1Les enfants en contexte de protection de la jeunesse présentent d’importants problèmes de comportement et un fonctionnement adaptatif déficitaire (Clausen, Landsverk, Ganger, Chadwick & Litrownik, 1998 ; Lawrence, Carlson & Egeland, 2006). Notamment, ils peuvent manifester des conduites agressives et délinquantes ainsi que des difficultés sur le plan social. Ces comportements problématiques peuvent s’exprimer dans la relation avec les autres enfants hébergés et avec les intervenants. Cela est particulièrement important à prendre en compte, considérant les impacts que ces comportements peuvent avoir tant sur les processus de réadaptation lors de l’hébergement (p. ex., multiples changements de foyers d’accueil, épuisement des intervenants) que sur les relations avec les figures de soins substitutives et les autres enfants présents. L’occurrence des problèmes de comportement chez ces enfants pourrait en partie être expliquée par le fait d’avoir vécu des traumas plus tôt dans leur développement. En effet, les événements potentiellement traumatiques que ces enfants ont vécus, tels que l’abus sexuel et physique, la négligence et les mauvais traitements psychologiques, sont décrits comme affectant le développement des capacités mentales et interpersonnelles essentielles à la régulation des émotions et du comportement (Allen, 2001).
2Plus spécifiquement, ces traumas se produiraient dans la relation d’attachement qui s’installe dans les premières années de vie de l’enfant avec sa figure de soins, où le parent serait l’auteur présumé des mauvais traitements (Association des centres jeunesse du Québec, 2015 ; Courtois, 2004), ce qui peut affecter la qualité de cette relation (Frederico, Jackson & Black, 2008 ; Lawson, Davis & Brandon, 2013). Selon la théorie de l’attachement, la qualité de la relation entre un enfant et sa figure de soins principale contribue à l’adoption de stratégies plus ou moins efficaces de régulation des émotions chez l’enfant (Ainsworth, Blehar, Waters & Wall 1978 ; Allen, 2001 ; Main & Solomon, 1990). En outre, la qualité des relations d’attachement influencerait le développement de la personnalité et le fonctionnement psychosocial de l’enfant plus tard dans sa vie (voir Bowlby, 1969, 1973, 1980, 1988). Au sein de cette relation d’attachement, l’enfant se forme des représentations, c’est-à-dire des idées associées à cette relation, qui sont intériorisées et qui, selon leur nature (sécurisante ou insécurisante), peuvent jouer un rôle dans la régulation des émotions et du comportement (Hawkins & Haskett, 2014).
3D’autre part, les difficultés de régulation du comportement et des émotions peuvent être expliquées par des déficits au niveau de la capacité de mentalisation, soit la capacité de se représenter et d’interpréter ses comportements et ceux d’autrui en termes d’états mentaux (Fonagy & Target, 1996, 1997). Celle-ci se déploie justement au cœur de la relation d’attachement et représente un acquis développemental essentiel pour aider l’enfant à réguler ses émotions et son comportement (Fonagy et al., 1995). Lorsqu’elle est déficitaire, elle jouerait un rôle important dans les difficultés des enfants au plan comportemental.
4En résumé, les traumas relationnels précoces peuvent non seulement avoir un impact sur le développement de la qualité de la relation et des représentations d’attachement, mais aussi sur la capacité de mentalisation qui se développe au cœur même de cette relation. Considérant l’influence importante de la qualité d’attachement et de la capacité de mentalisation dans le fonctionnement psychosocial de l’enfant, il semble essentiel d’étudier le lien entre ces concepts. Sur le plan théorique, cette relation a été étudiée. Toutefois, il semble pertinent d’explorer également cette relation dans le contexte plus particulier des enfants en situation d’hébergement sous la responsabilité des autorités garantes de la protection de l’enfance.
Le modèle de l’attachement
5L’attachement se définit comme un type particulier de relation affective unissant l’enfant à ses figures de soins, généralement ses parents. Il influence les attentes que l’enfant aura par rapport aux autres au cours de sa vie. L’attachement aurait pour fonction première de favoriser la proximité entre l’enfant et une figure de soins qu’il perçoit comme réconfortante et protectrice, particulièrement lors de difficultés ou dans les situations perçues comme menaçantes. Ceci aurait pour finalité l’atteinte d’un sentiment de sécurité chez l’enfant (Bowlby, 1988). Cependant, la nature de la relation d’attachement intériorisée diffèrerait en fonction de la qualité des réponses parentales. Ces réponses peuvent varier de la sensibilité et la constance jusqu’à l’instabilité, le contrôle excessif ou même le rejet (DeWolff & van IJzendoorn, 1997 ; Goldsmith & Alansky, 1987). Ainsi, l’enfant développerait une base sécurisante d’attachement s’il vit majoritairement des interactions positives avec sa figure de soins, ce qui lui permettrait d’explorer l’environnement avec l’idée intériorisée qu’il sera soutenu émotionnellement lorsqu’il fera face à des difficultés (Bowlby, 1988).
6La nature de la relation d’attachement entre l’enfant et sa figure de soins peut être d’une part sécurisante, ou d’autre part insécurisante. L’attachement insécurisant regroupe les types évitant, ambivalent (Ainsworth et al., 1978) et désorganisé (Main & Solomon, 1990). Ces patrons d’attachement chez les enfants sont identifiés sur la base de leurs réponses comportementales face à la séparation d’avec leur figure de soins. De ce fait, les enfants ayant un attachement sécurisant exploreraient leur environnement de façon confiante en présence de leur figure de soins. En cas de détresse, ils rechercheraient la proximité et seraient aisément apaisés par celle-ci. De manière différente, ceux ayant un attachement ambivalent exprimeraient une détresse intense lors d’une séparation avec la figure de soins, mais ne seraient pas facilement consolés à son retour, montrant plutôt une résistance au contact. Les enfants qui ont un attachement de type évitant ne manifesteraient pas la détresse de façon apparente lors de la séparation et tendraient à ignorer ou à éviter activement la figure de soins à son retour (Ainsworth et al., 1978). Enfin, les enfants ayant un attachement désorganisé n’arriveraient pas à adopter de stratégies stables de régulation face au stress que représente la séparation et montreraient des comportements désorientés ou contradictoires envers la figure de soins (Main & Solomon, 1990). Ces réponses comportementales de la part des enfants sont observables, en contexte de laboratoire, par la procédure de la Situation étrange développée par Mary Ainsworth, dans laquelle un enfant est confronté à un environnement étranger, à une personne étrangère, ainsi qu’à des épisodes de séparation et de réunion avec sa figure de soins (van Rosmalen, van Der Veer & van Der Horst, 2015).
