1 Le mot « destin » implique de prendre en compte les effets de rencontre dans la manière dont l’oralité va s’exprimer au cours du développement des enfants. Il s’agit d’explorer les différentes voies d’expression qu’elle prendra en fonction des rencontres et événements qui vont surgir tout au long des trajectoires de vie de ces enfants et des personnes qui s’en occupent.
Deux cas cliniques [1]
2 Voici l’histoire de deux enfants qui ont eu des manières très différentes d’exprimer une difficulté en lien avec un troubles des relations précoces. Il s’agit bien d’un trouble de l’oralité, spécifique ou élargie, car ces enfants n’ont pas de graves troubles du développement mais plutôt des fixations, des symptômes qui ont à voir avec la mise en place des premiers liens.
Premier cas clinique (Marie-Lou, 4 ans)
3 Marie-Lou, 4 ans, présente un trouble de l’oralité s’exprimant par un trouble de l’alimentation menant à l’obésité. Son histoire est marquée par une séparation précoce et la dépression maternelle non mentalisée.
4 Manger pour ne pas se séparer. C’est au décours de son passage à la consultation de prévention et de prise en charge de l’obésité infantile dirigée par le Docteur Myriam Dabbas à l’hôpital Necker-Enfants Malades, que j’ai pu rencontrer Marie-Lou et lui proposer de réfléchir ensemble à son histoire.
5 Marie-Lou a 4 ans lorsqu’elle vient me voir avec sa maman. Elle a été élevée par sa grand-mère jusqu’à ses 2 ans. Les deux parents sont étudiants, la mère qui poursuit ses études d’infirmière ne peut pas assumer la garde complète de sa fille tout en suivant ses cours. Elle confie donc sa fille à sa propre mère pour la semaine et le couple va la voir tous les week-ends.
6 La maman arrive en disant qu’aujourd’hui tout est « rentré dans l’ordre ». La famille a retrouvé une stabilité de vie depuis deux ans, quand Marie-Lou avait donc 2 ans. La maman s’interroge alors : pourquoi Marie-Lou continue t‑elle à grossir ?
7 Madame raconte la souffrance du dimanche soir au moment de repartir. La place de la grand-mère qui donnait « tout ce qu’elle voulait » à manger à Marie-Lou pour « compenser » (dixit la mère citant la grand-mère) l’absence de ses parents.
8 Aujourd’hui, Madame vient consulter avec sa fille pour dire sa souffrance. Souffrance à deux niveaux : celle qui concerne directement le manque de sa fille dans ses premiers temps de vie ; celle plus complexe qui renvoie à sa culpabilité, après-coup, d’avoir supporté cette situation : « Je n’avais pas le choix », dit‑elle, « il fallait que je finisse mes études. » Culpabilité qui renvoie également à toute son ambivalence par rapport à sa propre mère qui a pris une place tellement importante auprès de sa fille : « Elle m’a tellement aidée pour Marie-Lou, je n’ai pas le droit de lui en vouloir ». Culpabilité encore : on apprend aussi que cette petite fille était à la fois un « don du ciel » car la maman avait peur, du fait d’une histoire endocrinienne compliquée (ovaires polykystiques), de ne « pas pouvoir avoir d’enfant », et en même temps son arrivée « trop rapide » dans leur vie d’étudiants compliquait aussi les choses : « J’avais pas prévu cela comme ça. » Donc un très fort désir d’enfant teinté d’une crainte de ne pas y arriver, associé à un désir de maîtrise du « timing », désir probablement renforcé par les éléments endocriniens évoqués ci‑dessus.
9 C’est cette notion de culpabilité qui va nous guider pendant l’entretien pour comprendre pourquoi « tout n’est pas rentré dans l’ordre » lorsque Marie-Lou est revenue à la maison, lorsque ses parents, en particulier peut-être sa mère, ont pu réhabi(li)ter leur place auprès d’elle.
10 La nourriture a pris une place particulière pour Marie-Lou, dès ses premiers temps de vie. Cette charge affective qui venait remplir chaque bouchée a fait partie intégrante des éléments organisateurs, de la manière dont Marie-Lou a construit son mode d’être-au-monde, aux autres, son oralité.
11 De retour chez elle, la nourriture continue à être un lien privilégié entre elle et sa mère, celle‑ci étant très en difficulté par rapport à sa place et à ses ressentis d’ambivalence qu’elle n’assume pas. Manger pour ne pas parler, rester en fusion en se donnant à manger, en partageant ce plaisir tellement archaïque et fusionnel pour ne pas risquer d’être séparées encore une fois à un âge, autour de 2 ans, où le processus de séparation-individuation est en cours.
12 Quelques entretiens pour élaborer cette ambivalence, cette culpabilité, pouvoir revivre dans l’après-coup cette séparation trop précoce, ces retrouvailles trop culpabilisantes, ont permis à Marie-Lou et sa mère de mieux se retrouver pour mieux se re-séparer.
Développement de l’enfant et fixation orale
13 Cette séparation vécue comme traumatique par la mère – et la grand-mère – n’a pas permis de renvoyer quelque chose de « digérable » à Marie-Lou (Bion, 1962). Cette mère, traumatisée par la séparation, a projeté son angoisse sur sa fille, plus qu’elle n’a pu la contenir. Marie-Lou a été le réceptacle de l’angoisse maternelle sans pouvoir la contenir dans un contenant non encore existant (du fait de son jeune âge), et sans pouvoir accéder aux outils pour l’instaurer. Marie-Lou n’a pas bénéficié d’une attention qui lui aurait permis de « rassembler la limaille de fer », comme le fait un aimant (Bick, 1968), c’est‑à-dire rendre « émotionnellement signifiante » les projections (émotions, affects, sentiments) de l’enfant. C’est là la fonction « alpha » ou capacité de rêverie de la mère.
