1Si l’on considère les classifications diagnostiques actuelles et la littérature scientifique, l’autisme serait défini de manière consensuelle comme un trouble neurodéveloppemental d’origine génétique, caractérisé par une altération des interactions sociales, de la communication verbale et non verbale ainsi que par des comportements stéréotypés et des intérêts restreints (Lai, Lombardo, et Baron-Cohen 2014).
2Mais cette définition est discutée, conceptuellement et expérimentalement, par des modèles alternatifs. Ainsi sans détailler l’ensemble de ces modèles, dont la synthèse a par ailleurs été réalisée (Georgieff 2018), nous pouvons néanmoins rappeler brièvement les grandes lignes théoriques de compréhension des troubles du spectre autistiques (TSA).
3L’autisme peut se définir comme un sous-fonctionnement ou déficit, modèle qui englobe celui du déficit de connaissance d’autrui, celui du déficit d’empathie et enfin celui du trouble de l’intersubjectivité primaire. Mais les manifestations autistiques peuvent aussi s’entendre comme un sur-fonctionnement ou excès de certaines capacités propres au sujet. Enfin, un autre modèle de compréhension est celui de percevoir le monde autistique comme une nouvelle norme, un modèle de la différence.
4Les manifestations singulières de la clinique autistique, les éléments observés dans le lien aux enfants avec TSA, les modalités à être ensemble, à co-constuire et à co-penser l’interaction, leurs difficultés à prêter des intentions à autrui laissent encore, à ce jour, cliniciens et chercheurs dans l’incertitude d’une compréhension possible.
5C’est ainsi qu’en observant la clinique de la rencontre, lors de nos consultations dans le service universitaire du Pr. Georgieff à Lyon, auprès d’enfants âgés de 6 à 10 ans présentant un TSA sans déficit intellectuel, nous avons souhaité questionner à notre tour ces modèles, au sein d’un dispositif clinique original et d’une pratique évaluative associée.
6Nous avons organisé notre perspective de recherche autour de l’hypothèse selon laquelle les manifestations autistiques interrogent les modalités d’organisation des théories de l’esprit des enfants avec TSA, mais aussi celles des théories de l’esprit des parents en interaction avec leur enfant autiste.
Notre cadre référentiel : autisme, théorie de l’esprit et intersubjectivité
7La notion de « Théorie de l’esprit » (Theory of Mind ou ToM) est introduite dans le champ des sciences cognitives pour la première fois en 1978 par Premack et Woodruff dans leur article « Les chimpanzés ont-ils une théorie de l’esprit ? » (Premack et Woodruff, 1978). La fonction de ToM consiste en la compréhension des intentions d’autrui pour prédire ses actions. Par ToM il faut entendre alors non pas une théorisation scientifique du fonctionnement mental, un savoir construit sur l’esprit, mais une fonction ou aptitude innée, ordinaire et naturelle, propre à certains animaux et surtout à l’homme, permettant d’attribuer des états mentaux distincts à soi et à autrui pour permettre de prédire, d’expliquer et d’accéder à la vie psychique d’autrui et aux états mentaux de ce dernier (Georgieff et Speranza, 2013).
8Un certain nombre d’expériences et de recherches opérationnalisant l’usage de la ToM (Perner, 1991) ont permis de mettre en évidence à la fois un continuum développemental dans la construction des représentations de premier ordre puis de celles de deuxième ordre (Perner et Wimmer, 1985 ; Hayashi 2007), mais aussi une nature dichotomique des contenus mentaux : ToM cognitive versus ToM affective (Coricelli, 2005 ; Shamay-Tsoory et Aharon-Peretz 2007).
9Mais cette première conceptualisation « cognitive » de la ToM comme processus d’accès à l’autre reste intellectualiste et est assimilée à un jugement ou à un calcul, à un raisonnement social reposant sur des mécanismes cognitifs spécifiques et, de ce fait, n’a pas permis initialement de lien avec le champ de la psychologie du développement et notamment avec le concept d’intersubjectivité. Et pourtant c’est autour de la clinique et particulièrement celle de l’autisme que les concepts de ToM et d’intersubjectivité peuvent dialoguer. En effet des applications théorico-cliniques majeures sont alors mises en évidence.
10D’une part, dès les années 1985 les chercheurs établirent l’hypothèse que les personnes souffrant d’autisme manquent d’une Théorie de l’esprit, c’est à dire qu’ils ne possèdent pas, en grande ou moindre mesure, la capacité d’inférer des états mentaux à autrui (pensées, croyances, désirs et intentions), d’utiliser ces informations pour trouver un sens à leurs comportements et de prédire ce qu’ils feraient ensuite (Baron-Cohen, Leslie, et Frith 1985). Ces expériences premières (dont celle princeps de Sally et Ann) sont cependant remises en question et un certain nombre de critique émerge à ce sujet (Hobson, 1995 ; Brun, Nadel, et Mattlinger, 1998 ; Frith, 1992 ; Mottron, 2004). C’est ainsi qu’à lui seul le déficit de « théorie de l’esprit » ne peut constituer le mécanisme central de l’autisme.
11D’autre part, des cliniciens et chercheurs en psychologie du développement comprendront, eux, les manifestations autistiques comme des troubles de l’instauration de la capacité intersubjective, autrement dit comme la difficulté à « adapter le contrôle subjectif à la subjectivité de l’autre pour pouvoir communiquer » (Trevarthen, 1979). Ces troubles des habiletés intersubjectives dans l’autisme concernent tout aussi bien l’intersubjectivité primaire que secondaire (Muratori, 2012).
12C’est ainsi que, dans ce contexte singulier, le concept de ToM connait des évolutions lui permettant de réintroduire d’autres dimensions et de rendre possible son intégration à la compréhension psychopathologique de l’intersubjectivité et de ses troubles. D’une capacité à prédire les comportements et actions des autres, la ToM devient progressivement l’aptitude à accéder aux états mentaux d’autrui puis à adopter le « point de vue de l’autre », à se mettre à la place de l’autre par identification (Georgieff, 2018).
13L’évolution de la compréhension des mécanismes sous-jacents a permis une progressive décomposition fonctionnelle de la ToM, permettant d’introduire différents niveaux selon une perspective moins descriptive mais plus psychopathologique et développementale, notamment dans la précision des précurseurs précoces à la fonction de ToM (intérêt pour les visages, analyse de la direction du regard, attention conjointe) (Baron-Cohen, 1995 ; Trevarthen et Aitken, 2003), ou dans l’observation du partage précoce d’activité mentale commune tel l’accordage affectif décrit par Stern (Stern, 1989).