7À partir de ses expériences relationnelles avec sa figure de soins, l’enfant se formerait un « modèle opérant interne » (MOI ; Bowlby, 1973), c’est-à-dire l’internalisation de ses interactions avec les personnes qui lui sont significatives, servant de modèle de référence pour l’aider à s’autoréguler sur les plans émotionnels et interpersonnels. Ces MOI concerneraient des représentations de soi et de l’autre (p. ex., la façon dont l’enfant perçoit ses parents et leurs réponses à ses besoins) qui organiseront les interactions interpersonnelles futures, en guidant ainsi les attentes subséquentes de l’enfant envers les autres et, de ce fait, son comportement et ses réactions (Bowlby, 1982, 1988 ; Steele, Hodges, Kaniuk & Steele, 2010 ; Zaccagnino, Cussino, Saunders, Jacobvitz & Veglia, 2014). Il est à noter que les MOI sont étroitement liés aux patrons d’attachement, qui renvoient aux réponses comportementales de l’enfant par rapport à sa figure de soins (voir van Rosmalen et al., 2015). Toutefois, les représentations d’attachement font quant à elles plutôt référence aux images mentales intériorisées par l’enfant concernant sa relation avec sa figure de soins (Bowlby, 1973). Par exemple, l’enfant montrant des comportements d’attachement de type sécurisant aurait tendance à s’être formé une représentation mentale de sa figure de soins comme étant disponible et sensible. Plus concrètement, il pourrait s’attendre à ce que celle-ci perçoive facilement sa détresse ou ses besoins, qu’elle soit réceptive et qu’elle éprouve de l’empathie à son égard. Inversement, l’enfant insécure n’intérioriserait pas ce type d’attente (Bowlby, 1969), c’est-à-dire qu’il pourrait se représenter sa figure de soins comme étant non disponible ou insensible à ses besoins. Plus précisément, l’enfant pourrait par exemple avoir comme attentes que celle-ci ne répondra probablement pas à ses besoins, qu’elle ne reconnaitra pas ses émotions et qu’elle n’agira pas de façon empathique. Ces attentes guideront les comportements adoptés par l’enfant qui, par exemple, évitera d’exprimer ses émotions ou ses besoins à sa figure de soins.
8Les MOI, qui se construisent à travers les expériences relationnelles significatives de la vie tôt dans l’enfance, ont la possibilité de se modifier et d’évoluer, mais cette possibilité de changement se rétrécit au fil du développement. En effet, ces représentations deviennent de plus en plus stables, ancrées et moins flexibles (Sroufe, 1988 ; Zaccagnino et al., 2014). Il est néanmoins possible que des représentations négatives de soi et de l’autre puissent être restructurées, notamment par les interactions avec une figure de soins alternative qui deviendrait significative pour l’enfant et qui serait davantage soutenante (Phelps, Belsky & Crnic, 1998 ; Saunders, Jacobvitz, Zaccagnino, Beverung & Hazen, 2011). Ces interactions pourraient agir, en fait, comme des expériences réparatrices pour l’enfant.
9L’attachement est un sujet ayant fait l’objet d’une quantité importante d’études empiriques. Une méta-analyse, regroupant des études auprès d’échantillons cliniques et non cliniques, suggère que 52 % des enfants manifesteraient un attachement sécurisant, 21 % un attachement évitant, 5 % un attachement ambivalent et 21 % un attachement désorganisé (van IJzendoorn, 1995). Si l’on se penche plus précisément sur les enfants en contexte d’adoption, une étude américaine réalisée auprès de 50 enfants âgés de 12 à 24 mois a mesuré l’attachement des enfants à leur mère adoptive à l’aide de la Situation étrange : 52 % de ceux-ci présentaient un attachement sécurisant, 6 % un attachement évitant, 8 % un attachement ambivalent et 34 % un attachement désorganisé (Dozier, Stovall, Albus & Bates, 2001). En contexte institutionnel, une étude effectuée auprès de 95 enfants âgés entre 12 et 31 mois, placés en institutions en Roumanie, a également évalué l’attachement à l’aide du protocole de la Situation étrange. Cette étude a montré que 18 % de ces enfants présentaient un attachement sécurisant, 3 % un attachement évitant, 0 % un attachement ambivalent, 62 % un attachement désorganisé et 12 % un attachement non classifiable dû à une absence de comportements d’attachement (Zeanah, Smyke, Koga & Carlson, 2005). La comparaison de ces deux dernières études fait ressortir une proportion plus importante d’attachement désorganisé en contexte institutionnel, ce qui peut démontrer l’influence des caractéristiques du milieu de vie sur l’attachement (p. ex., la stabilité de la figure de soins alternative, le nombre d’enfants vivant dans le milieu).
Attachement insécurisant et traumas relationnels précoces
10Les comportements de la figure de soins, en réponse aux besoins de l’enfant, sont déterminants dans le type d’attachement qui se développe chez l’enfant, soit sécurisant ou insécurisant (Goldsmith & Alansky, 1987). Lorsqu’une figure de soins adopte des comportements de rejet, de négligence ou d’abus envers son enfant, celui-ci vit alors des expériences qui réfèrent à des traumas relationnels précoces (Bonneville, 2010), faisant obstacle au développement d’un attachement sécurisant. Cela peut conséquemment amener l’enfant à développer des représentations mentales de nature insécurisante, comme l’idée que sa figure de soins ne lui offrira pas le réconfort qu’il réclame ou ne répondra pas à ses besoins.
