CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Tous les services de pédopsychiatrie publique sont confrontés à des appels téléphoniques de parents fort inquiets du comportement de leur adolescent et désireux d’un rendez-vous rapide. Ils rapportent souvent des propos suicidaires ou des comportements de violence à l’égard d’eux-mêmes ou de membres de la famille, parfois aussi une déscolarisation brutale dans un contexte de repli sur soi ou au contraire de fugues. La brutalité de survenue ou la violence des conduites affolent les parents qui souhaitent une aide immédiate. Or, le délai d’attente pour une consultation en CMP est souvent très longue, en tout cas ne permet pas de répondre avant au moins plusieurs semaines. Le passage aux urgences de pédopsychiatrie, quand elles existent, ne résout rien car ensuite la demande de consultation vient grossir la longue liste d’attente des CMP, même si ces situations sont souvent traitées de façon prioritaire dans les services disposant d’internes en psychiatrie.

2En 2008, nous avons imaginé à l’hôpital psychiatrique Henri Laborit, à Poitiers dans la département de la Vienne, la création d’un dispositif destiné à répondre en urgence à ces demandes en proposant de nous appuyer sur notre expérience de l’utilisation des groupes thérapeutiques semi-ouverts avec médiateurs que nous avions mis en place à « Mosaïque », unité de soin à temps partiel pour collégiens et lycéens [1].

3En effet, les soignants étaient désormais suffisamment à l’aise avec cette approche pour fonctionner dans l’urgence avec des situations plus complexes et surtout sans le filtre préalable de la consultation médicale.

4Nous décrirons dans un premier temps le dispositif puis nous l’illustrerons en évoquant deux situations cliniques, l’une avec la médiation de la musique l’autre avec l’utilisation du génogramme, mais dans un contexte particulier puisque nous nous sommes servi des cartes du jeu Dixit[2] pour représenter le caractère et la place des membres de la famille.

Description du dispositif

5Il y a eu deux périodes distinctes dans le fonctionnement du groupe « Intermède » et sans doute y en aura-t-il encore d’autres eu égard l’intérêt de ce dispositif dans une offre de soin diversifiée aux adolescents. Ces modalités témoignent également de la différence des représentations chez les soignants quant à l’objectif de ce dispositif d’accueil d’urgence.

6Les modifications au cours de ces deux périodes ont non seulement porté sur les indications du groupe mais également sur le choix et la diversité des médiations utilisées. L’orientation des adolescents vers ce dispositif a évolué du fait de la réunion, en 2013, des deux anciens inter-secteurs au sein d’un seul pôle universitaire de pédopsychiatrie. Cette fusion a permis une unification du parcours des adolescents, en particulier dans le cadre de l’urgence (numéro unique et régulation des demandes). Le recours à ce dispositif s’est alors modifié. Les changements de choix dans les médiations ont, eux, été liés aux départs et arrivées successives des soignants intervenant dans ce groupe [3]. La première version du dispositif s’est déroulée sur deux années (2008-2010). Un seul médiateur a été utilisé durant ces deux années, l’écoute musicale. La deuxième version du dispositif a repris après une année d’interruption, et a duré quatre ans (2012-2016) avec cette fois-ci différentes médiations. Ce dispositif a servi de modèle pour la création en janvier 2016 d’une unité de soin l’ASAP (accueil et soins pour adolescents en psychiatrie [4]) qui accueille les adolescents suicidants ou en crise grave sur une période de cinq jours en temps plein mais sans hospitalisation de nuit [5].

7Voici comment fonctionnait ce groupe. Dans les jours qui suivaient l’appel de ses parents au secrétariat (moins d’une semaine) l’adolescent s’engageait à venir dans les locaux de l’hôpital de jour à temps partiel pour adolescents « Mosaïque » en fin d’après-midi, de 17h30 à 18h30, sur un groupe semi-ouvert d’adolescents d’au maximum six [6], une fois par semaine sur six séances consécutives. Parallèlement les parents étaient reçus, dans l’idéal quatre fois, par une psychologue formée à l’approche familiale (une fois tous les quinze jours). Au moment de l’acceptation de cette offre de soin, la secrétaire donnait un rendez-vous avec le médecin du CMP « Mosaïque » dans la semaine qui suivait l’arrêt du groupe. Ainsi, l’adolescent et sa famille étaient-ils reçus en urgence et bénéficiaient-ils non seulement d’une évaluation mais aussi d’un début de soin qui serait élaboré ultérieurement lors de la consultation médicale sept semaines plus tard, sans délai entre la fin de l’évaluation en groupe et la consultation médicale.

8Quelles que soient les périodes, le cadre thérapeutique est resté inchangé, les temps de préparation et de reprises (environ une demie-heure) ont été identiques : choix des médiateurs en amont de la séance puis un debrieffing en fin de séance entre les deux soignants et un temps de concertation avant le début de chaque nouvelle séance pour fixer les objectifs en fonction de ce qui avait été observé et vécu à la séance précédente. Enfin, une fois par semaine, les deux soignants, le médecin responsable, la psychologue en charge des familles, le cadre de santé et la secrétaire se réunissaient sur une heure trente pour faire le point sur les rencontres avec les familles, les nouvelles demandes et croiser les regards sur ce que les adolescents et leurs familles déposaient auprès de chacun d’entre nous dans l’institution. Une heure de groupe occupait ainsi les soignants pendant trois heures en incluant la préparation, les reprises et les échanges.

9Il était important pour nous que ce groupe se tienne après les cours des adolescents, mais au sein d’une institution que nous souhaitions cependant libre des collégiens et lycéens fréquentant habituellement l’hôpital de jour. Le cadre institutionnel permettait un accueil contenant [7] et autorisait également la parole à circuler autour de ces situations d’adolescents reçus, qui étaient déjà portés dans la tête de nombreux soignants de l’équipe. De ce fait, les adolescents étaient reconnus dès leur arrivée dans l’unité de soin. Ce point est extrêmement important et doit être pris en compte si on souhaite créer un tel dispositif au sein d’un CMP. Il n’est pas souhaitable de faire attendre les adolescents dans la salle d’attente avec les autres consultants, car il s’agit pour la plupart du premier contact qu’ils ont avec la psychiatrie et il est préférable de les accueillir en limitant l’inquiétude suscitée par cette situation.