14Ainsi la ToM s’inscrit dans le cadre plus large d’une « théorie de l’empathie » redécouverte par les neurosciences cognitives (Georgieff, 2008), permettant de réintroduire dans le répertoire des fonctions cérébrales et cognitives une fonction originale dédiée à la représentation d’autrui et à l’intersubjectivité. « Définir alors l’autisme comme trouble de l’intersubjectivité et de l’empathie nous conduit à modifier, pour l’enrichir, la lecture de l’autisme comme déficit de ToM, regard qui ne prend en compte en effet que l’échec de la connaissance d’autrui, sur le modèle d’un trouble perceptif, celui de la perception spécifique d’autrui », précise N. Georgieff (Georgieff, 2018). L’hypothèse du trouble de l’empathie définirait en revanche l’autisme comme trouble de l’activité mentale partagée, qui n’affecte pas seulement la connaissance d’autrui mais plus profondément le processus de partage d’activité mentale dont la connaissance d’autrui n’est qu’un des effets (Georgieff, 2014). Ce modèle suppose en effet un double mouvement et il est proche des conceptions de « désir d’intersubjectivité » de D. Stern (Stern, 1989) ou de la « co-conscience » précoce de P. Rochat (Rochat, 2009). Ce dernier définit comme « co-conscience » le développement très précoce chez le bébé d’une conscience qui est nécessairement à la fois de soi et d’autrui, que l’on peut traduire par une ToM d’autrui cosubstantielle de la conscience de soi. Il y a donc ici l’idée d’une étroite dépendance entre ToM pour autrui et conscience de soi, définie par N. Georgieff comme ToM de soi ou « auto-ToM » ou « ToM réflexive » (Georgieff et Speranza, 2013). Cette conception de l’autisme comme trouble de l’empathie et de l’intersubjectivité met en cause une altération du mouvement actif du bébé qui le pousse à la rencontre de l’autre grâce à une pré-conception de celui-ci, et qui détermine le bébé à se faire connaître par l’autre, autant qu’à le connaître (empathie active, pulsion de partage) (Georgieff, 2018). Elle montre ainsi la limite de l’hypothèse d’un déficit de cognition sociale au sens seulement d’un défaut de représentation des états mentaux d’autrui, qui ne rend compte que de la moitié de la clinique autistique. Ces modélisations ignorent le fait que le bébé puis l’enfant autiste, contrairement à l’enfant normal, ne cherchent pas à faire partager leurs états mentaux par autrui. « La théorie de la “cognition sociale” montre ici ses limites », précise N. Georgieff : « Sous le primat de la perception et non de l’action, elle néglige “l’empathie active” au profit de la seule “empathie passive”, et elle échoue ainsi à rendre compte de l’autisme dans son entièreté comme anomalie intersubjective » (Georgieff, 2018).
De l’intersubjectivité intentionnelle à l’inter-intentionnalité
15Différentes recherches sur les enfants avec autisme ont montré que le trouble du spectre autistique s’organise autour de déficits fluctuants dans les compétences intersubjectives (Muratori, 2012). Dans les six premiers mois, la prévision des intentions de l’autre est significativement pauvre (Maestro et al., 2001), c’est-à-dire que les enfants avec TSA présentent des difficultés très précoces dans l’anticipation des intentions d’autres personnes et notamment de leurs parents. C. Trevarthen a proposé le concept d’intersubjectivité intentionnelle (Trevarthen, 1979) comme prédisposition innée fondamentale pour le développement mental humain et pour le contact interpersonnel qui rend possible les échanges synchroniques entre enfant et parents.
16Or penser l’autisme comme trouble des processus empathiques revient à dire que la vie mentale n’est propre au sujet qu’en apparence, qu’elle est partagée dès l’origine, commune à soi et à d’autres, et en permanence modifiée et influencée par autrui (Georgieff, 2008).
17C’est au cœur de ces dimensions que, partant du concept d’intersubjectivité intentionnelle, la réflexion peut s’ouvrir sur la notion théorisée par R. Roussillon d’inter-intentionnalité dans l’autisme (Roussillon, 2014). Pour R. Roussillon l’intentionnalité est inter-intentionnalité, comprise en fonction de l’exploration de l’intention de « l’objet l’autre-sujet », problématique centrale de l’intersubjectivité. « L’intention ne se pense bien que dans l’entre-je, dans l’inter- intentionnalité, l’intention de l’un visant l’intention de l’autre », précise René Roussillon, qui à ce sujet propose toute une réflexion autour de l’intentionnalité et la pulsion, l’intentionnalité reconnue, réfléchie et inconsciente et l’intentionnalité et la théorie de l’esprit.
18Il questionne notamment cette dimension à travers l’épreuve princeps d’évaluation de la théorie de l’esprit : Sally et Ann. Pour rappel, la situation est celle de deux poupées, Sally et Ann, mises en scènes devant l’enfant. En présence d’Ann, Sally dépose une bille dans un panier fermé dont on ne peut pas voir le contenu, puis s’en va. Pendant son absence, Ann déplace la bille et la met par exemple dans sa poche. Puis Sally revient. Deux questions sont alors posées à l’enfant. La première a pour but d’évaluer la compréhension de la scène : « Où est la bille maintenant ? » et l’enfant qui en est capable répondra : « dans la poche d’Ann ». La seconde question est : « Où Sally va-t-elle chercher sa bille ? » Elle a pour but d’évaluer la capacité de ToM, c’est à dire la capacité de l’enfant à se représenter l’état mental d’autrui.
19Mais plusieurs « points de complexité, voire de conflictualité potentielle » semblent non pris en compte dans cette expérience : Quelle est l’intention de celui qui cache l’objet ? Comment cette question peut-elle inférer avec celle, officielle, de l’expérience ? Ces interrogations ouvrent la question de l’intention cachée et celle de l’intention inconsciente, mais aussi de l’intersubjectivité comme manière de penser la question de la rencontre d’un sujet « animé de pulsions et d’une vie psychique inconsciente avec un objet, qui est aussi un autre-sujet, et qui lui aussi est animé par une vie psychique et pulsionnelle dont une partie est inconsciente » (Roussillon, 2013).
L’autisme comme modificateur de l’interaction parents/enfant : de l’inter-intentionnalité aux inter-ToM
20Comme nous le rappelle F. Muratori (Muratori, 2012), la littérature sur les interactions entre parents et enfant avec autisme n’est pas très riche (Siller et Sigman, 2002). Cependant, les recherches sur des vidéos familiales menées par plusieurs équipes ont produit des résultats tout à fait intéressants.
21D’une part, du côté des enfants avec TSA, il est noté que dès le début de la vie ces derniers sont capables de répondre aux comportements sociaux précoces s’ils sont activement stimulés par leurs caregivers, alors qu’ils ne prennent que rarement l’initiative d’aller chercher l’autre. Les enfants avec autisme peuvent donc être impliqués, même dans des séquences à haut contenu émotif et social, mais seulement à partir de l’intentionnalité de l’autre.
22D’autre part, du côté des parents, Trevarthen et Daniel ont mis en évidence une désorganisation de la synchronie interactive comme signe précoce d’autisme (Trevarthen et Daniel, 2005). Ainsi l’absence de renforcement des éléments pré-sociaux et intersubjectifs dans le comportement de l’enfant avec autisme entame de manière tacite les rythmes d’interactions des parents qui, toujours plus insistants et irréguliers, perdent le sens du partage émotionnel et renoncent aux tentatives de régulations des interactions partagées. D’autres études portant notamment sur le discours de parents pendant l’interaction avec leur enfant TSA (Danon-Boileau 2007) conduisent à penser que le comportement des parents dépend largement de celui des enfants.
