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L’expérience de la chute des dents de lait

1 L’âge de la latence désigne une époque de la vie qui suit la petite enfance et précède l’adolescence. La « phase de latence » signifie en psychanalyse que cette période de la vie est marquée par des remaniements de la relation aux objets, des changements métapsychologiques, des transformations des mécanismes défensifs, des affects spécifiques. Plusieurs auteurs ont, ces dernières années, apporté leur contribution à la définition de la phase de latence, notamment : Christine Arbisio (1997), Jean-Yves Chagon (2009), Paul Denis (2001, 2011), François Kamel (2002), René Roussillon (2007).

2 Je propose d’élargir le champ de découverte de la phase de latence par l’analyse d’un fait culturel : la pratique du rituel lorsque survient la chute des dents de lait. La culture se transmet de génération en génération et entre les individus par le lien social. L’objet de cette recherche sera de repérer ce qui se symbolise entre les parents et leur enfant, pour l’enfant et entre enfants à travers une expression parmi tant d’autres de la culture. La perte de la première dent de lait survient généralement lorsque l’enfant a 6 ou 7 ans, alors que les dernières dents de lait, les molaires, tomberont vers 12 ans (Dubosc, 2010, p. 8). La chute des premières dents de lait coïncide ainsi avec le début de la latence, l’entrée de l’enfant au cours préparatoire ; celle des dernières dents de lait avec l’achèvement de cette période de la vie, la fin de la fréquentation de l’école primaire. Que permettrait de déceler une analyse de la pratique de ce rituel, tant par rapport à la période de latence qu’à propos des relations intersubjectives d’une part entre l’enfant et ses parents, d’autre part entre l’enfant et ses pairs ?

3 Le fait que l’enfant latent perde ses dents de lait est oublié des descriptions psychanalytiques des enjeux de la latence. À ce jour, à ma connaissance, aucun article de psychanalyse ne traite de décompensations somatiques ou psychopathologiques à l’occasion de cet événement. Si cet événement n’entraîne ni décompensations somatiques ou psychopathologiques, ni symptômes mettant à mal l’entourage de l’enfant, cela signifie que tous les enfants, y compris celui souffrant de telle ou telle pathologie, semblent se remettre très bien de la perte d’une de leurs dents. De plus, cet évènement n’a nécessité jusqu’au présent aucun écrit dans le domaine de la psychiatrie ou de la psychologie clinique. Cette omission, dans l’après coup, est susceptible d’interroger le psychanalyste.

4 Le folklore en France au cours du dix-neuvième siècle, lorsque survient la chute des dents de lait, a été rapporté par Françoise Loux (1981) tandis qu’Alban Dusseau a fait état de celui‑ci en France en 1969. Par ailleurs, une très vaste enquête a été menée par Julie Delalande (2009) auprès d’enfants dans plusieurs écoles primaires et en sixième au collège ainsi qu’auprès de personnes de vingt-sept nationalités. Les données qu’ont recueillies Françoise Loux, Alban Dusseau et Julie Delalande indiquent que le rituel est extrêmement connu depuis plusieurs générations, pratiqué quel que soit le milieu socioculturel et dans de nombreux pays.

Terrain de recherche

5 Pour découvrir le sens latent du rituel, ont été associées des données historiques à des données sociologiques et ethnologiques. Ce sens latent du rituel ne peut être dissocié de sa composante formelle, d’une modalité particulière de symbolisation. Cette modalité spécifique de symbolisation serait à relier aux rituels que pratiquent les enfants entre eux, spontanément, au cours de la latence. L’association entre le sens latent, implicite du rituel et sa composante formelle, les coïncidences de cette modalité de symbolisation avec celles qu’utilisent couramment les enfants entre eux seraient un indice de modalités spécifiques de symbolisation et de subjectivation au cours de la latence. Plusieurs auteurs – Julie Delalande (2001, 2009), Claude Gaignebet (2002), Herbert Golding (1974) – ont observé les jeux auxquels jouent habituellement les enfants lorsqu’ils se retrouvent ensemble en cour de récréation, en colonies de vacances, les paroles qu’ils expriment lors de jeux typiques, leur folklore.

6 Le mot « folklore » est apparu en 1846. Il provient de l’anglais, « folk » se traduisant par « peuple » et « lore » par « science » ; il signifie littéralement : la « science du peuple » (Le Robert, 1993). Le folklore s’accomplit par la transmission d’usages, de coutumes, de chansons, de berceuses, de dictons, par la pratique d’un rituel comme à l’occasion de la chute des dents de lait, des fêtes de Noël ou de Pâques, ou encore à travers des jeux très codifiés tels ceux exercés entre enfants en cour de récréation, voire par l’utilisation de blagues très connues. Le folklore passe et repasse entre des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Un succès durable et géographique d’un élément ou d’un objet du folklore traduirait un besoin de co-création des individus trans- et intergénérationnel. Les sujets qui auraient recours à tel ou tel élément du folklore l’utiliseraient pour leurs propres nécessités intra- et intersubjectives, pour symboliser ce à quoi ils sont confrontés comme individus et entre individus. Ainsi, entre eux, ils se reconnaîtraient comme ayant un besoin de symbolisation et de subjectivation, que matérialiserait l’utilisation du folklore.

7 Dès la fin du dix-neuvième siècle, les folkloristes ont rassemblé leurs écrits pour conserver la trace de proverbes, de traditions, transmis oralement. La collecte des folkloristes fut consignée dans différentes revues nationales ou régionales. Par rapport à l’imaginaire collectif lié à la dentition, l’ouvrage de Françoise Loux (1981) évoque les pratiques relatives au sevrage et à la perte des dents de lait en France depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Nombre de ces pratiques ont disparu ou se sont modifiées. Elles ne prennent sens que les unes par rapport aux autres. Assemblées entre elles, on s’aperçoit que leur sens se perpétue dans le rituel associé à la perte des dents de lait, tel qu’il est pratiqué dans nombre de pays aujourd’hui.

