1 Dans ce travail, nous allons décrire le cas clinique d’une jeune femme, Mme M., que nous avons suivie de l’âge de 7 ans à l’âge de 10 ans et que nous avons eu la chance de revoir ensuite à l’âge de 30 ans. Ce qui nous a impressionné concerne non seulement l’évolution de sa psychose infantile vers un tableau de schizophrénie, mais aussi la stabilité des axes psychopathologiques, et notamment celui ayant trait à l’oralité.
Histoire médicale
Antécédents familiaux
2 Mme M. est l’enfant unique de Mr et Mme L. Mme L. était artiste dessinateur. Elle est morte à l’âge de 50 ans, quand sa fille avait 22 ans, du fait d’une maladie neurologique dégénérative. Elle avait une personnalité d’humeur instable avec un tempérament coléreux. De son histoire, il semble qu’elle souffrait de troubles psychiatriques, dont elle ne voulait pas prendre soin. Elle dépendait de sa mère et de sa sœur qui intervenaient beaucoup dans sa vie. Son père souffrait quant à lui d’une schizophrénie de type paranoïde et suivait un traitement médicamenteux.
3 Le père de Mme M. a actuellement 58 ans. Il a fait des études universitaires et travaille dans une entreprise. Son père, le grand-père paternel de Mme M., a participé à une vendetta, à cause de laquelle il a été incarcéré, et il s’est suicidé à l’âge de 68 ans. Mr L., à la suite d’un comportement agressif à l’encontre de l’un de ses camarades à l’âge de 6 ans, a été expulsé définitivement de son école et a fait l’objet d’une expertise pédopsychiatrique. Depuis cet âge et jusqu’à l’âge de 16 ans, il a été suivi en psychothérapie.
4 Entre les parents de Mme M., mais aussi entre le père et la famille paternelle de la mère, les relations étaient tendues. Le père est parti de la maison quand Mme M. avait 5 ans et le divorce a été prononcé deux ans plus tard. Cependant, les conflits entre les parents ont continué jusqu’à la mort de la mère. Le père s’est marié à nouveau quand Mme M. avait 8 ans. La belle-mère de Mme M. a actuellement 52 ans. Elle présente une forte dépendance à l’alcool, mais elle est hostile à toute prise en charge thérapeutique. Son état s’est dégradé depuis l’emménagement de Mme M. chez eux.
Antécédents personnels
5 La grossesse a été une période difficile pour Mme L. qui avait des variations affectives intenses tout au long de la journée. Elle ne se sentait pas en sécurité, et c’est pourquoi, pendant toute cette période, le couple habitait chez la grand-mère maternelle de Mme M. L’accouchement a duré plusieurs heures, et le bébé est né avec le visage violacé et une déformation de la tête (ovalisation). L’allaitement n’a duré qu’une semaine, en raison d’une hospitalisation en urgence de la mère qui a présenté les premiers symptômes de sa maladie neurologique une semaine après la naissance de Mme M.
6 Pendant les trois premières années de la vie de Mme M., sa mère s’absentait pendant de longues périodes (presque pendant toute la première année), et les personnes qui prenaient soins d’elle changeaient régulièrement. L’acquisition de la marche, de la parole et de la propreté de Mme M. s’est faite dans les délais habituels.
L’histoire de la maladie de Mme M. dans son enfance
7 Quand Mme M. a 3 ans, les professionnels de la garderie signalent aux parents qu’ils ont de grandes difficultés avec elle. Elle était agressive envers les autres enfants et leur volait de la nourriture. Elle n’obéissait pas aux consignes et parlait sans cesse à voix haute. Ses poings étaient toujours serrés sur des objets ou à vide (comme si elle voulait donner des coups de poing) et elle se balançait très souvent. L’équipe de la garderie a alors proposé une consultation pédopsychiatrique. La mère a mal réagi à cette proposition et a retiré sa fille de la garderie.
8 À 5 ans, l’enfant a été inscrite dans une école maternelle privée, où les enseignants ont signalé qu’elle ne communiquait pas avec les autres enfants et qu’elle ne participait ni aux jeux ni aux autres activités. Elle restait souvent seule dans un coin, en se parlant à elle-même. À la même époque, à la maison, elle était souvent assise sur une chaise en écoutant en boucle des cassettes de contes. La mère était hyperprotectrice avec elle et n’encourageait guère l’autonomie de sa fille. Elle ne la laissait ni jouer au jardin de peur qu’elle tombe par terre, ni avec de petits jouets de peur qu’elle les avale. Elle lui donnait du lait au biberon, en continuant à l’alimenter à la cuillère et à l’habiller.