23Nous proposons comme hypothèse de recherche de concevoir certaines manifestations autistiques non comme expliquées par un déficit en ToM de l’enfant mais par un inter- fonctionnement des ToM entre parents et enfant avec autisme. Nous avons proposé d’appeler « inter-ToM » les représentations mentales partagées entre parents et enfant TSA, en impliquant dans ce terme la question de l’inter-intentionnalité. Grâce à un double dispositif clinique associant une psychothérapie inspirée des thérapies basées sur la mentalisation pour les enfants et un espace d’observation des représentations parentales pour leurs familles, nous avons souhaité mener une recherche nous permettant d’observer les ToM de parents d’enfant TSA.
Un dispositif de soin pour les enfants : psychothérapies inspirées des thérapies basées sur la mentalisation
24Nous avons construit notre dispositif de soin pour les enfants TSA au plus près de l’observation des difficultés d’appréhension des intentions de soi et de l’autre dans la clinique autistique. Nous avons alors proposé, en complémentarité des groupes d’habiletés sociales dont ces enfants bénéficient, un dispositif permettant de questionner et d’accompagner leurs ToM (Thevenet et al., 2018). Nous l’avons construit en nous inspirant des thérapies basées sur la mentalisation (TBM) (Debbané, 2016) habituellement proposées et évaluées pour d’autres psychopathologies, dont les troubles de la personnalité limite (TPL) chez les adolescents et adultes.
25La notion de mentalisation peut être définie comme une activité mentale permettant au sujet une représentation de ses propres états mentaux et de ceux d’autrui. Chez les patients atteints de TPL, une capacité de mentalisation fragile, en situation d’interaction sociale, est considérée comme un soubassement psychopathologique essentiel du trouble, ce qui en fait une cible thérapeutique pertinente (Fonagy et Luyten, 2009), développée dans les TBM par Bateman et Fonagy (Debbané, 2016). Les concepts de mentalisation recoupent dans une certaine mesure ceux de ToM (Giovanni et Speranza, 2009), notamment dans la question de la compréhension et de l’appréhension des intentions et des vécus émotionnels du sujet. De plus, le cadre théorique et l’application clinique des TBM autorisent l’apport conceptuel des sciences cognitives et de la psychopathologie clinique.
26Lors d’une séance de TBM, le clinicien et le patient choisissent un épisode dont le thème est pertinent avec la problématique de ce dernier (par exemple épisode avec automutilation lors d’une dispute avec un proche chez les TPL). Le clinicien cherche à faire narrer l’événement de manière détaillée et à objectiver quelle était l’expérience ressentie par le patient, en relevant la dimension affective et les états mentaux concomitants à la situation. Le thérapeute est actif pendant la séance et adopte une « posture de non-savoir », c’est à dire qu’il découvre et accepte sans commenter la nature des états mentaux du patient. Pour faciliter l’alliance, le clinicien explique au patient l’importance qu’il accorde à comprendre ce qui lui est transmis par ce dernier. L’objectif principal des TBM est de permettre au patient de stabiliser ses vécus émotionnels et états mentaux en l’aidant à contrôler un arousal émotionnel optimal dans le contexte d’une relation d’attachement sécurisante, c’est-à-dire ni trop intense ni trop détachée, avec son thérapeute (Debbané, 2016). Le patient pourra gérer différemment (à l’aide d’une mentalisation plus souple) les situations sociales auxquelles il sera confronté.
27Ces éléments cliniques et théoriques nous sont apparus intéressants pour penser un dispositif de soin et son évaluation, ce d’autant qu’à ce jour aucune application des TBM dans le champ de l’autisme n’avait été envisagée, alors que la question des défauts de mentalisation trouvait dans la littérature neurocognitive un équivalent amené sous le terme de « défaut de ToM » (Giovanni et Speranza, 2009 ; Baron-Cohen, Tager-Flusberg, et Cohen, 2000).
28Nous avons construit ainsi notre dispositif (une séance hebdomadaire de 45 minutes) adapté à l’âge des enfants de l’étude et à leurs manifestations cliniques. Nous options pour une position thérapeutique proche de celle proposée en TBM, mettant au cœur de notre travail l’attitude de non-savoir, la curiosité à comprendre les états mentaux de l’enfant, le partage de nos propres états mentaux dans la situation amenée par ce dernier ou sa famille, afin de proposer des conditions de mirroring et de réflexivité.
Un dispositif pour les parents : observer et accompagner les théories de l’esprit
29Nous avons proposé un dispositif organisé autour de trois rencontres dans l’année à T1 (2 mois de prise en charge enfant en TBM), T2 (5 mois), T3 (10 mois). Lors de ces entretiens d’une durée de deux heures, les parents de chaque enfant rencontraient trois thérapeutes, investis ou non dans le soin, autour d’une séance filmée de la consultation en thérapie basée sur la mentalisation.
30À partir de notre hypothèse que certaines manifestations autistiques ne sont pas expliquées par un déficit en ToM de l’enfant mais par un inter-fonctionnement des ToM entre parents et enfant, nous avons proposé un dispositif d’observation et d’accompagnement des théories de l’esprit des parents. Ainsi nous avons souhaité questionner les modalités intersubjectives et inter-intentionnelles entre enfant TSA et parents.
Un dispositif créant les conditions d’appropriation intersubjective
31Les vidéos montrées aux parents sont celles de séances TBM associant le thérapeute et l’enfant. Ce thérapeute est présent lors de l’entretien avec les parents.
La posture en TBM dans la vidéo et hors la vidéo
32Ce dispositif de visionnage du temps TBM permet de nous montrer dans une position thérapeutique d’amplification des affects et des émotions, que nous renvoyons à l’enfant sous une forme pleine et marquée. Le mirroring amené dans la consultation se retrouve dans l’espace de rencontre avec les parents, moment où nous nous autorisons à décrire, à commenter notre position et à expliciter à ces parents quels peuvent être nos vécus et la charge affective ressentie. Notre position de recherche s’organise autour du prérequis fondamental de la question de la découverte de l’autre, du non-savoir du clinicien, des éprouvés et vécus à partager, de la nécessité d’un co-regard porté sur l’enfant mais aussi sur nous-même. Ainsi la dimension de réflexivité, présente dans le dispositif de soin TBM, se trouve rejouée dans le temps de rencontre avec les parents.
Un dispositif d’attention conjointe
33Nous avons organisé notre dispositif spatialement par le « côte à côte », terme emprunté à R. Roussillon (Roussillon, 2007). Nous regardons ensemble assis tout à côté, portant nos attentions conjointes sur ce qui se passe pour nous et l’enfant. Ce moment particulier de rencontre permet de regarder et de donner du sens, ensemble. Ce dispositif clinique, visant la reprise subjective grâce à l’associativité, s’inspire des travaux de S. Lebovici (Lebovici, Golse, et Moro, 2009) sur le travail pionnier de la consultation thérapeutique de D. Winnicott (Winnicott 1971).