14 Marie-Lou a été confrontée à l’expérience d’une mère absente, d’une grand-mère non réceptive, imperméable à ses projections, qu’elle a donc reçues en retour, non métabolisées, sous forme de « terreur sans nom » (Bion, 1962, 1963, 1965). Marie-Lou n’a donc pas pu mettre en œuvre la fonction organisatrice et liante de ses pensées du fait de la non-intériorisation de la fonction alpha maternelle.
15 L’alimentation a toujours été, pour les adultes qui se sont occupés de Marie-Lou, un moyen de combler le vide, l’absence. C’est l’alimentation qui a pris cette fonction de colmatage des angoisses de ce bébé. Autrement dit, l’apaisement est resté à un niveau sensoriel et oral sans jamais évoluer vers une mise en sens.
Le processus de séparation/individuation
16 On l’a vu, au moment des retrouvailles, les choses ne sont pas si simples : la mère de Marie-Lou ressent une culpabilité très forte redoublée de celle d’avoir pu supporter cette situation… jusqu’au moment où elle peut dire qu’elle ne l’a jamais supportée. Mais c’est justement ce paradoxe entre douleur et bonheur des retrouvailles, entre culpabilité et possibilité de reprendre sa place de mère, qui l’envahit à ce moment-là. Elle ne peut que faire perdurer un fonctionnement où il n’y a pas de place pour la pensée, pour l’autre, donc pour la séparation. Ce point est fondamental car il met en évidence la nécessité de l’agressivité pour que l’autre existe, donc pour pouvoir se séparer. La mère de Marie-Lou ne peut pas, à ce moment des retrouvailles et pendant presque deux ans, sortir de ce lien fusionnel qu’elle connait si bien. Il lui aura fallu deux ans pour émerger de ce lien archaïque et envisager un mouvement de séparation, et pour voir sa fille telle qu’elle est. Retrouver d’abord du connu – la fusion des premières semaines de vie avec Marie-Lou – pour pouvoir supporter de l’inconnu, du nouveau, du différent. Ces deux ans de fusion, jusqu’aux retrouvailles d’aujourd’hui, ont été nécessaires, à la fois dans la mise en place de leur lien à toutes les deux et également dans leur développement à chacune, afin de permettre qu’une seconde séparation non traumatique puisse advenir.
17 La séparation entre Marie-Lou et ses parents a été extrêmement maîtrisée et rationnalisée pour être rendue possible. Donc, une interdiction du côté de la mère d’en vivre les aspects difficiles. Ces affects de tristesse ou de dépression « normaux » ont été étouffés par la maman sans qu’elle n’ait jamais pu en parler. La vision du gros corps de Marie-Lou est venue réveiller sa culpabilité et tous les affects qui y sont liés et qui avaient été refoulés. C’est une histoire en deux temps qui s’est ainsi jouée :
18 – premier temps : séparation traumatique avec refoulement du vécu ;
19 – deuxième temps : retour du refoulé dont l’élément d’appel est le gros corps de Marie-Lou. Avec « par-dessus le marché » la culpabilité éveillée par la prise de conscience, par la mère, de sa part active dans « l’abandon » de Marie-Lou.
20 On pourrait même dire une histoire en trois temps, dont le tout premier serait cette culpabilité en toile de fond liée à son ambivalence quant à la conception même de ce bébé, conception rendue difficile dans la réalité par les ovaires polykystiques. Une tentative de mise en sens avec la maman a permis d’aborder, un petit peu, la complexité de sa relation avec sa mère – relation conflictuelle et empreinte de rivalité. On peut imaginer que quelque chose de cette rivalité s’est rejoué dans la réalité au moment où Marie-Lou est « placée » chez cette grand-mère avec toute la question complexe de la place qui lui a été, de fait, laissée auprès de sa petite fille.
21 Ce point est important car ce n’est pas la « gravité » de l’évènement qui en fait un traumatisme. C’est la manière dont il va être vécu et ce qui va en être transmis, véhiculé, à l’enfant. C’est tout le travail sur la narrativité et la notion de cohérence dans le discours, dont il est ici question en lien avec la théorie de l’attachement (Pierrehumbert, 2003).
22 La mère de Marie-Lou vit très mal cette séparation à la fois choisie et subie. Elle est donc obligée d’adopter des stratégies de comportement pour ne pas se laisser aller à ses affects dépressifs et à sa culpabilité. C’est cette incohérence qui est ressentie par Marie-Lou, entre le discours manifeste des mots et celui, infraverbal, plus archaïque, de l’intonation, du corporel, de l’émotion… qui renvoie à la propre cohérence intrapsychique de l’adulte et ce qu’il peut ou non en transmettre à l’enfant. On pense ici au holding de Winnicott (1958) et aux travaux de Stern (1985) sur l’accordage affectif.
23 Un autre angle d’approche consiste à considérer l’enchevêtrement entre la dimension physiologique et la dimension psychologique : Marie-Lou a très tôt perdu ses repères faim/satiété, qui sont si naturels chez l’enfant. Elle ne pouvait plus reconnaître précisément si elle avait faim ou si c’était autre chose, car l’alimentation avait effectivement de multiples fonctions. Ainsi, les pleurs de Marie-Lou étaient systématiquement calmés par la grand-mère avec de la nourriture. Acte qui marquait bien l’ambivalence et la souffrance également de cette grand-mère qui projetait sur ce bébé son propre désarroi en imaginant que seul un bon biberon de lait pourrait calmer cette enfant et lui apporter le réconfort dont la privait sa mère. Marie-Lou s’est ainsi construite en ayant besoin de se remplir pour apaiser toute excitation interne, qu’elle soit de la faim, de l’angoisse ou du vide plus dépressif. Cette sensation de vide est très souvent décrite par les enfants plus grands qui ne savent pas la décrypter en dehors d’une sensation de faim à laquelle ils vont répondre par de la nourriture.
