une durée n’ait été précisée.
- Existence ou non de maltraitances physiques ou psychiques entre enfants, avant le placement.
- Lieu et conditions de vie de chacun des enfants avant le placement au village ; ainsi, certains enfants vivant dans une famille d’accueil, la quittent pour rejoindre leurs frères et sœurs dans le village. Face à cette situation, les professionnels ont parfois le sentiment que l’on déstabilise l’enfant qui pouvait être bien avant et qui n’avait pas nécessairement envie de rejoindre sa fratrie.
- Capacité de l’enfant à investir une nouvelle relation. Les psychologues du village estiment qu’ils devraient pouvoir intervenir davantage sur cette évaluation.
- Origine et motivation de la demande de placement conjoint des enfants. Les professionnels différencient clairement les placements, suite au décès ou à la maladie d’un parent (qui souvent, dans ce cas, se réalisent avec l’accord d’un des parents), des placements qui se font à la demande de professionnels, avec une adhésion plus ou moins problématique des parents.
- Durée envisagée du séjour au village qui doit être suffisamment long pour qu’un travail puisse se faire avec le groupe fratrie, mais, là encore, aucune durée n’a été spécifiée (la moyenne des temps d’accueil dans les villages est de 6 ans).
25Avant l’accueil d’une fratrie, si des informations leur sont transmises par les professionnels qui ont suivi la famille auparavant, certains se plaignent que des renseignements leur soient volontairement cachés. D’autres disent que, parfois, ne pas tout savoir, donne l’opportunité à l’enfant d’être perçu avec un regard neuf, c’est alors à lui de se faire connaître et comprendre.
26Dans tous les cas, les professionnels reconnaissent que ces critères ne peuvent suffire à eux seuls pour prendre la « bonne décision ». En effet, plusieurs cas montrent que la réussite d’un placement conjoint est une telle « alchimie » que, parfois, des situations qui, au départ, ne remplissaient que peu de conditions de réussite, ont finalement bien fonctionné. Ce qui amène une psychologue à conclure : « On prend le risque de l’erreur, mais ne pas leur offrir l’opportunité de se retrouver, ce serait une erreur aussi ». Une autre parle de « coup de poker », dont l’issue est souvent incertaine.
27C’est précisément l’intérêt de cette étude de chercher, à partir de ce que disent les professionnels, à esquisser des repères pour rendre moins aléatoire l’issue du placement conjoint.
Situations complexes des fratries accueillies
28Les professionnels ont peiné à définir ce qu’est, selon eux, une fratrie. En témoigne la diversité des expressions qui, toutes, visaient à signifier les différentes figures de la fraternité : « fratrie de sang », « fratrie biologique », « fratrie SOS », « fratrie de jeu », « fratrie de cœur », « fratrie pavillonnaire », « fratrie refaite », « morceau de fratrie », « demi fratrie ».
29Ce flou s’alimente de la complexité de la composition des « fratries » qu’ils reçoivent : les enfants ont un vécu commun, plus ou moins long, parfois intermittent, parfois inexistant ; le groupe est formé d’enfants ayant un, deux, ou pas du tout, de parents en commun ; parfois une partie de la fratrie seulement est au village, les autres sont placés en familles d’accueil, restent dans leur famille et, d’autres encore, sont accueillis dans une autre institution.
30Evidemment, aucune fratrie ne ressemble vraiment à une autre et la variable sexe et rang de naissance est importante.
31La protection pour les filles, la violence pour les garçons sont évoquées. Selon Beauregard (2003) l’effet du placement conjoint serait plus positif pour des fratries non mixtes, ce qui n’est pas évoqué par les professionnels.
32S’il est souvent question de l’aîné (parentifié, tyran…) et du dernier-né, peu de choses sont dites sur les enfants « intermédiaires ». Comme les professionnels rencontrés, Charles (1991) note que les aînés jouent souvent un rôle central dans la manière dont la fratrie parvient à profiter du placement conjoint et souligne que les plus jeunes, ayant davantage de capacités d’adaptation, peuvent parfois aider leurs aînés à changer. En revanche, ils n’évoquent pas le fait que l’attitude du professionnel accueillant est plus sévère envers l’aîné qu’envers le cadet, ni que les cadets se plaignent davantage de ne pas voir leurs aînés que l’inverse, éléments repérés par Beauregard (2003).