9 L’évaluation pédopsychiatrique a eu lieu à l’âge de 5 ans et demi, et un diagnostic de psychose infantile a alors été posé. Il a été proposé une psychothérapie pour l’enfant et des consultations pour les deux parents ensemble. Quand la thérapeute a conseillé à la mère de permettre à sa fille de s’autonomiser, la mère a interrompu la thérapie de sa fille ainsi que la sienne et le père a été le seul à poursuivre dans ce cadre.
10 À l’âge de 7 ans, Mme M. a repris une psychothérapie avec un autre pédopsychiatre. Le tableau clinique, à l’époque, était le suivant : extrême boulimie avec un symptôme de « pica » (puisqu’elle mangeait le contenu de la poubelle), ses capacités d’autonomie étaient limitées (elle buvait toujours du lait au biberon et était incapable de s’habiller seule), elle avait des tics nerveux, avec des comportements obsessionnels et une attitude agressive envers sa mère. Elle se masturbait en public, et parlait de manière vulgaire.
11 Sur le plan scolaire, elle avait acquis la lecture, mais avait des difficultés sur le plan de l’écriture et sur le plan des mathématiques, elle ne parvenait pas à acquérir le mécanisme de la soustraction.
12 Les dessins qu’elle faisait à l’époque (certains de ses dessins figurent à la fin de cet article) ont un caractère désorganisé. Les figures humaines sont immatures pour son âge. Dans plusieurs des dessins le corps est divisé en deux parties, ce qui peut faire évoquer un mécanisme de clivage, type de défense fréquent chez les psychotiques.
13 Dans ses histoires, le vocabulaire était riche mais sa pensée perdait souvent son fil conducteur en se caractérisant par des répétitions d’expressions à l’identique, des stéréotypies, ainsi que des idées destructrices et des idées d’anéantissement des personnages. En outre, dans presque toutes ses histoires, apparaissait une préoccupation intense pour la nourriture et pour le poids.
14 Le deuxième essai de psychothérapie a duré trois ans, de l’âge de 7 ans à l’âge de 10 ans, et s’est interrompu sur la décision de sa mère.
15 Nous rapportons ici quelques extraits de son discours tirés de certaines séances de psychothérapie qui montrent les graves perturbations de son monde interne.
Idées délirantes – bizarreries
Elle craint que les gens puissent empoisonner son repas, ce qu’elle a vu dans un film. Elle ne sait pas depuis quand, mais elle y pense quand elle va boire son lait.
Elle a peur que l’eau qu’elle boit soit empoisonnée : si elle la boit, son cœur sera détruit et elle va mourir : « Aujourd’hui j’ai pensé que peut-être à l’école ils ont empoisonné l’eau ; mais est‑ce qu’ils le font à tous les enfants ? »
« Je serai la sage-femme pendant l’accouchement de mon chat ». Ensuite elle dit qu’elle n’y sera pas présente parce que c’est dégueulasse. « Je vais juste lui donner à manger après ».
« Les garçons sont bêtes et les filles sont des bouffons ».
« J’aimerais pouvoir écrire avec les deux mains ; j’aimerais avoir ce talent ».
Difficultés dans la relation interpersonnelle
« Je ne peux pas trouver d’amis ; les enfants me dégoûtent. »
Elle est triste quand nous évoquons que les autres enfants se moquent d’elle : « Je n’ai pas d’amis dans la classe ; je veux pleurer. » Et effectivement, elle a les larmes aux yeux.
Relation symbiotique avec sa mère
« Madame, vous sentez-vous parfois une autre personne que vous-même ? Je l’ai ressenti plusieurs fois avec ma mère. Je la sens comme si elle était moi-même. Si vous ne le ressentez jamais, ce n’est pas normal. »
« Je n’ai pas appris à m’endormir sans être dans les bras de ma mère. »
Sa mère lui a dit : « Viens pour qu’on fasse tes devoirs » ; elle a refusé, sa mère s’est fâchée et après elle a commencé à pleurer.
« Elle est un peu coincée elle aussi ».