24 On voit bien comment l’alimentation, le fait même de manger, va petit à petit acquérir une dimension symbolique très forte chez Marie-Lou. Manger, c’est retrouver cette sensation de plein des premiers temps de sa vie, avant ses 2 mois, en court-circuitant l’espace du manque. Marie-Lou n’a pas les outils psychiques pour élaborer l’absence. C’est le corps qui, dans un mouvement régressif, va incarner l’absence (Corcos, 2000). C’est combler le vide de l’absence de sa mère, mais aussi « faire plaisir » à sa grand-mère. Car Marie-Lou s’est aussi ajustée au désir de sa grand-mère, puisqu’elle aurait pu tout aussi bien refuser cette nourriture.
La dépression maternelle
25 Un autre aspect important de l’histoire de Marie-Lou, c’est l’existence masquée d’une dépression maternelle du fait de cette situation de séparation. L’impossibilité pour la mère de vivre ses affects dépressifs au moment de la première séparation a nécessité la mise en place de « l’objet aliment » pour absorber la violence et la dépression maternelle. L’alimentation est venue en lieu et place de la fonction de pare-excitation (Bion, 1962, 1963, 1965) que la mère ne pouvait pas assurer du fait de son mal-être, soit la capacité de filtrer les excitations venant de l’extérieur (bruits, lumières) ou de l’intérieur (faim, soif, froid) à la fois par l’ajustement du portage, mais également par un ajustement psychique que décrit bien la notion d’accordage affectif. Ce travail de filtrage, de transformation, nécessite une disponibilité psychique qui se fait naturellement « quand tout va bien ». Des moments d’indisponibilité ou de préoccupation font également partie des variations de la normale. Mais quand nous avons à faire avec la dépression maternelle, ce travail ne se fait plus et l’enfant est confronté à des excitations qu’il ne peut gérer, ou digérer. Donner à manger à son bébé fait partie de gestes de base, d’une des fonctions primaires du maternage au même titre que l’endormissement. « Un bébé qui mange bien et qui dort bien est un bébé en bonne santé » ? Nous savons aujourd’hui que cela ne suffit pas. Les recherches et les travaux sur l’attachement ont bien montré que la qualité des premiers liens devait également figurer en première ligne dans les besoins du bébé pour assurer un développement harmonieux.
26 Mais lorsque l’on est déprimé, on pare à l’essentiel, pourrait‑on dire ! Nourrir son bébé vient alors compenser une indisponibilité psychique et également rassurer la mère dans sa capacité à « être une bonne mère ».
La place de l’alimentation dans le développement psychologique de l’enfant
27 – Il peut exister un court-circuit du processus d’évolution « du corps vers le psychisme »
28 L’existence de cette dépression du côté maternel va évidemment impacter le développement de l’enfant. Les conséquences de la dépression maternelle sur les modalités relationnelles précoces sont aujourd’hui bien connues. Il est frappant de constater que 80 % de ces enfants qui présentent un surpoids important très jeunes, ont connu la dépression maternelle. Que cette dépression soit exprimée, masquée, déclenchée par un évènement en lien direct avec l’enfant ; ou bien plus ancienne et ravivée à l’occasion de cette maternité-là, avec cet enfant-là dont la singularité de l’histoire est toujours à prendre en compte ; on ne peut en faire abstraction dans la compréhension de l’histoire de cette famille avec cet enfant.
29 Du côté de l’enfant, s’installe alors un certain fonctionnement où l’oralité prend une place particulière dans son mode d’être-aux-autres, son mode d’expression de ses émotions, de l’agressivité notamment. Au départ, le bébé est « un être psychosomatique » (Lebovici, Soulé et Diatkine, 1985). Toute expression de sa vie psychique passe par le corps. La difficulté réside lorsque ce mode d’expression n’évolue pas et que l’enfant continue à trop manger alors qu’il devrait être capable de parler. Ceci est étroitement lié à la dynamique interactive avec l’environnement mais pour autant quelque chose du fonctionnement propre de l’enfant se trouve également en jeu, qui peut perdurer au‑delà de la problématique familiale.
30 – Ces enfants n’ont pas eu la possibilité de faire ce cheminement « du corps vers le psychisme »
31 Ils n’ont pas pu intégrer les outils nécessaires à la mentalisation de leurs émotions et sont donc restés fixés à un fonctionnement archaïque, corporel et sensoriel, pour lequel le passage par la pensée est court-circuité au profit du passage à l’acte comme mode d’expression prévalent. Ce mode d’expression privilégié par le corps est à comprendre comme la marque d’un défaut de symbolisation et d’une carence dans la construction des enveloppes psychiques et corporelles (Anzieu, 1985). Cela signifie qu’ils n’ont pas pu se construire ni une enveloppe corporelle, ni une enveloppe psychique, du fait d’un portage de mauvaise qualité et de ce défaut dans le fonctionnement du pare-excitation. Ces enfants ont « un défaut de contenance ». Ils sont très perméables aux excitations internes et externes et n’ont pas la possibilité de les gérer, de les supporter, sauf à les incorporer dans un mouvement de violence, sans aucune élaboration. Ceci commence très tôt, dans la manière dont les premiers liens vont se mettre en place, suivant la place laissée petit à petit au manque, soit le délai possible entre la demande de l’enfant de manger et la réponse qui va lui être apportée. Si la réponse est opératoire, systématique, systématiquement identique, il manquera pour cet enfant les outils nécessaires à la possibilité de supporter l’attente, le manque, donc la frustration, et de pouvoir en élaborer quelque chose quant à son désir.