10Concernant l’âge des adolescents, nous avons été rapidement confrontés aux possibles écarts d’âge. En effet, nous accueillions dans ce dispositif des collégiens et lycéens, c’est-à-dire des jeunes entre 11 et 18 ans, ce qui nous obligeait à ne pas mettre ensemble des adolescents avec trop d’écart d’âge sauf s’il pouvait y avoir deux sous-groupes à l’intérieur d’un groupe. Cependant, si les préoccupations ne sont pas les mêmes, la différence d’âge a souvent permis d’aborder la thématique de la fratrie et des relations à l’intérieur de la famille.

11L’explication fournie aux adolescents concernant cette modalité de soin était la suivante :

12

On n’est pas là pour ce que tu as fait mais pour ce que tu es. Quand on est dans le mouvement de la crise on est débordé et il est important de se poser pour pouvoir penser. On te propose de se poser sur six séances afin de mieux comprendre ce qui se passe pour toi et ta famille.

13La séance se déroulait avec des rituels, comme dans toute approche psychothérapique, afin de reposer le cadre régulièrement. Ceci était d’autant plus important que le groupe évoluait régulièrement en admettant de nouveaux membres et en laissant partir d’autres dès lors que les six séances étaient terminées.

14Afin de n’entrer dans la salle qu’une fois le groupe physiquement constitué, un goûter [8] était prévu dans une autre salle réservée à cet effet, ce qui permettait d’attendre l’arrivée échelonnée des autres participants au groupe. Ils étaient accueillis par l’un des membres du binôme de soignants. Ce temps d’attente ne devait pas dépasser le quart d’heure afin qu’il n’y ait pas de début de relation privilégiée d’un ou plusieurs adolescents avec le soignant.

15La salle accueillant les adolescents a été initialement pensée pour qu’ils puissent s’y sentir à l’aise, voire s’autoriser à régresser un peu avec coussins, tapis et couvertures. Un tableau avec des feuilles et des feutres avait été mis à disposition, mais a finalement été fort peu utilisé. La manière de penser l’espace et de disposer la salle a largement dépendu de la représentation qu’avaient les soignants de leurs objectifs. Les règles de fonctionnement du groupe étaient régulièrement rappelées à chaque nouvel adolescent. Parfois les plus « anciens » le faisait spontanément, prenant ainsi une place « d’initié », témoin de la pérennité du groupe. La fin de la séance était toujours signifiée par les adultes. Les séances se faisaient sans table ni chaise. Ainsi le fait d’obliger les thérapeutes à s’asseoir par terre comme les adolescents limitait les représentations sociales hiérarchiques habituelles, facilitant ainsi l’expression de la parole.

16Par ailleurs, comme dans tout groupe thérapeutique, la fin du groupe était travaillée au cours de la sixième séance de chaque adolescent. Au sujet du décompte des séances, une question s’est posée d’emblée : fallait-il compter les séances honorées ou celles indiquées par le calendrier ? Nous avons opté pour la deuxième solution, en informant au préalable les adolescents de cette règle. Outre l’aspect organisationnel [9], nous souhaitions limiter les capacités de manipulation des adolescents.

17La première période (2008-2010) s’est centrée sur un seul médiateur, l’écoute musicale. Le choix de la musique comme médiateur avait été dicté par la conviction que la musique permet un accès facile aux émotions et aux remémorations associatives. En effet, nous étions partis du postulat que si toute crise survient lorsque les capacités de régulation émotionnelle sont débordées, l’écoute musicale dans un cadre contenant permet d’accéder à ce trop plein d’émotions. Les soignants se référaient clairement à la théorie bionnienne de la « fonction alpha », ici la détoxification (Bion, 1979) des éléments émotionnellement négatifs des adolescents, qu’ils espéraient, grâce à l’écoute musicale, pouvoir transformer en émotions susceptibles d’être réintégrées dans leur vie psychique car alors, malgré la persistance de leur caractère douloureux, elles devenaient dicibles et exprimables devant un autre. Par ailleurs, nous avions l’objectif de faire entrevoir aux adolescents ce que pouvait être un travail psychothérapique. Pour chaque séance, trois morceaux de musique étaient choisis appartenant à des champs musicaux très éclectiques (musique du monde, classique, jazz, musique de films, ou autre). Il y avait une gradation dans le choix des morceaux, avec une montée en émotion puis un retour au calme : le premier morceau était souvent de la musique classique, le second était le morceau le plus fort émotionnellement, parfois incluant des voix [10], et le dernier morceau, souvent extrait d’une bande originale de film, était prétexte à plus d’évocation de scènes visuelles, ce qui permettait de s’éloigner du monde des émotions pour revenir dans celui des associations de représentation.

18En début de séances, les soignants orientaient déjà leurs questions sur l’humeur, le ressenti (« Comment vous sentez-vous ? »), puis à la fin de l’écoute musicale posaient des questions sur les images mentales ou les émotions ressenties après ce moment et enfin la question suivante : « Connaissiez-vous ce morceau ? ». Les adolescents ne répondaient que rarement aux deux premières sollicitations mais lorsqu’ils pouvaient s’appuyer sur une connaissance plus culturelle, la question devenait alors moins menaçante et ils répondaient plus facilement aux deux premières questions sur leur ressenti. Devant cette difficulté à répondre verbalement, d’autres supports d’expression de leur ressenti ont été proposés aux adolescents après l’écoute : des squiggles, des mots écrits, des jeux de paroles théâtralisés, le recours à la confrontation d’images mentales lors de l’écoute des morceaux de musique. C’est grâce à l’observation de cette difficulté qu’au cours de la deuxième période (2012-2016) des séances très différenciées leur ont été proposées.

19La deuxième version du groupe (2012-2016) a en effet tenu compte des écueils du premier médiateur qui pouvait ne pas convenir à certains adolescents et a décidé de diversifier les propositions en ayant recours à six médiations différentes : musique, cinéma, génogramme, feelings, photo-langage et mise en scène corporelle [11], auxquelles se sont ensuite ajoutés l’utilisation des cartes du jeu Dixit, l’autoportrait et le jeu du cadavre exquis. S’agissant d’un cycle sans ordre précis, les adolescents pouvaient intégrer le dispositif à n’importe quel moment du cycle des médiations. Cette nouvelle organisation a également eu l’avantage d’aborder plus rapidement les différents secteurs de la vie de l’adolescent. On peut dire que si la première version du groupe se centrait résolument sur une préparation à la psychothérapie en sollicitant la pensée associative, la seconde s’appuyait plus sur les préoccupations actuelles des adolescents, permettant de se faire une idée de leur fonctionnement psychique du moment et d’aider au choix thérapeutique ultérieur. Les deux approches sont intéressantes et peuvent de notre point de vue être utilisées en fonction du projet et surtout de l’âge des adolescents [12].