11Le développement d’un attachement insécurisant serait notamment lié à une régulation inefficace ou dysfonctionnelle dans la relation dyadique entre la figure de soins et l’enfant en bas âge (Sroufe, 2000). En effet, dans un moment de détresse, le système d’attachement de l’enfant est activé, l’amenant ainsi à rechercher des soins et du réconfort auprès d’une figure de soins disponible et sensible. Lorsque la régulation n’est pas efficace, par exemple lorsqu’il y a présence de perturbations dans la communication affective entre la figure de soins et l’enfant, cela peut faire en sorte que la détresse ressentie par l’enfant soit exacerbée plutôt qu’apaisée par cette figure. Ces perturbations dans la communication affective, lorsqu’elles surviennent de façon continuelle, peuvent également référer à des traumas relationnels précoces dans la vie de l’enfant (Bonneville, 2010). L’accumulation de ces perturbations aurait en fait un impact négatif qui peut se comparer à l’impact traumatique d’événements isolés de négligence, de maltraitance ou d’abus (Franzcp, Furber & Segal, 2011 ; Tarabulsy et al., 2008). La communication affective peut devenir perturbée si, par exemple, la figure de soins demeure centrée sur elle-même alors que l’enfant est en détresse, invite l’enfant vers elle mais bloque ensuite son approche, émet des comportements négatifs intrusifs, ou encore, affiche des émotions négatives qui sont incongrues avec l’affect ressenti par l’enfant (Lyons-Ruth, 2008). La recherche relève des liens étroits entre le fait d’avoir vécu des traumas relationnels précoces et le développement d’un attachement insécurisant. Des soins insensibles et des comportements de maltraitance (pouvant inclure l’abus et la négligence) seraient parmi les plus nocifs pour l’enfant dans son développement. Des études ont démontré empiriquement que les enfants ayant vécu de la maltraitance avaient plus tendance à montrer un attachement insécurisant, et principalement de type désorganisé, comparativement aux enfants non-maltraités vivant dans un contexte socio-économique similairement faible (Cyr, Euser, Bakermans-Kranenburg & van Ijzendoorn, 2010). D’autres études soulignent qu’un attachement insécurisant, et particulièrement l’attachement désorganisé, serait associé à des réponses parentales inadéquates et à des traumatismes chez l’enfant (Alexander, 1992 ; Lyons-Ruth & Block, 1996 ; Lyons-Ruth, Connell & Zoll, 1989).
Attachement et fonctionnement psychosocial
12La recherche longitudinale sur le sujet a fait ressortir des liens entre l’attachement lorsque l’enfant est en bas âge et son fonctionnement psychosocial plus tard dans la vie. Les enfants ayant un attachement sécurisant auront tendance à manifester une meilleure estime de soi, une plus grande autonomie, plus de flexibilité dans la gestion des impulsions et des sentiments, et une tendance à s’engager positivement avec les pairs (Sroufe, 2000). D’autres auteurs ont également souligné que ces enfants se montrent généralement plus habiles et empathiques dans leurs relations sociales (Weinfield, Sroufe, Egeland & Carlson, 1999). Après un sentiment de contrariété, ils auraient tendance à récupérer plus rapidement (Sroufe, 2000). D’autre part, les recherches montrent une association entre un attachement insécurisant chez l’enfant et plusieurs difficultés telles qu’une propension à la frustration et à l’hostilité, la désorganisation face au stress, les problèmes de comportement, de moins bonnes performances cognitives, le manque d’empathie, une moins bonne compétence sociale, de même que des difficultés dans les relations avec les pairs ainsi que dans la gestion des émotions et de l’agressivité (Lyons-Ruth & Jacobvitz, 2008 ; Sroufe, 2000 ; Stams, Juffer & van IJzendoorn, 2002 ; Zaccagnino, Cussino, Preziosa, Veglia & Carassa, 2015). De plus, ils seraient plus à risque de problèmes émotionnels et comportementaux, tels que les troubles anxieux, l’agressivité, le trouble des conduites et la dépression (Sroufe, 2000). Les écrits sur le sujet soulèvent la présence de plusieurs liens entre la qualité de l’attachement et divers aspects du fonctionnement de l’enfant, l’attachement de type désorganisé ayant été le plus fortement lié à la psychopathologie (Groh et al., 2012 ; Sroufe, 2000 ; Zaccagnino et al., 2015). Plus spécifiquement au sujet de la capacité de régulation émotionnelle, il a de même été documenté que les interactions avec la figure d’attachement contribueraient au développement des régions du cerveau responsables de la régulation des émotions, ce qui peut ainsi influencer l’adoption de comportements liés à cette habileté (Schore, 2001 ; Sroufe, 1995).
13Outre la relation et les représentations d’attachement, un élément connexe demeure essentiel à considérer dans la compréhension du fonctionnement psychosocial des enfants, soit la capacité de mentalisation.
La mentalisation
14L’attachement est intimement lié au développement de la capacité de mentalisation, soit l’habileté à se représenter et à interpréter ses comportements et ceux d’autrui en termes d’états mentaux, c’est-à-dire de pensées, d’attentes, de désirs, de besoins, de sentiments, de croyances et d’intentions (Fonagy & Target, 1996, 1997). La capacité de mentalisation serait essentielle au développement de l’enfant, jouant, tout comme l’attachement, un rôle important dans son fonctionnement psychosocial. C’est d’ailleurs dans le contexte des relations d’attachement que la capacité à mentaliser se déploierait (Allen, Fonagy, & Bateman 2008). L’attachement sécurisant, favorisé par la sensibilité et l’empathie de la figure de soins envers son enfant, serait une condition propice au développement de la mentalisation. Plus précisément, le fait que la figure de soins, à travers les interactions avec son enfant, émette des commentaires appropriés sur les états mentaux de celui-ci attirerait l’attention de l’enfant sur l’existence et, éventuellement, sur la signification des états mentaux, ce qui faciliterait le développement de la mentalisation (Allen et al., 2008).
15Le développement d’une bonne capacité de mentalisation permettrait à l’enfant de donner un sens à ses actes et à ceux des autres, et ainsi de les rendre compréhensibles et porteurs d’intentions (Allen et al., 2008). Une capacité adéquate à mentaliser aide également l’enfant à mieux comprendre les émotions, ce qui l’amène à pouvoir mieux réguler les impacts néfastes des traumas et, par le fait même, ses comportements face à ceux-ci (Fonagy et al., 1995). En outre, chez les enfants, une bonne capacité de mentalisation serait associée à une meilleure compétence sociale (Lalonde & Chandler, 1995), à l’adoption de comportements empathiques (Zahn-Waxler, Radke-Yarrow, Wagner & Chapman, 1992) ainsi qu’à des relations positives avec les pairs (Dunn & Cutting, 1999). Inversement, un déficit au niveau de la mentalisation affecterait la capacité de comprendre et de réguler ses émotions et son comportement, ce qui peut notamment donner lieu à des conduites impulsives et à une tendance aux passages à l’acte (Allen et al., 2008 ; Eizirik & Fonagy, 2009). Cela peut également avoir un impact au plan des relations interpersonnelles. Effectivement, une défaillance au niveau de la capacité de mentalisation implique la difficulté à se former une représentation de l’état mental d’autrui. Cela peut alors rendre difficile la considération de la perspective de l’autre, limitant ainsi la collaboration dans les interactions (Lawson et al., 2013).