34Nous tentons d’étayer ainsi la capacité réflexive de ces parents, en lien avec leur enfant et en notre présence, que nous envisageons comme un tiers réfléchissant. Ce dispositif permet d’être vu et de se regarder, d’être perçu et de se percevoir, d’être entendu et de s’écouter. Cette attention conjointe partagée vers les images crée un triangle attentionnel propice à la co-pensée et à l’associativité. Ce processus est semblable au processus d’appropriation intersubjective secondaire, moment où l’enfant inclut un troisième élément dans la relation dyadique, transformant ainsi l’espace de communication.
Un dispositif créant les conditions d’appropriation inter-intentionnelle
Un dispositif méta-observationnel comme modalité d’exploration de l’inter-intentionnalité
35Lorsque nous réalisons ce dispositif clinique en côte à côte, reposant sur l’attention conjointe, l’enfant est placé en position tierce. Sa subjectivité propre est alors suggérée. Mais le thérapeute présent à côté des parents est aussi présent sur l’image. Cette configuration propose un espace fondamentalement différent aux parents puisqu’il n’est alors plus uniquement question d’eux ou de leur enfant, mais du thérapeute en interaction, avec eux et avec lui.
36Si l’on reprend cette phrase de G. Devereux dans De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement (Devereux et La Barre, 1980) : « L’observé observe l’observateur », qui décrit une position fondamentale pour l’exploration des comportements humains, nous pourrions ajouter ici : « L’observé observe l’observateur s’observant ». Si nous observons les messages que l’autre nous adresse et que lui-même nous observe, observe ce que nous allons en faire, c’est à dire observe nos intentions (Roussillon, 2013), nous ajoutons ici le fait qu’en plus de l’observation de nos intentions, l’autre observe ce que cela nous fait d’observer nos intentions et nos interactions.
37Les parents ont ainsi un espace pour questionner les intentions du thérapeute. Ce dernier vient partager ses vécus subjectifs et permet la construction d’une modalité de représentation différente pour le parent. Ce dispositif recherche permet ainsi une appropriation intersubjective et inter-intentionnelle de la relation à leur enfant.
La répétition comme modalité d’exploration de l’inter-intentionnalité
38Nous avons pensé notre dispositif autour de trois temps de film dans l’année, de l’enfant et du thérapeute, afin de créer des conditions de rencontre d’une intensité importante. Nous dévoilons un espace, une ambiance, un cadre de la séance qui ne varient que peu et qui permettent de mettre en évidence tout ce qui peut changer pour l’enfant et pour nous dans le lien partagé. Un dispositif « attracteur », pour reprendre le concept de R. Roussillon, c’est-à-dire présentant les conditions de transformation des éléments de la réalité psychique en souffrance d’appropriation subjective. Un dispositif « sur-mesure » qui permet la symbolisation de la symbolisation, en étant « suffisamment neutre pour ne pas comporter d’induction trop spécifique, si ce n’est celle d’être un espace-temps d’accueil pour celui-ci ».
39Un dispositif en trois temps, avec une dimension de répétition qui vient explorer l’intentionnalité de l’autre, comme le propose R. Roussillon (Roussillon, 2014). Nous reprenons ici l’écrit fait par ce dernier à partir d’une observation clinique de Winnicott, qui explique comment il soigne une petite fille de 13 mois qui souffre d’insomnie, ne joue plus et présente des convulsions régulières à la suite d’une gastro-entérite infectieuse survenue quelques mois plus tôt. Il va traiter cette petite fille en trois séances de 20 minutes sur trois jours. La petite fille a besoin de mordre trois fois Winnicott dans le cours du traitement, elle a aussi besoin de jeter trois fois la spatule qu’il lui tend à une autre séance.
40René Roussillon s’interroge : « Pourquoi trois fois au moins, car cela suffit dans la dynamique des séances pour passer à autre chose et faire cesser la répétition ? » Dans son travail autour de l’inter-intentionnalité, voici comment nous pouvons entendre ces observations : « La première morsure peut avoir pris l’objet par surprise, elle exprime un mouvement pulsionnel mais ne renseigne aucunement sur la réaction de l’objet, sur son intention, donc sur “son état d’esprit”. Il faut mordre une seconde fois pour vérifier qu’il se laisse mordre sans retrait ni rétorsion, donc explorer son intentionnalité. Ce n’est que lorsque cette vérification a pu avoir lieu que la troisième morsure prend toute sa valeur : celle de mordre l’objet en sachant que cette morsure est acceptée par l’objet ! C’est à dire en connaissance de l’intention de l’objet ». S’il faut trois morsures, c’est pour pouvoir explorer l’esprit de l’objet et son intention.
41Les trois séances du dispositif ont permis aux parents ayant perçu et s’étant représenté nos intentions, conscientes et inconscientes, de s’autoriser à parler de leurs vécus et de commencer une reprise des processus de symbolisation, qui n’avaient peut-être pas jusqu’à présent trouvé d’espace pour, que ce soit dans la rencontre avec leur enfant ou dans les divers dispositifs de soin.
Une recherche-action : comment s’organisent dans le discours les représentations et ToM des parents d’enfant avec tsa, au sein d’un dispositif donné
Méthodologie
Caractéristique de la population
42Notre étude inclut 7 enfants âgés de 6 à 10 ans présentant un diagnostic de troubles du spectre autistique sans déficience intellectuelle, confirmé par les critères diagnostics DSM-5.0, les échelles Wechsler Intelligence Scale for Children IV (WISC-IV), Autism Diagnostic Interview-Revised (ADI-R), Autism Diagnostic Observation Schedule (ADOS) et Childhood Autism Rating Scale (CARS), ainsi que des altérations dans les registres des cognitions sociales objectivités par l’échelle A Developmental NEuroPSYchological Assessment (NEPSY II) et à L’épreuve de Sally et Ann. Ne sont pas inclus les enfants présentant d’autres troubles psychiatriques. Un consentement éclairé est signé par les parents.
Recherche en méthodologie qualitative
43Deux recherches ont été menées parallèlement. La première portait sur les représentations et vécus qu’ont les enfants avec TSA d’un dispositif de soin spécifique adapté des thérapies basées sur la mentalisation (Mar Melis et sous la direction de Thevenet 2017). La deuxième concernait les représentations psychiques des parents d’enfant avec TSA dans un dispositif d’accompagnement particulier. Seuls les résultats de la deuxième étude sont présentés dans cet article.