« Parfois je pense que ma mère est moi-même ; elle est quelque chose comme moi. »
« Quand ils vous disent tu as 8 dans deux matières de l’école et que l’une des deux est les mathématiques, qu’est-ce que vous vous dites ? Les mathématiques, c’est la matière préférée de ma mère. Ma mère était la porte-drapeau de l’école au défilé ; c’est mon rêve. »
« Quand je me dispute avec ma mère, je ne peux pas supporter d’être fâchée, j’éclate. »
Problématique œdipienne ou pseudo-œdipienne
« Madame, avez-vous des sœurs ou des frères ? Auparavant je souhaitais en avoir, maintenant ça m’étonne, ma solitude est remplacée par mes petits chats. »
« Je n’aide pas vraiment mes parents pour qu’ils puissent avoir un enfant. Les soirs, je reste dans les bras de ma mère ; mon père dort dans mon lit parce qu’il ronfle. »
« Parfois mes parents insultent mon professeur. Quand ils se disputent – vendredi mon père a pris mon tableau et il est allé taper ma mère – moi je prie pour qu’ils ne se séparent pas. »
Quand elle écoute une chanson triste, elle pense que ses parents sont morts et qu’elle est orpheline : « Je serai seule avec les gens que je n’aime pas ».
20 À l’âge de 13 ans, Mme M. a fait une tentative de suicide par intoxication médicamenteuse volontaire. Elle débute alors une psychothérapie groupale, mais encore une fois la mère décide de son arrêt.
21 Elle a poursuivi ses études au collège et au lycée. Elle apprenait tout par cœur avec l’aide de sa mère, mais ne pouvait élaborer aucune pensée synthétique et rationnelle. Elle lisait facilement mais avait toujours de difficultés à l’écrit. Elle avait peu d’amis, était marginalisée et parfois victime de « bulling » en raison de son embonpoint. Pendant la période des examens pour obtenir son baccalauréat, elle semble avoir eu des hallucinations visuelles et auditives. Elle ne suit pas de traitement. Malgré tout, elle obtient son baccalauréat et rentre à l’université en choisissant la filière littéraire, sur les conseils de sa mère. Elle poursuit ses études pendant deux ans, mais l’année suivante survient la mort de sa mère. Mme M. a alors 22 ans, elle emménage chez son père et abandonne ses études.
22 Peu du temps après la mort de sa mère, elle fait un épisode psychotique grave avec hallucinations et idées délirantes à thèmes persécutifs. Elle commence un traitement médicamenteux et suit une psychothérapie hebdomadaire. Son état se stabilise peu à peu, sans rechute pendant plusieurs années.
L’histoire de la maladie de Mme M. à l’âge adulte
23 À l’âge de 30 ans, à la suite d’un accident de la route, elle doit rester alitée pendant plusieurs mois. Durant ce temps, elle prend contact de sa propre initiative avec la psychiatre qui avait été son thérapeute entre 7 et 10 ans et dès qu’elle est capable de se déplacer sans aide, elle va la voir à son cabinet et lui demande de reprendre un suivi.
24 Son apparence est particulière, elle est devenue véritablement obèse avec des difficultés à marcher à cause de son poids très élevé (130 kilos) et des suites de l’accident. Elle admet sa dépendance à la nourriture. Elle mange trop, et surtout des sucreries. Quand elle sort de chez elle, elle s’arrête dans la première boulangerie qu’elle rencontre et y dépense tout son argent de poche. Plusieurs tentatives de régime n’ont pas abouti. Les consultations chez les diététiciens ne donnent que des résultats très temporaires. Les conseils des médecins ne font qu’augmenter son envie de manger.
25 Elle n’est pas mariée, habite avec son père et sa belle-mère dans une maison où elle dispose d’une chambre à elle. Elle n’a jamais travaillé et son revenu provient de la retraite de sa mère. Elle a beaucoup d’amis, va au cinéma et au théâtre, est membre d’un groupe politique. Elle présente une image de soi plutôt soignée et se montre sociable avec un emploi du temps très rempli. Pendant l’entretien elle est logorrhéique. Elle n’arrive pas à se concentrer sur les questions qu’on lui pose et fait de longues introductions avant de donner une réponse.
26 Les informations fournies par le père donnent d’elle un tout autre aspect. Selon lui, le matin elle se lève très tard, sans pouvoir s’occuper de quoi que ce soit de précis (par exemple, aider aux tâches ménagères). Elle n’est pas du tout scrupuleuse quant à la prise de son traitement, et ne prend soin de son hygiène que sur l’insistance du père. Sa vie sociale est chaotique, elle a quelques connaissances mais pas de réels amis. Souvent, elle reste très tard la nuit en dehors de chez elle sans prévenir et le lendemain on doit alors la chercher en la retrouvant parfois dans une autre ville. Elle peut avoir des rapports sexuels avec des hommes qu’elle ne connaît que très peu. Deux d’entre eux l’ont exploitée financièrement. Elle dépense tout son argent pour acheter des choses inutiles et ne participe pas aux dépenses domestiques.