Effets structurant du placement conjoint
33Les professionnels évoquent les variables déjà repérées dans la littérature concernant la fonction du frère dans la vie psychique de l’enfant : sécurité et protection, aide à la socialisation, partage d’une certaine familiarité avec le groupe qui aide chacun à se penser et se dire dans un processus de co-construction de soi et de l’autre (Scelles, 2003). Notons qu’à chacun des types de relations fraternelles évoquées, les professionnels en soulignent la face progrédiente et régrédiente (par exemple, protection salutaire/versus enfermement aliénant) et sa possible évolution ou régression au cours de placement.
Sécurité et protection
34La fratrie est reconnue comme apportant une certaine sécurité protégeant des risques de l’abandon, elle est parfois pensée comme un « bloc », une « forteresse » qui protège de l’extérieur persécuteur (les parents maltraitants, mais aussi l’institution accueillante), qui donne une « force naturelle », des repères partagés et qui rassure l’enfant par rapport à la nouveauté du placement. Ce qui correspond tout à fait à ce que dit Beauregard (2003), pour qui le placement conjoint faciliterait la transition entre famille naturelle et famille d’accueil, la fratrie représentant une continuité sécurisante pour l’enfant.
35Les enfants cherchent d’autant plus à se protéger les uns les autres que les adultes ont failli dans cette tâche. Ainsi, les enfants accueillis conjointement, lorsqu’ils ont des frères et sœurs restés chez leurs parents, demandent quelquefois à l’éducateur ou au psychologue de protéger ces derniers, car les savoir en danger les insécurise.
36De même, il arrive que les enfants accueillis souhaitent retourner au domicile familial, uniquement pour vérifier que leurs frères et sœurs vont bien, ou pour signaler, en revenant, les dysfonctionnements constatés. Ainsi, la fratrie peut s’ériger en défenseur et en protecteur d’un de ses membres, en utilisant les professionnels comme ressource.
Socialisation
37Les différents rôles occupés par chacun des enfants dans le groupe sont perçus comme ayant une fonction structurante puisqu’ils apprennent aux enfants des manières de vivre, de penser, de parler entre pairs, de gérer les conflits et que ce groupe leur permet de bénéficier de moments de complicité gratifiants. Toutefois, pour avoir des effets structurants, il est noté que les places et rôles de chacun des enfants doivent rester ouverts aux changements et aux interventions ponctuelles de l’adulte.
Expression
38La fratrie peut être un soutien à l’expression des frères et sœurs et peut, à l’inverse, l’entraver. En effet, lorsqu’il y a un pacte de non-dit entre enfants et entre le groupe et les adultes, celui qui le rompt court le risque d’être exclu du groupe fratrie et/ou familial. Ce risque est tel que certains enfants préfèrent taire des maltraitances physiques ou psychiques subies avant et parfois pendant le placement.
39Inversement, l’enfant peut s’appuyer sur ce qu’il partage avec ses frères et sœurs pour trouver les mots et le courage de parler et les enfants entre eux peuvent s’entraider pour parvenir à surmonter leurs craintes de s’exprimer avec un adulte. Ainsi, au prétexte d’aider sa sœur, un frère demande à parler avec elle à l’éducateur, cette rencontre ouvrira pour lui-même et la fillette un espace où, avec le soutien et l’autorisation de l’autre, chacun d’eux se risquera à évoquer ses souffrances tout en les différenciant de celles de l’autre.
40Expérimenter l’effet bénéfique de la parole, alors que les frères et sœurs gardiens des secrets sont présents, aide l’enfant à s’individualiser en toute sécurité, à condition d’être soutenu et encadré par l’adulte.