44Ce dispositif spécifique, détaillé précédemment, était construit autour de temps de visionnage parents et thérapeutes, de séances filmées de psychothérapie avec l’enfant. Nous avons utilisé une méthodologie de recherche qualitative nous permettant de décrire, comprendre et approfondir les phénomènes observés (Lachal, 2012). Plusieurs méthodes de recueil peuvent être proposées dans ce type de recherche. Nous avons ici choisi de nous appuyer sur les entretiens semi-structurés et sur l’apport de la vidéo dans notre travail. La trame d’entretien comportait les questions suivantes : « Que pensez-vous de cet extrait ? Reconnaissez-vous bien votre enfant ? Que ressentez-vous ? Etes-vous surpris ? »
45Ces entretiens étaient enregistrés puis retranscrits dans leur intégralité. Pour la construction de la grille d’entretien et l’analyse des données, nous avons utilisé l’Interpretative Phenomenological Analysis (IPA) (Smith, 1996). Nous avons triangulé nos lectures et recherché la saturation des données au fil des entretiens. Un journal de bord était tenu et le travail était supervisé de manière individuelle et groupale (Mays et Pope, 1995).
Thèmes et méta-thèmes
46Nous avons obtenu saturation des données au fil des entretiens (7 familles, 21 entretiens) nous permettant de proposer trois grandes thématiques ou méta-thèmes, composés de thèmes pour classer les propos (verbatim) issus des discours parentaux.
Méta-thèmes | Thèmes |
Représentations que les parents ont des intentions de leur enfant (ToM parents) | – Des représentations des intentions et vécus de leur enfant apparaissant comme rationnelles et détachées de l’affect. – Des représentations des troubles autistiques et symptômes de leur enfant. – Des représentations des intentions et vécus de leur enfant apparaissant comme adaptées dans le lien et dans l’affect. |
Représentations que les parents ont d’eux-mêmes et des vécus de leur enfant (auto-ToM parents) | – Des capacités d’ajustements et de transformations des éléments renvoyés par l’enfant (mirroring) altérées. – Des capacités d’ajustements et de transformations des éléments renvoyés par l’enfant (mirroring) adaptées ou en recherche. – Des représentations des vécus de l’enfant par le parent apparaissant comme modifiées et détachées de l’affect et du lien. – Des représentations des vécus de l’enfant par le parent apparaissant comme adaptées dans le lien et dans l’affect. – Des représentations des vécus d’eux-mêmes apparaissant comme modifiées et détachées de l’affect et du lien. – Des représentations des vécus d’eux-mêmes apparaissant comme adaptées dans le lien et dans l’affect. – Un vécu de douleur et d’épuisement. |
Effet du dispositif sur la connaissance/ méconnaissance de l’enfant par les parents | – Reconnaitre son enfant sans hésitation et connaître parfaitement ses intentions sans émettre de doute. – Ne pas reconnaître son enfant maintenant ou dans le passé, ou nommer l’incompréhension des évènements de vie. |
Résultats
47Nous amenons ici les éléments analysés à partir du contenu verbal des 7 familles de cette étude, lors des trois temps de rencontre et des 21 entretiens. Ces résultats n’ont aucune propension à la généralisation mais constituent un point de départ pour des recherches ultérieures plus ambitieuses.
48Les phrases sont des extraits du verbatim du thérapeute (T) ou des parents (M pour mère, P pour père, suivis du prénom de leur enfant : Val, Vad, N, H, F, G, A).
49Les résultats sont présentés pour chaque méta-thème, avec une lecture chronologique des trois temps du dispositif.
Résultats en ce qui concerne les représentations que les parents ont des intentions de leur enfant (ToM parents)
50– Au premier temps du dispositif
51Nous avons noté que la connaissance des intentions (ToM parent) de l’enfant est nuancée, entre des représentations en majorité attendues et adaptées au contexte et d’autres plus désaffectivées et peu ancrées dans le lien.
« M : il n’est pas, il n’est pas… parce que lorsqu’il met ses mains dans la bouche ça veut dire qu’il n’est pas tranquille (H) »
« T : il craint le regard du docteur et des autres ? M : oui c’est un peu nouveau en fait cette année, avant il s’en foutait en quelque sorte des autres (F) »
53Par ailleurs le discours était prégnant et précis sur les manifestations « visibles » de la clinique autistique de leur enfant.
« T : et ses intérêts ? M : ah ça a été toujours, depuis toujours tout petit, il avait une obsession des roues, on allait dans un bac à sable, il n’allait pas jouer, il allait vers les poussettes des mamans (Vad) »
55– Au deuxième temps du dispositif
56La connaissance des intentions de l’enfant reste nuancée entre des représentations attendues et adaptées au contexte qui deviennent largement majoritaires et d’autres plus désaffectivées mais moins fréquentes. Le questionnement sur les intentions « visibles » de leur enfant est moins présent dans le discours parental au profit d’interrogations émergentes sur le vécu affectif. En parallèle, on observe une nette diminution des éléments de description des manifestations cliniques visibles autistiques.
57– Au troisième temps du dispositif
58La connaissance des intentions de l’enfant s’organise principalement et presque exclusivement avec des représentations attendues et adaptées au contexte. Le questionnement sur les intentions « visibles » de leur enfant est moins présent dans le discours parental au profit d’interrogations de plus en plus émergentes sur le vécu affectif. En parallèle, on observe une poursuite de la diminution des éléments de description sur les manifestations cliniques visibles autistiques.
Résultats en ce qui concerne les représentations que les parents ont d’eux-mêmes et des vécus de leur enfant (auto-ToM parents)
59– Au premier temps du dispositif
60Concernant les représentations des vécus de leur enfant, les représentations parentales apparaissent comme des représentations « en négatif » (« cela n’existe pas pour lui, il ne se passe rien ») en ce qui concerne le lien, l’attachement et le recours aux affects de tristesse. L’enfant n’a pas de vécu propre de tristesse ou de joie, il n’est pas en souffrance, il ne ressent rien même lorsqu’il s’agit de situations en lien avec des éléments de souffrance extérieure (école, situation avec les pairs).
« T : alors comment il vous exprime l’attachement pour Arthur ? (long silence) M : ben il aime bien. P : il s’est attaché car Arthur lui amène des choses, avec ses maitresses, il a toujours été attaché. Val lui les copains lui amènent rien. (Val) »
« P : il n’a pas de souci qu’on le laisse à droite à gauche. Il est content de nous revoir et n’est pas triste quand il nous quitte. (Val) »
« P : il pleure, oui moi je trouve qu’il pleure beaucoup. M : pour pas grand-chose en plus (rires) (A) »
« T : ça ne vous donne pas envie de pleurer quand il pleure ? M : non mais parfois il pleure pour rien (H) »
62Concernant les représentations des vécus d’eux-mêmes, nous avons constaté des observations proches de celles portant sur les vécus de leur enfant. Leurs représentations excluaient aussi l’accès à des affects dépressifs et à des représentations sécures d’attachement et l’expérience de parentalité « plus ordinaire » semblait modifiée.