27 Le seul point d’accord entre père et fille concerne les disputes qui existent aussi bien entre eux deux qu’entre elle et sa belle-mère. Le comportement de Mme M. (selon le père) et le manque de compréhension de la part du père (selon Mme M.) provoquent des malentendus et des conflits intenses au sein de la famille.
28 Compte tenu de l’état de Mme M. et de ses besoins psychosociaux, elle est alors adressée à un Centre de Jour où il est convenu, avec son accord mais de manière imposée, d’un suivi quotidien en groupe pendant au moins un an, parallèlement à la poursuite de sa prise en charge individuelle.
29 Peu du temps après l’admission de Mme M. dans le Centre de Jour, il est clair que ses difficultés majeures concernent son intégration sociale quotidienne. Elle arrive en retard ou s’absente sans prévenir. Les principes et les règles du fonctionnement du programme sont souvent mal compris et non respectés. Il faut travailler beaucoup avec elle pour qu’elle puisse accepter des limites et assumer ses responsabilités. Par exemple, elle a du mal à accepter qu’au sein du groupe-photo elle a le droit de se servir d’un appareil photo mais qu’en même temps, il est de sa responsabilité de faire en sorte qu’il ne soit pas endommagé et restitué à temps.
30 Dans les groupes de discussion et de soutien, elle propose des thématiques en lien avec sa relation avec son père. Elle prétend qu’à cette époque leurs conflits se sont apaisés et que leur communication s’est améliorée. Souvent, elle rentre dans le groupe avec des lunettes de soleil qui entravent le contact visuel direct. Elle parle beaucoup mais sans lien affectif authentique à son propre discours. Elle est bien informée de l’actualité et donne nombre de renseignements aux autres patients à propos de la politique ou des évènements culturels.
31 Les thérapeutes lui avaient proposé de réfléchir à ce qu’elle trouvait important de partager avec le groupe, avant de parler. En outre, on avait demandé aux autres patients de lui dire quelles étaient les conséquences de sa logorrhée (par exemple, un patient lui avait dit : « Tu dis trop de choses, je n’arrive pas à suivre. »)
32 La participation de Mme M. dans le programme thérapeutique du Centre de Jour montre en fait ses difficultés à établir une relation réelle avec l’autre et son besoin d’intellectualiser les affects.
Discussion
33 Le cas de Mme M. nous semble être celui d’une psychose infantile ayant évolué vers un tableau de schizophrénie. Le terme de « psychose infantile » ne figure que dans la classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA, 2002, Misès, Quémada et al.). Dans la classification de l’Organisation Mondiale de la Santé (CID-10) et la classification Américaine (DSM-5), qui sont largement utilisées par les pédopsychiatres, le terme de « psychose infantile » n’existe pas.
34 Dans ces systèmes classificatoires, les troubles de l’enfant et de l’adolescent sont inclus soit dans des chapitres séparés pour les troubles rencontrés pour la première fois pendant l’enfance et l’adolescence, soit intégrés à des catégories concernant les adultes. La « psychose infantile » n’y figure pas en tant que telle.
35 La « schizophrénie infantile » ne constitue pas une entité nosologique autonome, mais elle se différencie seulement selon l’âge du début de la maladie. Si l’on souhaite poser un diagnostic se référant à ces deux systèmes, l’état de Mme M. pendant son enfance ne remplit pas tous les critères d’une schizophrénie. Les anglo-saxons parlent des « symptômes-prodromes » de schizophrénie, mais ces symptômes sont surtout d’ordre neurodéveloppemental (retards de l’acquisition, de la parole et de la marche, ralentissement intellectuel, pauvreté des contacts sociaux) et ne correspondent pas au tableau clinique que Mme M. présentait pendant son enfance.
36 La schizophrénie n’est pas forcément le destin naturel de la psychose infantile, selon le travail classique de Serge Lebovici (1978) et de certains auteurs francophones qui partagent ce point de vue (Manzano et al. 1987) en considérant l’évolution vers la schizophrénie plutôt comme une exception que comme une règle.