8 De son côté, Julie Delalande (2001, 2009) a réalisé des entretiens auprès d’enfants âgés de 5 à 8 ans, dans des écoles parisiennes et dans une école d’un milieu rural, en classe de grande section de maternelle, au cours préparatoire et au cours élémentaire. Ces entretiens furent menés auprès de petits groupes d’enfants et complétés par des entretiens individuels. À chaque fois, elle se présentait aux enfants comme intéressée par tout ce qu’ils pourraient lui raconter sur le moment où ils avaient perdu leur dent. Elle a constaté que très vite, les enfants en venaient à lui parler de « la petite souris » et que tous semblaient pratiquer le rituel. Des élèves de sixième au collège ont également fait, à sa demande, soit une rédaction, soit un dessin sur ce sujet. Enfin, elle a mené une étude comparative auprès d’étudiants originaires de vingt-sept pays par des questionnaires, suivis pour certains d’un entretien.

9 Pour compléter cette découverte des fantasmes et des affects associés à la chute des dents de lait, j’ai choisi dix ouvrages de littérature enfantine parmi les quatorze sélectionnés par Marie-Cécile Dubosc (2010) pour sa thèse pour le diplôme de docteur en chirurgie dentaire.

10 Enfin, pour comprendre le très grand succès auprès des enfants de la pratique de rituels, leur folklore pratiqué entre eux, je me suis référée à l’étude de Julie Delalande (2001, 2009), de Herbert Goldings (1974) et de Claude Gaignebet (2002). Julie Delalande s’est installée avec son bloc notes à une place fixe dans la cour de récréation et elle a participé aux jeux ou aux discussions menés par les enfants. De son côté, Herbert Goldings a rapporté des chansonnettes que connaissent par cœur les fillettes lorsqu’elles jouent à la corde à sauter. Claude Gaignebet a partagé le quotidien d’enfants de 7 à 12 ans en colonie de vacances. Les données de leurs observations suscitent cette question : pourquoi un tel besoin, chez l’enfant latent, de recours à cette modalité de symbolisation qui consiste en l’utilisation de rituels ?

Le folklore d’hier à aujourd’hui

11 Dans la France de la moitié du dix-neuvième siècle, des rites étaient exercés lors de la période du sevrage du bébé, puis lorsque survenait la chute des dents de lait de l’enfant. En revanche, il n’existait pas de rituels au moment de la poussée des dents de sagesse. Le moment du sevrage était une période à haut risque. Du fait du passage à une nourriture solide, nombre de bébés mouraient de malnutrition ou des germes contenus dans le lait de vache. En raison à la fois de la crainte du décès du bébé et du désir de sa mère et du groupe familial qu’il grandisse, le sevrage était désiré et redouté. Lors de la poussée de la première dent, la coutume consistait à ce que le père offre un présent à la mère (bijou, robe, chaussures). Ce cadeau avait pour fonction de lui rappeler leur lien amoureux et de la soutenir par rapport à la reprise de son travail à l’extérieur de la maison. Une autre composante de ce rite consistait en une réunion du groupe familial et social. Face aux membres de l’assemblée, la mère enduisait son mamelon d’une pâte à base de moutarde ou poivrée. Lorsque le bébé se détournait du sein, le père lui donnait sa première gorgée de cidre. L’enfant, dès qu’il y goûtait, devenait l’objet des félicitations familiales. Le père prédisait alors qu’il serait capable de « supporter plus tard le métier ». Le rite traduisait ainsi que le temps était venu pour la mère et l’enfant de se séparer ; le père et le groupe familial participaient à cette distanciation entre la mère et l’enfant. Le groupe familial contribuait à sa propre réorganisation puisque la pratique du rite contenait une nouvelle représentation du bébé comme celui qui, plus tard, serait apte à travailler.

12 Des amulettes visaient à protéger magiquement l’enfant de cette période de vulnérabilité et à favoriser la poussée des premières dents. Autour du cou de l’enfant, la mère accrochait un collier d’ambre ou, dans les familles moins aisées, un collier de perles jaunes. L’utilisation d’une autre amulette était fréquente dans nombre de régions de France : la mère nouait autour de la nuque de l’enfant un sachet contenant une dent animale (une dent de loup, de vipère, de poulain) ayant, selon les croyances, un fort pouvoir pour attirer la poussée des dents de l’enfant. Dans les hautes Vosges, on suspendait au cou de celui‑ci une dent des grands-parents morts afin que les dents qui remplaceraient celles dites « de lait » ne se gâtent pas. D’autres amulettes fréquemment employées étaient fabriquées avec des morceaux du corps de la taupe. Il s’agissait parfois de la mâchoire ou, beaucoup plus souvent, de ses pattes car elles étaient considérées comme l’instrument de l’énergie de la perforation. Selon la croyance populaire, puisque les taupes creusent et fouissent le sol, elles favoriseraient le passage des dents à travers la gencive.

13 Environ cinq ans plus tard, quand les dents de lait du jeune enfant commençaient à tomber, il était dit qu’il avait atteint « l’âge de raison », ce qui signifiait, dans la France du dix-neuvième siècle, que le moment était venu de lui confier l’exécution de travaux de ferme ou de s’occuper de ses jeunes frères et sœurs. L’enfant quittait le statut de la « première enfance ».

14 Dans le Nord de la France et en Belgique, lorsqu’un enfant perdait une dent, il devait faire un signe de croix, évocateur de la crucifixion du Christ et jeter ensuite sa dent au dessus de sa tête, puis s’arracher un cheveu. Françoise Loux (1981, p. 52) suppose que le cheveu arraché était une garantie supplémentaire afin que l’ange gardien se souvienne de l’appartenance de la dent, qu’il puisse restituer au défunt l’intégralité de son corps après sa résurrection. Ces anciennes croyances indiquent ainsi que la chute d’une dent de lait de l’enfant suscitait des angoisses de mort, de morcellement ; la pratique du rite visant à lutter contre celles‑ci, les transformant en fantasme de vie après la mort, de remembrement.