« P : je ne sais pas comment dire, j’aime bien voir des gens mais je m’attache pas, si après les gens je les vois plus, ça ne me change pas. (Val) »
« M : en fait, ça ne nous laisse pas le temps d’être triste en définitif, parce que je lui dis, souvent je leur explique “mais vous m’embêtez tellement tous que je suis obligée, je n’arrive pas à me poser pour autre chose”. (Vad) »
« M : peut-être moi aussi pour me protéger je mets sur le coup qu’il n’a pas envie de m’en parler c’est tout… (A) »
64– Au deuxième temps du dispositif
65Concernant les représentations des vécus de leur enfant, les représentations parentales émergent de plus en plus dans le discours. Nous notons des représentations qui continuent de s’organiser comme représentations « en négatif » (« cela n’existe pas pour lui, il ne se passe rien ») en ce qui concerne le lien, l’attachement et le recours aux affects de tristesse, mais qui sont contrastées par la symbolisation de représentations plus affectivées prenant en compte la question des vécus d’attachement et d’affect de l’enfant.
66La représentation de leur enfant et de ses éprouvés se complexifie, ouvrant à l’interrogation réflexive suivante des parents : « Ne serait-il pas un enfant autre, avec son fonctionnement propre, différent des autres enfants et du mien ? »
« M : y’a eu l’histoire aussi que son frère et sa sœur se parlent plus parce qu’ils se sont disputés pendant l’été, ça l’a perturbé aussi, je pense que ça l’a perturbé (Vad) »
« M : je lui ai expliqué que c’était pour qu’il se sente mieux, qu’il était libre de parler, même si il y avait des choses qui pouvaient me blesser (N) »
« P : on essaye de vivre avec cette différence-là, faire en sorte qu’il soit le plus possible comme les autres, je n’arrive pas à faire autrement (A) »
« M : je la prends à part, je lui dis “tu fais plus ça avec ton frère”, je lui dis “il a quelques difficultés, on doit l’aider au contraire, tu dois l’aider, pas faire ça” (F) »
68Concernant les représentations des vécus d’eux-mêmes, comme lors du premier entretien, nous constations des modulations en miroir des observations précédentes sur les vécus de leur enfant. Leurs représentations continuent d’exclure dans une certaine proportion l’accès à des affects dépressifs et à des représentations sécures d’attachement. Cette proportion a augmenté, témoignant d’un accès possible et plus présent à ce discours et à ces représentations, tout en excluant le vécu de douleur et d’épuisement parental. Des représentations affectivées de leurs vies émotionnelles et de leurs vécus, notamment dans la question de l’attachement, apparaissent de manière notable avec l’émergence de deux questions parentales : « Je me rends compte que ma manière d’être ne l’aide pas à me connaître » et « Je peux me tromper sur ce que je pense de lui, je doute sur mes propres représentations ».
« T : il y a peut-être eu des moments difficiles ? Des moments de joie ? P : non, des moments difficiles ? C’est quoi un moment difficile ? Pour moi difficile c’est grave. T : vous ne vous êtes pas senti par exemple à un moment seul ou déprimé ? P : non (Val) »
« T : ça vous angoisse ? M : bah je pfff, non je pense pas, je pense pas (G). T : parce que là il contient son émotion. M : je pense que je suis un peu pareil (G) »
« M : ben je vais vous dire pendant un mois j’étais en angoisse, je me disais “pourvu qu’il se passe rien, pourvu qu’il se passe rien” (N) »
« P : j’en peux plus, je lui dis “papa aussi a besoin de…” parce que moi je n’arrive pas toujours à intérioriser (A) »
« T : vous avez peur que Val soit comme vous ? P : oui je trouve que c’est pas une sensation positive (Val) »
« M : et puis je vais vous dire, je suis pas très facile à comprendre, c’est compliqué, c’est vrai que ouais, c’est vrai que des fois, c’est pas évident (Val) »
« M : du coup là je vais essayer de faire plus attention, même si c’est des petits trucs je ferai plus attention, comme un dessin il faut que je le prenne comme quelque chose d’important (N) »
« T : vous contenez, vous contenez. M : je pense, je crois qu’il ne m’a jamais vu pleurer mon fils… je sais, peut-être pour le protéger (G) »
« M : il a quelque chose à dire mais ne sait pas comment le dire… mais j’ai peut-être tort (N) »
« M : ça nous interpelle parce qu’il avait pas ses trucs là. Y’a de l’angoisse non ? Je sais pas, moi c’est comme ça que… oui j’ai l’impression qu’il ne sait pas trop, je ne sais pas (A) »
70– Au troisième temps du dispositif
71Concernant les représentations des vécus de leur enfant, les représentations parentales émergent de plus en plus dans le discours. Les représentations en négatif des affects (« cela n’existe pas pour lui », « il ne se passe rien pour lui ») n’apparaissent plus. Des représentations affectivées prenant en compte la question des vécus d’attachement, de dépression, arrivent massivement avec la poursuite du questionnement parental : « Ne serait-il pas un enfant autre, avec son fonctionnement propre, différent des autres enfants et du mien ? »
72Les exigences parentales sont plus adaptées et en lien avec un enfant au fonctionnement repéré comme différent, même si les parents restent surprenants sur la perception d’une parentalité « ordinaire ».
« M : il prend toujours sur lui parce qu’il a une mauvaise image de lui-même en définitive, il a toujours peur de ne pas être à la hauteur, je pense c’est par rapport à ça, il s’en rend compte (Vad) »
« M : s’il perd, il s’effondre totalement, c’est une catastrophe, ça le rend triste (Vad) »
« M : oui et puis il pleure beaucoup aussi pour pas, ben moi je dis pour pas grand-chose mais sûrement pour lui c’est grand-chose (A) »
« M : quand je l’ai récupéré vendredi il était en fait trop d’émotions à l’intérieur de lui, que c’est ça, il a éclaté en larmes, il pleurait… il savait plus gérer ses émotions (F) »
« M : le fait de ne pas connaître la nouvelle maitresse, c’est vrai ça l’angoisse mais aussi je pense qu’il y a un attachement à la maitresse (F) »
« M : il s’est posé des questions et j’ai trouvé ça bien qu’il se pose toutes ces questions, il avait besoin d’être rassuré en fait, plutôt que de s’inquiéter intérieurement (G) »
« M : ça fait trois ans il y a quelques jours, il ne m’en a pas parlé par contre, mais je l’ai senti un peu différent (N) »
« T : un enfant comme A. vous fait perdre peut-être vos repères d’éducation classique ? M : ah mais carrément. P : ah oui (A) »
74Concernant les représentations des vécus d’eux-mêmes, comme lors du premier entretien, nous constatations des modulations en miroir des observations précédentes sur les vécus de leur enfant. Les représentations excluant l’accès à des affects dépressifs et à des représentations sécures d’attachement deviennent très minoritaires. Des représentations affectivées de leurs vies émotionnelles et de leurs vécus, notamment dans la question de l’attachement, construisent le discours de manière très importante. Le vécu de douleur parental et d’épuisement est plus facilement abordé par les parents. Il existe une poursuite du questionnement parental : de « Je me rends compte que ma manière d’être ne l’aide pas » à « Je suis moi-même en difficulté et je souffre » et « Je peux me tromper sur ce que je pense de lui, je doute sur mes propres représentations » puis « J’aurais pu faire autrement, ça aurait pu avoir un impact ».