Facteurs étiologiques
37 Il est vrai que dans le cas de Mme M. on ne peut pas ne pas prendre en compte la participation de facteurs biologiques dans l’étiologie da la maladie. Il est clair qu’il y a une surcharge d’antécédents familiaux de troubles psychiatriques, tant du côté maternel que du côté paternel. Il est bien connu que la pathologie des parents est un facteur important par rapport au danger d’apparition des psychoses infantiles.
38 Le taux de l’apparition de la schizophrénie dans la population générale est de 1 %. Les résultats des recherches épidémiologiques et familiales montrent que ce taux peut être multiplié par dix quand il s’agit d’enfants de parents schizophrènes (Nishida et al. 2009). Il existe plusieurs études à ce sujet qui montrent que les taux d’apparition de la maladie chez l’enfant fluctuent entre 8 % et 18,5 % (Erlenmeyer-Kimling et al., 1995 ; Niemi et al., 2004 ; Goldstein et al., 2010).
39 Les recherches procédant en sens inverse, c’est‑à-dire qui étudient la pathologie des parents d’enfants ayant reçu le diagnostic de schizophrénie infantile, montrent aussi des pourcentages élevés de la maladie chez les parents (Nicolson et al., 2003 ; Asarnow et al., 2001 ; Fulton et al., 2008 ; Roos et al., 2009). Ceci étant, au‑delà de la question de la transmission génétique, les enfants de parents schizophrènes ont à faire face à plusieurs difficultés dont une ambiance familiale particulière et difficile induite par la maladie de leurs parents.
40 Mme M. vit la première séparation avec sa mère à l’âge d’une semaine. Pendant la première année de sa vie, sa mère est totalement absente et plusieurs personnes différentes prennent soin d’elle. Ensuite, il y a une alternance de périodes de présence et d’absence de la mère jusqu’à l’âge de 3 ans, âge auquel l’état de santé de la mère se stabilise et les hospitalisations s’arrêtent. Son retour à la maison signale la fin de la vie conjugale et l’effort de la mère de s’approprier sa fille et de l’éloigner du père.
41 Les complications obstétricales et périnatales qui ont provoqué un manque d’oxygène chez le nouveau-né sont aussi à compter parmi de possibles facteurs étiologiques d’origine biologique. Il faut noter que les complications prénatales et périnatales sont plus fréquemment rencontrées dans les antécédents des patients schizophrènes, même si leur relation causale linéaire avec l’apparition de la maladie n’est pas clairement établie (Hollis et Rapoport, 2010).
42 Matsumoto et al. (1999, 2001) ont effectué deux études indépendantes sur la recherche d’une corrélation entre des événements périnataux et l’apparition d’une schizophrénie infantile. Les résultats de ces deux recherches se rejoignaient pour démontrer que les personnes ayant des antécédents de complications périnatales avaient 3,5 fois plus de risques de présenter une schizophrénie infantile par rapport à ceux qui n’en avaient pas. Il y a cependant des recherches qui concluent à des résultats opposés et montrent que les patients souffrants de schizophrénie infantile ne présentent pas plus de complications périnatales dans leurs antécédents que dans un groupe contrôle (Ordonez et al., 2005 ; Margari et al., 2011).
43 Un autre élément à prendre en compte est que Mme M. recevait à l’âge adulte un traitement médicamenteux par neuroleptiques. Or, on sait aujourd’hui que parmi les effets secondaires des neuroleptiques se trouvent la possibilité d’un syndrome métabolique ainsi que la prise de poids. Ici, ce facteur biologique vient donc aggraver une problématique orale déjà préexistante où le registre objectif (prise de poids induite par les neuroleptiques) vient alors faire collusion avec le registre subjectif (dynamique fantasmatique orale préalable).
L’approche psychodynamique
44 Ce qui est impressionnant chez Mme M., c’est la stabilité de la problématique orale depuis sa première enfance jusqu’à l’âge adulte. Elle établit une relation d’avidité boulimique à l’égard de l’objet, qui domine tant dans ses conduites alimentaires que dans ses conduites sexuelles. Les troubles de Mme M. depuis son enfance sont liés à une relation discontinue avec l’objet maternel comportant des caractéristiques qui peuvent se regrouper sous la problématique de l’oralité.