20Les rencontres avec les parents se tenaient un autre jour de la semaine avec la psychologue en charge des familles, souvent à des heures assez tardives pour répondre à leurs besoins d’organisation en fonction de leur emploi.

Quel bilan ?

21Quelques chiffres d’abord. Entre 15 et 20 adolescents ont été accueillis chaque année durant les deux premières années. Les quatre années suivantes, ce chiffre a été d’environ 12 à 15 par an. La première année, sur 21 demandes arrivées au secrétariat, 17 ont fait l’objet d’une admission sur le groupe « Intermède », 2 parents ont refusé et préféré les consultations de semi-urgence et 2 adolescents ont refusé malgré l’insistance de leurs parents. Sur les 17 familles (parents et adolescent) qui se sont inscrites dans ce processus, 16 ont suivi tout le parcours. Une seule famille a interrompu en cours de suivi sans donner d’explication. Ces proportions sont quasi identiques les autres années.

22Quant au motif, 10 adolescents sur les 17 de la première année présentaient des idées suicidaires ou avaient déjà réalisé un passage à l’acte suicidaire. Plus du tiers avait réalisé des scarifications. Il y avait 11 filles pour 5 garçons. Les déscolarisations qui représentaient à peine un tiers des situations avaient été effectuées dans un contexte de conflits familiaux avec des parents présentant des pathologies psychiatriques ou somatiques, ou de conflits avec les pairs doublés d’un sentiment d’exclusion.

23Concernant l’âge des jeunes, nous nous sommes rendu compte que ce dispositif ne pouvait convenir qu’à partir de l’entrée dans le processus psychique adolescent et que l’âge de 13 ans constituait le plus souvent une limite inférieure. Entre 11 et 13 ans, les difficultés étaient souvent liées à un dysfonctionnement de l’environnement et les difficultés de l’enfant n’en étaient que le symptôme. Le travail avec les parents a permis une meilleure adéquation aux besoins de l’enfant et a réalisé un apaisement des troubles.

24Les soignants ont pris en compte les résistances des adolescents (pas de rejet, pas de disqualification) et leur difficulté à exprimer une souffrance, en cherchant toujours à valoriser le processus à l’œuvre pour eux et en reconnaissant leur place. Chacun pouvait avoir accès à une expression, symbolisée, métaphorisée, concrète ou réactive…, à un instant de leur vie et au sein d’un groupe respectueux des différences. À aucun moment il n’y a eu de moquerie ou d’irrespect de l’autre, la majorité des adolescents venant pour eux et non contraints.

25Chaque groupe étant différent, les soignants ont eu besoin de disposer eux-mêmes d’une capacité de créativité pour faire « fonctionner » certains groupes, c’est-à-dire pour susciter la relance des processus de pensée chez certains adolescents. Les ressorts thérapeutiques de ces groupes s’appuyaient sur la théorie bionnienne (1979) de la transformation des projections psychiques dans l’espace relationnel, tel que cela est utilisé à « Mosaïque » (Catheline, Marcelli, 2011) ; les soignants fonctionnant à la fois comme des pare-excitations et prêtant à l’adolescent leur « appareil à penser » pour relancer son activité psychique.

26Le faible nombre de séances n’a bien entendu pas permis que se développe une véritable dynamique de groupe. Ceci a créé une vive frustration chez les soignants au début de l’action, mais a permis une réorientation quant aux attentes de cette approche brève dans un contexte d’urgence. Ce changement de point de vue a été perceptible dans l’institution avec un réel intérêt pour utiliser les groupes dans d’autres situations que celles habituellement pratiquées au sein de l’hôpital de jour. Cette capacité à utiliser le groupe dans d’autres contextes a certainement favorisé l’acceptation par les infirmiers de la structure d’un autre projet sur la prévention du décrochage scolaire [13].

Discussion

27Nous avons rencontré de nombreuses difficultés, certaines prévisibles concernant le cadre de l’action, d’autres plus inattendues.

28L’arrivée en retard des adolescents du fait qu’ils faisaient attendre leurs parents à la sortie de l’établissement scolaire pour venir au rendez-vous ne nous a guère surpris. La difficulté à « faire groupe » était attendue à la fois du fait de la différence d’âge mais aussi d’une venue en urgence insuffisamment préparée en amont. Quelques adolescents ont demandé à être reçus seuls à la fin du groupe, ayant fait un transfert massif sur les soignants alors même qu’ils annonçaient haut et fort qu’ils ne voulaient pas aller consulter un psychologue. Il a été difficile pour ces derniers de rappeler le cadre lorsqu’ils percevaient bien la détresse dans laquelle se trouvait l’adolescent et son impossibilité à trouver un interlocuteur digne de confiance.

29En revanche, d’autres attitudes ont été plus inattendues pour nous. Ainsi, la rencontre avec certains parents a été difficile en particulier avec ceux-là même qui réclamaient une aide immédiate et étaient finalement surpris, voire dérangés de pouvoir être reçus si vite. Malgré leur demande insistante d’un rendez-vous rapide et en dépit de la grande souplesse horaire proposée par la psychologue, peu sont venus sur les quatre séances et souvent un seul parent. Le fait d’avoir trouvé un interlocuteur et surtout un lieu de soin pour leur enfant les soulageait, au point d’ailleurs de livrer trop d’informations au cadre de santé réalisant l’entretien d’admission. Considérant qu’ils avaient dit « ce qu’ils avaient sur le cœur », ils ne comprenaient pas tous pourquoi ils devraient le redire à la psychologue. Beaucoup voulaient une aide pour leur enfant, mais refusaient de se sentir trop concernés par ce qui se passait pour lui. Ceci confirme le dysfonctionnement familial à l’œuvre dans de nombreuses situations de crise avec une crainte des parents de devoir s’exposer au regard d’un professionnel du soin. Les familles devaient accompagner leur enfant au groupe, à la différence des autres adolescents fréquentant « Mosaïque » dont beaucoup venaient en taxi. Certains parents attendaient dans la voiture durant le temps de la séance. Or, celle-ci était visible depuis les fenêtres de la salle de groupe, ce qui ne permettait pas aux adolescents de se sentir dans un lieu totalement dédié à leurs difficultés. Lorsque les quatre entretiens ont pu avoir lieu, les résistances des parents s’estompant, la remobilisation des affects et des émotions concernant les liens d’attachement a alors pu se faire. Beaucoup ont évoqué leur culpabilité, très forte, leurs incompréhensions et leurs doutes sur leurs fonctions parentales. Le transgénérationnel est toujours impliqué, parfois impensable, faisant resurgir des deuils, des souffrances non ou mal élaborées. La proposition qui leur est faite est un accompagnement psychique pour survivre aux attaques symptomatiques de leur adolescent et ainsi retrouver leurs capacités contenantes (Winnicott, 1970, 1989). Cela passe par un travail d’élaboration de leur histoire familiale, permettant peu à peu une distanciation psychique, propre au travail de séparation/individuation qui se rejoue à l’adolescence.