Processus d’individuation
41Les professionnels ont parlé de leurs difficultés à faire en sorte que l’enfant puisse, tout en participant au groupe fratrie, faire valoir sa singularité. Charles (1991), de son côté, avait noté qu’il pouvait être difficile pour l’adulte d’avoir accès à chacun des enfants, individuellement, le groupe fratrie ou certains de ses membres y faisant obstacle. Une éducatrice dit à ce propos : il est parfois difficile que l’enfant puisse dire « moi, je ».
42Pourtant, tous reconnaissent que c’est précisément ce travail d’individualisation des enfants au sein même de leur fratrie qui favorise, par la suite, leur épanouissement soutenu et nourri par le groupe.
43Parfois, c’est en cherchant à être le (la) préféré(e) de l’adulte que l’enfant tente d’être reconnu et de s’affirmer comme différent des autres.
Reproduction de comportements pathogènes dans des conditions contenantes pour les transformer
44Les professionnels constatent que la reproduction ponctuelle de comportements pathogènes au sein de la fratrie, dans le cadre contenant et protecteur de l’institution, peut amener les enfants, progressivement, à modifier leurs relations. Par exemple, lorsqu’un aîné de la fratrie s’est construit comme devant jouer un rôle parental « musclé » vis à vis de ses frères et sœurs, il s’agit progressivement d’introduire le groupe à l’idée qu’un aîné peut occuper une autre place et fonction et que tous les enfants peuvent y trouver des bénéfices. Pour cela, les enfants doivent expérimenter le fait de pouvoir exister autrement ensemble, sans danger.
Vie des fratries dans le pavillon
45Dans les premiers temps de l’accueil de la fratrie, les professionnels décrivent souvent une sorte de « lune de miel » entre eux et les enfants, souvent interrompue par une crise qui peut ouvrir sur une transformation des liens entre enfants d’une part et avec la mère SOS d’autre part, ceci, si sa violence et la manière dont les enfants font « bloc » à ce moment-là n’empêchent pas l’institution de la contenir et de lui donner sens.
46Avec finesse, les mères SOS décrivent l’« alchimie » qui permet une adaptation mutuelle entre l’adulte, le groupe fratrie et chacun de ses membres.
47Par exemple, quand la fratrie a un fonctionnement « clanique », il faudra parfois, pendant un temps, le tolérer pour gagner sa confiance, conforter le groupe dans son rôle protecteur et dans le fait que l’adulte ne veut pas « prendre tout le pouvoir ». Ce n’est qu’à ce prix qu’il pourra avoir accès à chacun des enfants, individuellement, ceci, souvent, en passant pour le gardien « du temple fraternel ».
Intérêt et limites de la cohabitation de plusieurs fratries dans le même pavillon
48Comme le dit Dumaret (1988), même si les mères SOS et les aides familiales reconnaissent qu’il n’est pas toujours simple de gérer plusieurs fratries vivant dans le même pavillon, elles y voient certains avantages. En effet, pour peu que l’indication soit bien posée et que ces accueils ne se fassent pas seulement « parce qu’il y a des lits de libres » ou que, dans l’urgence, « on ne peut pas faire autrement », l’accueil de plusieurs fratries a les effets positifs suivants :
- S’il est source de jalousie, l’investissement différencié des parents de chacune des fratries peut ouvrir sur un dialogue avec l’enfant, concernant les différences qui existent entre enfants, entre parents et entre familles.
- Dans le cas où la fratrie fonctionnerait comme un clan sécurisant, mais aussi enfermant pour certains enfants, la cohabitation de plusieurs fratries donne l’opportunité à certains frères et sœurs de s’ouvrir progressivement à la relation avec d’autres enfants.
- Il arrive qu’une fratrie, à l’arrivée d’autres enfants, fasse preuve de cohésion pour se démarquer des autres ; ce renforcement des limites du groupe peut avoir des effets structurants.
- Les autres fratries offrent « in vivo » d’autres modèles de relations fraternelles qui, du fait qu’ils viennent de pairs, ont un impact différent du modèle proposé par la mère SOS. Cette confrontation à d’autres modes d’être en fratrie peut avoir un effet positif de « miroir ».