« P : il y avait un peu de tension entre nous, j’en avais marre, on ne peut plus rien faire. M : on ne fait plus rien. P : on n’a plus de vie (Val) »
« M : déjà avec son grand frère c’était comme ça, j’en étais malade, j’en pleurais de jamais le voir avec des copains (Vad) »
« M : ça a fait un changement radical, c’est impressionnant mais je peux pas vraiment mettre des mots dessus, c’est plus un ressenti, c’est comme si on commence à avoir un mode d’emploi tous les deux (N) »
« P : ça c’est dur, plusieurs fois je me suis dit “c’est dommage que je ne puisse pas lui donner ce que j’ai reçu, en tout cas à l’ancienne” M : moi j’ai vite compris qu’il fallait tout réinventer au niveau de son éducation (A) »
« T : et du coup quand votre mari part, vous ça vous attriste ? M : euh oui je sens que j’ai beaucoup plus de boulot et puis je suis un peu plus stressée, oui plus fatiguée (F) »
« P : on ne peut plus rien faire. M : on ne fait plus rien, tout cela est difficile, on essaye de jongler entre tout (Val) »
« M : je l’ai puni de ça. Oh là là ! alors il est parti en catastrophe, je lui ai dit “non, non, mais elle est méchante maman en fait, tu sais très bien qu’elle ne le pense pas” (Vad) »
« M : je n’arrive je n’arrive pas à gérer… je sais pas mettre, ça me dépasse je sais qu’il est en difficulté mais ça me dépasse en fait, c’est pour ça, je suis saisie (A) »
« M : je suis fatiguée, je suis énervée, je m’énerve vite en fait, je suis toute seule à gérer tout ça (F) »
« M : c’est toujours pareil en tant que parents, on ne sait jamais, parfois on fait des erreurs sur plein de choses, on a beau avoir trois enfants (Vad) »
« M : oui, oui, après je n’arrive pas à savoir ce qui ne va pas dans ces moments-là, j’arrive pas forcément à m’exprimer (G) »
Résultats en ce qui concerne les effets du dispositif sur la connaissance/méconnaissance de l’enfant par les parents
76– Au premier temps du dispositif
77Partant d’une connaissance évidente et immédiate de leur enfant, il émerge un doute, un « je ne le connais pas comme cela », une méconnaissance de leur enfant.
« T : il est très calme sur ce passage, vous le reconnaissez bien ? M : oui, oui, mais en général il est comme… il parle, il parle beaucoup, mais il est assez posé, là il y a pas vraiment quelque chose qui est bizarre (F) »
« M : comment j’arrive à différencier la panique de l’angoisse ? Ben je sais pas, je le connais c’est mon fils (G) »
« M : c’est ça, ça me, ça vient de me frapper le truc, vous savez quand on a l’habitude (N) »
« M : c’est assez surprenant de voir comment il relate ça très bien, c’est… c’est déconcertant (A) »
« T : comment vous comprenez ça ? M : euh c’est la première fois que ça m’arrive de l’entendre dire qu’il va partir trop loin, je ne sais pas quoi, mais je sais pas moi, je le vois un peu différent (F) »
« M : parce que des fois on pourrait croire qu’il nous écoute pas et qu’il est vraiment braqué et en fait je me rends compte qu’il nous écoute vraiment (G) »
79– Au deuxième temps du dispositif
80Il existe une poursuite des moments de reconnaissance de leur enfant, contrastée par des représentations émergentes en ce qui concerne la méconnaissance possible de ce dernier. L’enfant apparaît comme un être différent et singulier.
« M : c’est vrai que de le voir comme ça j’apprends des choses-là sur lui (N) »
« M : je suis étonnée quand même, depuis tout à l’heure je me dis il y a quelque chose qui a changé (N) »
« M : en fait je le vois plus, plus maintenant. T : vous le remarquez plus maintenant ? M : oui, oui (A) »
« M : c’est une découverte, je savais pas qu’il voulait y aller à ce point-là à la piscine (G) »
82– Au troisième temps du dispositif
83On note une poursuite des moments de reconnaissance de leur enfant, contrastée par des moments de méconnaissance de ce dernier. L’enfant apparait comme un être plus différent et singulier. Des éléments d’une nouvelle reconnaissance apparaissent, dans une parentalité plus « ordinaire » elle aussi nouvelle et (re)trouvée.
« M : mais non, mais maintenant que vous me le dites ça doit le gêner de parler à d’autres personnes (N) »
« M : je suis quand même assez surprise de son attitude dans le groupe, je suis contente mais extrêmement surprise (N) »
« M : la première fois que je l’ai vu en film, je le reconnaissais pas, mon fils qui ne bouge pas je ne connais pas (N) »
« M : ok déjà moi je suis surprise positivement de le voir calme parce que je m’attendais pas à ça (A) »
« T : par rapport au passage qu’on vous montre de votre enfant, vous en pensez quoi ? M : c’est vrai qu’il y a des choses que moi je ne remarque pas à la maison, donc il y a des choses différentes que je peux… je peux voir différemment qu’à la maison (F) »
« M : non mais tout à fait ça, c’est tout à fait N c’est exactement ça (N) »
« M : il faut être vigilant à ça parce que nous on le connait maintenant (A) »
Discussion
85Nous souhaitons ici apporter quelques éléments de discussion de ces résultats.
En ce qui concerne les représentations que les parents ont des intentions de leur enfant (ToM parents)
86Les éléments observés dans le discours nous ont amenés à penser qu’il existait pour ces parents une connaissance suffisamment bonne des intentions de leur enfant dans une préoccupation plutôt « ordinaire » (même si cette notion est toute relative et mériterait d’être mieux définie) et en tout cas en recherche d’ajustement et de compréhension. Il est alors important dans cette analyse de préciser que ces enfants présentaient quant à eux des altérations partielles en ToM, avec des épreuves de ToM niveau 1 réussies. Cette donnée clinique nous amène à penser qu’il existe des moments de compréhension préservés dans l’interaction à l’enfant.
87Ces éléments qui reflètent une bonne connaissance des intentions de l’enfant sont devenus majoritairement prégnants dans le discours parental. Cela correspond aussi à une amélioration de la symptomatologie clinique et des représentations et intentions portées par l’enfant dans un dispositif de soin donné (ToM et Auto-ToM de l’enfant) (Mar-Melis et Thevenet, 2017). Ces éléments permettent probablement aux parents de mieux comprendre leur enfant et de proposer des intentions très en lien.
88Nous avons aussi noté un discours au départ très centré sur la description précise des manifestations visibles de la clinique autistique au détriment des vécus propres de l’enfant. Ces éléments de description se sont faits plus rares dans l’analyse du discours sur le deuxième et troisième temps. On peut penser que le dispositif déployé, et notamment le support vidéo, a permis de voir, de voir ensemble, de se voir vu « en présence ». Ce recours à l’image, celle de leur enfant mais celle aussi du thérapeute, interagissant ensemble, a peut-être autorisé une distanciation avec le visible et le manifeste.