30Une majorité de parents ont pu verbaliser des souffrances datant de la toute petite enfance, voire de la grossesse, évoquant un bref suivi à cette époque. Le travail de deuil de l’enfant imaginaire, de l’enfant idéal se redessine alors.

31Du côté des adolescents, l’objectif du groupe au plan psychopathologique était d’amorcer chez eux l’idée d’un travail psychique, c’est-à-dire de les faire accéder à leurs instances psychiques pour qu’ils puissent mettre en œuvre leurs capacités de conflictualisation. Notre projet était de faire émerger l’idée que leurs comportements les maintenaient dans une situation de dépendance aux événements extérieurs alors qu’avec une mise au travail sur leur propres ressources internes ils pourraient se sentir plus acteurs de leur vie et donc plus libres de leurs choix. En effet, la majorité des adolescents de ces groupes analysait leurs difficultés en les rattachant à des facteurs extérieurs. Dans ce premier travail, préparatoire en quelque sorte, ils étaient accompagnés par les soignants, volontairement de sexe différent, car nous pensions que le fait d’offrir un couple de thérapeute faciliterait les identifications. La différence d’âge entre les thérapeutes a également permis d’aborder les relations intrafamiliales et les conflits intergénérationnels. Les soignants avaient non seulement une fonction de « handling » au sens winicottien du terme (capacité à prendre par la main, à accompagner) mais aussi de véritable « holding » (soutenir, porter, offrir des espaces de régression) (Winnicott, 1970,1989). La préparation en amont par les soignants et leur débriefing après chaque séance ont permis de soutenir ce processus qui s’articulait à la fois autour d’un scénario d’intervention construit à partir des séances précédentes, mais pouvait aussi s’organiser autour des phénomènes de transfert et de contre-transfert plus spontanés, laissant la place à la libre association des soignants entre eux et avec les adolescents. Le cadre strict a permis de constituer des limites et d’offrir un contenant rassurant durant les périodes de crise, afin que les pensées puissent se déployer sans être trop contaminées par la pulsionnalité. L’intégration de la règle rappelée par les plus anciens témoigne de l’impact sur le psychisme de ces consignes claires communes à tous les groupes thérapeutiques (« tout ce qui se dit restera ici, personne ne sera jugé sur ses propos, mais interdiction de mettre en acte ses propos »). L’existence et la permanence de ce cadre institutionnel prévu, construit, rythmé, ont facilité le travail des soignants pour figurer, métaphoriser et représenter une enveloppe de contenance afin d’accéder au sens de l’expression de la souffrance aigüe. Si une dynamique de groupe n’a pas pu s’instaurer, en revanche nous avons pu observer un accrochage transférentiel massif aux soignants sur lesquels les adolescents projetaient des images parentales archaïques, maternelles, censées résoudre tous leurs problèmes, montrant ainsi leur situation de dépendance et leur difficulté à mettre en œuvre un processus de séparation-individuation. Les défaillances, interruptions, effacements du cadre ont bien souvent fragilisé les enveloppes personnelles des soignants, qui se retrouvaient là dans une situation similaire à celle des adolescents du groupe. Les identifications ont alors été plus violentes mais en même temps facilitatrices pour les éléments transférentiels, au prix toutefois de la nécessité d’un travail de reprise et d’élaboration parfois très dense pour retrouver la capacité de penser des soignants. Car ce groupe demandait beaucoup de préparation et de temps de reprise et d’élaboration en raison du fait que les soignants n’avaient aucun renseignement sur les antécédents du jeune. Tout au plus connaissaient-ils le contexte de son arrivée dans le groupe.

32Quant à l’intérêt de l’utilisation de la médiation chez les adolescents entravés dans leur pensée et ne pouvant que mettre en acte leurs conflits intra-psychiques, nous l’avons largement développé dans un ouvrage (Catheline, Marcelli, 2011), nous ne ferons ici que reprendre quelques éléments.

33Les théories de la médiation s’appuient sur les travaux de Winnicott (1975) avec les notions fondamentales d’« objet transitionnel », de « zone intermédiaire d’expérience » et de « mère suffisamment bonne ». La médiation se caractérise par l’intervention d’un tiers, le médiateur, en position supposée neutre, non hiérarchique. La médiation ne procède pas de la rupture, elle évite l’affrontement, le conflit, la violence. Elle vise un changement qui puisse s’inscrire dans une continuité, une progressivité. Elle s’oppose à l’idée du conflit et évite de désigner un gagnant et un perdant. L’adolescence, période de changement à haut potentiel conflictuel, oblige à développer une clinique de la transformation précisément parce que l’adolescent développe à ce moment une grande méfiance face à toute demande de changement aussitôt perçue comme le risque d’être influencé de l’extérieur, d’être manipulé, de perdre la maîtrise. Avec la médiation, la subjectivité ne provient pas exclusivement de soi, l’autre en est le cofondateur : on peut alors parler de transsubjectivité (Marcelli, 2010) où l’un et l’autre se nourrissent mutuellement. Cela devient un espace de co-pensée, celle de l’un étant en quelque sorte portée par celle de l’autre, étayée dans le déroulement et par ses associations, par l’un et par l’autre. Ainsi le jeune peut-il sans trop de crainte déposer dans cet espace intermédiaire (c’est-à-dire à la fois extérieur à lui mais lui appartenant également en partie) un peu de son monde psychique interne. Un autre élément important dans cette approche thérapeutique est la capacité d’effacement de soi du soignant. Celle-ci constitue la précondition indispensable pour éviter le conflit inhérent à la rencontre de deux subjectivités. Comme pour la mère suffisamment bonne, l’éducateur s’efface de son propre plaisir pour que ce soit le jeune qui se l’approprie. Mais au préalable, afin de s’effacer pour mettre en veilleuse son propre plaisir, il faut bien évidemment que le soignant ait eu du plaisir à imaginer l’usage de ce médiateur. Le choix de ce dernier traduit toujours les goûts du thérapeute.