Réactions aux changements de personnel et d’enfants dans le pavillon
49Lorsqu’il y a des changements d’adultes dans le pavillon, parfois de grosses crises se déclenchent notamment lors des congés de la mère SOS. Il est probable que cette absence rappelle aux enfants qu’ils ne sont pas tout pour elle, qu’elle n’est qu’une professionnelle payée pour s’occuper d’eux. Il est possible également qu’ils cherchent ainsi à lui dire combien ils ont besoin d’elle ; déclenchant une crise, ils tentent alors de la faire revenir.
50Les professionnels notent que chaque enfant, mais aussi chaque fratrie, comme groupe, est sensible au départ et à l’arrivée d’enfants, qu’ils soient de leur propre fratrie ou d’une autre. Ces changements modifient les places de chacun dans le pavillon, les pactes de non-dits également, ainsi que le fonctionnement des groupes fratries. Ces évolutions se font parfois dans la douleur, par exemple, lorsque l’arrivée d’un enfant ranime chez un autre une jalousie fraternelle vécue avant le placement, ou encore, quand un aîné qui dirige d’une main de maître sa fratrie, se sent détrôner par un enfant plus vieux que lui qui arrive dans le pavillon.
51À l’occasion de l’arrivée d’un frère ou d’une sœur ou d’une autre fratrie, les relations qui s’étaient peu à peu apaisées, peuvent revenir aux dysfonctionnements antérieurs. Ces retours en arrière, même s’ils peuvent recevoir une explication, provoquent souvent découragements et colères chez les adultes, mais aussi chez les enfants.
52Toutefois, ces changements dans les occupants du pavillon peuvent être à l’origine du développement de compétences adaptatives pour l’enfant si la souffrance et l’insécurité ressenties restent gérables, pour lui comme pour l’institution.
Les parents dans la vie de leurs enfants accueillis ensemble dans un pavillon
53Comme tous les professionnels qui ont travaillé sur le sujet, ceux qui ont participé à la recherche savent que sans un travail soutenu par l’institution avec les parents, l’enfant peut s’interdire de changer, d’être heureux et de s’attacher aux adultes qui s’occupent de lui dans le pavillon.
54Les parents sont reçus dans une maison commune et non dans le pavillon des enfants et ils ne font que croiser la mère SOS : les entretiens ont lieu avec les éducateurs, les chefs de service ou les psychologues. Pour tous, le pavillon doit rester pour l’enfant un endroit où il est protégé des intrusions de parents parfois agressifs.
55Thomas (1998) et Jardin et Rosset (1991) affirment que, certains parents préfèrent éviter le placement conjoint, afin de ne pas avoir à entrer en rivalité avec une famille qui les remplacerait en s’occupant de leurs enfants. Les professionnels rencontrés, eux, disent que les parents apprécient, dans leur grande majorité, que leurs enfants soient réunis dans une même maison. Ils insistent sur l’importance pour les parents que le pavillon soit celui des enfants et non celui de la mère SOS ou de l’aide familiale qui ont, par ailleurs, leur propre logement. Ainsi, pour les parents, les liens ne se font pas avec une famille qui accueille leurs enfants dans sa maison mais avec des professionnels qui ont la charge d’un lieu où vivent leurs enfants.
56Jardin et Rosset (1991) estiment que, dans le cas où des parents préfèrent ostensiblement certains de leurs enfants, l’enfant rejeté souffre moins s’il n’est pas hébergé dans la même famille que les autres enfants. Or, les psychologues rencontrées estiment que l’accueil conjoint des enfants peut offrir l’opportunité pour les parents et la fratrie de faire évoluer leurs liens et de regarder parfois autrement « le vilain petit canard » de la famille.