15 Une autre crainte, en France du début du dix-neuvième siècle, était liée au fantasme que l’enfant devienne un animal à l’occasion de la chute de ses premières dents (Loux, 1981, pp. 50-51). On craignait qu’il se transforme en un « homme-chien », un « homme-loup », un « homme-porc ». Pour prévenir cette menace, il fallait veiller à ce que la dent ne soit pas avalée par un chien, un loup, un porc, sinon la nouvelle dent de l’enfant serait identique à celle de l’animal qui l’avait engloutie. L’usage le plus courant consistait à placer la dent dans une cavité afin qu’une souris l’emporte. Il était pensé que les dents à venir ressembleraient ainsi à celles du petit rongeur qui les emmèneraient : fines et blanches, se régénérant infiniment. Françoise Loux (1981, p. 56) ajoute que ce scénario était complété, pour s’assurer des bienfaits du petit rongeur qui inspirait aussi une certaine méfiance – comme le traduisait le proverbe : « Si une souris creuse un trou sous le lit du maître, celui‑ci mourra prochainement » – par cet acte : on laissait un petit cadeau à l’endroit où avait été placé la dent. Il s’agissait donc d’un troc. En Saintonge, l’enfant imaginait qu’une fée échangerait la dent contre une friandise ; en Gascogne, il attendait que la Sainte Vierge vienne emporter sa dent contre un petit présent.

16 L’analyse de ces pratiques permet de découvrir que la perte de la dent, la promesse de nouvelles dents, faisait vivre aussi au groupe familial des angoisses que l’enfant exprime un désir oral cannibalique débridé, marqué par la dissolution de toute trace d’une civilisation qui consiste à manger une nourriture travaillée par l’homme et consommée d’une certaine façon à l’aide d’ustensiles. Il était alors espéré que les dents définitives de l’enfant ne soient pas plus grosses que celles d’un tout petit rongeur, qu’elles aient comme qualité de jamais risquer d’être perdues à nouveau, mais au contraire de toujours continuer à pousser. Dans ce processus de mise en scène d’actes pour lutter contre l’angoisse, l’investissement magique de la pulsion anale prenait le relai contre des représentations orales-cannibaliques : il était imaginé un don contre un don, celui d’une dent qui plus jamais ne risquerait de chuter en échange d’un petit présent offert à un tout petit animal, à une fée ou à la Sainte Vierge.

17 Plus rarement, la dent était jetée dans le feu, afin que celui‑ci la transforme en une nouvelle dent blanche et forte, régénérée. Ici, la pratique visait à combattre l’angoisse de castration que suscitait la perte de la dent de lait. La représentation de la dent de lait comme un « petit pénis » apparaissait également lors du récit très répandu au cours des carnavals d’une blague potache. Selon cette facétie, la dent de lait cachée derrière une porte permettait de « faire péter les femmes » (Françoise Loux, 1981, p. 57). Le vent émis par une femme signifiait de façon burlesque qu’elle accouchait. Le contenu latent de ces blagues soulignait que le petit garçon, bien que susceptible d’avoir des désirs phalliques envers la femme, ne peut en raison de son jeune âge lui permettre d’être enceinte.

18 L’enquête d’Alban Dusseau, datée de 1969, révèle que l’historiette de l’échange réalisé par la souris d’une dent de lait contre un petit cadeau est retrouvée en région parisienne, en Normandie, en Bretagne, en Gironde, dans les Landes, en Lorraine. La dent est alors placée sous l’oreiller, tandis que dans l’Est de la France, la dent est déposée sous un verre retourné. Dans la région parisienne et en Normandie, la souris est parfois remplacée par la Sainte Vierge ou le « petit Jésus ». En Hongrie, où la coutume est la même, le cadeau est offert par Saint Nicolas. Dans le Lot-et-Garonne, la dent est disposée dans un nid de coton, dans une boîte. Le lendemain, l’enfant découvre que « la dent a pondu ». En Haute Vienne, on enveloppe la dent dans du coton pour qu’« elle pousse droit ». En Ariège, la dent est cachée derrière une plaque de cheminée.

19 Ainsi, en France, dans la fin des années soixante, la pratique du rituel ne correspond pas à une répartition géographique logique. Les changements socio-historiques et culturels ont entraîné un recul des croyances magiques liées au sevrage qui étaient courantes au dix-neuvième siècle. Pourtant, la coutume liée à la perte des dents de lait se perpétue au sein des familles. Que la dent soit considérée par l’enfant comme un objet permettant un échange, une naissance, ou ayant une croissance miraculeuse, elle constitue un objet co-investi par l’enfant et par la mère, le père, le groupe familial, afin de permettre la réalisation magique d’un souhait.

20 Quarante ans après cette enquête, les entretiens menés par Julie Delalande en 2009 auprès d’un grand nombre d’enfants fréquentant l’école primaire et le collège en sixième permettent de découvrir que le rituel qui accompagne la chute des dents de lait est connu de tous. Par rapport à la croyance en la réalité de l’historiette : avant 7 ans, l’enfant en France croit qu’une petite souris vient échanger pendant la nuit sa dent qu’il a placée sous son oreiller contre une pièce, un bonbon ou un petit cadeau ; puis, entre 7 et 10 ans, le doute s’installe chez celui‑ci. À partir de 10 ans, les enfants savent que l’historiette est une fiction ; cependant, ils prennent plaisir à perpétuer le rite.

21 L’enquête complémentaire de cette auteure (Delalande, 2009, p. 42) révèle les différentes formes du rituel d’un pays à un autre :

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Certains pays connaissent comme nous la petite souris (en Espagne, au Portugal, Italie, ex-Urss, ex-Yougoslavie, Mexique, Colombie, Argentine), les anglophones l’appellent l’elfe, la fée (tooth fairy), le lutin. Dans les pays scandinaves (Norvège, Suède, Danemark), la dent est mise dans un verre et se change la nuit en pièce. Au Niger, chez les Igbo et au Burkina Faso, ainsi qu’au Japon et en Corée du Sud, on me dit que la dent est jetée sur les toits, accompagnée d’une formulette où l’on demande au toit de permettre la pousse d’une belle dent blanche et forte. On observe la même pratique en Haïti, sauf que c’est la petite souris qui est invoquée : « Petite souris, prends la dent et donne m’en une belle à la place. » En Bulgarie, le corbeau remplace la souris. On dit en jetant la dent sur le toit : « Viens corbeau, prends la dent, reviens avec la neuve. » En Iran, la dent est enterrée. En Russie, Pologne, Autriche, la dent est gardée sans qu’intervienne un être surnaturel.