Développement de la mentalisation
16Selon Fonagy et Target (Fonagy & Target, 1996, 2000, 2007 ; Target & Fonagy, 1996), le développement de la mentalisation se ferait chez l’enfant en plusieurs étapes, appelées modes de pensée. De la naissance jusqu’à environ un an et demi, le bébé est centré sur les attributs physiques des personnes et des objets qui l’entourent. Alors, les intentions qu’il leur attribue sont fondées sur ce qui lui est observable et concret. À cette étape, l’interprétation d’une action est basée sur sa conséquence. Ceci correspondrait au mode téléologique (Gergely & Csibra, 1997). Ensuite, la période de la petite enfance est caractérisée par deux modes de pensée : le mode d’équivalence psychique et le mode fictif (ou comme si). Ceux-ci permettent à l’enfant d’établir une relation entre son expérience interne et la réalité externe, et ainsi comprendre ses propres comportements et ceux d’autrui (Schmeets, 2008). Lorsque l’enfant se trouve dans le mode d’équivalence psychique, environ entre l’âge d’un an et demi et trois ans, il assume que ce qu’il pense existe aussi dans le monde physique (Fonagy & Target, 2006). Il n’a pas encore développé la compréhension que les phénomènes mentaux, tels que la pensée et l’imagination, sont des productions de son esprit et qu’ils ne reflètent pas nécessairement la réalité extérieure. Bref, pour lui, le monde interne est équivalent au monde externe et les perspectives alternatives sont difficilement tolérables ou envisageables (Allen et al., 2008 ; Bateman, 2010). Le mode fictif, quant à lui, se déploie environ entre l’âge de trois et quatre ans et se distingue par la prise de conscience, chez l’enfant, que son expérience interne ne reflète pas le monde externe tel quel (Allen et al., 2008). Dans ce mode, les états mentaux seraient tout à fait distincts de la réalité. En effet, l’enfant ne peut faire semblant dans le jeu et considérer la réalité simultanément (Fonagy & Target, 2006). C’est l’intégration de ces trois modes de pensée, appelés modes prémentalisants, qui représente la base pour le développement de la mentalisation. Enfin, un enfant qui atteint le mode mentalisant, à partir d’environ cinq ou six ans, arrive alors à intégrer ensemble le monde interne et externe puis à faire des liens entre les comportements et les états mentaux (Allen et al., 2008). Il est à noter que cette capacité à mentaliser peut se développer difficilement lorsque l’enfant est soumis à des expériences traumatiques en bas âge (Allen et al., 2008 ; Fonagy & Target, 2006). Également, face à une expérience traumatique, cette capacité peut se détériorer, pouvant ainsi amener un individu à régresser vers l’un des modes prémentalisants (Allen et al., 2008 ; Fonagy & Target, 2006).
Interactions avec la figure d’attachement et développement de la mentalisation
17Les interactions entre la figure de soins et l’enfant peuvent favoriser ou nuire au développement de sa capacité de mentalisation. Tout d’abord, lorsque la figure de soins dispose d’une bonne capacité à comprendre et refléter les états mentaux de l’enfant, cela favoriserait le développement d’un attachement sécurisant (Fonagy & Target, 2005). Ceci permettrait à l’enfant d’avoir une base stable pour pouvoir explorer et comprendre les états mentaux des autres (Zaccagnino et al., 2014). Plus précisément dans son interaction avec l’enfant, la fonction miroir (Winnicott, 1963) exercée par la figure de soins est un élément essentiel au développement de la mentalisation de l’enfant. En effet, lorsque la figure de soins donne une rétroaction à l’enfant qui est congruente par rapport à ce qu’il vit (c.-à-d. un juste accordage des affects), cela aiderait l’enfant à développer une représentation mentale de ses propres états émotionnels, tout en la reliant à ce qu’il ressent sur le plan corporel. Ces représentations constitueraient une base pour le développement de la mentalisation et, par le fait même, pour la régulation des émotions. Bien que cette rétroaction doive être congruente, la figure de soins doit également refléter les affects d’une façon qui est différenciée (soit le marquage des affects), c’est-à-dire d’une façon légèrement exagérée, ce qui peut amener l’enfant à comprendre que ses états mentaux sont subjectifs et qu’ils ne sont donc pas nécessairement vécus tels quels chez l’autre. De plus, la contingence de la rétroaction est importante, c’est-à-dire qu’elle doit être communiquée dans un délai assez rapproché par rapport à l’état de l’enfant afin que ce dernier saisisse l’association entre son état et cette rétroaction. Enfin, il est essentiel que la figure de soins respecte les cycles d’engagement et de désengagement de l’enfant. Par exemple, si le bébé joue avec un mobile et qu’il manifeste du plaisir en regardant les mouvements répétés des figurines, il ne serait pas nécessaire d’interrompre ce jeu afin d’attirer l’attention de l’enfant vers le parent. On pourrait faire l’hypothèse qu’il s’amuse avec cet objet et qu’il n’a pas besoin que la figure de soins s’engage dans une interaction avec lui. En revanche, lorsque l’enfant pleure puisqu’il a faim ou nécessite simplement d’être réconforté par la figure de soins, il est attendu que celle-ci reconnaisse le besoin du bébé et s’engage dans une interaction avec lui. Ces types d’interaction entre la figure de soins et l’enfant, correspondant à la fonction miroir, aident l’enfant à réaliser qu’il existe en lui des pensées, des intentions et des sentiments, et qu’il en est de même chez les autres. L’enfant apprend également à faire la distinction entre ce qui appartient à son monde interne et ce qui provient de l’extérieur (Fonagy & Target, 1996).