57Une psychologue remarque : « Pour 90 % d’entre eux, les enfants sont un même paquet, ils confondent les prénoms, ne savent pas leur date de naissance et, aux anniversaires, ils donnent les mêmes cadeaux à tous et pas toujours appropriés. Il faut donc aider les parents à différencier leurs enfants ». Dans ce cas, elle explique que les professionnels s’occupant de la fratrie s’attachant à différencier chacun des enfants à leurs propres yeux et à ceux des autres, non seulement peuvent apaiser la souffrance des enfants, mais aussi peuvent aider les parents, par la suite, à différencier chacun de leurs enfants.
58Comme il est décrit dans la littérature (Berger, 2004), les parents peuvent ne pas supporter les changements de leurs enfants ou des liens qu’ils entretiennent entre eux, ce qui déclenche chez eux un rejet de l’enfant et/ou du groupe fratrie qui peut alors se sentir abandonné et persécuteur de ses parents. Dans ces cas, les psychologues notent que les visites médiatisées avec l’ensemble de la fratrie peuvent permettre de travailler cette difficulté, les professionnels valorisant les changements des enfants, sans pour autant discréditer les parents, exercice parfois périlleux dans lequel certains enfants de la fratrie peuvent jouer un rôle clef. Par exemple, un professionnel évoque un parent qui, entendant son enfant dire du bien de son frère qui dans la famille était le souffre-douleur de tous et très dévalorisé, progressivement regarda et parla autrement à et de cet enfant-là. Cela gratifia l’ensemble du groupe fraternel qui vécut cet épisode comme une autorisation parentale à changer, dans ce lieu-là.
59Comme Martinez (1999), les professionnels soulignent la nécessité, même si les enfants sont accueillis dans des familles, des lieux différents, d’organiser, lorsque c’est possible, des visites en fratrie autour des parents, ce qui permet à ceux-ci de rester le centre de la fratrie.
Limites du placement conjoint
60Les points positifs évoqués plus haut sont, pour partie, nuancés par les professionnels.
Idéal de fratries et choc culturel
61Une mère SOS explique qu’en choisissant d’exercer ce métier, elle a voulu transmettre aux enfants tout ce qu’elle avait appris et vécu de bien au sein de sa propre fratrie. Toutefois, au fur et à mesure des accueils, elle a constaté les potentialités destructives de ce lien. Elle a vécu cette rencontre avec d’autres manières d’être et de vivre en fratrie comme une sorte de « choc culturel ». Si à ce moment, le travail en équipe, le cadre institutionnel l’ont aidée à ne pas céder au découragement, elle sait maintenant que l’idéal de fratrie qui l’animait peut ne pas avoir d’efficacité quand il est trop loin de ce qu’ont vécu et de ce que sont les frères et sœurs accueillis.
62De fait, la culture fraternelle des professionnels et celle des enfants sont parfois fort différentes ; les façons de parler, de penser, de se comporter proposées, pensées par les adultes de l’institution peuvent parfois paraître aux enfants tellement « étrangères », qu’ils se réfugient collectivement dans l’utilisation de codes, de langages « familiers » qui, ostensiblement, écartent l’adulte.
63Par ailleurs, si un enfant, séduit par l’éducatrice, peut se laisser prendre par « l’autre culture », alors il peut être rejeté de son propre groupe. Nous retrouvons ce que dit Neuburger (1995) sur cette question, en parlant de « mythectomie ».
Reproduction au sein de la fratrie de comportements pathogènes existants avant le placement
64Parfois, l’étrangeté de la situation dans laquelle la fratrie se retrouve, l’éloignement des parents renforcent chez les enfants le sentiment de ne pouvoir adopter d’autres modalités relationnelles que celles vécues en famille. Un chef de service parle d’« une empreinte de relations pathologiques », vitale pour eux, et que rien ne peut modifier tant que les enfants vivent ensemble au quotidien.