32 En effet, pour se construire, l’enfant a toujours besoin de « faire un détour » par le psychisme de l’adulte. C’est un psychisme déjà construit qui va lui permettre de lier les émotions et les affects, de mettre des mots, de « passer des représentations de choses à des représentations de mots ».
Échec de la mise en place de la fonction de l’objet transitionnel
33 Revenons d’abord un instant sur la notion d’« espace transitionnel ». Dans Jeu et réalité, (chapitre intitulé « objets transitionnels et phénomènes transitionnels »), Winnicott (1975) donne la définition de l’aire transitionnelle :
« Aire d’expérience qui se situe entre le pouce et l’ours en peluche, entre l’érotisme oral et la véritable relation d’objet, entre l’activité créatrice primaire et la projection de ce qui a été introjecté, entre l’ignorance primaire de la dette et la reconnaissance de celle‑ci ».
35 Donc un espace entre-deux, entre l’enfant et sa mère, cet espace créé par leur relation qui permet que chacun « y mette du sien », pourrait‑on dire, tout en « ne s’y mettant pas totalement ». Espace de rencontre et de création. Dans cet espace, peut y être investi justement un objet transitionnel, transition entre le monde de l’enfant et le monde environnant (le fameux doudou). Cet objet représente une partie du corps de l’enfant et une partie du corps de la mère, sans pour autant contenir « tout l’un et tout l’autre » ou « tout l’un ou tout l’autre ». C’est à dire qu’il y a la place et pour les deux et pour de l’inconnu, autrement dit, du tiers.
36 Venons en maintenant à la notion d’« objet transitionnel » : Winnicott dit aussi :
« Le gazouillis du nouveau-né, la manière dont l’enfant plus grand reprend, au moment de s’endormir, son répertoire de chansons, tous ces comportements interviennent dans l’aire transitionnelle en tant que phénomènes transitionnels. Il en va de même de l’utilisation des objets qui ne font pas partie du corps du nourrisson bien qu’il ne les reconnaisse pas encore comme appartenant à la réalité extérieure. » Il nous dit aussi que « si de notre point de vue, cet objet vient du dehors, il n’en va pas ainsi pour le bébé. Pour lui l’objet ne vient pas non plus du dedans ; ce n’est pas une hallucination ».
38 Il s’agit donc d’un objet qui permettrait le passage, la transition entre un espace connu et un espace inconnu grâce à sa teneur à la fois en tant que connu (partie de l’enfant) et en tant qu’« autre ». Pour grandir et pouvoir explorer le monde, l’enfant a besoin d’être accompagné par du connu pour pouvoir affronter l’inconnu.
39 Lorsque l’enfant est amené à répondre par la nourriture à toute émotion d’angoisse ou de peur, c’est un défaut de l’objet de transitionnel qui n’assume pas sa fonction. Devant l’inconnu, face au stress, l’enfant va recherche la plénitude du remplissage, va revenir à un autoérotisme oral primaire, va se recentrer sur lui-même. Il n’a pu construire un espace transitionnel et donc tout objet « potentiellement » transitionnel ne peut avoir sa fonction s’il est utilisé à des fins purement autoérotiques.
Tentative de mise en perspective des mouvements en jeu dans ces consultations et en quoi ils ont été bénéfiques pour Marie-Lou
40 L’alimentation est ce qui a fait lien : entre Marie-Lou et sa mère, entre Marie-Lou et sa grand-mère, entre la grand-mère et la mère. Un lien archaïque, corporel, en deçà du conflit, en deçà de l’ambivalence, en-deçà de la séparation. Un lien d’amour fusionnel à un moment où toute entrave à ce vécu était insupportable, irreprésentable.
41 On voit comment la mise en mots de la souffrance et de la culpabilité maternelles a permis à cette maman (qui avait les ressources et la capacité d’insight nécessaires pour recevoir mes paroles) de réhabiliter sa place auprès de sa fille, remobiliser les liaisons entre affects et représentations – affects partagés entre culpabilité et agressivité envers sa propre mère – permettant que de nouvelles liaisons se fassent, remettre en mouvement la pensée et réajuster la distance relationnelle entre elle et sa fille.
Deuxième cas clinique (Julien, 6 ans)
Julien ou une instabilité motrice exprimant un trouble de l’oralité sur le mode du refus de manger
42 C’est à mon cabinet privé que Julien vient me rencontrer. Il a 6 ans et sa mère décrit des difficultés de concentration remarquées par l’école ainsi qu’une instabilité motrice.
43 L’école se plaint de l’instabilité de Julien, la mère se plaint de son manque d’attention, depuis toujours. C’est la première fois que Julien consulte un psy car « sinon tout se passe bien ». Il est actuellement au CP et alors que la mère attendait beaucoup de ce passage à l’école élémentaire, disant qu’il allait grandir, que ça s’arrangerait. En fait, les choses ne s’arrangent pas, voire se sont empirées ces derniers temps.
44 Je reçois un petit garçon très sympathique, attachant, intelligent. Il a en effet du mal à rester en place, mais pour autant l’angoisse n’est pas palpable. Il montre un certain intérêt pour ce qui est dit par sa mère et lui-même s’exprime très bien, montrant même une certaine maturité. Je vais assez rapidement lui proposer de rester seul un instant avec moi et nous mettons en place un jeu avec des marionnettes. Je suis le grand méchant loup qui lui demande pourquoi il est là. Il me répond, dans sa peau de marmotte, que si il avait pu il serait resté dans le ventre de sa maman car depuis qu’il en est sorti, elle est tout le temps stressée !