18En résumé, l’enfant développe sa capacité à se représenter ses états mentaux via la capacité de sa figure de soins à lui refléter ceux qui sous-tendent son comportement et les manifestations ressenties au niveau corporel. La mentalisation est donc d’abord un processus intersubjectif qui devient graduellement intrapsychique : elle est initialement effectuée par le parent, ensuite par l’enfant à l’aide du parent et, finalement, par l’enfant lui-même. Ainsi, la figure de soins, par ses comportements, soutient l’intégration chez l’enfant des modes prémentalisants, permettant l’émergence de la capacité de mentalisation (Fonagy & Target, 2000).
Traumas dans la relation d’attachement, dysfonctionnement de la fonction miroir et mentalisation
19Au terme de ce qui précède, les traumas dans la relation d’attachement ayant été vécus par les enfants en situation d’hébergement, tels que les comportements abusifs et la négligence émotionnelle de la part des parents, reflètent une absence d’empathie qui compromet non seulement le développement d’un attachement sécurisant, mais qui peut également inhiber le développement de la mentalisation (Allen, 2001 ; Allen et al., 2008 ; Fonagy, Gergely & Target, 2007). Si les interactions avec la figure d’attachement ont une influence importante sur le développement de la capacité de l’enfant à mentaliser, il va sans dire que les traumas vécus dans cette relation à l’autre ont un impact marquant sur cette capacité. Plus spécifiquement, ces traumas peuvent amener l’enfant à éviter d’explorer les états mentaux, ce qui représenterait, selon Fonagy et ses collègues (2007), un retrait défensif du monde mental. En effet, pour l’enfant, le fait de prendre conscience de ce qui pourrait se trouver dans l’esprit de l’abuseur, tel que de la cruauté, de l’indifférence ou de la malveillance, serait terrifiant (Allen, 2001 ; Fonagy & Target, 1997 ; Gergely, 2003). Dans le cas de la négligence, l’enfant aurait tendance à recevoir très peu de rétroactions de la part de sa figure d’attachement par rapport à son état interne, ce qui l’empêcherait de développer la capacité de se représenter lui-même son expérience en termes d’états mentaux (Fonagy, Gergely, Jurist & Target, 2002 ; Terradas & Achim, 2016). La figure d’attachement négligente ou maltraitante envers son enfant peut également témoigner de difficultés pour exercer la fonction miroir auprès de celui-ci, entravant ainsi le développement de la capacité de mentalisation. Par exemple, la rétroaction qu’elle donne à l’enfant peut être très éloignée de ce que ce dernier vit, ce qui amène l’enfant à intégrer en lui des aspects qui ne sont pas cohérents avec son expérience interne. De plus, lorsque la figure d’attachement n’arrive pas à refléter l’expérience de l’enfant d’une façon différenciée (c-à-d. que les états internes montrés par l’enfant sont reflétés d’une façon trop similaire), cela peut amener l’enfant à concevoir que ses états mentaux se propagent chez les autres et que ceux-ci en viennent ainsi à vivre exactement la même expérience. Ce manque de différenciation peut nuire à la compréhension de l’enfant que les états mentaux sont subjectifs et propres à chaque individu (Leroux & Terradas, 2013).
20En résumé, la théorie soutient l’idée que la relation entre l’enfant et sa figure de soins joue un rôle important dans le développement de la capacité de l’enfant à mentaliser, cette capacité étant notamment favorisée par une relation d’attachement sécurisante, à travers la présence rassurante, la disponibilité, la sensibilité et le soutien de la figure de soins. L’attachement ayant été étroitement associé à la capacité de mentalisation dans la théorie, il parait maintenant essentiel d’approfondir le lien entre ces deux concepts.
Données empiriques sur la relation entre la capacité de mentalisation et l’attachement
21Dans les écrits sur le sujet, le lien entre la capacité de mentalisation et l’attachement paraît avoir été abordé surtout d’un point de vue théorique. En effet, plusieurs auteurs ont souligné que peu de recherches empiriques avaient été effectuées sur le sujet (Fonagy, Redfern & Charman, 1997 ; Meins, Fernyhough, Russel & Clark-Carter, 1998) et cette considération semble toujours être d’actualité. Cependant, certaines études, convergeant avec la théorie, ont mis en évidence des liens étroits entre l’attachement et la capacité de mentalisation d’un point de vue empirique (Humfress, O’Connor, Slaughter, Target & Fonagy, 2002). Parmi celles-ci, une étude de Bouchard et ses collègues (2008), auprès d’adultes issus de populations cliniques et non cliniques, a fait ressortir qu’une plus grande capacité au niveau de la mentalisation est associée à la sécurité d’attachement. Un résultat similaire a été trouvé auprès des enfants de 3 à 6 ans dans une étude de Fonagy et ses collègues (1997) portant sur les habiletés liées à la théorie de l’esprit [1], une notion qui, selon Allen et al. (2008), s’apparente à la capacité de mentalisation, mais qui se centre davantage sur le développement cognitif nécessaire à la compréhension des états mentaux. Cette étude de Fonagy et ses collègues a démontré que la sécurité d’attachement était positivement associée avec les habiletés liées à la théorie de l’esprit, et que ces dernières étaient également prédites par la relation d’attachement, même lorsque l’âge chronologique, l’âge mental au niveau verbal et la maturité sociale étaient contrôlés. Une autre étude a démontré qu’il existe une forte corrélation entre les patrons d’attachement et les habiletés de la théorie de l’esprit, appuyant ainsi le rôle joué par les premiers dans le développement de ces habiletés, dans un échantillon composé de 30 enfants âgés entre 3 et 5 ans (Santelli & Pinelli, 2006). Également, les résultats d’une étude longitudinale, aussi réalisée auprès d’un petit échantillon d’enfants, suggèrent que la sécurité d’attachement dans l’enfance a une influence importante sur l’habileté ultérieure des enfants à s’engager avec d’autres personnes sur le plan mental. Ceux qui présentaient une sécurité d’attachement à 11 ou 13 mois ont montré une capacité de mentalisation supérieure à l’âge de 4 ans, mesurée à l’aide d’une tâche visant à évaluer la compréhension des états mentaux d’un personnage dans une histoire (Meins et al., 1998).