65Cela rappelle les propos de Thomas (1998) qui écrit que lorsque l’enfant est placé avec sa fratrie, il y aurait un renforcement de la loi du silence, comme si, confronté à un extérieur étranger à la famille, il fallait réaffirmer la nécessité de protéger celle-ci et peut-être aussi « l’être ensemble » fraternel, ce qui peut contribuer à enfermer l’enfant dans un mode « d’être ensemble » immuable. Il en est ainsi des couples « bourreau (souvent un aîné)/souffre-douleur » ou encore « frère parentifié/frère infantilisé ». Les professionnels soulignent que, dans ce cas, il s’agit de protéger les deux enfants et le groupe : le « bourreau » est décrit comme souffrant, au même titre que celui ou ceux qu’il fait souffrir.
66Lorsque manifestement l’enfant souffre de vivre avec ses frères et sœurs, une psychologue dit : « Il s’agit alors de ne pas se laisser aveugler par le mythe de la fratrie, par ce qu’on voudrait qu’elle soit, pour reconnaître que, parfois, il n’est pas possible que les enfants vivent ensemble ».
Quand l’histoire fraternelle entrave l’évolution d’un enfant
67L’histoire du groupe et de chacun des enfants « avant le placement » peut être au fondement d’une résistance du groupe et de chacun des enfants à l’adaptation au village. Il faut alors faire en sorte que chacun puisse « se défaire du roman familial », dira un éducateur, tout en ne se sentant pas déloyal vis-à-vis de son groupe d’origine.
68Parfois, l’histoire passée, présentifiée par les frères et sœurs, est un rappel permanent pour l’enfant de traumatismes subis. Rappel pour le moins problématique dans le cas où un des enfants a le sentiment que les maltraitances qu’il a subies se sont réalisées avec l’accord tacite ou actif de certains des frères et sœurs présents dans le pavillon, ce qui va dans le sens des conclusions de Leblanc (1998). Ainsi, l’histoire commune peut, selon les cas, constituer une aide ou une entrave à l’épanouissement de l’enfant dans le village.
Séparation nécessaire, volontaire ou non des frères et sœurs
69Décider qu’un ou plusieurs enfants de la fratrie doit cesser, pour un temps en tous les cas, de vivre avec ses frères et sœurs est diversement vécu :
70D’une part, cela peut être vécu comme un échec si l’enfant part parce qu’il souffre et/ou fait souffrir ses frères et sœurs ou les adultes.
71Les éducateurs, les chefs de service et les psychologues expliquent que parfois, c’est cet éloignement qui permet que le lien fraternel continue à exercer ses effets bénéfiques sur l’enfant. Ils ajoutent qu’il faut également protéger les enfants de ce redoutable pouvoir qu’ils peuvent penser avoir, si on les laisse attaquer le cadre construit par les adultes.
72Toutefois, devoir reconnaître qu’on ne peut pas faire en sorte que la fratrie vive heureuse ensemble est le plus souvent vécu par les mères SOS et les aides familiales comme un échec dont les conséquences dépendent du soutien qu’elles reçoivent à ce moment là, mais également de leur histoire et de la manière dont elles ont investi l’enfant qui doit partir.
73Leurs propos montrent qu’un enfant qui vit mal dans et avec sa fratrie peut mettre en péril le sentiment de leur compétence ; aussi, éloigner certains enfants, trouver pour eux une autre solution, est-il une manière de prendre soin de l’institution et de son personnel.
74D’autre part, cela peut être vécu comme une réussite si l’enfant part à sa demande. En particulier à l’adolescence, certains enfants demandent à partir pour s’alléger du poids de leur histoire et de la responsabilité de leur fratrie. Rassurés sur le fait que leurs frères et sœurs sont en sécurité, ils font alors le choix de l’éloignement.
75Le village peut proposer plusieurs solutions à l’enfant qui doit partir du pavillon :
- Placement dans des pavillons différents dans le même village ; les frères et sœurs se voient durant leurs loisirs, à l’école, mais ne vivent pas ensemble.
- Orientation en institutions spécialisées si les enfants présentent des troubles du comportement majeurs et/ou une déficience.
- Retour dans leur famille.
- Placement en famille d’accueil, hors du village.
- Accueil dans la maison des adolescents.