34La mise en groupe quant à elle a pour but d’offrir un support identificatoire aux pairs : l’adolescent, en miroir des autres, peut trouver un écho à sa problématique et tendre vers sa résolution. Il n’est pas nécessaire que l’adolescent s’adresse directement aux thérapeutes. Celui-ci est à disposition, au même titre que les médiations. Son rôle est de proposer un cadre et des médiations, de créer une situation thérapeutique, éventuellement de stimuler les interactions, mais sans obliger l’adolescent à s’en saisir.

Les suites données À ce temps de groupe

35Au décours de ces six séances pour l’adolescent et, dans le meilleur des cas, de quatre séances d’entretiens avec les parents (sans l’adolescent), une synthèse des différents éléments recueillis était faite par les professionnels engagés dans cette action puis la famille était reçue par le médecin de « Mosaïque ». La répartition des évolutions était la suivante : un tiers des adolescents ont été apaisés par ce dispositif et n’ont pas souhaité poursuivre par un suivi. Un tiers a été orienté vers les groupes thérapeutiques de « Mosaïque » mais leur compréhension du soin a été facilitée par cette expérience préalable. Enfin, le dernier tiers a été dirigé vers un suivi psychologique individuel en libéral ou au CMP.

36Les indications de groupe ont bien entendu concerné les patients dont la souffrance ne pouvait être élaborée dans une relation thérapeutique individuelle. Le processus groupal intervient pour proposer une enveloppe là où l’enveloppe personnelle a disparu, s’est effacée, ou bien ne s’est pas encore suffisamment constituée, pour aboutir à un prise en compte de son individualité dans le mal-être, les événements de vie, la souffrance, le besoin et la demande (Chapelier, 2000). Cette définition correspond à de nombreux adolescents vus dans le cadre d’« Intermède » du fait de conduites particulièrement bruyantes traduisant bien ce manque de contenance de leur espace psychique.

37Quelques parents (environ 3 à 4 sur 15 ou 16) ont été orientés vers un thérapeute pour eux-mêmes, le plus souvent en libéral du fait du manque d’offre de soin en public dans ce domaine. Pour environ un tiers des parents dont l’adolescent a été orienté sur une prise en charge à l’hôpital de jour, le suivi s’est poursuivi quelques mois. Ceci jusqu’à un apaisement de la situation familiale, une amélioration de l’état psychoaffectif de l’adolescent et son inscription dans les soins. Les parents se sentent alors aussi contenus par l’enveloppe institutionnelle et peuvent envisager des remaniements psychiques familiaux. Dans tous les cas, l’adhésion aux soins proposés a été largement facilitée par cette expérience initiale.

38Pour illustrer nos propos d’un point de vue plus clinique, nous prendrons dans un premier temps une situation au cours de laquelle le médiateur musique a été utilisé et dans un second temps nous évoquerons, au travers d’une autre situation, l’intérêt du génogramme au cours de la deuxième période de fonctionnement du groupe (supports changeant à chaque séance). Les séances génogrammes faisaient partie des six médiations proposées et, avec le temps, l’idée d’utiliser les cartes du jeu Dixit s’est faite jour du fait de l’intérêt de l’infirmier du groupe [14] dans la création de ce médiateur.

Kim et la médiation de la musique

39Kim est âgé de 17 ans et demi lorsque son médecin généraliste appelle en octobre 2008 le secrétariat de « Mosaïque », demandant une consultation en urgence pour son patient qui présente des crises d’angoisses massives avec sentiment de dévalorisation et troubles du sommeil pour lesquels elle a déjà prescrit des antidépresseurs et des hypnotiques car il ne dort plus. Ses angoisses massives ne lui permettent plus d’être scolarisé, ce qui l’angoisse encore plus car il craint de ne pas pouvoir réaliser son rêve de devenir photographe professionnel. Il vient d’être admis depuis le début de l’année scolaire en internat dans le seul lycée de la région offrant la formation de son choix. Son histoire est fort complexe et douloureuse. Deuxième d’une fratrie de trois enfants dont les parents, de nationalités différentes, se sont séparés lorsque Kim avait 8 ans. Chaque conjoint a refait une famille avec plusieurs demi-frères et sœurs. Les enfants ont été transportés d’un pays à l’autre dans un contexte d’incertitude financière et affective, avec des liens assez lâches avec le père décrit comme autoritaire et exigeant au plan de la réussite professionnelle. Lors d’un énième changement de pays, Kim a demandé à rester en France. Il a donc été placé à l’ASE dans une famille d’accueil très attentive et bienveillante.

40Kim présentait une symptomatologie dépressive avec des défenses obsessionnelles massives qui rendaient toute activité extrêmement lente du fait de vérification et d’angoisses térébrantes. Il avait des difficultés à exprimer ses émotions et surtout à évaluer son état psychique puisqu’alors que tous les adultes étaient à juste titre inquiets de son fonctionnement psychique, lui-même se considérait seulement comme un peu anxieux (évalué par une échelle d’anxiété en auto-questionnaire, la STAI-C [15]) mais pas clairement déprimé (il obtenait un score de 20 à la CESD [16]). À un auto-questionnaire de l’estime de soi [17], il avait une surreprésentation de lui-même avec un score total de 51 sur 60 (la moyenne à cet âge étant plus près de 35-37) et un soi social de 12/12 alors qu’il était en difficulté dans ses relations avec les autres du fait, entre autre, d’un manque de compréhension de l’humour et du sens figuré de certaines expressions, mais aussi de difficultés massives de fluence et peut-être même de troubles structurels du langage oral. Il était difficilement compréhensible du fait de ces troubles articulatoires, d’un débit précipité et de structures grammaticales erronées qu’il mettait sur le compte de son trilinguisme (allemand et anglais en famille et français appris à 15 ans). Mais Kim voulait sans cesse plaire aux autres, se faire aimer d’eux dans un contexte de pathologie de l’attachement, ce qui laisse à penser que les auto-questionnaires ont sans doute été influencés par l’effet de désirabilité.