45 Lors d’un entretien avec la mère et Julien, celle‑ci va aborder la naissance de Julien, la séparation de ses propres parents à cette même période et la découverte de l’homosexualité de sa propre mère qui vit, depuis, en couple avec une autre femme. Julien dit d’ailleurs qu’il a trois grands-mères. Madame raconte le choc que cela a été pour elle. Elle se souvient notamment qu’elle avait du mal à investir le moment de l’allaitement. Elle était chaque fois anxieuse et stressée, ne sachant pas bien pourquoi. Elle a pu formuler plus tard qu’elle avait eu le sentiment qu’« on » lui avait volé sa mère. Elle subissait régulièrement les reproches de son compagnon, le père de l’enfant, qui disait que « si il pouvait, il le ferait lui-même » (l’allaitement). Elle se sentait destituée de sa fonction de mère. Heureusement, Julien n’était pas un gros mangeur et il pouvait rester plusieurs heures sans réclamer, ce qui la protégeait de ces moments difficiles. La mère précise alors qu’il ne dormait pas forcément mais qu’elle évitait de le solliciter « pour ne pas le déranger ». On peut bien sûr penser que Julien protégeait sa mère, mais aussi qu’il se protégeait lui-même en n’ayant pas faim et en évitant la situation d’allaitement pendant laquelle les interactions n’étaient pas de bonne qualité. Formulation que je proposais alors à la mère et à Julien à ce moment de la consultation, pour insister sur la qualité de ce pare-incitation du côté de Julien et pour insister sur l’attention mutuelle entre eux depuis longtemps.
46 La mère enchaîne pour dire que, en effet, c’était un bébé plutôt calme, il pleurait peu et réclamait peu. En revanche, elle a rapidement eu le sentiment qu’il avait une grande curiosité, qu’il cherchait beaucoup la relation. Puis arrive la collectivité en crèche à 6 mois. Il est décrit par les professionnels comme un bébé vigilant, dormant peu et mangeant très peu. À ce moment là, la mère travaille dans la restauration avec des horaires très tardifs et a besoin de dormir le matin. Elle est sans cesse réveillée par Julien, son père n’arrivant pas à l’occuper pour que sa femme puisse dormir (tout petit appartement, dont il sera beaucoup question). Les parents se séparent quand Julien a un an. Madame se remet rapidement en couple avec un homme intermittent du spectacle, très disponible et qui va prendre en charge Julien qui dit d’ailleurs qu’il a deux papas. Il dit que le seul moment où cela le gène c’est quand les deux sont présents : il dit « papa » et les deux se retournent !
47 Je rencontre Julien car l’école a suggéré de l’aider pour son instabilité qui n’est pas tellement invalidante, mais qui contraste avec ses qualités d’investissement des activités et des apprentissages et son intelligence. L’entrée au CP se passe globalement bien sauf à la cantine où Julien se fait systématiquement punir pour diverses raisons. Madame a saisi l’occasion car elle-même trouve que « parfois ça ne va pas » sans trop savoir ni pourquoi, ni quoi faire, il a toujours besoin de faire quelque chose et ne sait pas « ne rien faire ».
48 De temps en temps je propose à la mère de venir à la fin de la séance, si elle a quelque chose à dire. À diverses reprises, elle a raconté à Julien son histoire, ce qui s’est passé pour elle avec la séparation de ses parents et le fait que par moment elle avait du mal à être vraiment avec lui, tant elle était aux prises avec cette angoisse d’avoir « perdu sa mère ». Elle exprime des oscillations entre des moments assez fusionnels, où rien d’autre n’existait qu’elle et Julien, et d’autres moments, notamment pendant le nourrissage, où elle avait le sentiment qu’il n’était pas vraiment là – comme elle – et où elle avait en fait envie que ça s’arrête pour pouvoir le remettre dans son lit. Je suis alors sensible à la difficulté que cette mère décrit d’accéder à l’ambivalence, trop envahie par des sentiments négatifs envers Julien qui ne peuvent s’intriquer à la représentation de la séparation de ses parents, encore trop effractante et traumatique.
49 Assez rapidement, le symptôme de l’instabilité a cédé sous le poids de la mise en récit, par sa mère, de l’histoire de Julien et peut-être la possibilité de mettre ensemble, dans la même histoire, les moments de fusion et les moments de rejet, même si un certain clivage persiste encore. Ceci fait appel à la notion de continuité psychique du sentiment d’exister dont Julien manquait. Il peut ressentir qu’il était le même enfant malgré la rupture émotionnelle et que c’était la même mère qui vivait ces deux moments opposés. L’accès à la position dépressive a alors petit à petit pu se faire. Une tristesse est apparue chez Julien, comme si le risque, en étant plus calme, était de ne pas se sentir exister. Les séances vont se dérouler, très régulièrement toutes les semaines, avec les marionnettes et la petite marmotte qui va devenir de plus en plus triste, disant qu’elle n’arrive plus à jouer et qu’elle a envie de pleurer sans savoir pourquoi.
50 Julien m’a dit un jour qu’il s’était fait punir à la cantine car il racontait n’importe quoi à ses copains juste pour faire son intéressant, pour « être au centre de l’attention » car sinon il avait peur d’être tout seul.
51 À partir de là, d’autres éléments, peut-être plus profonds, me sont apparus importants à travailler, éléments masqués par le premier symptôme de l’instabilité qui venait exprimer des angoisses de séparation précoces au moment de l’instauration de l’oralité. On a vu que Julien a rapidement pu investir le monde extérieur et qu’en même temps quelque chose n’a pas pu se mettre en place en ce qui concerne l’alimentation. Comme si manger était directement relié à ces moments précoces de l’allaitement, moments douloureux pour tout le monde. On peut aussi se demander ce qu’il vivait en tant que bébé lorsqu’il ne réclamait pas, ne pleurait pas. Quelles excitations internes a t‑il tenté de contenir dans cette forme de vigilance ?