22Par ailleurs, certains auteurs ont déjà exploré ces concepts plus précisément auprès des enfants en situation d’hébergement, mais ce, de façons distinctes. Ainsi, des études ont évalué l’attachement auprès d’enfants pris en charge en famille d’accueil (p. ex., Oosterman & Schuengel, 2008). D’autres ont déjà exploré des concepts qui s’apparentent à la capacité de mentalisation, ayant par exemple démontré que des enfants âgés de 3 à 5 ans en situation d’hébergement présentaient de plus faibles habiletés liées à la théorie de l’esprit ainsi qu’à la compréhension des émotions, et ce, même si l’on contrôlait pour l’âge, l’intelligence et les fonctions exécutives de l’enfant (Pears & Fisher, 2005). Cependant, à notre connaissance, très peu de recherches ont exploré empiriquement la relation entre la capacité de mentalisation et l’attachement chez les enfants, notamment chez ceux en contexte de protection de l’enfance. Il est toutefois possible de rapporter une étude de Zaccagnino et de ses collègues (2015) qui a été réalisée auprès d’un échantillon de 24 enfants italiens âgés de 10 à 13 ans ayant été retirés de leur maison et hébergés en foyer d’accueil, pour des motifs d’abus et de négligence. Dans cette étude, un deuxième groupe, composé de 35 enfants italiens âgés de 9 à 13 ans, n’ayant jamais été hébergés en foyer d’accueil, recrutés dans une école primaire, a été formé à titre comparatif. L’objectif visé était d’étudier les représentations d’attachement de ces enfants à l’aide de l’Entretien sur l’attachement de l’enfant (Child Attachment Interview, CAI ; Target, Fonagy, Shmueli-Goetz, Datta & Schneider, 1998). Les résultats ont démontré qu’un pourcentage considérable d’enfants n’ayant jamais été hébergés en foyer d’accueil ont été évalués comme étant sécures envers leur mère et leur père (61,3 %), tandis qu’une grande proportion d’enfants ayant été hébergés ont été évalués comme étant insécures envers leurs parents (88,2 %). Les résultats de cette recherche ont de plus démontré que les enfants évalués comme insécures ont obtenu des scores significativement plus faibles au Système de cotation de la fonction réflexive (Child Reflective Functioning Scale ; Target, Oandasan, & Ensink, 2001), mesurant les habiletés liées à la capacité de mentalisation de l’enfant (Zaccagnino et al., 2015).
23Il ressort des écrits qu’il paraît important d’approfondir les connaissances actuelles sur le sujet auprès des enfants d’âge scolaire, et plus particulièrement en contexte de protection de l’enfance. À notre connaissance, peu de recherches ont étudié la relation entre les représentations d’attachement et la capacité de mentalisation de ces enfants, ce qui semble donc constituer une lacune importante à combler dans la recherche. De plus, plusieurs études se sont penchées sur des concepts étroitement associés à la mentalisation, tels que les habiletés liées à la théorie de l’esprit, mais étant tout de même distincts. Une description de la relation entre les concepts de mentalisation et d’attachement, en se penchant sur le cas des enfants en contexte de protection de la jeunesse, sera ici élaborée.
Représentations d’attachement et capacité de mentalisation chez les enfants ayant vécu des traumas relationnels précoces
24Lorsqu’un enfant est confronté à des traumas relationnels précoces (p. ex., négligence, maltraitance, abus, rejet, abandon), des problèmes d’attachement peuvent en résulter (Allen, 2013). En effet, les sévices étant infligés par les figures significatives de l’enfant, ce dernier se retrouve confronté à un dilemme émotionnel important, notamment car le parent devient simultanément source de terreur et de douleur chez l’enfant, en plus d’être la personne désignée pour lui fournir protection et réconfort (Main, 1995). L’enfant se voit donc floué dans sa compréhension et ses attentes face à sa relation d’attachement (Hodges, Steele, Kaniuk, Hillman & Asquith, 2009) et celle-ci peut s’en trouver sévèrement compromise, l’enfant risquant de développer un attachement insécurisant (Cook et al., 2005). Comme mentionné précédemment, cette conception de l’attachement peut être liée plus tard dans la vie de l’enfant à des difficultés telles que des problèmes de comportement, des difficultés dans les relations avec les pairs et dans la gestion des émotions et de l’agressivité (Lyons-Ruth & Jacobvitz, 2008 ; Sroufe, 2000 ; Stams, Juffer & van IJzendoorn, 2002 ; Zaccagnino et al., 2015), ainsi que des problèmes émotionnels comme les troubles anxieux et la dépression (Sroufe, 2000). Au plan des représentations d’attachement, une relation parent-enfant caractérisée par des traumas peut amener l’enfant à développer la représentation mentale que sa figure de soins ne lui offrira pas le réconfort qu’il réclame ou qu’elle ne répondra pas à ses besoins. Dans ce contexte, l’enfant pourrait intérioriser une représentation mentale de sa figure de soins comme étant insensible, absente, non disponible, incompréhensive ou même pourvue d’intentions malveillantes.
25À ce sujet, une étude réalisée au Québec auprès de quinze enfants âgés de 6 à 12 ans sous la responsabilité de la Direction de la protection de la jeunesse ayant vécu des traumas au sein de la relation parent-enfant ou présentant des troubles graves de comportement s’est intéressée aux représentations d’attachement de ces derniers (Paquette, Terradas, Chazan, Lepage & Guillemette, 2019). Parmi ceux-ci, certains ont vécu l’abandon d’un de leurs parents, ont été victimes d’abus sexuel, ont vécu de la maltraitance ou ont été victimes ou témoins d’abus physique. Leurs représentations d’attachement ont été mesurées grâce à une situation de jeu structuré, soit les Histoires d’attachement à compléter (HAC ; Bretherton, Ridgeway & Cassidy, 1990), qui visent à activer leur système d’attachement dans des scénarios qu’ils doivent élaborer (Splaun, 2013).