41Il a bénéficié du médiateur « écoute musicale ». Lors de la première séance, le mal-être corporel est central, il se love dans les coussins et s’enroule dans les couvertures. Il semble vouloir refuser le médiateur et se montre fermé. À la deuxième séance, il va au contraire se détendre en acceptant de participer. Il va ainsi reprendre à son compte les propos d’un autre adolescent. Il montre son besoin de faire plaisir, de se conformer aux désirs de l’autre ; il le verbalise de manière excessive avec beaucoup de difficultés expressives. Il alterne les périodes de remplissage de l’espace par ses paroles, puis se fige. À la troisième séance, il s’écroule en larmes lors de l’écoute d’un morceau de musique classique (Beethoven). La musique fait ressurgir des émotions qu’il n’arrive pas à qualifier, mais il parvient cependant à s’appuyer sur les commentaires qu’en fait le groupe. À la cinquième séance, il commence à évoquer la composition familiale et peut donner des associations correspondant à l’écoute des morceaux.

42Kim a repris le lycée au sein d’un établissement sur Poitiers proche de sa famille d’accueil, d’abord à temps partiel à la fin du groupe « Intermède » puis à temps plein quatre mois plus tard. Il est ensuite entré à la structure « Mosaïque » en Janvier 2009 dans un atelier d’écriture puis a poursuivi l’année suivante avec un atelier sur les émotions. Il a signé son admission, ayant eu 18 ans au cours de la première année de soin. Il a bénéficié au cours de la deuxième année d’un suivi psychologique individuel avec une psychologue au CMP adulte. Il a suivi une formation dans la voie qu’il voulait suivre. Devenu adulte, nous n’en avons plus eu de nouvelles.

Lucie et son génogramme avec des cartes de Dixit comme médiateur

43Nous illustrerons la deuxième période par la situation de Lucie, une jeune adolescente de 15 ans, en classe de 3e. La séance proposant le génogramme est celle que nous développerons comme modèle de médiateur. Mais la réalisation de ce génogramme est particulière puisque les soignants ont eu recours à un médiateur dans la médiation en utilisant les cartes du jeu Dixit.

44Le génogramme est un outil d’analyse de la structure familiale qui donne une image graphique succincte et rapide des liens familiaux et de la place occupée par chacun. Il met en lumière les interactions intra et interfamiliales (filiations, les ruptures de liens). Il présente aussi l’effort d’adaptation réussie ou non par les différents membres de la famille face au mythe familial. Pour le jeune, cela va lui permettre de relancer le travail de pensée, d’explorer une histoire souvent complexe. L’objectif pour le thérapeute est de lui permettre d’analyser les résistances familiales et les facteurs psychologiques qui ponctuent les relations, ce qui favorise la prise de conscience des problèmes de dépendance, de violence dans la famille, de l’influence du groupe familial sur le jeune et ses choix (scolaires, professionnels, amicaux…). L’objectif étant pour le patient d’identifier et de comprendre l’influence des relations, de son histoire familiale sur son état psychique actuel, de repérer les impasses et au final de réagir pour réorganiser sa vie en sortant des mécanismes de répétition (souvent liés à un événement traumatique : viol, inceste, adultère, assassinat, maladie mentale…).

45Les cartes du jeu Dixit comme objet de médiation permettent de produire un effet de langage, et plus précisément de parole, là où elle fait défaut, là où elle est en souffrance. L’utilisation de ces cartes devient un langage symbolique qui libère la parole, puisque le jeune parle de lui sans vraiment parler de lui puisqu’il parle d’une carte. Le travail avec les cartes Dixit peut favoriser l’expression de ce qui se trouve, peut-être, méconnu en chacun : images, sentiments, émotions, expériences. Elles viennent stimuler, réveiller les images que chacun porte en soi et à travers lesquelles il perçoit la réalité et se la représente. Le choix de ces images symboliques ouvre au langage métaphorique comme tiers de médiation non dangereux. L’intérêt de ces cartes est d’exprimer visuellement et verbalement une position personnelle, une expérience vécue, des images intérieures, un point de vue spécifique. Mais aussi de prendre conscience des raisons de son choix, de travailler son interprétation. L’objectif est, en s’exprimant, de prendre conscience de ses propres interprétations et d’élargir le champ de sa conscience. En groupe, l’utilisation de cartes du jeu Dixit (comme dans le photo-langage) est un support facilitateur qui permet de réaliser un choix personnel et d’essayer de rendre compte de ce choix devant les autres participants du groupe.

46Voici comment se passe une séance : Après avoir créé le squelette de leur génogramme, un des soignants étale les cartes du jeu Dixit au sol. Il demande aux adolescents d’en choisir une pour eux (qu’ils poseront sur le génogramme) et leur propose, s’ils le veulent, d’associer une carte Dixit aux différentes figures de leur génogramme. Ensuite, s’ils le souhaitent, d’expliquer oralement leur génogramme devant le groupe. Dans notre expérience, ils ont tous accepté et voulaient surtout être écoutés. En l’absence d’élaboration ou si les jeunes restent sur une description sans relief, le soignant les soutient en posant quelques questions en lien avec leur récit. Exemples de questions : « Qui vit sous le même toit ? » « Pourquoi as-tu choisi cette carte pour représenter ta mère ? » « Y a-t-il eu des décès dans ta famille que tu n’as pas notés ? » « Est-ce qu’il y a quelqu’un en qui tu fais confiance et qui n’est pas sur ton génogramme ? » « Est-ce qu’il y a un membre de ta famille que tu n’as pas ou que tu ne voulais pas faire apparaitre sur ton génogramme ? »