52 Au bout d’un an de thérapie, Julien va beaucoup mieux. Il n’est plus du tout instable et a commencé à développer quelques mécanismes obsessionnels, marques du refoulement qui commence à se mettre en place. En effet, il était envahi d’angoisses précoces de perte de l’objet primaire – la mère fusionnelle – qui l’empêchaient d’accéder à la position dépressive. Cette étape est indispensable pour accéder à la triangulation en tant qu’elle signe la possibilité de supporter la perte de l’objet. On peut également inclure les éléments de réalité tels que la séparation de ses grands-parents, l’existence de ces deux « papas » et de ces trois grands-mères, et penser qu’ils ont participé à la difficulté de Julien à organiser une configuration œdipienne. Julien ne dit plus « papa » de manière indifférenciée, en tout cas avec moi.
Les destins de l’oralité
53 À partir de ces vignettes cliniques et de l’élaboration théorico-clinique proposée, que signifierait un questionnement sur les destins de l’oralité ? S’agit‑il de parler du développement normal de l’enfant ou uniquement des parcours présentant des pathologies ? Quelle serait cette frontière entre le normal et le pathologique ? Il semble important de montrer qu’il peut y avoir une destinée funeste d’une oralité mal organisée sans pour autant que tout dysfonctionne. On va alors parler de fixation au stade oral de certains traits ou éléments dans l’organisation de la personnalité du sujet, sans que cela empêche les autres stades (anal, phallique) de se mettre en place. Il s’agit plutôt de penser que, s’il existe un séquencement stratifié des trois stades (oral, anal, phallique), les choses peuvent s’entremêler pour continuer l’organisation propre à cet enfant-là dans son environnement, soit sa propre organisation pour pouvoir fonctionner au mieux pour lui dans ce contexte bien précis au carrefour entre génétique, biologique, somatique et psychologique.
Oralité spécifique et oralité élargie
54 L’oralité correspond au premier stade de développement de l’enfant qui prend en compte environ la première année de vie.
55 À peine sorti du ventre de la mère, l’enfant est mis au sein. C’est presque son tout premier contact avec le monde. Le nourrissage va de ce fait prendre une place tout à fait centrale dans la mise en place des modalités d’interactions, car il concentre à la fois les besoins vitaux de l’enfant mais aussi le plaisir qui accompagne le nourrissage. L’expérience récurrente de la tétée constitue une véritable bulle relationnelle, psychosomatique (Boige et Missonnier, 2013). C’est à partir de là que l’enfant va progressivement pouvoir s’individualiser.
Joyce Mc Dougall (1989) parle de « lente désomatisation » de la psyché chez le bébé qui cherchera « surtout aux moments de douleur psychique ou physique, à recréer l’illusion de l’unité corporelle et mentale avec sa mère-sein et de l’autre il luttera pour se différencier […] de son corps et de son être à elle. À condition que l’inconscient maternel ne fasse pas entrave à cette démarche, l’enfant construira, par le truchement des processus d’internalisation (incorporation, introjection, identification), l’image interne d’une mère nourricière, mère soignante, capable de contenir ses orages affectifs, tout en s’appuyant sur son désir d’autonomie corporelle et psychique ».
57 L’alimentation en effet doit combler dès son instauration une double fonction : la fonction nutritionnelle qui répond à un besoin physiologique énergétique et le soulagement de l’état de tension créé par ce besoin qui doit être ressenti comme une satisfaction. C’est cette fonction de satisfaction libidinale que Freud (1905) avait déjà perçue comme ayant une valence sexuelle :
« La volupté de téter absorbe toute l’attention de l’enfant, puis l’endort ou peut même amener des réactions motrices, une espèce d’orgasme […] Quand on a vu l’enfant rassasié abandonner le sein, retomber dans les bras de sa mère et les joues rouges s’endormir avec un sourire bienheureux, on ne peut pas manquer de dire que cette image reste le modèle de la satisfaction sexuelle qu’il connaîtra plus tard. Mais bientôt ce besoin de repérer la satisfaction sexuelle se séparera du besoin de nourriture ».
59 Ainsi on voit bien que la dimension physiologique de la faim/satiété et donc du rapport à l’alimentation est étroitement liée à la dimension sensorielle (odeur, corps à corps) et relationnelle avec le portage (holding), les premiers regards, les premières interactions. C’est tout ce qui va participer à la rencontre de l’enfant avec son environnement. Le portage physique et psychique compris dans le mot holding. L’enfant va être porté, contenu, pour pouvoir sentir son corps, ses contours, ses limites. C’est la mise en place des enveloppes psychiques et du narcissisme secondaire que l’enfant va pouvoir construire dans une dynamique en spirale avec celui de l’adulte « en train de » devenir parent de cet enfant-là.
60 De ce fait, le choix de l’allaitement ou du biberon va être important, non pas dans le sens où il y aurait un bon et un mauvais choix mais davantage par rapport aux raisons avancées pour l’un ou l’autre mode de nourrissage. La mère va, dès ce moment, construire son narcissisme de bonne mère nourricière si les choses se passent à peu près bien, mais le risque de conséquences catastrophiques existe également si cela se passe mal. En 1946 déjà, René Spitz a décrit la multiplicité des comportements alimentaires propres à la personnalité de chaque bébé, qui est à la fois cause et conséquence de la personnalité de la mère. C’est un « processus circulaire », en permanence changeant, dont le nourrissage représente une sorte d’acmé qui concentre tous ces paramètres.
61 En effet, cette co-construction est immanquablement mise à mal en cas de difficultés relationnelles venant toucher cette organisation primaire fondamentale. Les premiers besoins du bébé étant surtout de type oral (alimentation avec son double versant nutritif et libidinal), le rapport de l’enfant au nourrissage, à l’alimentation, à son corps, est un des premiers secteurs concernés par les troubles relationnels précoces. Ainsi, les troubles du sommeil et de l’alimentation sont les raisons les plus fréquentes de consultations dans la toute première enfance, avec les colères. Ces troubles que Serge Lebovici, Michel Soulé et René Diatkine (1985) qualifiaient de « troubles psychosomatiques » du nourrisson sont le point d’enracinement des premiers dysfonctionnements dans les relations précoces et peuvent compromettre le développement de la pensée et des identifications.