23 Le fait que met en relief Julie Delalande est la pratique généralisée du rituel, quel que soit le pays et le milieu socio-culturel. Les parents et l’enfant suivent, pour la pratique du rituel, les coutumes de leur pays. Dans tous les pays, la dent de lait tombée est survalorisée par l’enfant et ses parents. Elle est co-investie d’une attention particulière.

24 L’enquête menée par cet auteure dans différents pays permet de découvrir que sa pratique dans différentes régions en France en 1969 est retrouvée avec des similitudes loin de nos frontières et fait écho aux coutumes du dix-neuvième siècle. Dans tous les cas, depuis le dix-neuvième siècle et d’un pays à un autre, le vécu de l’enfant de la perte d’une de ses dents est toujours transformé par un rite pratiqué en famille. La pratique du rite met en scène un retournement en son contraire du vécu de la perte de la dent : cette perte donne à l’enfant l’occasion de recevoir un cadeau offert par un petit animal ou un être au pouvoir surnaturel, ou bien d’imaginer que sa dent perdue devient belle et forte ; parfois la dent tombée permet de réaliser imaginairement des vœux de procréation ; dans certains pays, la chute de la dent offre l’occasion de pouvoir garder précieusement, indéfiniment, un petit morceau du corps. Ainsi se substitue à l’angoisse qui aurait pu survenir, qui aurait rappelé des angoisses vécues par l’enfant et par les parents (des angoisses archaïques ou bien liées à la séparation ou encore à l’expression de la libido infantile), la promesse de la réalisation d’un souhait.

La littérature enfantine contemporaine

25 La littérature pour la jeunesse connaît un essor important depuis les années 1950 (Chelebourg et Marcoin, 2007). D’après mes recherches sur le site internet du Centre national de la littérature pour la jeunesse de la Bibliothèque nationale française [2], une cinquantaine de livres pour enfants, écrits en français, a pour thème la perte des dents de lait. Le choix d’un ouvrage en librairie, en bibliothèque implique l’enfant, le père ou la mère puisque le parent finalement achètera celui‑ci. Ainsi, si l’enfant est attiré par tel ou tel ouvrage pour symboliser des vécus, le parent ou un autre adulte lui exprime ses capacités d’identification en lui permettant d’en prendre possession. J’ai choisi dix livres de littérature pour la jeunesse contemporains afin d’illustrer les thèmes qui peuvent être dégagés de cet ensemble d’ouvrages.

26 Le fait que l’événement de la chute d’une dent de lait soit survenu est, dans plusieurs ouvrages, un élément de comparaison de l’enfant par rapport à ses pairs. Dans Justine attend la petite souris (Sabathié et Angelli, 2001), lorsque tous les enfants de sa classe se pavanent avec un large sourire, Justine éprouve un sentiment d’infériorité car pas une de ses dents ne bouge, même un petit peu. Elle a encore toutes ses dents, or elle a 7 ans ! Dans La dent de Rosalie (Erickson, 1982), Rosalie annonce à Victor qu’elle est grande maintenant puisqu’elle a perdu sa première dent de lait. La preuve : elle peut désormais prendre le bus toute seule ! Dans d’autres ouvrages, le fait de perdre une dent est valorisé comme une preuve d’accéder à la maturité ou est comparé à une réussite. Ainsi, dans La dent d’Arthur (Brown, 2000), l’histoire met en scène un groupe d’enfants qui font un pari : le premier qui perdra une dent aura gagné. Perdre une dent est un faire valoir narcissique, ne pas en avoir perdu au contraire entraine un sentiment d’infériorité dans le groupe de pairs.

27 Dans quelques livres, le moment de la chute de la dent de lait fait éprouver à l’enfant des angoisses de morcellement, de ne plus pouvoir exercer les désirs oraux-canibaliques, de perte anale, de castration. Dans Mais que font les petites souris avec nos dents de lait ? (Lefrançois, 1999), les dents de lait servent à la construction d’un épouvantail-chien élaboré par une famille de souris qui veut se défendre contre les chats. Les dents de lait font office de dents de chien ; la dent perdue est assimilée à une dent animale. Sa perte provoque l’angoisse que l’oralité sadique ne puisse plus jamais être exercée envers l’objet. L’histoire met en scène une possible réparation : l’oralité pulsionnelle pourra plus tard à nouveau être exprimée. Elle servira à attaquer autant qu’à se défendre contre l’agressivité sadique exercée par autrui. Dans Ma dent ! Elle bouge ! (Lestrade et Badel, 2006), le héros de l’histoire est pris de crainte que lorsque sa dent remue, une autre partie de son corps en fasse autant, échappant ainsi à son contrôle. Il s’imagine sans bras, sans pieds. L’angoisse de démembrement que suscite la chute d’une dent est mise en scène ; le jeune lecteur peut s’identifier au petit garçon qui survit à cette angoisse. Eve, dans La dent d’Eve (Hoesland, 2006), énonce à ses amis : « Cette dent est un petit bout de moi et jamais je ne jetterai le moindre petit bout de moi dans les égouts ! » La comparaison de la dent qui part dans les égouts avec les fèces est suggérée, la possibilité de garder la dent instaure une forme de réparation par rapport à la perte du boudin fécal. Dans Chloé et la dent de lait (Pistinier, 1992), les dents de lait sont ramassées par un grand nombre de souris qui se sont organisées en entreprise. Recyclées, elles permettent la réparation des dents cariées des éléphants. À la fin du livre, l’enfant découvre pourquoi les éléphants ont peur des souris : car ce sont des dentistes. L’histoire traduit la réalisation d’un souhait : la dent de lait de l’enfant a la puissance de la dent d’éléphant qui lui sert à attaquer ou se défendre, mais contrairement à cet animal, l’enfant n’a pas peur d’une souris, il accepte et attend de troquer avec elle sa dent de lait. Le scénario de l’histoire exprime une angoisse de castration à laquelle succède une valorisation phallique-narcissique de l’enfant : lui, si petit contrairement à l’éléphant, n’a pas peur d’un plus faible que lui. L’humour est présent dans cette histoire. Il constitue une réparation que s’octroie le moi avec la participation du surmoi.