Thèmes qui n’ont pas été abordés
76Certains thèmes, dont on peut penser qu’ils sont importants malgré nos relances, n’ont pas été développés durant ces rencontres :
77S’il a souvent été fait référence aux comportements agressifs des garçons et aux comportements plutôt protecteurs des filles, rien n’a été dit de très précis sur la variable sexe dans l’indication de placement et ses effets. En particulier, on peut se demander si la présence importante de femmes et l’absence ou la quasi-absence d’hommes au quotidien dans les pavillons, a le même impact sur les filles que sur les garçons. En effet, dans les familles d’accueil de l’ASE, c’est le plus souvent un couple qui accueille les enfants. La différence entre ces deux modes de vie sur les filles et les garçons pourrait être intéressante à explorer.
78La famille élargie n’a jamais été évoquée dans les rencontres ; ainsi, dans le discours des professionnels, la famille des enfants se résume-telle « aux parents » et aux « frères et sœurs » ; à aucun moment, un oncle, une tante, des cousins, des grands-parents n’ont été cités. En revanche, ces personnages de la famille élargie apparaissent à propos des enfants devenus adultes et il s’agit alors, non pas de la famille élargie « de sang », mais de celle construite via le village (mère, enfants, frères et sœurs de la mère SOS).
Conclusion et perspectives
79Cette étude montre la nécessité de mieux évaluer les indications, les effets et les limites du placement des fratries et rappelle que si la fratrie peut être une ressource, elle peut aussi constituer une entrave à l’individuation et à l’épanouissement de l’enfant. Dans tous les cas, seules l’observation fine des liens fraternels et l’intervention protectrice de l’adulte investi par la fratrie d’une certaine confiance, peuvent aider à l’évolution des relations favorisant l’épanouissement de l’enfant et du groupe dans son ensemble.
80Il paraît nécessaire d’avoir des indices aidant à différencier les dysfonctionnements qui peuvent évoluer, de ceux pour lesquels un traitement avec et dans la fratrie paraît impossible. L’enjeu est que l’institution parvienne à contenir les forces de destruction et à soutenir les parties « saines » du lien fraternel.
81Il apparaît que les professionnels confrontés au groupe fratrie ne sont, finalement, que peu outillés pour penser et travailler « sur » et « avec » le groupe. En effet, les remarques théoriques évoquées lors des rencontres font référence à la relation individuelle. Il serait donc important de mieux former le personnel à la pensée et à l’intervention groupale.
82Par ailleurs, une évaluation de l’opportunité de l’accueil des fratries et de ses conséquences ne peut se faire sans mener une réflexion sur la manière de travailler avec les parents, dans la réalité, mais également avec l’image que les enfants accueillis ont d’eux et de leur famille.
83Une réponse simple ne peut être apportée à la question de savoir dans quelles conditions, et pour quels enfants, il est souhaitable que soit proposé un placement conjoint. En même temps, les discours analysés montrent que le recul que les institutions ont aujourd’hui sur cette pratique peut servir de base pour envisager l’établissement de recommandations qui permettraient que tous ceux qui peuvent tirer profit d’un accueil en fratrie puissent en bénéficier, tout en protégeant ceux qui souffrent de relations fraternelles aliénantes.
84Pour cela, les études futures devront élaborer des indicateurs susceptibles d’aider à l’analyse et à l’observation des relations fraternelles, ce qui permettrait à la fois d’affiner les indications de placement conjoint et de mieux saisir, en regard du lien fraternel, le sens des souffrances et des crises qui émergent durant le placement.
Notes
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[1]
Recherche financée par l’association SOS Villages d’Enfants.
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[2]
Laboratoire PRIS de l’Université de Rouen, France.
La correspondance relative à cet article devra être adressée à Régine Scelles, 28 rue Georges Clemenceau, 91400 Orsay, France. E-mail : scelles@free.fr -
[3]
Cette étude a été demandée par l’Association SOS Villages d’Enfants, elle a été présentée lors du congrès de l’Association du 9 novembre 2006 à Paris.