62 Pendant ses premiers mois de vie, l’enfant porte à la bouche tout ce qu’il rencontre, c’est son mode d’approche, d’apprivoisement des objets. Prendre en lui, non pas pour goûter, mais pour connaître le monde qui l’entoure. Telle est la fonction de la « cavité primitive » décrite par René Spitz (1946). On voit bien que la zone buccale n’est donc pas réduite au fait de se nourrir mais sert également à s’approprier le monde. Comme le disent Murielle Gagnebin et Michel de M’uzan (2001) :
« Comment mieux dresser le programme qui familiarise l’enfant avec son entourage ? L’oralité se dote d’une puissance structurante immense. N’est-ce pas en grande partie par la bouche que l’enfant découvre ou invente le monde ? Porter à la bouche, sucer, mordiller, mordre, avaler, rejeter : l’enfant par l’oralité fait l’expérience de l’intérieur et de l’extérieur, du plein et du vide […] ».
64 Il s’agit d’incorporer et on peut décrire trois niveaux d’incorporation : réelle (du lait de la mère et de son portage), émotionnelle (des émotions de la mère), fantasmatique (des fantasmes de la mère). Elle correspond au processus par lequel le bébé fait pénétrer et garde en lui à l’intérieur de son corps ce « lait-lien » que la mère lui transmet. Cette incorporation est un précurseur corporel de l’introjection et de l’identification, deux processus plus tardifs qui trouvent leur enracinement dans le corps. Par l’introjection, le nourrisson met peu à peu en lui-même et symbolise les qualités dont il pare l’objet ; par l’identification, il s’autonomise grâce à ce qu’il a totalement ou en partie puisé dans son environnement coutumier.
65 Déjà à ce niveau, la réponse apportée à l’enfant qui pleure peut beaucoup moduler l’investissement qu’il va mettre dans cette zone buccale. Lui donner systématiquement à manger quand il pleure même s’il n’a pas faim ne lui permettra pas de savoir ce qu’il ressent et pourquoi il pleure et c’est alors la « confusion des affects » décrite par Hilde Bruch (1994). On voit d’ailleurs des enfants qui refusent le sein ou le biberon s’ils n’ont pas faim et d’autres qui le prennent quand même. Comme si les premiers savaient de quoi ils avaient besoin et avaient construit un système pare-excitation efficace (Golse, 2010) tandis que les seconds ne pouvaient plus ou pas encore différencier les signaux internes et se laissaient déborder par leurs propres excitations internes.
66 Ainsi, pouvoir varier les réponses pour aider l’enfant à différencier les signaux est d’une grande importance. Mais ceci implique de pouvoir imaginer que l’enfant vit des choses différentes, ce qui est étroitement lié à ce que vit l’adulte en lien avec cet enfant. Une personne trop aux prises avec son mal-être ne pourra faire ce travail d’identification au bébé, et en même temps de filtre de ce qui est à prendre en compte sur le moment pour ce bébé, de ce qui ne l’est pas. C’est tout le système pare-excitation qui est ici convoqué et qui est assuré en partie :
- – par la mère : selon les auteurs, on parlera de « holding » pour Winnicott (1958), de « capacité de rêverie maternelle » pour Bion (1962, 1963, 1965), de « Moi-peau » pour Anzieu (1985, 1987) ;
- – par le bébé : variations des états de vigilance du sommeil à l’hyperexcitation (Brazelton, 1983), mécanismes d’autorégulation par rapport à des processus d’habituation face à un stimuli, procédés auto-calmants comme l’auto-contention, l’auto-holding, le rassemblement sur la ligne médiane, décrits par Geneviève Haag (1985) ;
- – ou par les deux : qualité de l’interaction qui va rendre compétents ou non les deux partenaires, via l’accordage affectif (Stern, 1985).
68 La dépression du post partum peut illustrer cet état d’indisponibilité, étant bien entendu qu’il n’en existe pas qu’un seul tableau psychopathologique et que les déclinaisons en terme d’intensité et de gravité sont infinies. Ce sont toutes ces variations qui vont participer à la manière dont cet enfant va se structurer, organiser son moi, fabriquer ses défenses, gérer ses angoisses. Ce sont ces « microtraumatismes », ces effets de rencontre non prévisibles qui participent à la construction d’un bébé en tant que sujet.
Voici une vignette clinique d’une petite fille de 18 mois. Elle a marché à 11 mois, est extrêmement vive dans la relation, s’impose. Et en même temps elle ne dit pas un mot. Elle sait très bien se faire comprendre, s’énerve très vite lorsqu’on ne la comprend pas. Ses deux parents sont musiciens et de ce fait elle est régulièrement séparée de sa mère depuis l’âge de 2 mois. Elle est alors en général gardée chez elle par sa marraine, pilier stable dans ces moments-là, par ses grands parents maternels ou par sa tante maternelle. Les transitions sont chaque fois assez douloureuses. Pour autant, c’est une petite fille qui va très bien, qui se désorganise un peu dans ces moments d’absence de ses parents mais qui a suffisamment de ressources pour se stabiliser totalement quand la vie est plus tranquille, régulière et moins surprenante. Il y a pourtant un petit grincement actuel quant à l’apparition du langage comme acte de séparation. Elle organise un monde de proximité qu’elle maîtrise par une motricité bien développée où la mise à distance au moyen du langage et la possibilité de nommer l’autre en son absence trouvent difficilement leur place.