28 Dans La véritable histoire de la Petite Souris (Boucher et Hamoir, 2007), le roi Ratifer fait enlever les mille-deux-cent-cinquante souriceaux de la Petite Souris. Il promet de les lui rendre en échange des belles dents de lait des enfants, afin de pouvoir construire avec celles‑ci un palais blanc étincelant. Dans cette histoire, apparaît une condensation entre la réalisation du désir de l’enfant de fabriquer magiquement un bébé car il fantasme que sa dent de lait a la valeur d’un bébé souris, et un vœu de réalisation phallique puisque cette petite partie du corps perdue permet une édification magnifique. La perte de la dent qui pourrait renvoyer l’enfant à la castration, à son incapacité de « faire des bébés », est dans cette histoire retournée en son contraire : un accomplissement de souhait phallique-narcissique et de procréation.

29 Dans Mais que font les fées avec toutes ces dents ? (Luppens et Béha, 1989), la superbe dent d’Elsa se retrouve dans un grand marché de dents de toutes sortes : cariées, pointues, plates. Or, celle d’Elsa sera vendue pour être transformée en bijou. Dans ce conte moderne, la dent perdue a la valeur d’un objet précieux, qui connote ce qui de la féminité peut être montré : le sexe de la petite fille.

30 Dans La fée des dents (Kovacs et Lydecker, 1993), les plus belles dents de lait, les plus blanches et brillantes deviennent des étoiles qui brillent au firmament. Cette historiette met en scène que la dent de lait de l’enfant n’est rien de moins qu’un élément de notre système planétaire ! L’enfant, par le truchement de sa dent de lait, par l’acceptation de la perte de celle‑ci, participe à la création de l’Univers.

31 Les angoisses liées à la chute de la dent de lait, révélées par l’analyse du folklore en France au dix-neuvième siècle, en 1969 et à travers différents pays en 2009, sont identiques à celles qui sont exprimées par les personnages de ces ouvrages de la littérature enfantine : des angoisses archaïques ou liées aux stades de la sexualité infantile. D’autres angoisses et d’autres types de vécus sont également exprimés par rapport à la chute d’une dent de lait dans les livres de littérature pour la jeunesse : la menace de solitude de l’enfant, sa blessure narcissique de ne pas se sentir comme les autres risquant de se muer en angoisse d’exclusion du groupe de pairs, l’angoisse de la petite fille de l’atteinte de sa féminité. L’histoire mise en scène par le récit dans un livre, comme lors de la pratique rituel, permet la fantaisie éveillée de l’enfant visant à la transformation de la menace d’angoisse en un accomplissement de souhait.

32 À la différence de l’histoire développée par le livre, le rituel associé à la perte de la dent de lait permet, du point de vue de l’enfant, l’accomplissement de souhaits par l’expérience partagée avec ses parents de la réalisation d’une action. Quels processus intra- et inter-subjectifs seraient communs au rituel associé à la perte d’une dent de lait et aux rituels exercés par les enfants entre eux, entre pairs ?

Fonctions du rituel au cours de la latence

33 Les jeux en cour de récréation font partie du folklore enfantin. L’observation par Julie Delalande (2001) de la cour de récréation dans plusieurs écoles primaires indique que les enfants jouent très fréquemment, filles et garçons ensemble, à des jeux organisés identiques d’une école à une autre. L’un des jeux le plus pratiqué, le jeu de « trappe-trappe », ou « au chat et à la souris », consiste à ce qu’un des enfants, désigné par les membres du groupe, court pour attraper les autres qui s’enfuient à son approche. À l’école maternelle, les enfants en cour de récréation préféraient les jeux qui avaient pour thème : « au papa et à la maman » ou, pour les plus jeunes, des jeux qui consistaient à fabriquer du « sable doux », ou encore, ils faisaient partie d’une bande et faisaient semblant de se bagarrer, sous l’égide d’un leader (Delalande, 2009). Les jeux qui ont lieu à l’école primaire ne sont plus exercés sous la direction d’un chef de bande. En primaire, l’enfant qui a pour rôle de courir après les autres enfants est désigné par une formulette connue de tous, pratiquée par un enfant choisi momentanément par le groupe pour exercer cette fonction. D’autres écoliers s’adonnent en récréation à des jeux de ballon, d’échange de cartes, de saut à l’élastique pour les filles. Les jeux à l’école maternelle, comme à l’école primaire, sont très codifiés, organisés. En cour de récréation à l’école primaire, seuls quelques enfants plus âgés discutent entre eux à l’abri des oreilles des adultes. Julie Delalande indique que le groupe au cours de la latence est co-organisé entre pairs, co-fondé par des relations de parité, d’égalité.

34 Je suggère que ce type de jeux ritualisés à l’école primaire s’apparente, du point de vue des processus de symbolisation et de subjectivation, à ce que Winnicott (1971) a désigné comme un « game », soit un jeu dont les règles sont connues à l’avance. En effet, les règles de ce type de jeu sont connues de tout enfant qui fréquente la cour de récréation.