47Lucie est une jeune fille de 15 ans, qui nous est adressée pour déscolarisation avec scarifications et idées suicidaires. Elle est la fille unique du couple de ses parents qui s’est séparé quand elle avait 5 ans. Sa mère est fonctionnaire et son père informaticien. Le père a une petite fille de 2 ans, issue de sa nouvelle union. La résidence principale est chez la mère et Lucie voit son père un week-end sur deux et la moitié des vacances. La mère est devenue alcoolique après le divorce au point d’avoir des accidents de circulation. Son état ne lui permet pas toujours de se rendre à son travail. Lucie n’a pas de difficulté particulière avec la belle-mère mais un sentiment d’abandon de la part de son père qu’elle décrit comme distant. Elle a un petit ami depuis plusieurs mois auquel elle est très attachée. Elle explique avoir choisi la carte qui la caractérise (le couffin) car depuis qu’elle est petite elle se sent en danger, non protégée. Elle a choisi pour sa mère une carte (le chat qui regarde au clair de lune un couple de mariés enfermés dans une cage) qui symbolise l’enfermement maternel dans sa maladie (sic) : « Ma mère est alcoolique et dépressive, elle l’a toujours été mais depuis la séparation d’avec mon père c’est l’escalade. » S’en suit une discussion sur qui peut protéger sa mère (bien sûr en dehors de Lucie qui reste maintenant au domicile). Pour ses amies, elle en a choisi une du « groupe de musique ». Ses copines font parties d’un groupe (sans elle) mais elle adore aller les écouter. Pour son père, elle a choisi la carte « un grand monsieur qui écrase tout » : « Il est dans son monde, l’informatique, il ne s’occupe jamais des autres, seul lui compte. » Pour sa petite sœur, elle choisit « le gros nounours » : « Elle pleure tout le temps, il faut toujours la consoler. J’aime beaucoup ma petite sœur même si je ne la vois pas souvent. » Pour le petit ami « David », elle dit : « C’est ma lumière, c’est ma source de vie, il est comme moi, il a les mêmes problèmes même si, lui, est enfermé dans sa bulle. » Déscolarisé, il n’a pas d’amis et reste chez lui.

48À la question du soignant : « Est-ce qu’il y a une personne que tu ne voulais pas mettre sur ton génogramme ou que tu ne voulais pas qu’il apparaisse sur celui-ci ? », Lucie répond : « Je ne voulais pas mettre mon papa, il ne s’occupe jamais de nous, il ne fait pas attention à moi, il n’est jamais là pour moi. » À la question : « Est-ce que tu ne voulais pas le mettre ou est-ce que tu voudrais qu’il change ? », Lucie répond : « Je voudrais qu’il change, qu’il s’intéresse à moi, que l’on fasse des choses ensemble, nous avons jamais rien fait ensemble. »

Pour conclure

49Cette modalité de réponse à l’urgence pour les adolescents nécessite cependant quelques précautions dans sa mise en œuvre. En effet, nous avons relevé des critères de sélection de la population tant par rapport à l’âge que par rapport aux troubles présentés. Ce dispositif convient bien aux changements brusques de comportement en lien avec un travail psychique d’adolescent qui peine à se faire. Il faut donc que l’individu y soit entré, ceci ne permet donc pas de le proposer aux plus jeunes collégiens (6e et 5e), sous réserve bien entendu du niveau de développement de chacun. On peut dire qu’en dessous de 13 ans il sera difficile à un jeune de tirer bénéfice de ce dispositif. Les impasses dans le processus de séparation-individuation sont des indications de choix, qu’il s’agisse de pensées suicidaires ou de passages à l’acte déjà réalisés, de troubles du comportement pris dans un conflit intrafamilial ou encore de troubles scolaires. Le dispositif est donc optimal pour de jeunes adolescents entre 13 et 16 ans (classe de 4e à celle de 2de). En revanche, les troubles sévères du caractère ou les organisations de personnalité limites tout comme bien évidemment les pathologies psychiatriques ne peuvent pas bénéficier de ce dispositif, car leur fonctionnement ne leur permet pas d’écouter la souffrance des autres et ils mettent rapidement à mal tout travail en groupe. Du côté des soignants, cette approche thérapeutique suppose une bonne connaissance et une bonne pratique de la médiation en groupe thérapeutique et surtout la possibilité de disposer d’un cadre institutionnel. Il semble souhaitable de ne pas disposer de trop d’informations sur les antécédents, juste sur l’actualité de l’adolescent afin de laisser se déployer la co-construction d’un espace de pensée non envahi par les représentations que ne peut manquer de se faire le soignant à partir de l’anamnèse. Enfin, ce dispositif ne peut s’appliquer qu’à des patients qui n’ont pas déjà eu une expérience thérapeutique antérieure (pas simplement une ou deux consultations mais un suivi sur plusieurs séances) car alors le groupe sert de « déversoir » aux souvenirs toujours négatifs de ce suivi. Il s’agit donc d’un dispositif intéressant mais non applicable à toutes les situations d’adolescents en crise. En revanche, pour des primo-consultants cette approche réalise une bonne présentation de ce qu’est un travail psychothérapique, que celui-ci se fasse en groupe, en individuel, en psychodrame ou avec des médiations. Le meilleur investissement ultérieur des thérapies proposées le montre.

50Ce dispositif peut donc s’inscrire dans un panel de propositions dans un service de soins pour adolescents.