70 On ne peut ni totalement prédire, ni totalement éviter tous ces évènements potentiellement traumatiques ; dans la limite évidemment de ce qui est acceptable. On ne va pas laisser un enfant seul avec une mère totalement dépressive, incapable de s’en occuper. Mais les moments d’indisponibilité ou de non-adéquation de la mère à l’égard de son bébé font partie des variations de la normale ; ils sont même souhaitables pour que l’enfant apprenne à trouver ses propres ressources (par exemple halluciner le sein pour pouvoir l’attendre). On retrouve la nécessité d’une « good enough mother » telle que Winnicott (1958) nous l’a présentée.
71 Mais là encore, si cela arrive trop tôt dans la vie de l’enfant et/ou de manière trop massive, ce ne sera plus un trouble de l’oralité mais probablement un trouble du développement de cet enfant. Tout est une question de dosage qui sera différent d’un bébé à l’autre, d’une mère à l’autre et d’un couple mère-bébé à l’autre !
Propositions théoriques
72 Dans le cadre de ce travail, nous voudrions essentiellement insister sur le fait que le destin principal de l’originaire est, d’abord et avant tout, nous semble-t‑il, de se trouver à la source d’une interrogation centrale mais qui n’a d’autre issue, finalement, que de demeurer en tension (Golse, 1999).
73 Expliquons-nous. Première hypothèse : l’originaire renvoie-t‑il à un temps initial et tangible du développement ? ; Ou alors, deuxième hypothèse avancée par André Green, l’originaire joue-t‑il en fait comme une simple fiction rétrospective, soit comme la « théorie sexuelle infantile de l’analyste sur son objet, (à savoir) la psyché » ?
74 Et c’est sur le fond de ce questionnement ouvert que l’ensemble de notre propos se doit donc d’être appréhendé. Ce qui est mythique, c’est l’avant-coup originel, mais la suite ne l’est pas car tous les après-coups sont aussi des avant-coups pour les coups qui les suivent. De ce fait, à propos de la temporalité, ce n’est ni la droite ni le cercle qui conviennent comme figurations, ou configurations géométriques, mais bien plutôt la spirale.
75 À propos des destins de l’originaire, il importe aujourd’hui de souligner la problématique qui s’avère désormais très féconde quant à la mise en perspective des fonctionnements psychiques des bébés et des adolescents, et c’est dans cette perspective particulière que l’on peut envisager actuellement cette question des destins de l’originaire, tout en sachant que celle‑ci n’est pas réductible à ce point de vue particulier.
76 Alice Doumic-Girard, Pierre Male et al. (1975) avaient été, en leur temps, des précurseurs en la matière puisque leur ouvrage commun paru sous le titre Psychothérapie du premier âge conserve encore aujourd’hui toute son actualité et qu’il était, à l’époque, le fruit du travail d’une merveilleuse clinicienne de la petite enfance qui demandait, au fond, à un psychiatre-psychanalyste spécialiste de l’adolescence de l’aider à élaborer une théorie de sa pratique à elle. On avait donc déjà là, nous semble-t‑il, une réflexion implicite sur les destins de l’originaire à l’adolescence et en particulier des troubles alimentaires.
77 Mais la question de l’originaire permet aujourd’hui de poser différemment la question des liens entre le bébé et l’adolescent dans la mesure où ce concept d’originaire renvoie aux processus psychiques de « l’avant-primaire » (Green, 1992), et en particulier aux signifiants dits primordiaux ou archaïques, dont l’étude a débuté avec Bion (1962, 1963, 1965) et Piera Aulagnier (1975), pour se poursuivre ensuite par les travaux de toute une série d’auteurs, le plus souvent psychanalystes d’adultes, et notamment d’adultes psychotiques. Didier Anzieu (1985) disait alors volontiers, avec l’humour subtil qui le caractérisait, que c’est parce que la réflexion sur ces temps hyperprécoces de l’ontogenèse sollicite intensément le narcissisme des auteurs que ceux‑ci ont, presque tous, souhaité donner une sorte d’appellation contrôlée aux proto-représentations qu’ils tentaient de décrire mais qui, parfois, se recouvrent plus ou moins [2].
78 Dès lors, ces matériaux originaires, à fonction pré- ou proto-représentative, nous invitent à penser de diverses manières la notion de devenir : soit comme un matériau-socle sous-tendant toute la suite des transformations processuelles ; soit comme un matériau réactivable dans un temps second ; soit enfin comme un type de travail psychique indéfiniment repris aux niveaux ultérieurs. En ajoutant cependant qu’il est plausible de penser que l’après-coup nous vient toujours de l’autre et de son travail de transformation psychique et ceci, soit dans une perspective interactive, soit dans une perspective intergénérationnelle.
79 Ces réflexions sur les destins de l’archaïque ou de l’originaire se posent à propos de l’oralité, comme ces quelques pages ont tenté de le montrer, mais bien évidemment aussi à propos des autres problématiques pulsionnelles qui s’instaurent, se déploient à l’aube de la vie, ce que nous avions essayé de déployer dans un travail précédent (Stora-Waysfeld et Golse, 2014).
80 Hiver 2018
Notes
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[1]
Ces deux cas cliniques ont été rédigés par Elsa Stora-Waysfeld qui a rencontré ces enfants.
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[2]
Citons pour mémoire : les éléments bêta et les idéogrammes de W.R. Bion (1962, 1963, 1965), les pictogrammes de P. Aulagnier (1975), les signifiants énigmatiques de J. Laplanche (1984, 1986, 1987), les signifiants de démarcation de G. Rosolato (1985), les signifiants formels de D. Anzieu (1987) lui-même, les représentations sémiotiques de J. Kristeva (1985) ; et à propos de travaux conduits par des cliniciens de l’enfance : les formes ou les contours autistiques de F. Tustin (1977, 1982, 1986, 1989), les représentations de transformation de B. Gibello (1984) et les identifications intracorporelles de G. Haag (1985).