35 Les rituels employés par les enfants latents créent du lien par l’instauration d’une règle commune connue de tous, et ainsi immédiatement identifiable et partageable. Ils sont utilisés pour maintenir à distance des menaces de désorganisation de leur moi confronté à la foule d’enfants que représente la cour de récréation. Ils indiquent une forme de stratégie créative qui vise à prémunir leur moi de la poussée pulsionnelle. Mais contrairement à la bande créée par les enfants entre eux à l’école maternelle, menée par un chef, et aux jeux « au papa et à la maman » qui symbolisaient les relations œdipiennes, le groupe, au cours de la latence, porte la trace d’une intériorisation des valeurs morales d’équité, soit d’un surmoi qui n’est plus référé au père, comme l’a soutenu Freud (Freud, 1926, p. 53), ou qui s’est départicularisé (Roussillon, 2007, p. 188). Ces jeux portent ainsi la trace de la créativité de l’enfant, ils constituent une projection de la réorganisation de ses instances psychiques. Ils indiquent une modalité de fonctionnement psychique qui associe « game » et « play » ; les associe pour co-organiser et co-créer avec ses pairs une modalité typique de relation intersubjective.

36 L’étude de Goldings (1974) à propos des jeux de corde à sauter auxquels s’adonnent les fillettes latentes permet de compléter ces hypothèses. Ces jeux moteurs sont doublées de chansonnettes qui traitent de manière crue de la sexualité infantile et génitale, de la désillusion par rapport à la rencontre amoureuse, de la jalousie envers le puîné, mais qui expriment aussi le plaisir de la gestualité, de créations sonores comparables au plaisir du bébé de babiller. Voici un exemple de ces chansonnettes, traduites par Christine Arbisio (2007, pp 100-103) :

37

J’aime mon papa, vraiment, et maman dit qu’elle l’aime aussi. Mais papa dit qu’il a peur qu’un jour un vaurien m’emmène, avec qui vais-je me marier ?

38 La libido infantile sexuelle prégénitale, les vécus précoces du bébé sont revisités dans ces chansonnettes, tandis que sont formulés des fantasmes de séduction d’un partenaire de l’autre sexe, d’enfanter, associés à une représentation de scènes sociales. La formulation de ces fantasmes est précise, définie à l’avance, à l’instar du « game ».

39 Ces jeux entre pairs en cour de récréation ou de corde à sauter entre fillettes expriment des fantaisies si répétées à l’identique que leur expression ne met pas en danger le moi de l’enfant. Ainsi, je le postule, les rituels co-créés entre enfants traduisent une forme particulière du processus de subjectivation et de symbolisation à la latence, qui participe au mécanisme du refoulement et s’étaye sur une forme de contrôle par le moi.

40 Claude Gaignebet (2002) a découvert que les blagues, devinettes échangées entre enfants et qui traitent de manière désinvolte de la sexualité infantile et génitale sont quasi identiques d’une région à une autre de France et d’une génération à une autre. On retrouve ici le recours de l’enfant à un élément du folklore pour créer un continuum partageable avec ses pairs entre le « game » et le « play », entre un contrôle par le moi du ça avec la participation bienveillante du surmoi et l’expansion du champ du moi afin de visiter autrement qu’au cours de l’œdipe la sexualité infantile, afin de penser la question ce qui lui échappe du fait de son immaturité biologique : la sexualité génitale.

Fictions et mensonges

41 L’enquête menée par Julie Delalande (2009) permet de découvrir que l’enfant est convaincu, jusqu’à 7 ans environ, de l’effet magique que permettrait la réalisation du rituel associé à la chute des dents de lait. Il ne met pas en doute ce que ses parents lui disent, car il pense qu’eux-mêmes sont persuadés de l’accomplissement miraculeux opéré par le rite. L’enfant croit en ce que lui racontent ses parents à propos de l’existence de la « petite souris » comme il a foi, dans nos sociétés contemporaines, en l’existence du Père Noël. La découverte de la vérité à propos du Père Noël survient, d’après l’enquête de Gérard Bronner (2014), en moyenne à 6 ans et 9 mois, soit au même âge que la fin de la croyance en l’existence de la « petite souris ». L’enfant, à l’époque où il est convaincu de l’existence du Père Noël ou de l’effet magique de l’accomplissement du rituel qui accompagne la chute des dents de lait, n’a pas encore l’idée que ses parents peuvent lui mentir. Pourtant, il a déjà expérimenté la dissimulation, la tricherie, le mensonge : faire semblant d’avoir fait dans son pot (André, 2009, p. 72), s’être survalorisé, raconter à l’un de ses parents que l’autre lui aurait donné telle permission pour s’attirer son accord (Chapellon, Truffaut et Marty, 2013). En mentant sur son pot, l’enfant tente d’exercer son emprise, sa maîtrise envers l’objet. Un peu plus tard, il affirme ses désirs phalliques en essayant de faire croire qu’il est le plus puissant ; ensuite, il tente d’éliminer son rival œdipien en recherchant, contre l’avis de l’un de ses parents, les faveurs de l’autre. Au cours de la latence, en ayant recours au mensonge, l’enfant réalise de manière déguisée ses désirs incestueux (Freud, 1913) ; il châtre ses parents en les leurrant (Ahmad, 2006). L’enfant, à l’entrée dans la phase de latence, bien qu’il ait expérimenté le mensonge depuis son plus jeune âge, idéalise tant sa relation à ses parents qu’il ne pense pas qu’ils puissent chercher à le duper. Les parents de l’enfant utilisent un objet culturel, l’histoire du Père Noël, pour lui raconter une fiction avant l’œdipe, ils lui font croire en la réalisation de cette fiction. La création d’une autre fiction, celle associée à la perte des dents de lait interviendra plus tard : dès la chute de l’une de ses dents.

42 Pourquoi les parents ont‑ils besoin de persuader leur enfant de la réalisation magique, effective d’une fiction, celle associée à la chute des dents de lait et de l’illusionner à propos de l’existence du Père Noël ?