45 La notion d’oralité représente la première forme de sexualité prégénitale qui marque d’une part le rapport singulier du sujet avec son propre corps et avec le corps de l’autre, et d’autre part les dimensions sensorielles et affectives du fonctionnement psychique. Depuis Freud, l’oralité est associée au corps et précisément au sein de la mère, renvoyant ainsi à une dimension de dépendance. Freud (1923) souligne de cette manière un moyen d’emprise orale sur l’objet et définit alors ce qui permet le centrage autour de la bouche ou de la cavité orale primitive.
46 L’oralité de Mme M., dans un stade de développement précoce où le nourrisson est encore indifférencié de sa mère, a été marquée par le deuil et par la discontinuité et a inexorablement laissé des traces sur le type de relations qu’elle vit désormais. L’oralité est devenue le seul moyen de se relier aux autres et au monde. Ses relations se sont caractérisées par une avidité, par une boulimie qui la rendait intolérante aux frustrations. Elle a donné lieu à des relations peu différenciées, à une confusion et à une non-différenciation entre le sujet et l’objet.
47 Vassilis Kapsambelis (2010) parle de « l’absorptivité », qui caractérise ce type de relations où l’objet perd sa valeur une fois qu’il est utilisé et où le but sexuel n’est autre que l’incorporation de l’objet ; l’activité sexuelle n’est pas encore séparée de l’ingestion de la nourriture. La relation avec l’objet maternel – qui laisse des traces profondes sur toutes les relations à venir – est celle qui est responsable du passage du stade de la relation orale aux stades ultérieurs afin que s’établisse la différenciation indispensable à la subjectivation.
48 Il s’avère que la relation entre Mme M. et sa mère apparaît comme troublée dès sa naissance. En termes de relation primitive ou de type d’attachement, il est clair qu’un espace potentiel ne s’est pas déployé entre Mme M. et sa mère, espace susceptible de donner naissance au jeu des représentations en lieu et place du chaos primaire indifférencié, ce qui a eu des conséquences sur le plan du fonctionnement psychique de Mme M.
49 Comme le dit Melanie Klein (1957) : « Quand le clivage fondamental et normal entre l’amour et la haine et entre le bon et le mauvais objet échoue, une confusion entre le bon et le mauvais objet peut alors s’installer. J’y vois la base de toute confusion. »
50 Pour Mme M., la nourriture et l’activité sexuelle représentent les deux facettes d’une même situation : l’incorporation cannibalique de l’objet – qui n’a pas d’identité spécifique mais qui fonctionne seulement comme un moyen de combler les trous psychiques – issue d’une représentation où l’objet, même s’il est toujours présent, reste inexistant psychiquement.
51 Mme M. demeurant accrochée à une organisation prégénitale éprouve ainsi un amour primitif violent et n’utilise que des mécanismes de défenses primitifs qui amènent son appareil psychique à fonctionner au sein d’une réalité psychotique. Elle a développé une relation symbiotique avec sa mère, puisque la relation n’est jamais devenue triadique. Elle vivait tous les jours les symptômes de la maladie chronique et dégénérative de sa mère, ce qui a provoqué en elle des angoisses de perte et de mort. Pendant sa psychothérapie, elle a exprimé son angoisse quant à la maladie de sa mère et la peur de sa mort, mais en même temps l’interventionnisme de sa mère la mettait en colère et elle exprimait aussi à son égard des souhaits de mort qui la culpabilisaient beaucoup. Ce n’est donc sans doute pas l’effet du hasard si elle a eu son premier épisode psychotique à la suite de la mort de sa mère.
Conclusions sur l’intérêt de conserver le terme de « psychose » face à celui de « Troubles du spectre autistique »
52 Dans ce travail, nous avons présenté l’évolution d’une psychose infantile vers un tableau de schizophrénie. Pour la compréhension de ce cas, les deux approches – biologique et psychodynamique – sont nécessaires, se complètent et s’enrichissent mutuellement.
53 À l’heure actuelle, on se dirige vers un modèle unifié de maladie mentale qui, tout en tenant compte des progrès de la neurobiologie, laisse une place à l’approche psychodynamique qui ne perd en rien de sa richesse.