En ce qui concerne les représentations que les parents ont d’eux-mêmes et des vécus de leur enfant (auto-ToM parents)
89Nous avons, au premier et deuxième temps de ce dispositif, observé des représentations parentales des vécus de leur enfant apparaissant comme des représentations en « négatif », notamment en ce qui concerne les questions du lien, de l’attachement, des recours aux affects de tristesse. Ces observations étaient aussi notées dans les représentations que les parents avaient d’eux-mêmes et de leurs vécus.
90Plusieurs éléments de discussion sont à amener. En premier lieu, la confrontation de ces résultats avec d’autres études et recherches. À ce titre, le travail de thèse de Nicole Jeammet (sous la direction du Pr. C. Chiland) intitulé D’une histoire qui n’est pas la même chez les mères d’enfants « normaux », déshydratés et autistes (Jeammet, s.d.) montrait des éléments proches de notre étude. Dans ce travail, elle avait demandé à ces mères un récit de leur vie, lors d’entretiens longs, enregistrés et retranscrits, et elle s’était interrogée sur les formes et contenus de récits de mères d’enfants autistes. Elle avait pu mettre en évidence une manière très spécifique de raconter un récit, avec « des modalités de fonctionnement qui vont d’une apparente normalité […] à un fonctionnement très altéré […]. Des mécanismes de défenses prévalents des récits […] qui visent tous le nivellement, l’objectivation ou l’indifférenciation de tout vécu émotionnel subjectif qui est par là-même radicalement disqualifié ».
91L’étude de Danon-Boileau (Danon-Boileau 2007) s’est intéressée aux comportements d’un enfant autiste et d’un enfant non autiste et au discours de la mère pendant une interaction particulière précoce. On retrouve que la mère n’agit pas et ne parle pas de la même manière aux deux enfants. Avec l’enfant atteint d’autisme, la mère emploie un type de langage diffèrent : « Elle parle beaucoup plus, son langage est plein d’éléments ayant une fonction d’avertissement (interjection, questions, allongement des syllabes), l’usage du nom de l’enfant n’a pas une fonction vocative mais au contraire de renforcement pour maintenir le contact, elle emploie plus rarement des surnoms affectueux, la prosodie est assez différente » (Muratori, 2012). Cette étude conclut en précisant que le comportement des parents dépend largement de celui des enfants.
92Ceci rejoint probablement les travaux de recherche important sur le mamanais (Muratori, Maestro et Laznik, 2005) (Laznik et al., 2005), qui font l’hypothèse de la mise en place « d’un cercle vicieux dans lequel les parents des enfants avec autisme ne sont pas soutenus par leur enfant dans le développement d’une compétence parentale aussi particulière que le mamanais et que cette carence réduit à son tour le support extérieur au développement social de l’enfant » (Muratori, 2012).
93Nous avons constaté que, dans notre dispositif, les ToM des parents d’enfant TSA étaient singulièrement modifiées. À partir des résultats de notre recherche, nous amenons l’idée que les représentations psychiques parentales (ToM et auto-ToM) dépendent aussi de celles de leur enfant, et inversement. Nous faisons ainsi l’hypothèse que certaines manifestations autistiques ne sont pas seulement à concevoir comme un déficit en ToM mais plutôt comme un inter-fonctionnement, non en défaut mais différent des ToM entre parents et enfant TSA.
94Nos résultats nous ont amenés aussi à constater une modification des représentations parentales lors du deuxième et troisième temps du dispositif. Des représentations affectivées de leur enfant ont émergé dans le discours, prenant en compte la question des vécus d’attachement et d’affects dépressifs. De la même manière, les représentations d’eux-mêmes ont commencé à inclure ces diverses dimensions. Il semble donc qu’il y ait une possible modulation des représentations psychiques des parents, concomitante à une amélioration clinique de l’enfant constatée dans le dispositif thérapeutique TBM (Thevenet 2017). Cette donnée nous amène à penser que les ToM présentent des caractéristiques mobilisables et non figées dans le cadre d’une reprise des processus d’intersubjectivité.
95Les travaux de Gergely (Gergely, 2001) ont proposé que l’autisme puisse être corrélé à un dysfonctionnement du mécanisme de rétablissement de la contingence, et de là à un défaut de la conscience de soi, de l’autre et d’accès à l’intersubjectivité secondaire. En effet, préférer des contingences un peu moins parfaites signifie que l’enfant est en train de développer un sens de l’autre en tant qu’agent indépendant en interaction avec lui.
96Nous pouvons émettre l’hypothèse que dans un dispositif mobilisant de manière spécifique les ToM et la dynamique inter-intentionnelle des enfants TSA sans DI (déficience intellectuelle), quelque chose peut être amenée à se modifier suffisamment pour laisser la place à une contingence moins parfaite et à une possible rencontre de soi avec l’autre.
En ce qui concerne les effets du dispositif sur la connaissance/méconnaissance de l’enfant par les parents
97Au premier temps, notre dispositif permet aux parents de se représenter qu’ils ne se représentent que peu leur enfant (« Je ne le reconnais pas, il ne fait pas ça »). Ces représentations évoluent dans le discours, témoignant d’une mobilisation des capacités réflexives de ces parents au sein du dispositif. Ces temps de rencontre leurs permettent à la fois de reconnaître leur enfant mais aussi de poursuivre leurs discours sur la méconnaissance de ce dernier. Une représentation « énigme » se construit et les termes employés sont alors de l’ordre du doute (« Je crois que, je ne sais pas »). Une connaissance nouvelle de leur enfant perçu comme un enfant différent émerge : une re(co)naissance se construit.
Conclusion
98En partant de l’hypothèse clinique que certaines manifestations autistiques ne sont pas expliquées par un déficit en ToM mais par un inter-fonctionnement spécifique des ToM entre parents et enfant TSA, nous avons souhaité proposer un dispositif de recherche-action. Une cohorte de 7 enfants TSA sans DI a été constituée. Un double dispositif clinique a été créé associant une psychothérapie inspirée des thérapies basées sur la mentalisation pour les enfants et un espace d’observation des représentations parentales pour leurs familles. Une recherche sur les représentations parentales d’enfant TSA en méthodologie qualitative par IPA a été réalisée.
99Les résultats de ce travail montrent que, dans un dispositif de recherche donné, et pour une population cible, les représentations et ToM des parents sont modifiées. Mais cette recherche permet aussi de mettre en évidence que les ToM peuvent se moduler lors d’un accompagnement parental spécifique. Ces données sont à mettre en lien avec les effets cliniques observés du dispositif TBM chez l’enfant et notamment sur l’amélioration de ses capacités de compréhension des intentions de soi et d’autrui.
100Nous proposons, à l’issu de ce travail, de penser l’autisme comme un modificateur de l’interaction parents/enfant et plus précisément des représentations mentales partagées entre enfant et parents, que nous avons nommé inter-ToM.