43 La fête de Noël, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est un avatar d’une série de métamorphoses liées à la fois à la colonisation et à la conquête marchande ; elle est mondialement pratiquée (Perrot, 2010). L’évocation du Père Noël ne peut être dissociée de la fête de Noël. Or, on peut considérer que celle‑ci est l’occasion du rappel de manière condensée de l’histoire familiale marquée par des deuils, des séparations, des naissances, l’arrivée de nouveaux individus, les fluctuations de la pulsion de vie et de mort. Pour Claude Levi-Strauss (1952), de tout temps les fêtes ont eu pour fonction de permettre aux individus d’exprimer leur désir de tisser des liens entre eux et d’imaginer qu’ils communiquent avec les morts, parce que les vivants ont besoin de croire en la vie au delà de la mort, au delà des apparences.

44 À coté de la mise en scène de l’histoire du Père Noël, qui pour l’enfant a débuté avant l’œdipe, celle du rituel associé à la perte des dents de lait, quelle que soit la façon dont celui‑ci est pratiqué dans le monde, est extrêmement épurée. Elle se joue seulement entre l’enfant et ses parents, à huis clos. La composante formelle du rituel est reproductible à l’identique. Son déroulement ainsi prévisible avec exactitude suscite une co-excitation libidinale modérée des participants qui le mettent en œuvre. L’aspect formel du rituel par son déroulement anticipable, scandé, non laissé au hasard, le rapproche des rituels pratiqués entre enfants au cours de la latence en cour de récréation, en colonies de vacances, qui tempèrent, régulent l’excitation sexuelle infantile qui serait susceptible de surgir. Dans la cour de récréation, en colonie de vacances, au cours de jeux de corde à sauter, l’expression du désir est formulée de façon symbolique. Parce que l’enfant peut reproduire à l’identique avec ses pairs, exactement comme eux, cette expression de son désir, celui‑ci prend une forme cernable pour son moi et acceptable pour son surmoi. L’expression de la créativité des enfants latents entre eux, d’un play, a utilisé un objet « déjà là » (la coutume, le rituel), reconnu socialement et qui d’un point de vue formel, s’apparente à un game.

45 L’accomplissement du rite associé à la chute des dents de lait a l’aspect formel d’un game auquel jouent les enfants entre eux. L’enjeu me semble une co-excitation libidinale retenue qui, « du côté des parents », associe fiction et mensonge, vise à duper l’enfant en lui faisant croire en la réalisation imaginaire de ses désirs, de ses souhaits sexuels infantiles ; « du côté de l’enfant », il est excitant d’expérimenter que ses parents régressent à ses modes de croyances infantiles qui consistent à prêter une intention aux objets et qu’ils utilisent les mêmes modalités de symbolisation que celles auxquelles il a recours avec ses pairs. Cette co-exitation libidinale entre l’enfant et ses parents, la croyance de l’enfant en la réalisation magique du souhait coïncide avec ses propres modalités de symbolisation animistes et leurs caractéristiques formelles. Tout ceci concourt à l’expérience que l’angoisse qui aurait pu se produire, ne se manifeste pas.

Le sentiment de merveilleux et d’inquiétante étrangeté

46 L’histoire des légendes et des coutumes qui ont abouti à la fiction du Père Noël et aux pratiques connues actuellement, relatives à la perte des dents de lait, indique que les parents cherchent à exercer leur emprise sur la psyché de l’enfant en se référant à des objets de la culture dès que celui‑ci est en mesure de croire en quelque chose qu’il ne voit pas. Ils désirent qu’il éprouve, grâce à l’histoire du Père Noël ou grâce à l’accomplissement du rituel associé à la perte des dents de lait, un sentiment de merveilleux.

47 L’adjectif « merveilleux » provient du mot « merveille », issu du latin populaire « mirabilia ». Le mot, dans l’ancien français au xiie-xiiie siècle, signifiait « une chose qui étonne » ou « très surprenante ». L’adjectif « merveilleux », à l’époque médiévale, exprimait à la fois les qualificatifs de « fascinant » mais aussi de «violent », «terrible », « extrême », «bizarre », «singulier » (Rey, 1992).

48 Lors de la fête de Noël, l’offrande de cadeaux, le partage d’un repas pris en commun, tous ces éléments concourent à créer un sentiment pour chacun d’illusion groupale, un vécu de réalisation merveilleuse d’un moi-peau groupal. L’illusion groupale soutient le sentiment d’appartenance groupale qu’elle fonde, favorise l’éprouvé du sujet de l’incorporation d’un bon objet groupal. C’est pourquoi les sujets tiennent tant à leurs illusions groupales, aux fictions qui les animent. Selon cette hypothèse d’une nécessité pour les parents de vivre une illusion groupale, ceux‑ci chercheraient à faire croire à l’enfant en l’existence du Père Noël, afin de lui faire éprouver un sentiment de merveilleux. Ainsi, ils trouveraient un écho dans la croyance de l’enfant à leur propre besoin d’illusion groupale.