54 La confusion règne aujourd’hui dans la bibliographie anglo-saxonne en ce qui concerne la différenciation clinique entre psychose infantile et troubles du spectre autistique. Les caractéristiques communes à ces deux entités cliniques qui rendent le diagnostic différentiel difficile, sont les suivantes :
- – les troubles de l’interaction sociale sont intenses, à la fois chez les patients souffrant d’autisme et chez les schizophrènes qui, pendant les périodes de délire, présentent un retrait social ;
- – les personnes autistes manquent d’affects et d’expressivité du visage, donnant ainsi une image ressemblant à la bizarrerie d’expressivité faciale rencontrée chez les patients schizophrènes ;
- – la catatonie peut se manifester dans le type catatonique de la schizophrénie, mais peut aussi constituer une expression d’angoisse aiguë dans le cadre des troubles du spectre autistique ;
- – les patients autistes ont des difficultés au niveau de la communication verbale et non-verbale, utilisent des néologismes, ont des problèmes quant à la compréhension et l’utilisation des règles dans les échanges sociaux, et se caractérisent par l’incapacité à comprendre les métaphores, les expressions humoristiques et l’implicite du langage ; ces difficultés peuvent aussi se rencontrer chez les schizophrènes à cause des troubles de la pensée caractéristiques de la schizophrénie ;
- – le patient schizophrène peut présenter un délire persécutif construit sur ses hallucinations et son interprétation fausse de la réalité extérieure ; de même, le patient autiste peut présenter des idées persécutrices, mais pour lui ceci est lié à sa difficulté à décoder les sentiments, les expressions et le langage du corps des autres, qui sont de cette manière perçus comme agressifs ou menaçants ;
- – les patients schizophrènes, enfin, comme les patients autistes présentent une baisse de leur fonctionnement dans le domaine de la cognition sociale, terme qui inclut la théorie de l’esprit, la perception sociale et la capacité de l’individu à interpréter les évènements de l’existence (Lugnegard et al., 2013).
56 Le diagnostic différentiel devient ainsi très difficile si on n’a pas recours aux concepts psychodynamiques. Si l’on s’en tient à la récolte de la symptomatologie sans étudier la valeur économique des symptômes, on voit mal la ligne qui démarque les deux entités cliniques.
57 Pour éviter ces difficultés, la plupart des auteurs anglo-saxons concluent à la notion de « comorbidité ». Pour eux, les patients autistes pendant l’adolescence ou pendant le début de la vie adulte peuvent présenter des symptômes schizophréniques, mais pour que le diagnostic de comorbidité de l’autisme et de la schizophrénie soit établi, il faut que les symptômes psychotiques productifs durent pendant au moins un mois et que le début du trouble autistique précède celui de la schizophrénie (Waris et al. 2013).
58 Plusieurs recherches tendent à relier les troubles du spectre autistique avec l’apparition de la schizophrénie. Selon l’étude de Sporn (2004), 25 % des patients schizophrènes ont présenté, au début de leur maladie, des symptômes de type autistique. D’autres études ont montré que l’apparition de la schizophrénie chez les personnes souffrant d’autisme est rare, tandis que les personnes souffrant de schizophrénie avaient souvent des symptômes s’inscrivant dans le cadre du spectre autistique pendant la période infantile (Waris et al. 2013).
59 Muratori et al. (2005), dans une étude rétrospective concernant des adolescents schizophrènes, trouvent une perturbation des relations sociales à l’âge de 4 à 11 ans, en comparaison avec les adolescents sains de l’échantillon. Il apparaît donc que quelques enfants présentent des symptômes des troubles autistiques sans remplir pour autant tous les critères diagnostiques, et que plus tard ils reçoivent un diagnostic de schizophrénie.
60 Ces données renforcent la confusion et amènent les professionnels à soutenir de plus en plus l’hypothèse neurodéveloppementale également à propos de l’étiologie de la schizophrénie (Owen et al. 2011). En outre, un substrat génétique commun à l’autisme et à la schizophrénie semble désormais plausible. Il semble en particulier que les gènes SHANK3 et CNTNAP2 jouent un rôle important dans les deux types de troubles. Il s’agit de gènes qui codifient les protéines pour la myélinisation des neurones (Rapoport et al., 2009 ; Moessner et al., 2007).
61 Enfin, un article très récent dans The British Journal of Psychiatry, co-signé par Simon Baron-Cohen, étudie les caractéristiques cliniques des personnes qui présentent une comorbidité entre psychose et autisme. Les auteurs concluent que dans la plupart des cas les patients autistes présentent une psychose atypique et non pas une schizophrénie. En ce qui concerne les caractéristiques autistiques de ces patients, les comportements à caractère obsessionnel semblent plus rares. Les auteurs proposent un réexamen des systèmes classificatoires contemporains en ce qui concerne leur axe dimensionnel ou catégoriel (Larson et al., 2016).