26Afin de définir les représentations que l’enfant a internalisées de ses figures d’attachement, les comportements soutenants et rejetants de la mère et du père ont été mesurés à partir de leurs scénarios. Contrairement à ce qui était attendu étant donné les événements traumatiques vécus au sein de la relation parent-enfant, il en est ressorti que les représentations d’attachement non-soutenantes et rejetantes des figures parentales ne sont pas prédominantes chez les enfants participants. À l’inverse, les résultats obtenus aux HAC suggèrent que les représentations d’attachement de ces enfants sont davantage soutenantes et non-rejetantes. Toutefois, une corrélation positive significative a été trouvée entre les comportements soutenants du père et les comportements rejetants de cette même figure d’attachement, suggérant que plus les enfants se représentent le père comme étant soutenant, plus ils ont également des représentations du père comme étant rejetant. Cette relation a également été retrouvée pour les représentations de la mère. En effet, des corrélations positives ont été trouvées entre les comportements soutenants de la mère et les comportements rejetants de la mère, mais aussi entre les comportements soutenants de la mère et les comportements rejetants du père. Ces résultats indiquent donc que plus les enfants ont des représentations de la mère comme étant soutenante, plus ils perçoivent le père et la mère comme étant également rejetants. Cela signifie qu’il y a, chez ces enfants, une coexistence des représentations soutenantes et des représentations rejetantes pour chacune des figures parentales (Paquette et al., 2019).
27Selon les auteurs de l’étude, les résultats obtenus peuvent révéler certaines défenses des enfants, notamment une idéalisation des figures parentales et un déni des expériences traumatiques passées. Ils émettent l’hypothèse selon laquelle plus le parent est vu comme étant rejetant, plus l’enfant doit avoir recours à l’idéalisation, afin de maintenir une image positive et soutenante de celui-ci et de tenter de rendre la réalité plus tolérable. C’est d’ailleurs ce que tend à démontrer la coexistence des représentations soutenantes et rejetantes des figures parentales chez les participants à l’étude. Enfin, les auteurs avancent qu’il est possible que les enfants aient mis en scène des histoires démontrant des comportements qu’ils ont appris et qu’ils savent acceptables, plutôt que les représentations qu’ils ont internalisées.
28Dans un autre ordre d’idées, certains biais pourraient être liés aux représentations mentales des enfants ayant vécu des traumas dans leur relation d’attachement. Notamment, un enfant qui a des représentations des autres comme étant malveillants pourrait être davantage porté à percevoir cette malveillance dans leurs gestes, confirmant alors sa représentation initiale. Cela pourrait ainsi mener à des erreurs dans la compréhension des états mentaux des autres et à des difficultés à gérer certaines situations interpersonnelles. En effet, les représentations de l’enfant guident ensuite ses attentes dans ses interactions subséquentes avec les autres, influençant par conséquent son fonctionnement au plan social (p. ex., avec les éducateurs et les autres enfants en situation d’hébergement). D’autre part, l’évitement à tenter de comprendre autrement le monde mental des autres, en raison de l’insécurité d’attachement, peut aussi entraver sa capacité à se former une compréhension juste des situations interpersonnelles. Il serait possible de penser que ses attentes envers les autres teintent également sa perception des intentions, des pensées et des émotions d’autrui. Par exemple, un enfant hébergé en contexte de protection de l’enfance et ayant vécu avec des parents abuseurs peut développer la représentation que les autres ont des intentions malveillantes envers lui et pourrait, lors de conflits, être davantage porté à percevoir de la malveillance dans les gestes des autres. Il est donc possible de comprendre que les représentations d’attachement puissent aussi teinter la façon dont la capacité de mentalisation se développe. D’ailleurs, Dykas et Cassidy (2011), dans une revue des écrits sur le sujet, ont fait ressortir le fait que les MOI sont généralisés par l’individu à travers les interactions avec les autres et qu’ils influencent le traitement et la compréhension de l’information au plan social. Cela soutient l’idée que la relation entre les représentations d’attachement et la capacité de mentalisation est essentielle à prendre en compte pour mieux comprendre les comportements et les réactions des enfants en situation de protection de la jeunesse.
29À ce sujet, la capacité de mentalisation des enfants qui ont été soumis à des expériences traumatiques en bas âge pourrait se développer difficilement (Allen et al., 2008 ; Fonagy & Target, 2006). En effet, l’enfant ou l’adolescent ayant vécu des traumas et n’ayant pas reçu de rétroaction appropriée de la part d’une figure de soins négligente, maltraitante ou abandonnique, risque de rester fixé à un stade prémentalisant (Allen et al., 2008). Il se peut alors qu’il utilise la projection de ses émotions sur les autres et qu’il soit convaincu de savoir ce que les autres pensent (Fonagy et al., 2002), ou encore, qu’il internalise certains éléments qui lui sont étrangers, créant ainsi une confusion au plan identitaire (Domon-Archambault & Terradas, 2015). L’enfant ou l’adolescent ayant vécu un trauma sévère comme un abus physique ou sexuel aura tendance à se retirer complètement du monde mental et risque de développer une aversion à lire les états mentaux de sa figure d’attachement. Il cessera également de remarquer les indices liés aux états mentaux des autres, résultant en une absence de capacité de mentalisation (Fonagy et al., 2002). Lorsque les traumas amènent l’enfant à éviter d’explorer les états mentaux, ce dernier aurait tendance à réguler ses émotions hors de la relation avec autrui (Domon-Archambault & Terradas, 2012). Il utiliserait alors son corps, en ayant recours à l’agir (passage à l’acte, impulsivité, agressivité, agitation, automutilation), plutôt que d’utiliser la pensée réflexive, la parole et la symbolisation (Allen et al., 2008 ; Eizirik & Fonagy, 2009 ; Terradas & Achim, 2016). Il pourrait également présenter différentes réactions inadaptées qui lui permettent d’échapper à la douleur émotionnelle, telles que l’abus de substances, la dépression, l’isolement, l’automutilation, les comportements agressifs et les tentatives de suicide (Allen, 2001). Le jeune avec une capacité de mentalisation défaillante pourrait aussi vivre des problèmes émotionnels, se traduisant par des troubles internalisés tels que des troubles de l’humeur et d’anxiété ainsi que par des troubles de personnalité en émergence (Sharp et al., 2009).