49 L’enfant qui croit à la réalisation magique du rite associé à la perte d’une de ses dents de lait s’illusionne. L’adaptation presque parfaite de la mère aux besoins du bébé avait permis à celui‑ci de faire l’expérience des phénomènes d’illusion (Winnicott, 1971). Mais les retrouvailles avec ces phénomènes d’illusion sont marquées par la latence quand survient la chute des dents de lait. Pour que se produise l’illusion, les parents procèdent en utilisant un rituel, analogue à ceux qu’utilisent les enfants latents entre eux pour élaborer leurs angoisses face au grand groupe ou élaborer la question de la sexualité infantile et génitale. Ainsi, se substitue à l’angoisse qui est restée potentielle, que révèle l’histoire du folklore en France et de la littérature enfantine sur le thème de la chute des dents de lait, une expérience de « merveilleuse inquiétante étrangeté ». « Merveilleuse », car la réalisation magique des désirs précoces, sexuels infantiles, est vécue comme effective, mais elle est teintée d’inquiétante étrangeté car affleure également, sans possibilité de mise en garde par le moi, un retour de vécus archaïques. Freud (1919) indique que l’inquiétante étrangeté se produit lorsque la frontière entre l’imaginaire et la réalité se trouve effacée, soit lorsque l’individu ne peut mettre en place ce qu’il nomme « le jugement de réalité » (Freud, 1911), qui permet de déterminer si une chose existe réellement ou non. Freud (1919, p. 258) ajoute que l’inquiétante étrangeté surgit lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression. Je suggère que ces deux définitions de Freud à propos de l’inquiétante étrangeté s’appliquent au sentiment de merveilleux lorsque le souhait infantile, précoce, ranimé par une nouvelle représentation se présente comme accompli, lorsque prédomine l’investissement du plaisir et que le sujet suspend momentanément ses capacités de jugement, de différenciation entre fiction et réalité. Paul Denis (2001, pp. 29-39) affirme que le sentiment d’inquiétante étrangeté est un affect très courant au cours de la latence, qu’il est lié à la renonciation de l’enfant à ses vœux œdipiens et aux changements métapsychologiques qui s’en suivent, d’où l’impossibilité du moi de l’enfant de mettre en œuvre le signal d’angoisse dans bien des cas. Le tour de passe-passe réalisé par l’accomplissement du rituel associé à la perte des dents de lait est de transformer l’angoisse potentielle en retour d’un vécu d’omnipotence, de lier l’angoisse potentielle aux premières expériences de création magique, ainsi l’enfant fait l’expérience de la transformation du vécu de l’angoisse potentielle en sentiment de merveilleuse étrangeté.

50 L’histoire dans nombre de contes de fées prend fin avec cette formule : « Ils se marièrent et vécurent heureux. » L’enfant latent à qui le narrateur s’adresse peut s’identifier tour à tour aux deux partenaires du couple illustre formé par le prince et la princesse unis à jamais. Par cette rêverie, il se représente son désir comme réalisé : il pourra un jour retrouver l’objet premier sous les traits du partenaire de l’autre sexe. La sexualité adulte lui paraît merveilleuse parce que ses vœux de retrouver l’objet primaire seront enfin définitivement comblés. Mais ces vœux le renvoient également à ce qu’il ne peut encore connaître, sont proches de quelques mois, voire de quelques années de son renoncement à ses désirs œdipiens, la question de la sexualité adulte lui apparaît – je le postule – à la fois merveilleuse et teintée d’inquiétante étrangeté.

51 Les parents de l’enfant latent, par l’accomplissement infaillible du rituel associé à la perte des dents de lait et en lui faisant croire en la réalité d’une fiction ou, selon les pays, en sacralisant ce moment, l’accompagnent dans son « besoin de merveilleux » qui coïncide avec les particularités de sa sexualité infantile latente.

Conclusion

52 Au terme de ce parcours associatif sur le thème de l’expérience de la chute des dents de lait, serait‑il possible de répondre à cette question : pourquoi le refoulement de cette période de la vie est‑il si bien réussi que cet événement n’est pas mentionné par les auteurs d’écrits psychanalytiques ?

53 La réussite du refoulement de la chute des dents de lait a comme caractéristique de faire intervenir en concomitance la composante formelle du rituel et un processus d’élaboration de l’affect ; ces processus qui s’entremêlent étant fréquemment employés par l’enfant latent pour symboliser et subjectiver. Le processus formel du rituel associé à la perte des dents de lait crée un continuum entre game et play. Il utilise les mêmes modalités de symbolisation que lorsque les enfants jouent entre eux de manière très ritualisée ; ils se donnent alors mutuellement des objets culturels partageables, cernables, prévisibles pour symboliser ce qui anime leur vie psychique. Un tel processus paraît également caractériser le processus de sublimation à cet âge de la vie, il coïncide avec ce que l’enfant trouve/découvre en fréquentant l’école primaire : que des règles régissent la langue écrite, les mathématiques, que l’histoire de l’individu n’est pas seulement un récit mais se réfère à des époques précises, datées, etc. Lorsque l’enfant perd une de ses dents de lait, parents et enfants participent mutuellement à ce processus formel de symbolisation qui va transformer l’angoisse potentielle en un sentiment de merveilleuse inquiétante étrangeté, créer un continuum entre l’angoisse potentielle, le sentiment d’inquiétante étrangeté et le sentiment de merveilleux. Les parents de l’enfant eux-mêmes, au cours de la latence, ont encore besoin que leur enfant éprouve des sentiments de merveilleux, comme l’illustre leur souhait, quel que soit le pays, que celui‑ci croit dès sa petite enfance au Père Noël. L’expérience du sentiment de merveilleux a ses particularités selon l’âge, l’époque de la vie de l’individu. Les coutumes, les rituels fournissent des illustrations, spécifiques selon l’âge de l’enfant de la manifestation de la nécessité d’un sentiment de merveilleux que parents et enfants désirent partager. De cette façon, les parents s’adaptent presque parfaitement aux besoins du moi de leur enfant.

54 Hiver 2018

Notes

Français

Cette recherche a pour objet l’analyse d’un fait culturel : la pratique entre parents et enfants du rituel qui accompagne la chute des dents de lait. Le terrain de recherche croise des données sociologiques et historiques. Leur analyse permet de conclure que la pratique du rituel associé à la chute des dents de lait favorise la transformation de l’angoisse que l’enfant aurait pu éprouver : une angoisse potentielle. Ainsi, le signal d’angoisse n’est pas déclenché par le moi de l’enfant : celui‑ci vit une expérience qui mêle un sentiment de merveilleux et d’inquiétante étrangeté. Ce continuum entre angoisse potentielle, sentiment d’inquiétante étrangeté et de merveilleux s’associe à l’aspect formel de ce processus : un continuum entre « game » et « play ».

  • latence
  • rituel
  • dents de lait
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Hélène Compoint
Psychologue clinicienne au Centre médico-psychologique d’Amiens Nord pour enfants et adolescents, docteur en psychologie clinique et psychopathologie, enseignante à l’Université Jules Vernes d’Amiens.
Centre médico-psychologique
2 bis, place au Feurre
80000 Amiens
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/05/2019
https://doi.org/10.3917/psye.621.0131
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