62 Ceci étant, on voit bien la grande insuffisance du terme actuel de « Troubles du spectre autistique » (TSA) qui rassemble sous une même rubrique des entités extrêmement différentes, et notamment de par les spécificités de leurs évolutions respectives. Il nous semble qu’il y aurait tout intérêt à conserver le terme de « psychose » si déconsidéré aujourd’hui, afin de bien différencier les « psychoses autistiques » (au sein desquelles prévalent les identifications adhésives) et les « psychoses non autistiques » (au sein desquelles prévalent les mécanismes de clivage).
63 Les psychoses autistiques se jouent en quelque sorte en « 2D » du point de vue de la dimensionnalité psychique (Meltzer et al., 1980) sans accès à l’intersubjectivité, tandis que les psychoses non autistiques se jouent plutôt en « 3D » avec accès à l’intersubjectivité mais maintien d’un monde interne chaotique et d’une « théorie de l’esprit » souvent fort entravée (Frith, 1992).
64 C’est Geneviève Haag (1985) qui, en France, a le mieux conceptualisé la distinction entre angoisses autistiques (angoisses de lâchage) et angoisses psychotiques (angoisses d’intrusion) en soulignant la dialectique susceptible de s’organiser entre elles au cours du développement.
65 Quoi qu’il en soit, dans un travail récemment publié, effectué sur une importante cohorte du Centre Alfred Binet (Paris), Bernard Touati et al. (2016) montrent bien les spécificités évolutives différentielles entre les psychoses autistiques et les psychoses non autistiques.
66 L’histoire et l’évolution de Mme M. nous semblent plaider en faveur d’une psychose d’emblée non autistique, dont la schizophrénisation progressive renvoie sans doute à un accès à l’intersubjectivité sans subjectivation suffisamment stabilisée.
67 Été 2017
Dessins de Madame M. pendant l’enfance



Titre : L’ours malade

Titre : L’ours malade
68 Il était une fois, mes enfants, un ours qui s’appelait H.L. (le nom de la pédopsychiatre). Un jour, cet ours avait tellement faim, et il est sorti pour chercher à manger. Mais il ne trouvait aucun petit animal à tuer – mais notre petit ours était écervelé – parce que le jour précédent il faisait beau et il y avait plein d’animaux à attraper. Mais aujourd’hui, mardi, il ne faisait pas beau et il ne pouvait pas saisir un petit animal. Alors que s’il avait fait la chasse hier, il aurait eu de la nourriture pour aujourd’hui. Il a décidé alors le pauvre de bien s’habiller et de sortir pour chercher de la nourriture. Il était sûr qu’il n’allait rien trouver. En cherchant, il a eu de la chance et il a trouvé un terrier d’abeilles. Mais malheureusement, au moment où il mangeait, la reine des abeilles l’a vu et elle l’a piqué avec son dard venimeux. Notre petit a couru pour rentrer dans son nid. Il avait raison le pauvre : il s’attendait à subir des choses malheureuses. Ce jour-ci, il s’est allongé sur son lit ayant très mal ; il a téléphoné au médecin, il est venu en ambulance et lui a dit : « Je n’ai pas de bonnes nouvelles. Vous allez rester au lit pendant dix jours », et il est parti. La santé de notre petit ours s’est améliorée après ces dix jours. Quel soulagement. Alors il a décidé de ne pas sortir pour faire la chasse les jours où il ne fait pas beau.
Titre : La Grosse-ville

Titre : La Grosse-ville
69 Il était une fois mes chers enfants, il y avait un pays qui s’appelait la Grosse-ville. Nous comprenons qu’il y avait que des gros dans ce pays. Tout d’un coup, au moment où ils mangeaient des pâtes, des burgers, des tartes et des frites, ils tombent tous par terre. Dans la ville d’à côté, la Mince-ville, ils regardaient les habitants de la Grosse-ville qui étaient tous très malades et ils étaient tristes pour eux. Ils ont pensé : « Nous qui sommes maigres et en très bonne santé, nous pouvons leur donner un médicament pour qu’ils se guérissent. » Ce médicament, le régime, a eu des effets quand ils l’ont pris rapidement, en suivant les conseils, et à la fin ils étaient tous en bonne santé et ils sont devenus minces et sains comme les habitants de la Mince-ville.
Dessin de Madame M. À l’Âge adulte
70 Ce dessin a été créé dans le groupe thérapeutique de dessin.
Titre : Anxiété interne. Un soir d’hiver orageux, sans soleil.