30À cet effet, comme le démontrent les résultats préliminaires d’une étude réalisée au Québec auprès de 18 enfants hébergés en centre de réadaptation (Fournier, Terradas, Achim & Guillemette, 2018), la plupart de ces enfants, qui présentent d’ailleurs un refus de réflexion ou une capacité de mentalisation absente, ont des comportements externalisés (p. ex., agressivité, opposition, provocation) atteignant un seuil clinique (Dubé, Terradas, Achim, Didier, & Guillemette, sous presse). D’ailleurs, ces problématiques comportementales, pouvant être liées à un déficit au plan de la mentalisation et de la régulation des émotions, sont généralement observées tant dans leurs relations interpersonnelles avec les intervenants et les autres enfants qu’envers eux-mêmes (p. ex., gestes d’automutilation ; Domon-Archambault & Terradas, 2015).
31Puisque ces enfants ont de la difficulté à établir des liens entre les états mentaux, les comportements et les sensations physiques (Domon-Archambault & Terradas, 2012), il leur est particulièrement difficile d’identifier les états mentaux leur permettant de mieux se comprendre et de se décrire, ainsi que de mieux comprendre et décrire leurs relations avec les autres (Dubé, Terradas, Achim, Didier & Guillemette, sous presse). De plus, comme abordé préalablement, des lacunes au plan de la mentalisation impliquent généralement une difficulté à se former une représentation de l’état mental d’autrui et rendent difficile la considération de la perspective de l’autre, ce qui limite la collaboration dans les interactions (Lawson et al., 2013).
32À ce sujet, des difficultés significatives dans les habiletés liées à la théorie de l’esprit, relevées dans la recherche auprès des enfants en contexte de protection de l’enfance (Pears & Fisher, 2005), pourraient être manifestées par une difficulté à comprendre que les autres sont aussi porteurs d’idées, de croyances et de désirs, qui peuvent être différents des leurs. Plusieurs autres signes pourraient être révélateurs, chez ces enfants, d’un déficit dans les habiletés liées à la mentalisation, ou d’un fonctionnement prédominant dans un mode prémentalisant, dont une difficulté à reconnaître leurs émotions, à comprendre le point de vue des autres, à tolérer des perspectives alternatives et à comprendre que ce qui se passe dans son esprit est généré par l’esprit lui-même et non pas nécessairement par l’environnement (Achim & Terradas, 2015). Un déficit de mentalisation peut amener ces enfants à vivre une difficulté à différencier un vécu provenant de leur monde intérieur et ce qui provient plutôt de l’extérieur, ainsi qu’à s’ouvrir à la discussion lorsqu’ils ne vont pas bien (Terradas, Domon-Archambault, Achim & Ensink, 2016). Non seulement ces difficultés peuvent favoriser les conflits et poser un défi dans leur résolution, mais elles peuvent également affecter les intervenants assurant la réadaptation des enfants, venant à ressentir de l’épuisement (Geoffrion & Ouellet, 2013).
33Selon ce qui a été soulevé précédemment, un élément majeur pouvant se trouver à la source des difficultés de mentalisation chez les enfants hébergés est le fait d’avoir vécu des traumas relationnels précoces (p. ex., négligence, sévices, maltraitance, abandon), ayant de surcroît un impact sur la qualité de la relation d’attachement, ce qui peut se répercuter sur ses relations avec les intervenants. La recherche a souligné le fait qu’une bonne capacité de mentalisation est un facteur de protection contre les difficultés d’adaptation, dont l’émergence de psychopathologies, suite à des expériences traumatiques telles que l’abus et la négligence (Borelli, Compare, Snavely & Decio, 2015 ; Fonagy, Target & Gergely, 2000). Le fait de pouvoir mentaliser à propos d’expériences négatives vécues pourrait, par exemple, contribuer à réduire l’impact nocif que ces expériences peuvent avoir sur l’enfant et l’aider à être plus résilient (Fonagy, Gergely, Jurist & Target, 2002).
Pistes de recherches futures
34À la lumière des avancés théoriques et de certains résultats de recherche, des études empiriques seraient nécessaires dans l’objectif d’approfondir les liens entre les traumas relationnels précoces, les représentations d’attachement et la capacité de mentalisation chez les enfants hébergés par les services de protection de la jeunesse. En effet, dans les écrits sur le sujet, la relation entre la capacité de mentalisation et l’attachement paraît avoir été abordée surtout d’un point de vue théorique. Parmi les quelques études ayant exploré ce lien de façon empirique, très peu semblent s’être intéressées à l’association entre la capacité de mentalisation et les représentations spécifiques que l’enfant peut avoir de sa figure d’attachement et de ses attentes envers celle-ci. Cela semble donc être une lacune importante à combler. De plus, il ressort que les quelques études empiriques existantes sur le sujet paraissent avoir surtout été réalisées auprès d’échantillons d’adultes ou d’enfants très jeunes. D’autres recherches futures ciblant les enfants d’âge scolaire seraient alors pertinentes, ceux-ci se trouvant dans une période de vie où le développement cognitif et l’apprentissage prennent une place importante et où les représentations d’attachement, bien que déjà établies, sont susceptibles d’être modifiées par de nouvelles expériences. Enfin, plusieurs recherches s’étant plutôt centrées sur les habiletés liées à la théorie de l’esprit, il serait profitable d’en distinguer le concept de mentalisation dans les recherches futures.
35De plus, une meilleure compréhension de la relation entre ces phénomènes permettrait d’enrichir les interventions auprès des enfants en contexte de protection de la jeunesse, en intégrant à celles-ci à la fois les notions de représentations d’attachement et de mentalisation chez l’enfant, et ce, afin de réduire les difficultés vécues par ces enfants et les aider dans leur adaptation liée aux traumas vécus (Fonagy & Allison, 2012).
Notes
-
[1]
Allen et ses collègues (2008), dans leur livre portant sur la mentalisation en contexte de pratique clinique, expliquent trois distinctions entre la théorie de l’esprit et la mentalisation. La recherche sur la théorie de l’esprit 1/ se centrerait principalement sur le développement cognitif des habiletés nécessaires à la mentalisation, puis 2/ serait davantage axée sur l’interprétation des autres, plutôt que de soi-même. Leur étude de la mentalisation, quant à elle, semblerait plus vaste, s’intéressant à la fois aux aspects cognitifs et émotionnels, puis adressant l’interprétation des états mentaux des autres ainsi que de soi-même. La théorie de l’esprit 3/ représenterait le produit de l’activité de mentalisation qui se développe.