Notes

  • [1]
    Le fonctionnement de cette unité de soin est décrit dans l’ouvrage de Nicole Catheline et Daniel Marcelli Ces adolescents qui évitent de penser. Pour une théorie de la médiation dans le soin, Toulouse, Érès, 2011.
  • [2]
    Le jeu Dixit a été créé en 2008 par Jean-Louis Roubira, pédopsychiatre au Centre Hospitalier Henri Laborit, illustré par Marie Cardouat. Régis Bonnessée a participé à sa création et c’est sa société Libellud qui édite le jeu.
  • [3]
    Marion Hulin a succédé à Nicole Gianetti comme psychologue et Franck Chalard a succédé à Vincent Bidault comme infirmier.
  • [4]
    L’acronyme ASAP évoque aussi le « As soon as possible », formule de politesse anglaise lorsqu’on se quitte, que l’on peut traduire par « À très vite » ou « À bientôt ».
  • [5]
    Cette structure a été créée à la suite du refus du directeur du CHU d’hospitaliser en pédiatrie les primo-suicidants sans pathologie psychiatrique associée.
  • [6]
    Le groupe ne commençait à fonctionner qu’à partir de trois adolescents et se fermait à partir de six, mais compte tenu de possibles arrivées en cours il y avait aussi des départs en fin de cycle, ce qui fait qu’à quelques reprises les groupes ont été réduits à deux adolescents. Environ cinq cycles ont été effectués par année scolaire.
  • [7]
    Une tentative de groupe similaire a été faite dans un CMP, mais l’absence de contenance du lieu faisait que les adolescents avaient beaucoup de mal à venir. Tous les professionnels du CMP ne connaissaient pas le dispositif que les adolescents par ailleurs n’expliquaient pas avec précision. Ils ne savaient pas où attendre, se sentant mal à l’aise à l’idée de se retrouver dans la salle d’attente.
  • [8]
    Cette notion de « goûter » a été interrogée par la dernière équipe souhaitant reprendre le dispositif. Le goûter était pour nous l’équivalent du café ou de la boisson que l’on offre à quelqu’un comme entrée en matière pour instaurer un accueil. La gestion hospitalière exigeait que la mise à disposition de ces gâteaux et boissons soit référencée sous l’appellation « goûter », le terme a été conservé.
  • [9]
    En effet, le rendez-vous médical était calé la semaine suivant l’arrêt du dispositif.
  • [10]
    Le critère majeur étant soit qu’il ne devait pas comporter de paroles, soit pas de paroles reconnaissables de manière à ne pas perturber l’écoute de la seule mélodie (ex : polyphonies corses, opéra, etc.)
  • [11]
    Cette séance était basée sur l’utilisation des cartes du jeu « la 8ème dimension », co-créé par l’équipe soignante de « Mosaïque » et un concepteur de jeu de société, Pascal Desclos, créateur de la société Valorémis. Il s’agissait de jouer physiquement des situations issues de ce jeu. Cette séance se rapprochait des techniques du psychodrame.
  • [12]
    En effet, avec l’unification des deux inter-secteurs en pôle unique de pédopsychiatrie avec une « clinique de l’adolescent », le nouveau chef de pôle, le Pr Ludovic Gicquel, a souhaité qu’un tel dispositif existe au CMP adolescent. Afin de ne pas mettre ces deux dispositifs en concurrence, il a été décidé que « Intermède » recevraient les collégiens et « Entracte », le dispositif du CMP, les lycéens. Notre expérience nous fait penser qu’il est souhaitable de proposer plusieurs médiations aux collégiens, comme cela a été fait au cours de la deuxième période, et de réserver l’usage d’un seul médiateur aux lycéens susceptibles de s’inscrire plus rapidement dans une thérapie individuelle.
  • [13]
    Recherche-action de trois années sur la prévention du décrochage scolaire en classe de 6ème puis en CM2 menée entre 2013 et 2016 (publiée dans Catheline et al, 2019).
  • [14]
    Vincent Bidault et Jean-Louis Roubira créeront ensemble en 2014 un autre jeu sur les émotions « Feelings ».
  • [15]
    State trait anxiety Inventory for Children (STAIC) de Spielberger, Edwards, Lushence, Montuori et Platzek (1973). Cet auto-questionnaire permet d’évaluer, sur une échelle de Likert en trois points (1 = presque jamais à 3 = souvent) les traits anxieux et les réactions dans différentes situations. Les enfants complètent eux-mêmes ce questionnaire en présence du psychologue ou du médecin.
  • [16]
    L’Échelle d’auto-évaluation Center for Epidemiological Studies Depression (CES-D) a été développée par Radloff, pour évaluer la symptomatologie dépressive dans la population générale d’abord chez l’adulte, puis chez l’adolescent et le jeune adulte. Elle propose un test de dépistage rapide, de 20 questions. C’est l’échelle d’auto-évaluation la plus utilisée dans le monde de la recherche épidémiologique sur la dépression. Ce test ne constitue pas un diagnostic mais permet une évaluation simple. Chez l’adolescent, un chiffre supérieur à 23 est considéré comme syndrome dépressif probable. Il est dit « possible » à partir de 17.
  • [17]
    L’ETES de Nathalie Oubrayrie (1994).
Français

À l’heure où les services de pédopsychiatrie publique peinent à répondre rapidement aux demandes qui leur sont faites concernant les comportements inquiétants des adolescents, cet article relate une expérience de réponse thérapeutique en urgence pour des adolescents présentant des troubles aigus (geste ou idées suicidaires, scarifications, désinvestissement scolaire brutal, déscolarisation, conflits massifs avec la famille ou les pairs, etc.). Ce dispositif clinique utilise à la fois le ressort du groupe des pairs, de la médiation et du contexte institutionnel, sur une brève séquence de six rencontres. Parallèlement, une amorce de travail avec la famille est proposé (quatre rendez-vous). Cette organisation permet de répondre rapidement aux demandes et d’instaurer un début de relation thérapeutique. Au travers de deux périodes successives, les modalités de soin proposées ont permis de définir l’intérêt de certains médiateurs en fonction de l’âge et du projet thérapeutique ultérieur. Deux vignettes cliniques illustrent chacune des périodes.

  • Urgence
  • adolescent
  • groupe thérapeutique
  • Références

    • Bion W.R. (1979). Aux sources de l’expérience. Paris : Puf, 1962.
    • Catheline N., Marcelli D (2011). Ces adolescents qui évitent de penser. Pour une théorie de la médiation dans le soin. Toulouse : érès.
    • Catheline N., Dieumegard S., Gervais Y., Roux M. Th. (2019). L’école peut-elle participer à la lutte contre le décrochage scolaire ? Dans Enseignants et élèves en souffrance : guide pratique pour des partenariats entre école et pédopsychiatrie (p. 73-118). Paris : Éditions ESF-Sciences Humaines.
    • Chapelier JB. (2000). Le lien groupal à l’adolescence. Paris : Dunod.
    • En ligneMarcelli D. (2010). La transsubjectivité ou comment le psychisme advient dans le cerveau. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 58(6-7), 371-378.
    • Oubrayrie N., De Leonardis M. Safont C. (1994). Un outil pour l’évaluation de l’estime de soi chez l’adolescent : l’ETES. Revue européenne de psychologie appliquée, 44(4), 309-317.
    • Winnicott D.W. (1970). Processus de maturation chez l’enfant. Paris : Payot.
    • Winnicott D.W. (1975). Jeu et réalité, L’espace potentiel. Paris : Gallimard.
    • Winnicott D.W. (1989). De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot.
    • Printemps 2018
Nicole Catheline
Dr Nicole Catheline 3, rue Jean Alexandre 86000 Poitiers
Pédopsychiatre, praticien hospitalier au Centre hospitalier Henri Laborit (responsable médical de « Mosaïque » de 1997 à 2014), CRTLA, Pavillon Pierre Janet, 370 avenue Jacques Cœur, CS 10587, 86021 Poitiers, Cedex.
Vincent Bidault
Infirmier en pédopsychiatrie à « Mosaïque » de 2001 à 2013.
Nicole Gianetti
Psychologue à « Mosaïque », in memoriam.
Stéphanie Lagrange Massé
Psychologue à « Mosaïque », thérapeute familial.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/11/2019
https://doi.org/10.3917/psye.622.0273
Pour citer cet article
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